L’Amour en Italie/L’Arrabbiata
L’ARRABBIATA
I
Le soleil n’est pas encore levé.
Un épais brouillard cache le Vésuve, enveloppe Naples, se traîne le long des côtes dont on ne distingue pas les contours, dont on ne voit pas les jolies petites villas blanches égrenées dans la verdure, derrière les orangers aux globes d’or.
Au large, la mer s’étend calme et déserte, mais dans la rade, qu’abritent les rochers de la rive sorrentine, l’activité et l’agitation sont déjà grandes.
Et tandis que les femmes jeunes aident leurs maris à gréer les barques, à tirer les filets tendus la nuit pour la pêche au large, les vieilles, assises devant les portes, raccommodent du linge ou filent.
— Rachel, n’est-ce pas M. le curé qui descend là-bas ? demanda une des vieilles femmes à une fillette de dix ans… Le voilà qui monte dans la barque d’Antonio… Sainte Vierge, il n’a pas l’air bien éveillé, le digne homme !
Elle se leva et salua d’une révérence un petit prêtre à l’air affable qui s’installait dans une barque, au-dessous de la maison, en retroussant avec soin sa soutane.
Les pêcheurs s’étaient arrêtés pour regarder le prêtre s’embarquer.
L’enfant questionna :
— Grand’mère, pourquoi M. le curé va-t-il à Capri ? Les gens de là-bas n’ont-ils pas de curé ?
La vieille, souriante, répondit :
— Bien sûr qu’ils ont un curé… Ils en ont même plusieurs, et de belles églises, et même un ermite. Mais il y a à Capri une dame qui a longtemps habité ici, à Sorrente ; un soir, on vint chercher en toute hâte M. le curé : la dame était tombée gravement malade, on ne croyait pas qu’elle passerait la nuit ; la sainte Vierge l’a sauvée, elle est redevenue forte et bien portante et a pu de nouveau se baigner chaque jour dans la mer. En nous quittant, elle a laissé une bourse pleine de ducats pour l’église et pour les pauvres, et M. le curé lui a promis d’aller la voir de temps en temps et de la confesser. Elle tient beaucoup à M. le curé. Nous devons en être fiers. Notre curé reçoit des cadeaux comme un archevêque, sa société est recherchée par les riches et les grands.
La barque était prête à partir.
Le prêtre, les yeux fixés du côté de Naples évanoui dans le brouillard, demanda au batelier :
— Aurons-nous beau temps ?
— Quand le soleil se lèvera, il n’y aura plus de brouillard.
— Eh bien ! partons vite, pour éviter la chaleur.
Antonio saisit une de ses rames ; déjà il s’appuyait de tout son corps sur elle pour mettre la barque en mouvement, quand il s’arrêta, l’œil fixé sur l’étroit sentier qui relie la petite ville de Sorrente à la mer.
Une jeune fille, la taille svelte, légère comme une libellule, descendait rapidement le chemin en escaliers : elle agitait son mouchoir.
Elle portait un petit paquet sous son bras ; ses vêtements étaient pauvres, mais il y avait dans toute sa personne, dans sa démarche et son maintien, un air de distinction et de noblesse peu commun. Ses cheveux noirs légèrement frisés, épais comme une toison, couronnaient sa tête d’une torsade d’ébène.
Le curé se retourna du côté d’Antonio :
— Qu’attendons-nous ?
— Il vient encore quelqu’un… une jeune fille : nous n’irons pas moins vite en la prenant avec nous.
Elle déboucha de derrière un mur qui l’avait un instant cachée.
— Laurella ! fit le curé en l’apercevant… Pourquoi va-t-elle à Capri ?
Antonio répondit par un haussement d’épaules qui voulait dire : « Qu’est-ce que j’en sais ? »
Regardant droit devant elle, elle s’avançait d’un pas rapide, l’allure hautaine d’une jeune patricienne.
Quelques bateliers lui crièrent :
— Bonjour, l’Arrabbiata !…
Ils en auraient dit davantage si la présence du prêtre ne les eût retenus. L’air de fierté et de dédain avec lequel elle accueillit leur salut était fait pour provoquer les jeunes gens. Quand elle fut à quelques pas du bateau, le prêtre la salua d’un amical « Bonjour, Laurella » !… Puis il lui demanda : « Comment vas-tu ? Tu viens à Capri avec nous ? »
— Si vous le permettez, padre…
— Cela regarde Antonio… c’est lui le patron. Chacun est maître de ce qu’il a et Dieu est notre maître à tous.
— Je n’ai qu’un demi-carlin, fit la jeune fille, en baissant la voix ; puis elle ajouta sans regarder Antonio :
« Veux-tu me prendre pour ce prix ?
— Garde ton argent et viens !
Et il enleva, pour lui faire place, quelques corbeilles d’oranges qu’il avait embarquées pour les vendre à Capri.
La jeune fille fronça le sourcil ; elle répliqua d’un ton sec :
— Je ne veux pas que tu me prennes pour rien…
Le curé intervint :
— Allons, mon enfant, venez donc, je suis pressé, Antonio est un brave garçon qui n’extorque pas aux pauvres leur dernier sou…
Et le digne prêtre se leva et tendit la main à la jeune fille en lui disant :
— Monte, assieds-toi à côté de moi… Regarde, Antonio a étendu sa veste pour que tu sois mieux… Il n’en a pas fait autant pour moi… Mais les jeunes gens sont ainsi… Ils ont plus d’égards pour une fillette que pour dix ecclésiastiques… Allons, allons, Tonio, ne cherche pas de mauvaises raisons… c’est Dieu qui l’a voulu ainsi !…
Laurella s’était assise sans mot dire, en repoussant de la main la veste du batelier.
Antonio murmura quelques mois entre ses dents, puis appuyant fortement la rame contre une pierre, il fit, cette fois, glisser la barque en pleine eau.
Au bout d’un instant, le curé demanda à la jeune fille :
— Qu’as-tu dans ce paquet ?
— De la soie, du fil et du pain, padre. Je vais vendre la soie et le fil à une femme de Capri. Le pain est pour moi.
— Tu as aussi appris, je crois, à tisser les rubans ?
— Oui, mais comme nous ne sommes pas assez riches pour avoir un métier à nous, et que je ne puis guère quitter la maison, je ne tisse plus de rubans. Ma mère est malade… Il faut que je reste auprès d’elle…
— Elle allait cependant beaucoup mieux à Pâques, quand je l’ai vue.
— Depuis la dernière tempête et le dernier tremblement de terre, elle n’a plus pu se lever.
— Ah ! mon enfant, il faut bien prier la bonne Vierge, et être toujours sage, afin qu’elle l’écoute et t’exauce. Elle seule peut guérir ta pauvre mère.
Après un silence, il reprit :
— Quand tu es arrivée près des pêcheurs, ils t’ont crié : « Bonjour, l’Arrabbiata ! » — Pourquoi t’appellent-ils ainsi ? C’est un vilain surnom pour une chrétienne qui devrait toujours être humble et douce… L’Arrabbiata… la Révoltée !… la Rebelle !… l’Enragée !…
La peau brune de la jeune fille se colora d’une rougeur subite, des éclairs passèrent dans ses yeux.
Elle répliqua d’un Ion hautain et blessé :
— Ils me raillent parce que je ne veux ni danser, ni chanter, ni bavarder avec eux comme les autres filles. Qu’ils me laissent en repos, je ne leur demande rien.
Le prêtre répondit avec douceur :
— Tu as raison de laisser chanter, danser et s’amuser celles pour qui la vie est gaie et facile, mais que cela ne t’empêche pas d’être un peu plus affable. On peut dire des paroles avenantes même avec un cœur triste.
Elle ne répondit pas, baissa la tête et tint les yeux fixés sur le fond de la barque.
II
Maintenant, au-dessus de la montagne, le soleil montait, éclatant et victorieux.
La tête noire du Vésuve était sortie des brouillards qui ouataient encore ses flancs ; et, sur la rive sorrentine, les petites maisons des pêcheurs tachaient de blanc la verdure profonde des jardins d’orangers.
La barque glissait comme sur un beau lac bleu. Le curé, par une question brusque, rompit le silence :
— Eh bien ! Laurella, ce peintre napolitain qui voulait t’épouser, n’a-t-il plus donné signe de vie ?
La jeune fille secoua la tête.
— Il avait demandé à faire ton portrait… Pourquoi as-tu refusé ?
Elle répondit, l’air farouche :
— Il y en a de plus belles que moi ! Et puis, quelle était son intention ? Ma mère me disait de prendre garde, qu’il pourrait perdre mon âme et me faire mourir de chagrin.
— Mon enfant, pourquoi croire à des desseins si coupables ? Dieu ne t’a-t-il pas dans sa main, et ne sais-tu pas que, sans sa volonté, il ne tombe pas un cheveu de notre tête ? Cet homme t’aurait-il parlé de mariage s’il n’avait pas été sérieux ?
Elle baissa la fêle et ne répondit plus. Le prêtre continua :
— Pourquoi as-tu refusé ? C’était un bon parti. Ce riche et honnête jeune homme aurait également pris soin de ta pauvre mère.
— Nous aurions été une trop lourde charge pour lui… Une jeune fille de pêcheurs n’est pas faite pour un monsieur. Il aurait eu honte de moi quand ses amis seraient venus le voir…
— Un homme de cœur, un homme de sentiments nobles et élevés n’a jamais honte de sa femme. Il avait dit qu’il se fixerait à Sorrente. Ah ! ma chère enfant, c’était un envoyé du ciel que ce jeune homme, il venait exprès pour vous apporter aide et protection. Il se passera du temps avant qu’il s’en présente un autre !…
La jeune fille releva vivement la tête et repartit avec véhémence :
— Je ne me marierai jamais !
— Est-ce un vœu que tu as fait ?… ou veux-tu entrer en religion ?
De nouveau, elle secoua la tête.
— Ma fille, ils ont raison ceux qui te reprochent ton entêtement, ta sauvagerie qui t’a valu le surnom qu’ils te donnent. Tu aurais dû penser que tu n’es pas seule au monde et que, par ton obstination orgueilleuse, tu rendais le sort de ta mère encore plus misérable. — Voyons, fit le prêtre, devenant plus pressant, dis-moi pourquoi tu as repoussé la main généreuse qui se tendait vers toi ?… Réponds, Laurella !
Elle hésitait, puis, tout bas, elle murmura :
— Je ne puis vous le dire.
Le prêtre eut un soubresaut.
— Tu refuses de le confier à moi, ton confesseur !… Ne sais-tu pas que je ne te veux que du bien ?
Elle fit un signe affirmatif.
— Eh bien ! ma fille, pourquoi hésites-tu à m’ouvrir ton cœur ? Si tu n’es pas dans ton tort, je serai le premier à te donner raison. Tu es jeune, quelle expérience as-tu ? Tu pourrais te repentir plus tard de ton obstination puérile.
Elle jeta un regard furtif du côté d’Antonio, qui ramait à l’arrière, son bonnet de laine rabattu sur le front, les yeux perdus sur l’immensité de la mer déjà incendiée de soleil.
Le prêtre comprit. Il se rapprocha de la jeune fille ; et, tout bas, d’un ton de confession, celle-ci lui dit :
— Vous n’avez pas connu mon père ?
— Ton père ! Tu avais à peine dix ans quand il mourut… Son âme est en paradis ! Mais quel rapport y a-t-il entre ton père et cet entêtement à ne pas vouloir te marier ?
— Non, vous ne l’avez pas connu ! Vous ne savez pas que lui seul est cause de la maladie de ma mère… Il la maltraitait, il la battait, il la foulait aux pieds ; il l’accablait d’injures ; elle ne résistait jamais, elle faisait tout ce qu’il lui commandait, sans rien dire. Il la frappait si cruellement que j’en avais le cœur en sang. Je me cachais sous les couvertures. Il croyait que je dormais… je pleurais toute la nuit !… Quand il la voyait étendue presque sans vie, sur le plancher, alors toute sa colère tombait ; il la relevait, la prenait dans ses bras, la serrait à l’étouffer, en lui prodiguant les noms les plus doux. Ma mère m’a défendu de jamais parler de ces choses-là… C’est la brutalité de mon père qui a compromis sa santé… Elle ne se remettra pas des suites de tant de coups, de tant de violences… Il l’a tuée !…
Le prêtre demeura un instant pensif ; enfin, il dit :
— Pardonne à ton père comme ta mère lui a pardonné ! Laurella, oublie tout cela. Des jours meilleurs viendront, qui effaceront les amers souvenirs.
Elle eut un tremblement, comme si un frisson la secouait ; et, d’une voix sourde, concentrée, elle répondit au prêtre, en fixant sur les siens ses grands yeux où brûlait un feu sombre :
— Jamais je n’oublierai !
Il y eut un silence.
Elle reprit avec exaltation :
— Et vous croyez, après ce que j’ai vu, que je me soumettrai au joug d’un homme ! Que je m’exposerai à être frappée, battue, puis cajolée, couverte de baisers !… Quand on veut m’embrasser, oh ! allez, je sais résister, et celui qui lèverait la main sur moi n’aurait pas beau jeu. Ma pauvre mère, elle, ne pouvait se défendre ni contre les coups ni contre les caresses, elle aimait trop mon père !… Moi, je n’aime personne, je n’aimerai jamais un homme, j’ai trop peur d’être son esclave !
Le prêtre répondit d’un air enjoué :
— Laurella, tu n’es qu’une enfant et tu parles comme une enfant. Tous les hommes, Dieu merci ! ne sont pas capricieux et passionnés comme l’était ton pauvre père. N’as-tu pas vu, parmi tes voisins, de bons maris, vivant en paix avec leur femme ?
— Le sait-on ? Se doutait-on de la conduite de mon père ? Ma mère aurait souffert mille morts plutôt que de se plaindre. Elle l’aimait tant ! La femme est l’enclume, l’homme le marteau. Alors que nos lèvres devraient s’ouvrir pour crier, pour appeler à l’aide, l’amour nous bâillonne et nous jette sans défense aux mains d’un homme qui nous fait subir des traitements plus cruels que ceux d’un bourreau… Oh ! non, je ne veux pas que mon cœur devienne jamais la proie d’un homme !
— Je te le répète, tu n’es qu’une enfant, tu ne sais pas ce que tu dis. Quand l’heure sera venue où ton cœur devra s’ouvrir, ce cœur de pierre s’attendrira comme un fruit mûr. Tes mâles résolutions d’aujourd’hui ne sont que des bulles de savon.
Ils restèrent un moment silencieux.
Le curé, d’un ton plus doux, reprit :
— Tu crois donc qu’il t’aurait maltraitée, le jeune peintre ?
— Dans son regard il y avait quelque chose qui me rappelait l’expression des yeux de mon père, lorsque, ayant battu ma mère, il la consolait par de bonnes paroles. Oh ! ces yeux-là, je les connais… Je sais tout ce qu’ils cachent d’hypocrisie… La première fois qu’il m’a regardée, j’ai frissonné !…
Elle se tut.
Le prêtre ne répondit pas.
Il avait remarqué qu’Antonio prenait un vif intérêt à la conversation et il ne voulut pas prolonger ces confidences.
Du reste, le petit port de Capri était en vue.
Comme la barque avait un tirant d’eau trop fort, le batelier enleva le curé dans ses bras et le déposa respectueusement à terre.
Laurella, sans attendre Antonio, retroussa sa robe, prit d’une main son petit paquet, de l’autre ses sabots, et sauta bravement dans l’eau pour gagner la rive.
— Antonio, dit le prêtre en rajustant sa soutane, tu repartiras sans moi, je resterai ici ce soir. Et s’adressant à Laurella : — Salue ta mère de ma part. T’en retournes-tu avant la nuit ?
— Certainement, padre, si je trouve une occasion.
Antonio, avec un air qu’il s’efforça de rendre indifférent, répondit :
— Tu sais bien, Laurella, que je rentre ce soir. Je t’attendrai jusqu’à l’Ave Maria ; si tu ne viens pas, ça m’est égal.
— Elle viendra, Antonio, fit le prêtre… Elle ne peut pas laisser sa mère seule, pendant toute la nuit.
Et s’adressant de nouveau à la jeune fille :
— Où vas-tu ?
— À Anacapri.
— Moi je vais à Capri… Que Dieu te garde, ma fille, — et toi aussi, mon fils !
Laurella baisa la main du prêtre et murmura un adieu qui s’adressait à la fois au curé et au pêcheur.
III
Antonio tira son bonnet au padre et s’éloigna sans regarder Laurella. Mais lorsque tous deux lui eurent tourné le dos, il s’arrêta pour regarder la jeune fille qui gravissait la côte, à droite. Il la suivit, immobile, avec des yeux étranges, des yeux ardents, où brûlait un feu sombre, des yeux pleins de passion et de trouble, où se lisaient les agitations de son cœur.
Au tournant du chemin, Laurella s’arrêta un instant comme pour reprendre haleine et regarder autour d’elle.
Bleue et belle comme un lac caressé par un soleil d’or, la mer déroulait au loin sa large nappe sans pli, frangée d’un peu d’écume ; au bas de la falaise encaissée de rochers aux teintes de laque violette, le petit port, la marina de Capri dormait. La barque d’Antonio était amarrée à un vieux pilotis brisé, tout noir, sur lequel venaient se percher des oiseaux aux longues ailes.
Les yeux de la jeune fille rencontrèrent ceux du jeune homme, et tous deux firent un mouvement, comme des gens qui se surprennent et se hâtent de réprimer un acte involontaire. La jeune fille fronça les sourcils, se retourna vivement, et, l’air hautain et farouche, elle continua rapidement son chemin.
Les cloches avaient sonné midi. Depuis deux heures, Antonio attendait, assis sur un banc, devant l’Albergo dei Pescatori.
Quelque chose d’extraordinaire se passait en lui ; il se levait toutes les cinq minutes, regardait le soleil, puis examinait attentivement les divers chemins et sentiers qui descendent de la montagne jusqu’à la mer.
Pour la sixième fois, il était revenu à son banc.
L’hôtesse, sur le pas de la porte, l’observait d’un air intrigué.
Antonio lui dit :
— Le temps se gâte. Ces couleurs cuivrées du ciel et de la mer, je les connais. La dernière tempête a été annoncée de la même manière… Ah ! quel mal je me suis donné pour ramener à terre ces Anglais… Vous vous en souvenez ?
— Non, répondit l’hôtesse.
— Eh bien, pensez à moi si la tempête souffle ce soir…
La femme demanda :
— Avez-vous beaucoup d’étrangers à Sorrente ?
— Ils commencent à arriver : jusqu’ici on n’a pas travaillé. Si je n’avais pas ma barque, je ne gagnerais pas de quoi manger. Heureusement que mon oncle est riche, il a de grands jardins d’orangers, il me dit souvent : « Tant que je vivrai, tu seras à l’abri du besoin, et après moi, tu auras de quoi vivre. » De sorte que, Dieu soit loué, l’hiver n’a pas été trop mauvais.
— Ton oncle a-t-il des enfants ? interrogea l’hôtesse.
— Non, il ne s’est jamais marié. Il a vécu longtemps à l’étranger où il a amassé quelque bien. Il a l’intention d’entreprendre une grande pêcherie dont il me confiera la direction.
— Alors, te voilà en bonne passe, Tonio, tant mieux !
Il secoua la tête d’un air attristé :
— Dans ce monde, voyez-vous, on ne peut pas avoir tout ce qu’on veut, chacun a sa croix.
Il se leva de nouveau, fit semblant d’examiner le ciel, mais en réalité il scrutait de ses regards impatients le chemin d’Anacapri.
Quand l’hôtesse le vit, tout abattu, reprendre sa place sur le banc, elle lui dit :
— Je vais t’apporter encore une bouteille. Ton oncle la payera. Cela te fera du bien.
— Non, non, un verre suffit, votre vin est du feu, ma tête brûle ; mais voici votre mari, il me tiendra compagnie. Donnez une bouteille !
L’aubergiste, coiffé du bonnet rouge des pêcheurs napolitains, son filet sur l’épaule, descendait de la ville où il avait été porter du poisson chez la dame qui attendait la visite du curé de Sorrente.
Antonio l’invita à partager le vin déposé sur le banc.
Les deux hommes étaient en train de causer avec animation quand des pas pressés firent crier le sable, derrière eux.
Antonio se retourna ; il se leva d’un bond en apercevant Laurella.
La jeune fille salua les deux hommes d’un signe de tête et les regarda sans dire un mot.
S’adressant à l’aubergiste, Antonio expliqua :
— Il faut que je parle ; cette jeune fille est venue ce matin de Sorrente avec M. le curé ; elle doit être rentrée avant la nuit auprès de sa mère malade…
— Jusqu’à la nuit, vous avez du temps de reste, fit le pêcheur… Allons, que cette jeune fille trinque avec nous… Holà ! ma femme, un verre !
Laurella, immobile, répondit :
— Je vous remercie, je ne prendrai rien.
L’aubergiste insista :
— Si, si, ma femme, verse-lui quand même un verre. Elle le boira bien.
— Vous ne connaissez pas l’Arrabbiata, fit Antonio. Personne sur la terre ni dans le ciel ne lui ferait faire ce qu’elle ne veut pas.
Il prit congé de l’aubergiste, courut à sa barque, la détacha et attendit Laurella.
Celle-ci, après avoir salué l’hôte et l’hôtesse de l’Albergo dei Pescatori, se dirigea lentement vers l’embarcation, en regardant de tous côtés comme si elle attendait et désirait l’arrivée d’autres passagers.
Mais le petit port était désert, les sentiers et les chemins de la falaise aussi.
Hésitante, Laurella s’était arrêtée à quelques pas d’Antonio.
Le jeune pêcheur s’élança vers elle, l’enleva brusquement dans ses bras, et sans qu’elle pût résister, il la déposa comme une enfant dans sa barque.
Alors, prenant rapidement les rames, en quelques minutes, il atteignit la pleine mer.
IV
Elle s’était assise à l’avant et lui tournait à moitié le dos, de sorte qu’il ne la voyait que de profil. Son expression était encore plus fière que de coutume. Ses narines se gonflaient, ses lèvres étaient serrées dans une tension de sourde colère et d’énergique résolution.
Tous deux gardaient le silence.
La mer était calme. Doucement bercée par le mouvement régulier des rames, la petite barque avançait rapidement. Le soleil, incliné vers l’horizon, était encore brûlant. Ses rayons obliques fatiguaient les yeux. La jeune fille sortit son pain de son mouchoir qu’elle mit sur sa tête ; puis elle mangea son pain, car elle n’avait rien pris depuis le matin.
Antonio retira du fond d’une corbeille deux oranges qu’il avait mises de côté ; et les offrant à Laurella :
— Mange-les avec ton pain… Ne crois pas que je les aie gardées pour toi ! Elles sont tombées du panier dans la barque, je les ai retrouvées quand j’ai remis mes corbeilles vides en place.
Elle le regarda en face et lui répondit d’un ton sec :
— Mange-les toi-même, mon pain me suffit.
Il répliqua, s’efforçant de paraître calme :
— Tu n’as donc pas soif après une si longue course ? Rien de plus rafraîchissant que les oranges.
— Non, on m’a donné un verre d’eau.
— Comme tu voudras !
Il rejeta les oranges dans la corbeille et tourna le dos à Laurella.
Au loin, la mer s’étendait toute bleue, luisante et unie comme une glace ; autour de la barque seulement l’eau frissonnait avec un léger bruit, et de grands oiseaux de mer, nichant dans les rochers des rives, volaient autour d’eux d’un vol lent et silencieux.
Après un long silence, Antonio reprit :
— Veux-tu prendre ces deux oranges pour ta mère ?
Toujours du même ton hostile, elle lui répondit :
— Nous en avons à la maison. Quand nous n’en aurons plus, j’en achèterai.
Antonio insista :
— Porte-les de ma part à ta mère.
— Elle ne te connaît pas.
— Tu peux lui dire qui je suis.
— Je ne te connais pas.
Elle l’avait déjà renié une année auparavant : quand le jeune peintre napolitain était venu à Sorrente, un soir qu’il traversait la place où Antonio jouait avec ses camarades, il avait vu pour la première fois Laurella qui passait sans regarder personne, allant droit devant elle, une cruche d’eau sur la tête. L’artiste s’était arrêté, émerveillé de la beauté de la jeune fille, et il la suivit longtemps des yeux. Une boule lancée vigoureusement contre ses jambes lui rappela que ce lieu était mal choisi pour se livrer à des études esthétiques.
Antonio, qui avait fait le coup, s’était campé d’un air de défi en avant de ses camarades.
Le peintre était seul, il jugea prudent de s’en aller.
Cet incident était revenu à la mémoire du peintre quand Laurella l’éconduisit, et il lui demanda si c’était à cause de ce jeune batelier qu’elle refusait de l’épouser :
— Non, répondit-elle, je ne le connais pas !
V
Tandis qu’ils étaient assis dans la barque, presque côte à côte, sans se dire un mot, comme des ennemis mortels, leurs cœurs battaient violemment. La figure d’Antonio, d’ordinaire si douce, était rouge de colère ; des éclairs passaient dans ses yeux, il frappait l’eau si fort qu’elle rejaillissait sur lui.
Laurella jouait l’indifférence la plus froide. Elle semblait ne pas s’apercevoir de la présence d’Antonio ; penchée sur le bord de la barque, elle faisait couler l’eau entre ses doigts. Un instant plus tard, elle enleva le mouchoir qu’elle avait mis sur sa tête et arrangea ses cheveux comme si elle eût été seule. Cependant ses yeux noirs brillaient d’un éclat étrange ; et ses mains mouillées qu’elle appliquait sur ses joues ne parvenaient pas à les rafraîchir.
Ils étaient maintenant loin des côtes, au milieu de la mer, dans une solitude profonde. Autour d’eux, de l’eau, rien que de l’eau ; pas une seule barque en vue, et, à l’horizon, pas une voile. Aucun bruit, pas même le vol d’une mouette.
Tout à coup Antonio pâlit et lâcha ses rames.
Involontairement Laurella le regarda, mais sans trahir la moindre émotion, la moindre peur.
— Il faut en finir ! s’écria impétueusement le jeune homme, il y a trop longtemps que ça dure, il y a trop longtemps que je souffre… Ah ! tu dis que tu ne me connais pas !… Tu ne m’as donc jamais vu épiant ton passage, passant près de toi comme un fou, le cœur plein de choses que mes lèvres n’osaient le dire mais que mes regards te disaient !… Pourquoi prends-tu un air si fier et si hautain quand tu me rencontres ?… Pourquoi me tournes-tu le dos ?
— Parce que je n’ai rien à le dire. J’ai bien vu que tu désirais causer avec moi : mais à quoi bon faire parler le monde quand cela ne peut mener à rien ? Je ne t’épouserai jamais, pas plus toi qu’un autre.
— Qu’un autre ! En es-tu bien sûre ? Tu ne parleras pas toujours ainsi, va ! Tu as refusé le peintre, qu’est-ce que cela prouve ? Le jour où tu seras toute seule, tu épouseras le premier venu.
— Et si ma volonté change, en quoi cela te regarde-t-il ?
— Tu oses le demander ? s’écria Antonio d’une voix tremblante de colère.
Il se leva si brusquement qu’il fit vaciller la barque.
Debout devant la jeune fille, l’air menaçant, il répéta en la fixant dans les yeux :
— Tu me demandes en quoi cela me regarde ! Comme si tu ignorais ce qui se passe en moi ! Malheur à celui que tu traiteras mieux que moi !
— Me suis-je par hasard promise à toi ? Est-ce ma faute si tu as perdu la tête ? Quel droit as-tu sur moi ?
Il répondit en ricanant :
— Oh ! je sais bien qu’il n’y a rien d’écrit. Un notaire ne l’a pas mis en latin et scellé d’un grand sceau ; mais je sais, moi, que j’ai autant de droit à t’obtenir qu’à entrer en paradis, si je me conduis bien. Crois-tu que je pourrais te voir aller à l’église avec un autre, et supporter les rires moqueurs des jeunes filles ?
Elle lui dit avec calme :
— Fais ce que tu voudras… Tes menaces ne m’effrayent guère. Je ferai ce qui me plaira.
Il devint encore plus pâle :
— Tais-toi, fit-il d’un air sombre… Tu es ici en mon pouvoir ; et tu feras ce que je voudrai.
Elle lui jeta un regard plein de haine et lui répondit avec une froide lenteur :
— Tue-moi, si lu l’oses !
D’une voix sourde et brève, il murmura :
— Je ne ferai pas les choses à moitié ; il y a place pour nous deux dans la mer !
Puis, d’un ton de compassion, il ajouta :
— Pauvre enfant, je n’y puis rien, mais à l’instant même, il faut que nous mourions tous deux.
Et d’un mouvement brusque, avec des yeux d’halluciné, il la saisit dans ses bras pour se jeter avec elle hors de la barque.
Au même moment, il poussa un cri et retira rapidement sa main droite ; elle l’avait mordu avec violence, le sang coulait.
Elle se dégagea, et le repoussant d’un mouvement rapide :
— Tu vas voir, lui dit-elle, si je suis en ton pouvoir !
Elle recula de quelques pas, sauta par-dessus bord et disparut dans la mer.
Elle revint à la surface ; ses longs cheveux épars autour d’elle, elle nagea vers la côte.
La stupeur paralysait Antonio. Il regardait la jeune fille, de l’air étonné d’un campagnard qui assiste à un miracle.
Peu à peu, il revint à lui, il se secoua, et, reprenant les rames, il se mit à manœuvrer aussi rapidement que le lui permettaient ses forces, car il perdait beaucoup de sang ; enfin il atteignit Laurella :
— Par la très sainte Vierge, lui cria-t-il, reviens dans la barque. J’étais fou : ma tête était en feu, je ne
Elle recula de quelques pas, sauta par-dessus bord et disparut dans la mer. (Page 20.) savais plus ce que je disais, ce que je faisais. Laurella, remonte dans la barque ! Ne me pardonne pas, sauve seulement ta vie !
Elle continuait de nager comme si elle ne l’entendait pas.
Il lui criait :
— Écoute-moi, Laurella ! Jamais tu n’atteindras la terre. Il y a encore deux milles. Pense à ta mère ! s’il t’arrivait malheur, elle mourrait de chagrin.
D’un regard, elle mesura la distance de la côte, puis, sans répondre, elle nagea vers la barque et s’y accrocha des deux mains.
Antonio se leva pour l’aider, mais elle remonta lestement toute seule, et reprit sa place, sans mot dire. En se cramponnant à l’embarcation, elle l’avait fait pencher, et la veste d’Antonio était tombée à la mer, mais il n’y avait pas pris garde, tellement était grande sa joie de voir Laurella sauvée.
Pendant qu’elle tordait sa jupe et ses cheveux ruisselants d’eau, il avait ressaisi les rames.
Le sang coulait de sa main, le fond de la barque en était rouge.
À la vue de ce sang qui sortait de la morsure qu’elle lui avait faite, Laurella se leva :
— Tiens, dit-elle, en lui tendant son mouchoir.
Mais il secoua la tête et continua de ramer.
Alors elle alla à lui, lui banda la main, prit une des rames gluantes de sang, s’assit en face de lui et, sans le regarder, elle se mit à ramer.
Ils gardaient tous deux le silence. En approchant de la côte, ils rencontrèrent des pécheurs qui allaient jeter leurs filets. Ils appelèrent Antonio et se moquèrent de Laurella, mais ni l’un ni l’autre ne répondirent.
Le soleil était encore assez haut lorsqu’ils arrivèrent à la « Marine ».
Laurella sauta la première à terre.
La vieille femme qui l’avait vue s’embarquer le matin était encore à la même place, avec son fuseau. En voyant la main ensanglantée de Tonio, elle cria :
— Jésus ! Marie ! qu’as-tu donc, Tonino ?
— Ce n’est rien, la mère ! je me suis blessé à un clou. Demain, ce sera guéri.
Laurella, avant de prendre le sentier qui montait à gauche, se tourna vers Antonio et lui dit adieu.
— Bonne nuit ! répondit le pêcheur sans la regarder.
Et il gravit l’escalier de pierre qui conduisait vers sa demeure.
VI
Antonio, seul dans ses deux chambres, va et vient d’un pas fiévreux. À travers les volets qui ferment les fenêtres passe l’air pur et frais de la mer. Il se trouve bien dans cette fraîcheur et cette solitude. Sa tête est moins brûlante, il ne sent presque plus sa blessure. Un instant, il s’est arrêté devant la petite image de la madone qui orne le mur, mais il n’a pas prié. Que demanderait-il au Ciel ? Il n’espère plus rien.
Il lui semble que le jour ne va pas finir, il est très las, car il a perdu beaucoup de sang. Il s’assied pour examiner sa blessure, il défait son bandage, sa main est enflée et saigne encore. Il la lave et voit distinctement la marque des dents de Laurella.
— Elle a eu raison, dit-il, je me suis conduit comme une brute, j’ai mérité cette punition. Je lui renverrai demain son mouchoir par Giuseppe et je ne la reverrai plus jamais.
Il lava avec soin le mouchoir, l’étendit sur le rebord de la fenêtre ; puis, ayant ajusté un autre bandage avec sa main gauche et ses dents, il se jeta tout habillé sur son lit et ferma les yeux. La lune brillait de tout son éclat et remplissait sa chambre de ses reflets d’argent.
Il se leva et alla plonger sa main brûlante dans un pot d’eau froide.
À ce moment, il entendit un léger bruit à la porte. Il se retourna. Laurella était devant lui.
Elle s’avança, muette comme une ombre, ôta le fichu qu’elle avait sur la tête et déposa sur la table le petit panier qu’elle portait. Antonio lui dit :
— Tu viens chercher ton mouchoir ; c’est une peine que tu aurais pu t’épargner, je voulais te Je renvoyer demain.
Elle répondit vivement :
— Ce n’est pas pour le mouchoir que je viens. J’ai été dans la montagne chercher des herbes qui arrêtent le sang.
Elle souleva le couvercle de son panier :
— Les voici. Elles te guériront.
D’une voix douce, sans amertume, il lui dit :
— C’est trop de peine, c’est vraiment trop de peine. Je vais beaucoup mieux, et si ça allait plus mal, je l’aurais bien mérité. Mais pourquoi venir à cette heure ? Si quelqu’un te voyait, on bavarderait, puisque l’on bavarde toujours, lors même qu’on n’a rien vu.
— Je ne me soucie de personne, répliqua-t-elle avec fierté. Je veux que tu me donnes ta main malade, je veux panser ta blessure, car jamais tu n’y arriveras avec la main gauche.
— Je te dis que c’est inutile.
— Montre ta main… Je veux la voir !
Elle la saisit, ôta le bandage, et lorsqu’elle vit l’inflammation qui s’était développée, elle poussa un cri :
— Jésus-Maria !
Antonio essaya de sourire :
— C’est un peu désenflé… C’est l’affaire de vingt-quatre heures.
Elle secoua la tête :
— Pendant toute une semaine, fit-elle, tu ne pourras pas aller en mer.
— Allons donc ! je compte y aller après-demain, et puis qu’importe ?
Tout en parlant, elle lui lavait la main avec de l’eau, et il se laissait faire, comme un enfant ; puis elle appliqua sur la plaie les herbes bienfaisantes et banda la main avec de fines bandelettes de toile qu’elle avait apportées.
Quand elle eut fini, Antonio lui dit :
— Je te remercie, et si tu veux me faire encore un plaisir, pardonne-moi ce que j’ai dit et ce que j’ai fait aujourd’hui. Plus jamais, je te le jure, une parole offensante pour toi ne sortira de ma bouche. J’étais fou !
Elle répondit d’un air grave :
— J’ai aussi un pardon à te demander. J’aurais dû être meilleure avec toi, ne pas t’irriter par mes paroles et mon silence. Et cette blessure…
Il l’interrompit vivement :
— Il était temps que je revinsse à la raison… Du reste, ce n’est rien, ne t’excuse pas ; tu as bien fait… Et maintenant pars ; tiens, voici ton mouchoir.
Il le lui tendit.
Mais elle restait là, immobile devant lui.
Un combat violent se livrait en elle.
Enfin elle dit :
— Tu as perdu ta veste à cause de moi, et je sais que l’argent des oranges était dans une des poches… Je ne peux pas te le rembourser tout à la fois, parce que nous n’avons rien… Mais j’ai là une petite croix d’argent que le peintre a laissée pour moi la dernière fois qu’il est venu chez nous… Je ne tiens pas à ce bijou, je ne l’ai jamais regardé. Vends-le, ma mère m’a dit que cela valait bien deux piastres… Ce n’est pas tout à fait le prix de tes oranges. Ce qui manque, je tâcherai de le gagner en filant, pendant que ma mère dort.
D’un geste il repoussa la croix qu’elle avait sortie de sa poche et qu’elle lui tendait :
— Je ne veux rien recevoir de toi…
Elle insista.
— Il faut que tu acceptes ; qui sait combien de temps tu seras hors d’état de travailler ?… Prends cette croix, je t’en prie, je ne veux plus la voir, non, plus jamais !
— Jette-la dans la mer ! fit Antonio.
— Mais ce n’est pas un cadeau que je te fais… Tu as perdu de l’argent par ma faute, je t’en rembourse une partie en te donnant ce bijou… C’est ton bien que tu reprends.
— Laisse-moi, et si jamais nous nous rencontrons, fais-moi le plaisir de ne pas me regarder, pour que je ne croie pas que tu te souviennes de ce qui s’est passé entre nous. Et maintenant, adieu, adieu pour la dernière fois !
Il mit la croix et le mouchoir dans le panier, puis ayant refermé le couvercle, il vit, en levant les yeux, de grosses larmes qui coulaient sur les joues de la jeune fille.
— Maria sanctissima ! s’écria-t-il. Qu’as-tu ? Es-tu malade ? Tu trembles…
Elle répondit d’une voix éteinte :
— Ce n’est rien, je vais retourner chez ma mère.
Elle fit quelques pas, puis, accablée, chancelante, elle s’arrêta en sanglotant, le front appuyé contre la porte.
Antonio courut vers elle.
Elle se retourna rapidement et se jeta à son cou.
— Non, non, s’écria-t-elle en s’attachant à lui comme le mourant se rattache à la vie, ne me renvoie pas ainsi avec de bonnes paroles, en mettant toute la faute sur toi… Bats-moi, maltraite-moi, maudis-moi, ou bien, s’il est vrai que tu m’aimes encore après tout le mal que je t’ai fait, prends-moi, garde-moi, fais de moi tout ce que tu voudras, mais ne me chasse pas de la sorte, ne me repousse pas loin de toi !
Des sanglots interrompirent ses paroles, tandis que lui, sans pouvoir parler, la tenait dans ses bras.
Il lui dit en la serrant plus fortement contre son cœur :
— Si je t’aime ! Sainte mère de Dieu ! Oh ! oui, je t’aime encore ! Sens-tu comme mon cœur bat contre le tien ? Tout mon sang n’a pas coulé par ma blessure… Mais cet aveu, Laurella, est-il bien sincère ? N’est-ce pas par pitié que tu parles ? ou pour me tenter ? J’oublierai encore cela. Va donc en paix, et ne te reproche plus le mal que tu m’as fait puisqu’il n’en résulte que du bien.
D’un ton résolu :
— Non ! reprit-elle, en attachant sur lui ses yeux pleins de larmes, non, je ne m’en irai pas, je t’aime ! Oh ! oui, Tonio, je t’aime, j’ai lutté contre mon cœur, j’ai voulu t’en faire sortir… Mais à présent, je suis vaincue, la lutte n’est plus possible. Comment pourrais-je te rencontrer sans te regarder ?… Non, non, je ne m’en irai pas ainsi… Je veux te donner un baiser, pour que tu puisses dire, si tu doutes encore de moi : « Elle m’a donné un baiser » : Laurella ne donne un baiser qu’à celui qu’elle aime.
Elle appliqua ses lèvres brûlantes sur celles d’Antonio, le baisa longuement, puis se dégageant de son étreinte :
— Bonne nuit, mon bien-aimé ! Va dormir maintenant et guéris ta pauvre main… Ne m’accompagne pas, je n’ai peur que de toi !
Elle se glissa hors de la chambre et disparut dans l’ombre noire qui tombait des terrasses et des murs.
Longtemps, Antonio regarda par la fenêtre, du côté de la mer, où les étoiles semblaient descendre.
Un mois après, le petit curé de Sorrente sortait en riant sous cape de son confessionnal : Laurella y était restée agenouillée plus longtemps que d’habitude.
— Oui aurait cru, se disait-il, que le bon Dieu attendrirait si tôt ce cœur de rocher ? C’est encore un miracle de sa grâce. Et moi qui me faisais tant de reproches de n’avoir pas combattu avec plus d’énergie la dureté de ce cœur ! Nos faibles regards ne pénètrent pas les secrets desseins de Dieu. Que son saint nom soit loué, et qu’il les bénisse, elle et lui, et qu’il me donne assez de jours pour avoir la joie d’être mené en mer par le premier garçon de Laurella, ayant pris la place de son père !… Eh ! eh ! eh ! l’Arrabbiata !
