Aller au contenu

L’Amour en Italie/L’Impératrice de Spinetta

La bibliothèque libre.
Traduction par Victor Tissot.
Flammarion (p. 93-121).

L’IMPÉRATRICE DE SPINETTA


À une lieue de Marengo, gîte, en un creux de la plaine d’Alexandrie, le petit hameau de Spinetta. C’est un endroit ignoré, à peine mentionné dans les annales de la guerre. Et les touristes, qui contemplent avec vénération les cailloux épars sur le champ de bataille, ne rendent jamais visite au hameau voisin. Ils ne savent pas qu’à Spinetta furent, autrefois, couronnés un empereur et une impératrice. Singulières majestés que les rois d’Italie n’ont pas connues !

L’histoire de leur règne fut contée, au commencement de ce siècle, par une humble gazette qui se vendait à cent numéros, les jours de foire seulement.

Depuis, les paysans piémontais et lombards ont quelque peu embelli le récit moqueur de l’historiographe. Et les vieilles femmes, qui assistèrent au solennel couronnement de l’impératrice, ont si souvent narré les splendeurs du sacre qu’elles se contredisent à plaisir.

Essayons de dégager la vérité des oripeaux de la fable.

Telle quelle, l’histoire de l’impératrice de Spinetta vaut bien une légende.

Donc, pendant que Charles-Félix régnait sur le Piémont, vivaient en une maisonnette de Spinetta deux jeunes orphelines.

Leur père, sergent de la garde, avait disparu sous la Bérésina, dont les glaçons servirent de pierres tombales mouvantes à nombre de ceux qui avaient guerroyé de Saragosse à Moscou. Et leur mère était morte, lasse d’attendre celui qui ne revenait pas.


Pia avait quinze ans quand elle devint la mère de sa petite sœur Marguerite. Des voisins charitables lui proposèrent de veiller sur l’enfant pendant qu’elle se mettrait au service de quelque riche propriétaire des environs. Mais elle refusa leurs offres bienveillantes pour ne pas confier à des mains étrangères le seul trésor laissé par ses chers trépassés.

Derrière la chaumière construite, autrefois, par le soldat de Napoléon, n’avait-elle pas son champ de maïs à cultiver ? Puis ses doigts étaient habiles à tailler les élégants corsets de velours que les jeunes paysannes lacent sur leur chemisette, le dimanche. Et il ne fallait pas beaucoup de lait pour que Marguerite battît des mains quand on lui servait sa bouillie. La mignonne avait de grands yeux réfléchis, presque graves, et dédaignait les jeux trop bruyants qui hâtent l’usure des robes taillées dans une jupe déjà vieille.

Les mères de famille vantaient la courageuse conduite de Pia, la sagesse de Pia, la piété de Pia. Et les jeunes filles du hameau qui entendaient les louanges continuelles de l’orpheline convenaient que jamais réputation de vertu ne fut plus légitimement acquise. De l’angélus du matin à l’angélus du soir, Pia vaquait aux soins du ménage, réparait les bardes de la maison ou taillait les belles jupes brodées que d’autres portaient au bal. Ses mains ne restaient inactives qu’à la grand’messe du dimanche.

On pense bien que la conduite de la jeune fille ne manqua pas d’attirer nombre d’amoureux.

Par la fenêtre ouverte sur la place de l’Église, des jeunes et des vieux, des pauvres et des riches venaient offrir à Pia qui leurs bras vaillants, qui un logis où elle travaillerait moins. Elle se moquait de leurs dires, les accusait de retarder la marche de son aiguille et ne les écoutait pas.

Alors, les gens qui avaient prôné sa vertu blâmèrent sa conduite dédaigneuse. Et le curé du hameau s’en mêla pour reprocher à l’orpheline son orgueil inexplicable. Pia n’eut pas de peine à se disculper.

La belle orpheline était née le 13 juin 1800, jour de la bataille de Marengo. De Spinetta, on entendait les grondements prolongés du canon. Et la mère de Pia, en l’angoisse de
Quand l’Empereur parut devant elle, elle cria : « Eviva ! Eviva ! Eviva ! » (Page 97.)
l’enfantement, tremblait pour les jours de son mari combattant avec les troupes de Desaix. L’enfant était donc venue au monde sous les auspices du dieu de la guerre et au moment même où le premier Consul félicitait sur le champ de bataille le laboureur de Spinetta.

Cinq ans plus tard, les troupes françaises défilaient à Marengo devant l’Empereur, qui allait à Milan poser sur son front la couronne d’Italie. La femme du sergent de la garde avait suivi l’exode des populations se précipitant pour admirer le cortège du vainqueur des peuples. Dans l’espoir de voir son homme, la paysanne avait pris place au premier rang des curieux. Effrayée par cette foule bruyante de gens inconnus, Pia se cachait le visage sous la coiffe de sa mère, quand la foule poussa de grands cris : « Le voilà ! Le voilà ! C’est celui qui monte un cheval blanc ! » Alors la femme du soldat éleva sa fille au-dessus des têtes qui hurlaient : « Eviva l’imperatore ! »

L’enfant regarda sans crainte les beaux officiers dont les broderies luisaient comme des morceaux de soleil. Puis, quand l’Empereur parut devant elle, Pia frappa ses petites menottes l’une contre l’autre et, trépignant d’enthousiasme, elle cria de toutes ses forces : « Evita ! Eviva ! Eviva ! »

L’Empereur sourit à ce petit visage rose, arrêta son cheval, puis saisit l’enfant, qu’il assit sur sa selle.

Comme il faisait mine de l’emporter loin de sa mère, Pia frappa de son talon sur l’épaule du cheval blanc.

— Quelle gaillarde ! fit l’Empereur.

Puis il baisa les boucles blondes de son intrépide admiratrice et la rendit aux bras tendus de la paysanne.

La pauvre femme, troublée par cette insigne faveur, ne vit pas les regards de tristesse du soldat passant devant sa femme et sa fille, son visage en sueur sous le grand bonnet à poils poudré de poussière.

Longtemps après, les paysans disaient en montrant Pia : « Voilà celle que l’Empereur a embrassée ! » Et la jeune fille semblait ennoblie par le baiser impérial, tant elle mettait de soin à ne pas souiller sa robe de petite paysanne pauvre. Elle se désespérait d’une tache sur sa grossière chemisette de chanvre, portait fièrement la couronne de ses lourds cheveux bruns, et ne voulait pas courir les pieds nus.

Ses camarades de jeux l’appelaient « Pia la princesse ou l’impératrice Pia ». Plus tard, ses amies, devenues grandes, prétendirent que le baiser de l’Empereur avait quelque peu troublé la raison de l’orpheline.


Il est vrai que la jeune paysanne se croyait supérieure aux compagnes qui la jalousaient. Parfois ses pensées s’envolaient en longues rêveries, et elle croyait entendre des voix mystérieuses lui dire : « Pourquoi es-tu née le jour de la bataille de Marengo ? Pourquoi l’Empereur t’a-t-il prise dans ses bras ? Pourquoi ? »

Mais, au moindre appel de sa petite sœur, elle revenait vite du monde merveilleux où vagabondait son imagination. Et les murs de son logis si tristes et si nus la rappelaient à la réalité. Cependant, malgré sa pauvreté, elle se mettait avec coquetterie et portait au cou un ruban noir orné d’une petite croix d’or.

On eût dit qu’elle voulait être belle quand le prince, entrevu dans ses rêves, arrêterait son cheval sur la petite place de l’Église et l’emmènerait à sa cour. Mais, en réalité, Pia n’était pas assez romanesque pour espérer une union aussi extraordinaire et elle gardait secrètement son cœur pour le plus pauvre des habitants de Spinetta.

Orphelin comme Pia, Massio n’était qu’un valet de maçon : pas un gars du village n’était aussi courageux que lui. Le long des échelles qu’il escaladait sous sa charge de mortier ou de briques, sa chanson montait, légère comme le tireli de l’alouette. Sa face brunie, imberbe, était éclairée de deux grands yeux noirs aux lueurs claires. Et d’un mouvement de tête, qui lui était familier, il éparpillait sur le collet de sa veste de velours la tombée de ses longs cheveux. Il aimait les accords de la guitare adoucissant les éclats de sa voix et il adorait les bagarres où les coups de couteau vont plus vite que les coups de langue. Toujours heureux dans ces terribles querelles, il avait juré à Pia, sur le sang du Christ, qu’il modérerait son humeur batailleuse qui lui faisait toujours prendre parti pour le plus faible.

Dès l’adolescence, Massio avait déclaré à l’orpheline qu’il la voulait pour femme. Pia n’avait pas dit non malgré ses rêves ambitieux ; la pauvreté de son fiancé ne l’effrayait pas. Elle savait, par l’expérience qu’elle en avait faite, que les humbles besognes ne font pas l’âme moins noble, ni les sentiments moins hauts. Mais quand la mort de sa mère la laissa seule maîtresse de sa destinée, Pia déclara à Massion qu’il n’eût pas à se prévaloir de l’engagement qu’ils avaient pris. « Je t’attendrai jusqu’à la mort, lui dit-elle, mais je ne puis devenir la femme d’un pauvre, être à sa charge. Quand tu seras devenu ton maître, quand tu pourras offrir à ma petite sœur Marguerite et à moi le sûr abri de ton foyer, je deviendrai ta femme… Jusque-là, je te prie de ne point passer trop souvent devant ma fenêtre. Mes yeux et mes lèvres me désobéiraient. Et les voisins connaîtraient vite notre secret. »

Massion avait accepté cet exil jusqu’au jour où la réprimande du curé de Spinetta contraignit la jeune fille à confesser la vérité.


Pia recevait son amoureux sur le seuil de la porte. (Page 101.)

Dès lors, l’heureux favori de Pia se rendit près de l’orpheline, non seulement les jours de fête, mais encore aux heures du repas, la journée de travail achevée. Le prochain mariage de l’impératrice fit beaucoup jaser les commères, mais la fière attitude du prétendu effaroucha les sourires. D’ailleurs, Pia recevait son amoureux sur le seuil de la porte, en présence de tous les villageois assis sur les petits bancs de pierre qui encerclent la place de l’Église. Marguerite jouait avec le petit chien Brusco, tandis que tous deux devisaient gravement de l’avenir jusqu’au moment où l’angélus faisait taire toutes les voix.

Puis, dans l’obscurité piquée des petites lueurs rouges des pipes, les conversations des voisins devenaient moins bruyantes et la guitare de Massio vibrait doucement. On l’entendait chanter : « Ô ma Pia, je ne suis qu’un pauvre maçon, tu es bien au-dessus de moi ! J’ose aimer celle que l’Empereur a embrassée. Ton âme est aussi belle que ton visage. Mais je le jure par le Saint Corps de Notre-Seigneur, si quelqu’un au monde pouvait t’aimer plus fidèlement que ne le fait l’humble Massio, je me pendrais à l’arbre le plus voisin. Et ma figure de damné ne t’effrayerait point, tant je serais heureux de mon sacrifice. »


La jeune fille essayait de calmer l’exaltation de son fiancé. Mais lui reprenait en secouant fièrement sa chevelure bouclée : « Patience ! quand un cœur bat bien fort dans une robuste poitrine d’homme, il peut de grandes choses. Un Corse sans nom est devenu empereur, — et a fait trembler le monde. Ce que Napoléon a fait par ambition, je le ferai par amour pour toi. Massio, le pauvre diable, deviendra un grand seigneur ! Et je te donnerai une cour, Pia, afin que tout le monde voie que tu es reine. »


Les rires de Pia faisaient taire le pauvre garçon, et l’on entendait les cordes de sa guitare se briser sous sa main impatientée. Doucement, l’orpheline engageait son promis à conquérir la félicité entrevue par son application au travail de tous les jours.

Pourtant Massio avait raison de compter sur une extraordinaire fortune.

Pia le vit un jour arriver sur la place de l’Église, tout essoufflé, pourpre d’émotion, encore revêtu de son bourgeron moucheté de chaux.

Par la fenêtre entr’ouverte, il cria joyeusement :

— Nous sommes riches, Pia ! Nous sommes riches !

Puis, sans solliciter l’autorisation de sa fiancée, il tourna le loquet de la porte et pénétra dans le logis où ne devait entrer que l’époux.

Haletant, il conta l’extraordinaire aventure qui le faisait brusquement un des plus riches propriétaires de Spinetta.

— Tu m’avais bien conseillé, Pia, de ne pas compter sur le sort pour hâter la réalisation de nos vœux, mais j’ai eu foi dans mon étoile. Et j’ai pris quatre numéros à la loterie !

— Tu as gagné ?

— Gagné ! Il m’est arrivé ce qui n’arriva jamais à personne. Mes quatre numéros ont été désignés par la roue…

— Les quatre !

— J’ai dans mon gousset assez de lires pour faire reconstruire notre maison, pour devenir à mon tour un entrepreneur et te rendre la plus heureuse des femmes de Spinetta. Acceptes-tu, Pia ?

La jeune fille regardait fixement Massio. Il lui parut que les yeux du pauvre maçon brillaient comme ceux de celui qui avait vaincu et dompté l’Europe. Son fiancé n’était-il pas désigné pour accomplir les mystérieux dessins de la Providence ? Sans doute, il ne serait pas le héros d’une fabuleuse épopée comme le sous-lieutenant corse, mais il pourrait devenir le premier personnage du village. D’ailleurs, elle l’aimait. Elle ne sut que se jeter dans ses bras, souriante et confuse.

— Maintenant, dit l’heureux fiancé, je suis certain de te faire impératrice.

Massio voulut célébrer ses noces de façon à étonner les habitants de Spinetta. Il commanda un orchestre à Alexandrie. Tout le village fut invité à se rendre à l’auberge pour boire au bonheur et à la félicité des époux.

Pia devait revêtir un grand manteau de velours blanc à traîne majestueuse. Et le petit chien Brusco reçut en présent de noces un collier de velours rouge supportant un grelot d’argent.

Le jour de la cérémonie, Massio arriva à cheval, sur la place de l’Église, escorté de tous ses amis montés sur des bêtes de louage. Ses garçons d’honneur étaient vêtus comme lui de costumes neufs de coupe presque militaire.

Et campé sur sa selle, ses beaux cheveux épars sous un feutre blanc piqué d’une courte plume, l’ancien maçon avait la mine audacieuse d’un chef de partisans.

En l’entourage de ses demoiselles d’honneur parées de mousseline, Pia apparut sur le seuil de sa porte. Elle sourit, pensant peut-être au prince inconnu qui, dans ses rêves d’autrefois, s’arrêtait devant sa fenêtre pour lui demander d’être sa femme.

Massio mit pied à terre et, très grave, solennellement, il présenta la main à sa fiancée pour s’engager avec elle sous le porche de l’église dont les grandes portes ouvertes laissaient voir l’autel fleuri et une quadruple rangée de cierges à petites flammes d’or.

Selon un ancien usage de Spinetta, les jeunes gens du cortège doivent mettre le feu à des petits canons chargés de poudre, tirer des coups de
… Il répondit par une double détonation à la salve tirée en son honneur. (Page 105.)
fusil et lancer des pétards pendant que la mariée pénètre sous la nef de l’église. Cette démonstration bruyante a pour unique but de faire du bruit, d’effrayer les vieilles gens et de disposer les esprits à la gaieté.

Mais en 1821, à l’époque où se célébra le mariage de Massio, Charles-Félix, par crainte des émeutes suscitées par les carbonari, avait interdit à tous ses sujets de se servir d’armes à feu. Les gendarmes royaux étaient chargés d’empêcher les « bravades » qui, dans tous les pays du soleil, font partie intégrale des réjouissances privées ou publiques.

Pendant plusieurs années, les jeunes gens du pays avaient consenti à ne point faire « parler la poudre ». Mais la défense du roi n’était pas pour empêcher Massio d’entourer son hyménée de toutes les solennités désirables. Le père de Pia était mort en vaillant soldat, et la musique guerrière, célébrant les noces de sa fille, serait agréable à son ombre ! Puis un garçon qui avait eu tant de chance à la loterie ne pouvait pas se marier comme un simple laboureur.

Aussi les amis de Massio n’attendirent pas que le cortège eût parcouru la moitié du chemin conduisant à l’église ; les détonations des vieilles carabines, des pistolets, des boîtes à essieu bourrées de poudre, les vivats, les cris de joie, émurent délicieusement le cœur du marié. Massio dégagea sa main de la douce étreinte de Pia et, tirant de sa ceinture rouge une paire de pistolets, il répondit par une double détonation à la salve tirée en son honneur.

En temps ordinaire, semblable infraction au royal édit n’eût été punie que d’une forte amende. Mais l’un des gendarmes casernés à Spinetta avait depuis longtemps résolu la perte de Massio.

Le représentant de la force publique avait quelque peu souffert des bourrades distribuées par le maçon dans la chaleur des bagarres réprimées par les carabiniers. Puis, glorieux de son uniforme, de ses moustaches cirées, le gendarme avait eu la faiblesse de parader devant la fenêtre de Pia, espérant, par sa haute fortune de fonctionnaire, l’emporter sur les obscurs rivaux assiégeant le cœur de la belle fille.

Barbone, — c’était le surnom que les paysans avaient donné à la vivante image de la Loi, — Barbone, pour venger l’honneur du corps des carabiniers, avait engagé tous ses collègues des villages voisins à assister aux noces de Massio.

Les gendarmes de Madrogne et de Parodi acceptèrent l’invitation de Barbone, qui leur promettait force rasades et une bonne querelle avec des paysans ivres.

Les pistolets de Massio fumaient encore quand les six gendarmes recrutés par Barbone se précipitèrent au-devant du cortège.

— Bas les armes ! cria le carabinier de Spinetta, en se dirigeant, triomphant et dédaigneux, vers le héros de la fête.

Et pendant que ses collègues s’emparaient des pistolets et des carabines appartenant aux garçons d’honneur, Barbone, la poitrine saillante sous son uniforme neuf, la tête haute, le geste impérieux, harangua la foule.

— Au nom du roi, je vous arrête tous, tous ! Vous êtes des carbonari ! Et quant à votre chef, ce brigand de Massio, ce goujat, je vais moi-même le conduire en prison !

Massio ne répondit pas, mais on vit luire l’acier de son couteau.

Encouragés par l’audace de leur ami, les garçons d’honneur tirèrent leurs poignards, plus rapides et sûrs que les grands sabres des gendarmes.

Pâles comme leurs mousselines, les jeunes filles s’enfuirent sous le porche de l’église. Au milieu d’elles, la jeune fiancée regardait la lutte avec calme, insensible aux clameurs d’épouvante poussées par les vieilles gens. À genoux dans la poussière, des femmes tiraient la croix de leurs chapelets. Un groupe de jeunes gens criaient : « Eviva Massio ! »

Dans le cercle formé par les curieux, les combattants se pressaient en une masse houleuse, haletante, hérissée de poings brandissant des lames rouges. Maintenus par leurs adversaires, en un corps à corps continu, les gendarmes ne pouvaient frapper de la pointe de leurs sabres ; ils frappaient du pommeau, mordaient les doigts des paysans, leur arrachaient des mèches de cheveux. On aperçut soudain le corps d’un carabinier foulé aux pieds. La foule cria : Mort aux gendarmes ! Et des curieux tiraient leurs couteaux pour prendre part à la curée.
— … Cessez, mes enfants, cette lutte sacrilège ! (Page 109.)

Alors, sur le seuil de l’église, apparut le vieux curé de Spinetta revêtu de sa chape brodée d’or. Deux enfants de chœur vêtus de rouge l’escortaient, portant l’un la grande croix aux bras d’argent, l’autre la bannière de la madone.

— Par le saint nom du Dieu de paix, cessez, mes enfants, cette lutte sacrilège ! cria le vieux prêtre.

Il y eut un grand silence.

Les femmes tombèrent à genoux et les amis de Massio firent une trouée dans la foule, laissant sur le champ de la lutte les corps étendus de trois carabiniers.

Seul, Massio, tête baissée, attendit la venue du prêtre. Une balafre rayait de pourpre son front pôle comme une hostie. On eût dit qu’il voulait expliquer au vieux prêtre la raison de cette petite émeute, mais après avoir souri au visage convulsé de Barbone, étendu à ses pieds, il comprit qu’on ne lui pardonnerait point ce meurtre, et, de ses mains souillées de sang, il écarta les jeunes filles entourant sa fiancée.

— Pia, je reviendrai ! dit-il en baisant au front la triste héroïne de la fête.

Quand le prêtre voulut connaître les causes de la rixe qui avait souillé de sang le seuil de la maison de Dieu, il ne restait que les carabiniers.

Massio et ses amis avaient disparu.

Montés sur leurs chevaux, ils avaient rapidement gagné la montagne de Novi, dont les fourrés et les cavernes servaient de retraite, depuis un temps immémorial, à tous ceux qui étaient en délicatesse avec la justice du roi.

Au moment où son fiancé s’enfuyait dans les bois, voué à la misérable existence des bandits, Pia regagnait sa maisonnette, accompagnée de sa petite sœur portant avec gravité la longue traîne du manteau nuptial.

Un pareil contretemps n’était pas fait pour vaincre la résolution de Pia. Elle se moqua franchement des condoléances de ses amies. Et quand le curé vint lui apporter ses consolations, il trouva la jeune fille poussant délicieusement son aiguille à travers l’étoffe, et tout aussi joyeuse qu’autrefois.

— Mon enfant, dit le vieux prêtre, le triste scandale dont Massio est le héros est un avertissement de Dieu. Faites taire votre orgueil, humiliez-vous, ma chère Pia, et demandez pardon au ciel pour celui qui a failli devenir votre époux. Le bonheur est dans l’humilité, mon enfant, dans l’accomplissement des simples devoirs.

Pia, dont les joues s’empourprèrent de fierté, répondit :

— Mon père, je regrette qu’une querelle ait retardé l’instant où je serai la femme de Massio ; mais j’ai foi en notre destinée.

— Malheureuse enfant, reprit le prêtre, vous consentiriez à devenir la femme d’un bandit ?

Massio, à la tête de sa petite troupe, tenait campagne aux environs de Novi. Malgré leurs blessures, Barbone et ses compagnons avaient fini par reprendre leur service, mais les autorités étaient décidées à réprimer sévèrement ce que les journaux du temps appelaient : « la révolte de Spinetta ».

Au moment où le carbonarisme était à peine vaincu, le gouvernement italien voyait sans déplaisir se former des bandes de voleurs près desquelles trouvaient asile tous ceux qui avaient à craindre pour leurs opinions politiques. Devenus bandits par nécessité, les réfugiés finissaient par devenir maîtres en l’art de détrousser les passants. Les carabiniers leur donnaient la chasse de temps à autre par passe-temps et laissaient toujours fuir quelques menus pièces du gibier traqué. Ces expéditions contre les bandits servaient en effet de prétexte à des razzias politiques où les chefs des carbonari succombaient peu à peu.


Pia aimait les récits célébrant la résolution et la témérité des « montagnards ». La carrière de bandit lui semblait plus noble que le métier de maçon. D’ailleurs, tout le monde s’accordait à dire que Massio pratiquait d’une manière superbe la profession de voleur. Il était doux et secourable aux petites gens, redouté des riches et des puissants. Il épargnait le sang de ses concitoyens, et ses prisonniers n’avaient qu’à se louer de leur villégiature forcée. C’est dire que le village de Spinetta citait volontiers Massio comme le plus illustre de ses enfants. Et d’aucuns qui avaient eu la curiosité de lui rendre visite sur ses domaines assuraient que jamais ils n’avaient vu plus imposant, plus aimable et plus généreux seigneur. C’était un galantuomo accompli !

Par contre, Barbone, encore souffrant de ses blessures, ne recevait qu’œillades injurieuses. Et les vieilles marmottaient tout bas des malédictions quand le pauvre carabinier passait devant leurs portes.


« Je reviendrai ! » avait dit Massio. Et pendant cinq mois, Pia avait attendu la venue mystérieuse de son cher bandit, négligeant de pousser le verrou de sa porte ou laissant sa fenêtre mi-close.


Tressaillant aux aboiements des chiens sur la grand’route, elle avait espéré bien des nuits le retour de son promis. Mais quand résonnait la cadence des sabots d’un cheval sur les cailloux de la petite place, elle n’ouvrait la porte que pour apercevoir Barbone, revenant de quelque course nocturne. Et Pia commençait à ne plus avoir confiance en l’étoile de Massio. Qu’allait devenir le pauvre bandit pendant la saison où les fourrés n’ont plus de mystère, où les bois découvrent leurs gîtes, leurs retraites, leurs ravines comblées par la coulée de rouille des feuilles mortes ?

Un soir, debout devant une petite table chargée d’une assiettée de polenta et d’un plat d’olives, le curé de Spinetta disait ses grâces, après avoir clos son église et versé un peu d’huile consacrée dans la lampe de perpétuelle adoration ; le digne prêtre remerciait Dieu de la soirée de loisir qu’il voulait bien accorder à son serviteur. Assise au coin de l’âtre, sa vieille servante versait de la pâte azyme dans le moule à hosties.

Tout en répétant les signes de croix que faisait son maître, la paysanne maugréait :

— Mangez vite, monsieur le curé, votre souper se refroidit.

Le vieux prêtre allait obéir à sa cuisinière quand la porte s’entr’ouvrit doucement, comme sous la poussée de quelque chat familier.

— Bonjour, monsieur le curé ! dit la voix joyeuse de Massio.

En son costume de brigand d’opéra-comique, soie rouge et velours noir, avec ses mains blanches trop chargées de bagues et ses longs cheveux aux boucles luisantes, l’ancien maçon avait la mine chevaleresque d’un Fra Diavolo entrant en scène. Sur son épaule reposait la crosse brunie d’une carabine anglaise. Des ciselures ornaient la double poignée de pistolets négligemment enfoncés dans la large ceinture rose étreignant la taille fine du bandit.

La servante, effrayée, tomba à genoux au coin de l’âtre ; et le curé regarda tristement son assiettée de polenta.

Alors, le chapeau bas, Massio se hâta de rassurer ses hôtes :

— Monsieur le curé, dit-il, souriant, je sais trop le respect dû à votre caractère pour venir à vous avec des intentions désavouables. Je me souviens d’ailleurs que vous m’avez fait faire ma première communion. Ne voyez donc en moi que le plus indigne de vos fidèles. Si j’ai pris la liberté d’interrompre votre repas, veuillez m’excuser. Quand vous aurez achevé votre souper, je vous demanderai simplement de continuer la cérémonie nuptiale si malencontreusement interrompue il y a quelques mois.

Puis ouvrant la porte, Massio s’écarta pour livrer passage à Pia, triomphante et encore toute émue de la surprise que lui avait causée le retour de son fiancé. Derrière la jeune fille parée de son manteau de velours à traîne venait le cortège blanc des filles d’honneur et l’escorte noire des bandits. On entendit autour du presbytère le bruissement de la foule, des paysans de Spinetta conviés à la noce.

Sachant l’inutilité de toute résistance aux ordres de Massio, le curé demanda pourtant :

— Et les gendarmes ?

— Je les ai mis en prison, déclara Massio avec un large rire qui montra l’éclair blanc de ses dents à la flambée de l’âtre.

Et il ajouta :

— Je pense bien vous importuner pour la dernière fois, monsieur le curé ; dès demain, je quitte ma patrie, J’emmène Pia en France ou en Espagne, dans un pays enfin où les honnêtes gens sont un peu moins rares qu’en Piémont. Ici on n’en trouve pas de figures sur le toit de l’église.

— Soit ! dit le prêtre. Je consens à vous unir, espérant vous engager dans une vie plus exemplaire.

Alors Massio déposa douze pièces d’or près de l’assiettée de polenta, en déclarant qu’il ne demandait rien à crédit.

Quand il sortit du presbytère, le curé vit que toutes ses ouailles faisaient fête au bandit. Les maisons étaient d’or à la lueur des torches promenées par les ruelles. Des lampions rouges et verts alternaient leurs feux palpitants sur les entablements des fenêtres. Aux vivats succédaient le crépitement de la « bravade » que ne pouvait plus interdire le jaloux Barbone.

Précédant le cortège nuptial, trois joueurs de guitare et deux clarinettes avaient peine à faire entendre leur musiquette chevrotante.

À l’église, Massio obligea le bedeau à allumer toutes les bougies des lustres. Il paya royalement cette illumination féerique et envoya quatre de ses hommes à la recherche de la vieille dame, qui, aux fêtes solennelles, prenait place devant le petit harmonium pour accompagner le Salularis ou le Tantum ergo. Les doigts tremblants, l’organiste de Spinetta dut répéter tant bien que mal les chants guerriers, alors populaires en Italie, pendant que le jeune couple s’avançait lentement à travers la nef. Le brigand affectait les mines respectueuses et maniérées d’un souverain dont les gestes sont prévus par la minutieuse étiquette des cours. Pia était vraiment reine par la majesté de son allure, le calme de sa face et l’impérieuse clarté de ses grands yeux. Et ils étaient tous deux si beaux en leur marche triomphale, lui, d’audace et de force, elle, de grâce non apprêtée, que tous les assistants rugirent un « Vivat » qui troubla fort le pauvre curé, composant Dieu sait avec quelle peine ! le discours qu’il devait prononcer en l’honneur du « terrible » époux.

L’allocution du vieux prêtre ne fut pas longue. Il redescendit rapidement les marches de l’autel pour regagner son presbytère. Il avait ôté en toute hâte ses vêtements sacerdotaux, négligeant même de les enfermer dans l’antique bahut, entre les sachets de camphre préparés par Angiolina, quand Massio parut à la porte de la sacristie.

— Je vous remercie, monsieur le curé, dit le bandit, souriant. En dépit du gouvernement, de Barbone et de tous les carabiniers du Piémont, me voilà enfin uni à ma chère Pia. Mais ce n’est pas tout ; j’attends de votre saint ministère un service d’une importance plus considérable encore.

— Je ne comprends pas, mon fils, répondit le curé, qui ne pouvait imposer à ses lèvres la convention du sourire.

— Voilà, dit résolument Massio. J’ai juré par le corps du Christ de ne point quitter cette église que vous n’ayez solennellement procédé à un couronnement…

— Un sacre ! fit le curé, protestant par l’attitude de tout son être contre une prétention aussi inattendue.

— Oui ! affirma le bandit, un sacre ! Vous allez nous couronner, moi et mon épouse bien-aimée, Signora Pia Massio, empereur et impératrice de Spinetta !

— C’est une plaisanterie !

— Trêve de moquerie ! répondit le jeune homme ; et en présence de tous ses compagnons d’armes, groupés sur le seuil de la sacristie, Massio déclara fièrement :

— Jugez-vous Pia digne de porter la couronne ? Elle est au-dessus de toutes les femmes comme Dieu est au-dessus de tous les pauvres mortels. Le plus grand héros de tous les temps, l’Empereur dont le souverain regard voyait les âmes à travers leur enveloppe de chair, l’Empereur l’a embrassée au front ! Ce fut un baiser d’égal à égale. En matière de souveraineté, Napoléon est meilleur juge que vous, monsieur le curé !… Maintenant je dois avouer que je n’ai pas grand titre à faire valoir en faveur de mon couronnement. Mais ce que je n’ai pas fait, monsieur le curé, je le ferai. Je n’étais qu’un maçon : je me sens l’âme d’un chef, d’un roi… D’ailleurs, je vous paierai princièrement les frais de la cérémonie.

Eviva Massio ! cria la troupe du bandit.

— Mes enfants, répliqua le vieux prêtre dont les mains tremblaient, je ne suis qu’un pauvre curé de campagne. Je n’ai pas reçu pour mission de conférer les dignités mondaines. Autrefois, au séminaire, on ne m’apprit point les rites à observer pour la consécration des grands de la terre. Mes maîtres pensaient avec raison que je ne serais jamais archevêque. Puis, notre église est si pauvre, que nous ne possédons ici ni huile consacrée, ni diadème impérial…

— Monsieur le curé, vous faites preuve de mauvais vouloir… Mais ce que je veux, je le veux bien. Et je ne quitterai pas l’église avant d’être couronné. Vous ne possédez pas d’huile consacrée, dites-vous. Je me contenterai volontiers de l’huile qui brûle dans la lampe du Très Saint Sacrement. Et quand aux couronnes, je les vois d’ici.


Alors, écartant la troupe de ses camarades étonnés, Massio grimpa sur une balustrade de l’église et s’empara de deux diadèmes en carton doré couronnant la tête poudreuse de deux vieux saints en bois. Il souffla la poussière de ces oripeaux, les épousseta avec sa manche de velours, puis les déposa fièrement sur la nappe de l’autel :

— À l’œuvre, curé ! Tout est prêt pour le sacre, maintenant.

Mais Pia, prosternée au pied du tabernacle, s’apercevant de la sacrilège déprédation commise par Massio, se jeta, suppliante, dans les bras de son mari.

— Qu’as-tu fait, Massio ? Rends leur parure aux saints du ciel, je t’en conjure : cela nous porterait malheur, vois-tu…

Alors le curé, se précipitant à travers la foule des bandits mis en belle humeur par l’exploit de leur chef, apparut sur le seuil de la sacristie, et les bras tendus vers le profanateur :

— Maudit soit le sacrilège, l’impie qui ose dépouiller les saints apôtres, amis de Notre-Seigneur ! Tu as échappé, jusqu’à présent, à la justice des hommes, Massio ! Mais la colère de Dieu ne t’épargnera point

Et les mains jointes, les yeux levés vers la petite grotte où repose l’hostie dans les rayonnements d’or de l’ostensoir, le vieux prêtre attendit courageusement le supplice que devait lui mériter son impérieuse malédiction.

Les brigands tressaillirent, émus par la mâle parole du vieillard qui, autrefois, leur avait enseigné le catéchisme.

Massio, lui-même, parut interdit.

Le prêtre quitta l’église profanée sans être inquiété par les bandits.

— Va-t’en ! Va-t’en ! misérable curé de paysans, cria Massio, avec un rire dédaigneux. On voit que tu ne sais pas comment on en use avec les grands. Je veux être empereur et je le serai malgré toi. Quand Napoléon posa sur sa tête la couronne d’Italie, il savait qu’un diadème est un trop pesant fardeau pour les mains tremblantes des chanteurs de messes. À l’exemple du grand Empereur, je vais donc procéder de mes propres mains à mon couronnement et à celui de ma chère Pia. Comme le vainqueur des peuples ceignant la couronne de fer, je dis : « Dieu me l’a donnée, malheur à qui la touche ! »


Il prit les deux couronnes, en fixa une sur ses longs cheveux noirs et déposa la seconde sur la tête inclinée de Pia. La jeune femme voulut fuir le contact du diadème volé aux saints et la parure de carton roula sur la marche de l’autel.

Par contre, Massio portait fièrement l’insigne de sa nouvelle dignité. La fausse couronne semblait avoir été forgée pour orner son front impérieux.

Aussitôt éclatèrent les cris de triomphe en l’honneur du couple impérial. Mais Pia, toujours agenouillée, ne prenait point garde aux exhortations de l’empereur de Spinetta, invitant sa femme à se composer un maintien plus conforme à la nouvelle dignité dont elle était investie.

À la sortie de l’église, le crépitement de la « bravade » et les cris de joie accueillirent le cortège se rendant à l’auberge pour fêter le couronnement de Massio et de Pia.

Si les paysans de Spinetta ne manquèrent pas de faire honneur aux barriques de vin généreusement offertes par le brigand, ils furent moins bruyants qu’au début de cette fête improvisée. Tous désapprouvaient le sacrilège commis par Massio. Ils n’osaient pas contempler la couronne sainte que portait le nouvel empereur, et se confiaient, bouche contre oreille, les réflexions que leur suscitait la singulière altitude de Pia. Pâle, les yeux mi-clos, la jeune mariée semblait ne prêter aucune attention aux plaisanteries de Beppo, le fou qui lance des amandes aux jeunes filles et se moque des jeunes gens aux noces villageoises. Elle n’osait point tremper ses lèvres dans le verre de vin rouge posé devant elle. La couronne du vieux saint, en effleurant la tête de Pia, semblait métamorphoser en statue de marbre la nouvelle impératrice.

— Regarde Pia ! disait le barbier à son voisin de fêle. Sa face est déjà ravagée par la fièvre du remords. Tout cela finira mal, voyez-vous ! Nous buvons le vin de Massio et le gaillard est capable de nous demander raison de l’offense que nous lui ferions en ne vidant pas assez souvent notre verre en son honneur. Mais j’espère que la justice voudra bien considérer que nous n’agissons pas de plein gré.

Massio présidait la fêle en homme qui ne se soucie guère des carabiniers. Il buvait peu et racontait à ses convives étonnés ses prouesses de bandit toujours heureux. Puis célébrant l’amour vécu dans ses libres montagnes, il entourait de son bras robuste la taille de sa bien-aimée sans prendre garde à l’impassibilité de Pia. Beppo lui fit remarquer à mi-voix la pâleur de la jeune épousée.

Le bandit emmena alors sa femme dans le jardin de l’auberge.

— Es-tu souffrante, ma Pia ? Les paroles de ce prêtre maudit peuvent-elles te faire craindre pour les jours qui viendront ? Rassure-toi. Demain nous quitterons l’Italie et nous irons à la conquête de la principauté lointaine dont tu seras la souveraine comme tu es déjà la reine de ton Massio.

Pia ne répondit pas.

Elle se réfugia toute tremblante dans les bras de son mari.

— Pauvre enfant, pensait le bandit, elle est affaiblie par les émotions de cette glorieuse journée.

Il lui prit la main et, sans se soucier de ses invités, l’entraîna doucement vers la misérable cabane où devaient dormir les nouveaux souverains de Spinetta. Derrière eux, sonnait le grelot d’argent attaché au cou de Brusco, dernière escorte des triomphateurs.

Quand Massio s’éveilla, la lumière mauve de l’aurore éclairait l’intérieur de la chambre nuptiale. Le jeune homme, habitué par son existence de bandit à vite échapper aux liens invisibles du sommeil, s’aperçut que la place à côté de lui était vide.

Devant la fenêtre, assise sur une chaise de paille, Pia se contemplait dans une petite glace, cherchant à fixer sur sa tête la couronne de Massio. En chemise, le manteau de ses cheveux noirs éparpillés sur ses épaules nues, elle souriait au miroir et fredonnait le refrain d’une chanson de brigands. Dressé sur les pattes de derrière, Brusco regardait sa maîtresse de ses bons yeux tristes.

— Pia, s’écria Massio effrayé, pourquoi te lever si matin ? Qu’as-tu ? Que fais-tu à la fenêtre ? L’heure du départ n’est pas encore venue. Mes compagnons viendront nous éveiller quand il sera temps de gagner la montagne… Allons, quitte ta couronne et viens dormir. La route sera longue et tu n’as pas l’habitude de monter à cheval.

— Chut ! fit-elle d’un signe majestueux de la main. N’entends-tu pas ? Ils viennent ! Ils arrivent ! J’ai dû me faire belle pour recevoir leur hommage. Une impératrice doit porter le diadème quand elle se montre à son peuple. Mais cette maudite couronne ne veut pas tenir en place… Ah ! voilà qui va mieux. Qu’on m’apporte maintenant mon manteau, mon grand manteau de pourpre !

Massio fut sur pied d’un bond. Il se vêtit en toute hâte et accourut, tendant les bras, la voix caressante :

— Sois raisonnable, Pia ! Écoute-moi, au nom de tous les saints…

La jeune femme se retourna lentement vers lui, le considéra un instant, défiante, puis sourit :

— N’invoque pas les saints ! Nous ne pouvons pas compter sur eux. Ils sont nos ennemis depuis que tu leur as volé leurs couronnes.

Puis elle ajouta à mi-voix, lui souriant comme à un complice :

— Que veux-tu ? il le fallait bien. L’orfèvre n’avait pas acheté nos diadèmes. Puis les saints peuvent bien attendre un peu. Ils ne craignent pas les rhumes, les saints !

Et elle se mit à rire bruyamment, pendant que Brusco poussait de courts grognements plaintifs.

Massio se mit à genoux, étreignit Pia en ses bras, comme pour la défendre contre les idées désordonnées qui envahissaient sa raison :

— Oh ! mon Dieu, s’écria-t-il, Pia, tu rêves. Éveille-toi. Je suis Massio, ton pauvre mari qui souffre mille morts en entendant tes discours insensés. Viens, mon enfant, viens, ma femme, oublie toutes ces folies ! J’ai eu tort hier de me moquer de ce pauvre curé. Je suis coupable ! le seul coupable ! Écoute-moi, Pia, regarde-moi avec tes bons yeux aimants et doux d’autrefois.

— Non. non, répliqua la jeune femme, dont les lèvres se plissèrent en une moue méprisante… Tu n’es qu’un imposteur ! L’empereur, mon époux, a reposé près de moi cette nuit. Il a dû partir dès le premier chant du coq pour combattre nos ennemis. Quand on est un grand de la terre, on a des millions de jaloux. Mais mon vaillant empereur les terrassera tous, les foulera aux pieds. Oui, nous régnerons dans la paix et dans la joie. Nos peuples seront heureux. Et quand je traverserai mon village, montée sur un cheval blanc, je nommerai Brusco gouverneur de Spinetta… N’est-ce pas que la couronne me sied bien ? demanda-t-elle avec une coquetterie presque naturelle. Oh ! il y a encore quelques toiles d’araignées dans le creux du métal… Mais cela n’en vaut que mieux… cela prouve que nous sommes d’une très vieille maison… Chut ! fit-elle, voici nos ennemis !


Elle repoussa brusquement sa chaise, laissant choir le miroir qui se brisa en mille facettes, et, debout devant la fenêtre, elle regarda fixement du côté de la place de l’Église.

Derrière elle, Massio pleurait, accablé par la fatalité qui faisait de Pia la victime de ses fanfaronnades. Il essaya par de douces paroles, par des promesses enfantines, d’arracher la jeune femme à sa singulière contemplation. Mais Pia le repoussait de la main, semblant considérer un invisible spectacle.

— Ah ! ah ! fit soudain la pauvre folle. Les entends-tu maintenant !… Le cortège arrive !

Effectivement Massio entendit un bruit singulier qui ne rappelait guère le roulement de cavalerie en marche qu’attendait le brigand ; il crut percevoir un glissement de pas sur la route et se précipita dans une chambre adjacente d’où il put reconnaître une troupe de carabiniers se concertant pour envelopper la maison.

Barbone, délivré par quelque habitant de Spinetta, avait parcouru les bourgades voisines, recrutant les ennemis jurés de Massio.

Après avoir fait main basse sur les compagnons du brigand, encore alourdis par l’ivresse, les gens du roi avaient espéré surprendre Massio au logis nuptial.

— Pia, s’écria-t-il en prenant les armes, ce ne sont pas nos sujets qui arrivent… Nos persécuteurs espéraient nous faire prisonniers. Grâce à Dieu nous pouvons fuir par cette fenêtre et nous cacher dans les champs de maïs. Sous le ciel libre, je ne crains personne. Hâte-toi et je réponds de tout.

— Je ne demande pas mieux de quitter cette maison pour regagner mon palais, mais où est mon équipage ? Une impératrice ne s’en va pas traversant les champs de maïs à pied.

— Pia, Pia, obéis-moi, si tu veux ma vie sauve. Dans trois minutes, il sera trop tard… trop tard ! Comprends-tu ! Regarde-moi, je suis Massio, le Massio que tu aimais tant…

Et il regardait avec énergie les yeux de la pauvre folle, voulant lui communiquer sa volonté. Mais elle, le repoussant :

— Arrière, traître ! Tu es vendu à nos ennemis. Quand l’Empereur sera revenu, je…

— Que Dieu nous fasse miséricorde ! jura le bandit. Je vais partir sans toi, sans toi, ma chère femme, mais je reviendrai… Et je t’aimerai tant que je te guérirai, ô ma Pia !

Il l’étreignit brusquement, baisant la bouche qui lui crachait à la face, baisant les ongles qui lui égratignaient le front.

Au moment où il s’élançait par la fenêtre ouverte sur le petit champ de maïs, la porte de la maison s’ébranlait sous les coups de crosse des carabiniers :

— Massio ! Massio ! appelaient les carabiniers. Éveille-toi donc, empereur de Spinetta !

Un coup de feu mit fin aux railleries des soldats.

— Au meurtre ! Au meurtre ! crièrent les assaillants.

Persuadés que Massio, à l’abri des volets, faisait feu sur leur petite troupe, les carabiniers enfoncèrent la porte, se ruant dans les deux chambres de la maison.

Assise sur le lit, solennelle, les mains jointes, Pia sourit légèrement, en inclinant vers ses sujets son front ceint de la couronne de carton.

Les carabiniers restaient immobiles, silencieux et apitoyés, quand plusieurs de leurs camarades apportèrent le corps de Barbone, atteint par la balle de Massio.

On voulut déposer le blessé sur le lit nuptial, mais Barbone, reconnaissant la jeune fille, témoigna par un geste de répugnance et de dédain qu’il désirait ne pas mourir où avait reposé son ennemi. On l’étendit sur le carreau, aux pieds de la pauvre folle, qui assista, satisfaite et souriante, à l’agonie de cet ennemi vaincu.


Les habitants de Spinetta ne revirent jamais leur empereur. On apprit, par la vieille femme qui avait adopté la petite sœur de Pia, que l’audacieux bandit avait voulu revoir sa bien-aimée : monté sur un cheval dont les sabots étaient enveloppés de chiffons, il était venu, une nuit, demander à Pia de fuir le Piémont inhospitalier. La jeune femme l’avait reçu, souriante. Mais il dut renoncer à son projet quand Pia, geignant comme une enfant, échappa à ses embrassements pour se réfugier derrière la brave femme qui veillait sur elle. Et Massio s’en alla pleurant, après avoir laissé à la gardienne de la pauvre folle une bourse pleine d’or qui servit à doter de nouvelles couronnes les saints autrefois dépouillés.

Que devint Massio ? Quelques habitants de Spinetta affirment que le brigand sacrilège devint, par la suite, un saint homme d’ermite.

Mais il ne faut pas trop ajouter foi à leurs dires. Quand un scélérat disparaît, on le soupçonne toujours d’avoir choisi la carrière d’anachorète.

Pendant quarante ans, on vit Pia, assise sur une chaise devant sa porte, majestueuse souveraine, les cheveux roulés en couronne sur son chef amaigri et crasseux ; elle inclinait le bâton de sa quenouille vers les mauvais petits garçons qui défilaient devant elle en criant :

— Bonjour, impératrice de Spinetta !