L’Amour en Italie/La Fenice
LA FENICE
À demi perdu sur une des plus hautes crêtes des Apennins, le petit village de Treppi n’est habité que par des pâtres. Les sentiers qui y mènent ne sont praticables que pour les piétons, et encore faut-il qu’ils aient le pied montagnard. La route que suivent la diligence et les vetturini traverse la montagne à plusieurs lieues vers le sud. Treppi ne voit jamais arriver à son auberge que des paysans que leurs intérêts mettent en rapport avec les pâtres ; la nuit, le village sert momentanément d’abri aux contrebandiers qui y viennent avec leurs mulets chargés de marchandises, par des sentiers à peine tracés dans les rochers, et qu’eux seuls connaissent.
On était au milieu d’octobre, époque où, à cette élévation, les nuits sont ordinairement d’une grande clarté.
Mais, ce soir-là, on voyait un léger brouillard s’élever de la vallée et s’étendre lentement sur toute la chaîne des Apennins.
Il pouvait être neuf heures. Déjà, dans toutes les cabanes construites en pierres qui forment le village, les pâtres et leur famille dormaient autour du foyer éteint.
Une seule habitation restait vivante.
Plus grande que les autres, elle était entourée d’écuries, d’une remise et d’un four à pain. Un certain nombre de chevaux, conduits par six ou sept hommes, venaient d’y arriver. Tout près de la porte se tenait un vieux chien qui remuait joyeusement la queue. Il salua les arrivants d’un aboiement et rentra dans la maison, où un bon feu pétillait sous une grosse marmite. Une jeune fille, le visage tourné vers la flamme, les bras pendants, attendait, plongée dans une vague rêverie. Quand le museau du chien effleura sa main, elle se retourna vivement, comme éveillée en sursaut.
— Fuoco, dit-elle, ma pauvre bute, va-t’en dormir, tu es malade.
Le chien poussa un sourd gémissement, baissa la queue et gagna en rampant une vieille peau de mouton, étendue derrière l’âtre.
Les hommes étaient entrés. Une servante aux cheveux grisonnants puisa dans la marmite un grand plat de polenta, qu’elle plaça sur la table.
Pendant tout le repas, le silence ne fut interrompu que par le pétillement du bois sec et les grognements du chien.
La jeune fille s’était assise sur une pierre près du foyer ; elle ne toucha pas à l’assiette que la servante lui avait présentée ; les yeux fixés sur le brasier, elle semblait abîmée dans de profondes réflexions.
Tout à coup le galop d’un cheval et le bruit d’hommes en marche troublèrent la tranquillité de la nuit.
— Pietro ! dit la jeune fille d’un ton calme, sans bouger.
Un grand gaillard quitta la table et sortit, de l’air d’un homme qui sait ce qu’il a à faire.
Les pas devinrent de plus en plus distincts ; on entendit le cheval s’arrêter. Un instant après, trois hommes se montrèrent sur le seuil de l’auberge et entrèrent en saluant sans façon.
Pietro s’approcha de sa maîtresse dont le regard ne s’était pas détaché du foyer.
— Ce sont, dit-il à voix basse, deux contrebandiers de Porrette ; ils n’ont pas de marchandises ; ils conduisent à travers la montagne un signor dont les papiers ne sont pas en règle.
— Mina ! cria la jeune fille.
La vieille servante accourut.
— Ils voudraient manger, poursuivit Pietro, le signor désire se reposer jusqu’au jour. Il demande s’il peut passer la nuit chez nous.
— Étends-lui de la paille fraîche dans la chambre.
Pietro répondit par un signe de tête et se retira.
Les contrebandiers s’étaient mis au bout de la table. Ils étaient taillés en hercules et armés jusqu’aux dents, leur veste brodée coquettement rejetée sur l’épaule ; sous leur large feutre, orné de glands rouges, leurs yeux noirs étincelaient comme des charbons ardents. Avant de toucher à la polenta que Mina leur avait servie, ils se signèrent dévotement.
L’étranger s’était placé à l’écart ; il avait ôté son chapeau, et tout en passant sa main fine et blanche dans son abondante chevelure, il promenait un regard curieux autour de lui. Les maximes pieuses écrites au charbon sur la muraille, l’image de la Madone devant laquelle brûlait une petite lampe, et dans le fond de la pièce les poules qui dormaient sur leur perchoir, attirèrent d’abord son attention. Il regarda aussi les épis de maïs suspendus au plafond, et qui formaient comme une voûte d’or ; puis ses yeux se fixèrent sur la jeune fille et ne la quittèrent plus. À la lueur rougeâtre du feu, son profil se détachait dans toute sa sévère beauté. Les longues tresses de ses cheveux noirs retombaient sur un cou poli comme le marbre, aux attaches d’une finesse aristocratique ; ses mains à demi jointes reposaient sur ses genoux et ses petits pieds, étendus vers le feu, eussent chaussé, comme ceux de Cendrillon, la pantoufle de verre.
Il était difficile de dire son âge ; et à son altitude, au son de sa voix, on reconnaissait immédiatement la maîtresse de la maison.
— Avez-vous du vin, ma belle hôtesse ? fit l’étranger en s’approchant de l’âtre.
La jeune fille se leva comme poussée par un ressort, puis elle s’appuya contre le mur et demeura immobile, sans ouvrir la bouche, le regard menaçant.
Le chien se réveilla et poussa un grognement significatif.
— Il n’est donc pas permis de demander si vous avez du vin ? fit l’étranger ; je…
Le chien ne lui laissa pas le temps d’achever ; dans un accès de fureur inexplicable, il se jeta sur l’étranger, saisit son manteau avec les dents et l’arracha ; il l’eût mis en pièces sans l’intervention de la jeune fille.
— Arrière, Fuoco, arrière ! paix ! cria-t-elle.
Le chien se retira, mais sans perdre l’étranger de vue.
— Va l’enfermer dans l’écurie, Pietro, dit-elle, en montrant le chien.
Les domestiques, qui achevaient leur repas, se parlaient à voix basse ; le chien emprisonné poussait des gémissements plaintifs ; il y avait un air de contrainte et une impression lugubre sur tous les visages.
Mina, sur un signe de sa maîtresse, avait apporté du vin. L’étranger but et passa le verre à ses compagnons de route, puis il se mit à réfléchir à la scène bizarre dont il avait été l’acteur inconscient. Il n’y comprenait rien.
Les domestiques ne tardèrent pas à se lever de table ; les trois nouveaux venus se trouvaient seuls avec l’hôtesse et la vieille servante.
— Le soleil se lève à quatre heures, dit un des contrebandiers. Votre Excellence n’a pas besoin de partir plus tôt ; elle sera à l’heure convenue à Pistoja.
— Bien, mes amis, répondit-il ; vous pouvez aller dormir.
— Nous vous réveillerons, Excellence.
— Très bien. Mais la Madone sait que je ne dors jamais six heures de suite. Allons, bonne nuit, Carlone ; maître Bacino, bonne nuit !
En passant, un des contrebandiers se pencha vers l’hôtesse et lui dit :
— Constanso de Bologne m’a chargé de vous présenter ses compliments et de vous demander s’il n’a pas oublié son couteau ici, samedi dernier.
— Non, répondit la jeune fille d’un ton sec et l’air impatienté.
— Je lui ai dit que vous le lui auriez renvoyé s’il l’avait laissé chez vous. Et alors…
— Mina, fit-elle en l’interrompant, montre-leur le chemin de leur chambre, s’ils l’ont oublié.
La vieille servante qui s’endormait se leva.
— Je voulais encore vous prévenir, maîtresse, continua le contrebandier sans s’émouvoir, et en clignant de l’œil, je voulais vous prévenir que le signor ne regarde pas à la dépense, Donnez-lui un lit si vous pouvez. Voilà ce que je voulais vous dire, signora Fenice ; que la Madone vous accorde une bonne nuit !
Avant de sortir, les deux hommes s’inclinèrent devant l’image de la Vierge et firent un grand signe de croix.
— Bonne nuit, Mina, dit la jeune fille à la vieille servante qui s’éloigna, comprenant qu’on la congédiait.
Elle s’arrêta un instant sur le seuil, comme si elle hésitait à partir, puis elle referma la porte sur elle.
Le feu de l’âtre s’éteignait. La Fenice prit une lampe et l’alluma. L’étranger semblait déjà plongé dans le sommeil : enveloppé dans son manteau, la tête appuyée sur son bras droit, on eût dit qu’il s’était arrangé pour passer la nuit ainsi.
Tout à coup, il crut entendre son nom. Il leva la tête. La lampe brûlait devant lui, et la Fenice qui l’avait appelé fixait sur les siens ses grands yeux noirs, d’une attraction magique.
— Filippo, dit-elle d’une voix solennelle, ne me reconnaissez-vous pas ?
L’étranger fixa son regard sur ce beau visage que la lumière de la lampe faisait si bien ressortir et auquel l’anxiété donnait une légère pâleur. Des cils longs et soyeux adoucissaient la sévérité du front et d’un nez trop aigu : la bouche avait la fraîcheur de la jeunesse, mais quand elle ne parlait pas, elle avait une expression de douleur résignée et de renonciation qui concordait avec la profondeur triste et tranquille du regard.
— En vérité, mon hôtesse, répondit Filippo, je ne vous reconnais pas.
— C’est impossible ! répliqua-t-elle avec l’accent d’une profonde conviction. Pendant sept ans vous avez eu le temps de penser à moi ; il n’en faut pas tant pour graver dans son cœur l’image de quelqu’un.
— Oui, répondit Filippo à ces singulières paroles ; oui, ce temps suffit pour celui qui ne donne d’autre but à sa vie que le plaisir de caresser dans sa pensée le visage d’une jeune fille.
— Il y a sept ans, dit-elle d’un air pensif, vous disiez que ce plaisir serait toujours le vôtre.
— Il y a sept ans ? Oh ! alors, oui, je plaisantais encore volontiers… Et tu as pris La chose au sérieux ?
Elle fit de la tête un signe affirmatif.
— Et pourquoi pas ? reprit-elle.
— Mais, mon enfant, il y a sept ans, je tenais déjà les serments d’amour pour des fiches et des jetons qui remplacent l’or au jeu. Ah ! oui, il y a sept ans, je pensais beaucoup aux femmes. Aujourd’hui, sur l’honneur, j’y pense moins. Chère enfant, il y a tant de choses plus importantes qui vous absorbent !
La Fenice paraissait ne pas comprendre.
Elle se tenait comme une statue, immobile et muette.
— Ah ! je crois me souvenir maintenant, fit l’étranger, après quelques secondes de réflexion… Oui, j’ai parcouru autrefois ces montagnes. C’était en effet il y a sept ans : les médecins m’avaient envoyé de ce côté ; j’étais alors un jeune fou.
Un rayon de joie illumina la figure de la Fenice.
— Je savais bien, s’écria-t-elle, que vous vous souviendriez ! Fuoco n’a pas oublié sa vieille haine contre vous, et moi je n’ai pas oublié mon ancien amour.
Elle prononça ces derniers mots avec une candeur et une assurance qui jetèrent l’étranger dans le plus profond étonnement.
Il reprit :
— Je me rappelle avoir rencontré un jour, en courant dans les sentiers de la montagne où je m’étais perdu, une belle jeune fille qui me conduisit chez ses parents ; sans elle, j’aurais dû passer la nuit à la belle étoile. Je me souviens qu’elle me plut beaucoup…
— Oui, elle vous plut beaucoup.
— Mais, moi je ne lui plaisais pas. J’usai auprès d’elle de toute mon éloquence, et lorsque je voulus ouvrir par un baiser ces lèvres qui s’obstinaient à rester closes, elle bondit comme une tigresse, ramassa deux cailloux et menaça de me lapider. Si tu es cette jeune fille, comment peux-tu parler de ton ancien amour pour moi ?
— J’avais alors quinze ans, Filippo. J’avais toujours vécu seule, mon caractère était fier, hautain, farouche. Mon père possédait cette auberge et quelques troupeaux. Depuis ce temps, les choses n’ont guère changé : je n’entends plus, il est vrai, mon pauvre père jurer et gronder, — que Dieu ait son âme ! Ma mère était bien sévère. Vous souvenez-vous du soir où vous étiez assis à cette même place ? Vous faisiez l’éloge de notre vin. Je n’en entendis pas davantage. Ma mère me jeta un regard si impérieux que je sortis. J’allai me placer près de la fenêtre, d’où je pouvais vous voir. Vous étiez naturellement plus jeune, mais vous n’étiez pas plus beau. Votre regard est resté le même, et votre voix si pleine et si sonore a de nouveau éveillé la jalousie de Fuoco, que j’aimais seul jusqu’au jour où je vous rencontrai. Ah ! il sentait bien, le pauvre animal, que je vous aimais désormais mieux que lui ; il le sentait mieux que vous.
— C’est vrai. Quel fou j’étais alors ! Je t’ai poursuivie à travers la cour. Je suivais ton mouchoir blanc que je distinguais à peine au milieu de l’obscurité. Tout à coup je ne vis plus rien ; tu avais disparu par une porte, près de l’écurie.
— C’était ma chambre, Filippo ; il ne vous était pas permis d’y entrer.
— Je l’essayai cependant ; longtemps, je restai à la porte ; je frappais, je suppliais, je croyais que ma tête allait se briser.
— Votre tête ?… non… Vous parliez de votre cœur. Ah ! je me rappelle toutes vos paroles, toutes !
— Tu ne voulus pas les écouter.
— Il me semblait que j’allais mourir ; j’étais toute tremblante ; je voulus appliquer mes lèvres à la fente à travers laquelle vous parliez, et aspirer ainsi votre souffle ; je n’en eus pas la force.
— Et moi qui, dans mon dépit et ma colère t’ai quittée en jurant de ne plus te revoir !
— Je suis restée assise près de la porte jusqu’au matin. J’espérais que vous reviendriez. Dès que le soleil se leva, je sortis, mais plus personne ! Personne non plus que je pusse interroger. Alors je me mis à courir dans la montagne, à vous chercher partout ; je vous appelais tout haut, et tout bas je vous maudissais. Je descendis jusque dans la vallée et je m’en revins toute bouleversée. J’avais été deux jours absente. Ni mon père, ni ma mère ne voulurent plus m’adresser la parole. Fuoco, qui ne m’avait pas quittée, me consolait par ses caresses. Mais chaque fois que je jetais votre nom aux échos, il entrait en fureur.
Il y eut un silence pendant lequel l’homme et la jeune fille se regardèrent.
Filippo reprit :
— Depuis quand tes parents sont-ils morts ?
— Ils sont morts il y a trois ans, dans la même semaine. Peu après, je partis pour Florence.
— Pour Florence ?
— Oui. Ne m’avez-vous pas dit que vous étiez de Florence ? Des contrebandiers m’ont recommandée à une maîtresse d’auberge près de San Miniato. J’ai passé un mois dans cette hôtellerie, espérant toujours vous retrouver. Mais, après de longues recherches, j’appris que vous aviez quitté la ville. Personne ne put me dire l’endroit où vous étiez allé.
Filippo se leva et se mit à se promener comme un homme en proie à une vive perplexité.
La Fenice le suivait du regard, mais sans partager son agitation. Il s’arrêta enfin devant elle, et lui dit en la fixant :
— Pourquoi tous ces aveux, poveretta ?
— J’ai eu le temps, pendant sept ans, d’acquérir le courage qu’il fallait pour les faire. Je savais, Filippo, que vous reviendriez un jour ; seulement, je ne savais pas que je vous attendrais si longtemps. Je suis bien enfant, n’est-ce pas, de vous parler ainsi ? Que vous importe le passé ? Filippo, vous êtes de retour, et me voilà. Je suis à vous pour toujours.
— Chère enfant ! murmura-t-il à voix basse.
Mais sans continuer sa pensée, il baissa les yeux et se tut.
— On m’a souvent proposé des partis, reprit-elle ; de beaux partis, même à Florence ; mais j’avais juré de n’épouser que toi. Quand un prétendant m’adressait de douces paroles, j’entendais dans mon cœur une voix qui me rappelait les tiennes plus douces que toutes les autres. Aussi on ne m’importune plus depuis quelques années, bien que je sois belle comme je ne l’ai jamais été. On avait comme le pressentiment de ton prochain retour.
Après une pause, elle continua :
— Où irons-nous ? Veux-tu rester dans la montagne ? Non, la montagne me semble triste depuis que j’ai vu Florence. Nous vendrons tout, l’auberge, les troupeaux, je me ferai vite aux habitudes et à la toilette des villes. On s’étonnait à Florence de la facilité avec laquelle je me faisais à cette nouvelle vie… Ah ! comme la magicienne avait raison… Elle me disait : « Il reviendra ! »
— Et si j’étais marié ?
Elle le regarda en souriant :
— Tu veux me mettre à l’épreuve, Filippo ? Tu n’es pas marié. La tireuse de cartes me l’aurait dit.
— Non, je ne suis pas marié ; mais si je ne voulais pas me marier ?
— Comment pourrais-tu ne pas vouloir m’épouser ? fit-elle avec une confiance enfantine.
— Assieds-toi là, près de moi, Fenice. J’ai beaucoup de choses à t’apprendre, donne-moi ta main et promets-moi de m’écouter attentivement, jusqu’au bout.
Elle demeura immobile ; alors, lui, le cœur serré, le regard tristement attaché sur elle, lui parla :
— J’ai dû abandonner Florence en fugitif, à la suite des troubles politiques qui y ont éclaté. Je suis avocat, et c’est pour me soustraire à un interrogatoire qui aurait compromis plusieurs personnes que je suis parti pour Bologne. J’ai vécu longtemps dans cette ville d’une vie solitaire et cachée, évitant surtout la société des femmes. Autrefois, il y a sept ans, j’avais encore un cœur : il ne m’est plus resté que la tête…
« Bologne vient aussi d’avoir — journées néfastes. Les prisons sont pleines. Je plaidai la cause d’un de mes amis injustement arrêté ; on l’acquitta. En sortant de l’audience, je fus arrêté en pleine rue par un misérable qui m’accabla d’injures. J’aurais dû passer mon chemin ; je l’écartai d’un coup violent. La populace me poursuivit de ses huées ; je me réfugiai dans un café, où je fus bientôt rejoint par un parent de mon agresseur. Il me demanda raison du coup que j’avais donné. J’apportai la plus grande modération dans ma réponse, car il ne fallait pas beaucoup de pénétration pour deviner que tout cela était machiné contre moi par le gouvernement. Mais une parole en amena une autre, et nous convînmes de nous retrouver sur le terrain.
« Deux jours après, mon adversaire m’envoya dire qu’il était subitement appelé en Toscane et qu’il espérait que je viendrais l’y rejoindre pour vider notre querelle. Je consentis à tout ; mais lorsque, avant-hier, je demandai un passeport, on me le refusa. Je vis bien qu’on cherchait à m’exposer à la honte d’avoir voulu éviter un duel. Il ne me restait pas d’autre parti à prendre que celui de me confier aux contrebandiers. Demain, de bonne heure, ils m’ont promis que je serais à Pistoja. La rencontre doit avoir lieu dans un jardin hors de la ville.
La jeune fille saisit vivement les deux mains de Filippo :
— N’y va pas, s’écria-t-elle, n’y va pas ! ils veulent t’assassiner.
— C’est sans doute leur intention, fit le jeune homme avec calme. Comment sais-tu cela ?
— Oh ! je le sens… ici… et là.
Elle porta successivement la main à son front et sur son cœur.
— Tu es une magicienne, une strega, je le vois bien, continua-t-il en souriant. Oui, certes, mon enfant, ils veulent m’assassiner. Mon adversaire est le meilleur tireur de la Toscane… Ils m’ont fait l’honneur de me donner un adversaire convenable… Je m’en tirerai encore avec honneur… Qui sait si tout ne se passera pas loyalement ?… Après tout, cela doit être… Si je meurs, tu seras déliée de ton serment de fidélité, ma pauvre enfant… Nous ne nous serions peut-être pas convenus… Le Filippo que tu aimais jadis était un fat, d’un caractère léger, qui ne connaissait pas d’autre souci que celui de l’amour… Que ferais-tu aujourd’hui de Filippo le rêveur, l’utopiste, l’homme politique ?
Il se rapprocha d’elle pour prendre ses mains, mais il recula effrayé à la vue de sa pâleur et de l’étrange expression de son visage.
— Tu ne m’aimes pas, dit-elle lentement d’une voix éteinte.
Et elle le repoussa en jetant un cri.
Au même moment, le chien se mit à aboyer du dehors comme s’il sentait sa maîtresse menacée.
— Tu ne m’aimes pas ! non, non ! cria-t-elle hors d’elle-même. Après sept années d’absence, tu ne reviens que pour me faire tes adieux ? Ah ! il eût mieux valu pour moi que je fusse devenue aveugle avant de t’avoir revu ; que je fusse devenue sourde avant de t’avoir de nouveau entendu ! Pourquoi ton pied n’a-t-il pas glissé dans un précipice ? Ah ! sainte Vierge, ayez pitié de moi !
Elle se jeta à genoux devant l’image sainte, le front contre terre, les bras étendus.
La lune, déjà au-dessus de l’horizon, remplissait la pièce de sa pâle clarté.
Avant que Filippo eût le temps de se remettre de son trouble, il sentit les bras de la jeune fille enlacés autour de son cou ; elle pleurait, et ses larmes brûlantes tombaient sur ses mains.
— N’y va pas, lui disait-elle d’une voix suppliante ; tu marches au-devant de la mort. La madone t’a envoyé chez moi pour que je sois ton bon ange et que je te sauve. Laisse ces meurtriers dire ce qu’ils voudront… Filippo, je sens à la douleur que j’éprouve que je t’ai blessé… Pardonne-moi… mais ne va pas là-bas… Reste ici. Nous bâtirons une autre maison, si tu veux… nous renverrons tout le monde… même la vieille Mina, même le chien, si tu veux… ou, si tu préfères, partons… à l’instant même… Tous les chemins sont libres… Nous nous dirigerons vers le nord, du côté de Gênes… Nous irons jusqu’où tu voudras…
— Non ! fit-il d’un ton brusque… Soyons raisonnables… Un jour, peut-être, en entendant parler de ma mort, tu seras entourée d’un mari et d’enfants qui me béniront d’avoir eu cette nuit plus de raison que toi… Laisse-moi dormir… Va te reposer… et promets-moi de ne pas me revoir demain. Il ne faut pas que nos adieux portent atteinte à ta réputation dans le pays… Et maintenant, bonne nuit… Fenice, bonne nuit !
Il lui offrit cordialement la main, mais celle de la jeune femme resta inerte. Sous les rayons blancs de la lune, elle était pale comme une morte. Elle murmura : « Je ne te quitterai pas. »
— Et si je l’exige ! dit Filippo avec colère. Pourquoi divaguer de la sorte ? Je ne suis pas un jouet… Ma voie est tracée, et cette voie est trop étroite pour deux… Conduis-moi dans la pièce où je dois reposer jusqu’à l’aube… et oublions le passé.
— Tu peux me frapper, mais je ne te quitterai pas, répliqua-t-elle d’un ton résolu. Filippo, tu es à moi.
— Assez ! cria-t-il avec violence, et rouge de colère. Assez ! ajouta-t-il en la repoussant, et adieu pour toujours ! Voilà sept années, dis-tu, que tu languis pour moi ; aurais-tu acquis par là le droit de me déshonorer à mes propres yeux ? Si tu penses me séduire, tu choisis mal tes moyens. Je t’aimais il y a sept ans parce que tu n’étais pas comme aujourd’hui ; maintenant tout est fini entre nous. Pour la dernière fois, où est ma chambre ?
Le silence qui suivit ces paroles prononcées avec dureté fit craindre au jeune homme d’avoir été trop loin. Mais la Fenice ne répliqua pas. Elle passa froidement près de lui, ouvrit une porte dont elle lui montra le verrou et revint s’asseoir près de l’âtre.
Filippo entra dans la petite chambre et s’y enferma. Il appliqua pendant quelques minutes son oreille contre la porte : il n’entendit aucun bruit : la jeune fille ne bougeait pas. Il se dirigea alors vers l’espèce de lucarne pratiquée dans le mur et en retira la paille qui la bouchait : les rayons de la lune inondèrent la chambrette : c’était celle de la Fenice. Son lit, d’une blancheur virginale, était entouré d’images pieuses ; sous un crucifix, près de la porte, il y avait un bénitier formé par un coquillage rose ; un escabeau et une petite table complétaient le modeste mobilier.
Filippo s’assit sur le lit, la tête brûlante ; son cœur battait à se rompre ; ses pensées roulaient confuses.
Tantôt il voulait se précipiter aux pieds de la jeune fille, lui demander pardon de sa dureté ; tantôt il frappait du pied, se reprochant sa faiblesse.
Un peigne orné de pièces de métal se trouvait sur la table ; il le prit machinalement, et se rappela alors la belle chevelure qu’il était destiné à soutenir, la nuque sur laquelle celle-ci retombait en tresses d’ébène : il repoussa l’objet tentateur et s’approcha de la lucarne pour regarder le ciel et la campagne.
— Ce n’est pas ici, se dit-il en lui-même, qu’on peut oublier qu’on a aimé. Cette jeune fille naïve et franche était bien celle qui me convenait. Quels yeux ouvrirait mon vieux Marco, si je lui ramenais de mes voyages cette belle femme ! Elle entrerait chez moi comme ce doux rayon de lune qui illumine cette chambre. Ah ! bah ! folie, folie, mon pauvre Filippo ! Si elle devenait veuve, que ferait-elle à Bologne ? N’y pensons plus. Je réveillerai mes guides une heure plus tôt, et je m’esquiverai pendant que tout dormira encore à Treppi.
Il se disposait à quitter la lucarne, quand il aperçut la forme svelte d’une femme sortir de l’ombre que projetait la maison.
Comme elle lui tournait le dos, il ne put la reconnaître.
L’ombre se dirigeait à grands pas vers le précipice qui s’ouvrait de ce côté du village. « C’est la Fenice ! » se dit-il, sentant un frisson d’épouvante traverser son cœur. Il s’élança vers la porte, mais le verrou, qui était rouillé, résista à tous ses efforts. Une sueur froide inondait son front. Il appela, il secoua violemment la porte, personne ne répondit. Il revint à la lucarne. Déjà quelques pierres, sous sa pression, cédaient, lorsque la jeune fille revint sur ses pas. La Fenice tenait quelque chose de caché sous son tablier : l’expression de sa figure était sérieuse et pensive ; elle ne regarda pas du côté de la lucarne et disparut de nouveau.
Filippo était encore à la même place, cherchant à se rendre compte de ses impressions, lorsqu’il entendit un grand bruit que faisait le chien ; mais bientôt tout retomba dans un morne silence, et le reste de la nuit ne fut troublé que par les allées et venues de la Fenice. Ce fut en vain que Filippo supplia la jeune fille de lui parler, elle s’obstina à ne pas lui répondre. Il se jeta alors tout habillé sur le lit ; agité par la fièvre, il ne pouvait trouver le sommeil. Enfin, deux heures après minuit, la lune disparut et Filippo sentit que la fatigue l’emportait : il ne tarda pas à s’assoupir.
Quand il se réveilla, la chambrette était plongée dans l’obscurité.
Il remarqua que la lucarne avait été bouchée pendant qu’il dormait.
Il la déboucha et resta tout ébloui par la vive lumière du jour.
Furieux contre les contrebandiers et surtout contre la jeune fille dont il comprit la ruse, il fit sauter le verrou de la porte.
— C’est toi qui as voulu que je dorme si longtemps, lui dit-il d’un ton d’amer reproche.
— Oui, c’est moi, lui répondit-elle d’un air indifférent. Vous étiez si fatigué ! Si votre rencontre ne doit avoir lieu que dans l’après-midi, vous arriverez encore à temps à Pistoja.
— Je t’avais prié de ne plus te soucier de moi ; où sont mes guides ?
— Partis !
— Partis ? Tu veux railler… Où sont-ils, tête folle ? Ces gens-là ne partent pas sans être payés.
La Fenice s’était tranquillement assise. Elle répondit avec calme :
— Je les ai payés. Je leur ai dit que j’avais besoin de renouveler ma provision de vin ; que je descendrais à Pistoja et que je vous montrerais le chemin. Il était inutile de vous réveiller ; vous étiez brisé de fatigue.
Filippo tremblait de rage. Il demeura un instant sans pouvoir parler, puis il éclata :
— Je n’irai jamais avec toi !… Ah ! c’est ainsi que tu veux me tromper !… Ce sont là des moyens méprisables… Non, je n’irai pas avec toi… Donne-moi un de tes domestiques… Voilà de quoi payer les contrebandiers.
Il lui jeta une bourse et se dirigea vers la porte.
— Vous ne trouverez personne, lui dit-elle, mes gens sont partis, et dans le village il n’y a, pendant la journée, que des vieillards et des enfants. Tous nos hommes sont avec les troupeaux dans la montagne.
« Et pourquoi, continua-t-elle en le voyant hésiter sur le seuil, pourquoi ne voulez-vous pas que je vous serve de guide ? J’ai fait cette nuit des rêves qui m’ont dit que vous ne pouvez plus rien être pour moi. Vous êtes libre de me quitter quand vous voudrez ; j’ai seulement voulu disposer les choses de manière à passer encore quelques heures avec vous ; je n’irai pas jusqu’à Pistoja ; je veux simplement vous mettre dans la bonne voie. Si vous partez seul, vous risquez de vous égarer. Rappelez-vous l’expérience que vous avez faite lors de votre premier voyage à travers nos montagnes.
Il la regarda : elle lui parut entièrement changée. Le calme de ses grands yeux témoignait de la sincérité de ses paroles.
— Puisque tu es raisonnable, dit-il, qu’il soit fait selon ta volonté. Partons.
Elle se leva avec une indifférence qui frappa Filippo et dont il ressentit un secret dépit. Comment ce feu de la veille s’était-il si promptement éteint ?
— Nous allons manger d’abord, dit-elle, car nous marcherons plusieurs heures sans rencontrer d’habitation.
Elle posa devant lui du pain et une cruche de vin ; elle mangea, debout devant l’âtre, mais ne toucha pas au vin. Filippo prit à la hâte quelques cuillerées de soupe, avala trois gorgées de vin et alluma un cigare aux charbons du foyer.
La Fenice, pendant ce temps, avait changé d’expression : ses joues s’étaient fortement colorées, et il y avait sur ses lèvres comme un sourire de triomphe. Elle prit la cruche et la jeta au milieu de l’âtre, où elle se brisa.
— Je ne veux pas, dit-elle, que d’autres lèvres se posent ou les tiennes se sont posées.
Filippo se leva et un soupçon rapide comme l’éclair traversa son esprit : « M’aurait-elle empoisonné ? » pensa-t-il. Mais il chassa bien vite cette mauvaise pensée et il suivit la jeune fille.
— Ils ont emmené le cheval avec eux à Poretta, lui dit-elle, en voyant qu’il cherchait des yeux sa monture. Vous n’auriez, du reste, pas pu descendre à cheval, les sentiers sont trop escarpés.
Ils étaient sortis du village, qui semblait désert. Le soleil était brûlant : mais la majestueuse grandeur de cette solitude rachetait tout. L’azur du ciel était d’une pureté profonde, l’air, d’une transparence sans égale. À l’horizon, on apercevait, au-dessus des cimes, une longue ligne bleu foncé : c’était la mer. Autour d’eux, aucune trace de végétation. Ce ne fut que lorsqu’ils descendirent dans la vallée qu’ils trouvèrent des ruisseaux et des cascades, des plantes odoriférantes et des arbres.
La Fenice marchait la première, sans se détourner, sans mot dire.
Filippo ne pouvait détacher ses regards de la jeune fille. Il ne se lassait pas d’admirer la vigueur de ses membres et la grâce qui animait tous ses mouvements. Il ne pouvait voir sa tête, que cachait entièrement un grand mouchoir ; mais, quand ils se rapprochaient l’un de l’autre et qu’ils marchaient côte à côte, Filippo s’efforçait de regarder devant lui pour échapper à la tentation de contempler les traits de la jeune fille. Sa physionomie était aussi naïve et aussi ingénue que sept ans auparavant, lorsqu’il l’avait vue pour la première fois ; son visage était resté le même, tandis que sa taille s’était développée : une tête d’enfant sur un corps de femme.
Il renoua le premier la conversation. Elle lui répondit simplement et avec calme. Le sentier qu’ils suivaient avait, à plusieurs reprises, favorisé la fuite de réfugiés politiques, qui passaient ordinairement la nuit à Treppi.
Filippo demanda à la Fenice des renseignements sur beaucoup de ses amis, mais elle ne se souvenait guère d’eux.
Tout en causant, l’avocat ne remarqua pas que le soleil s’élevait au-dessus de leurs têtes sans qu’on aperçût encore la plaine de la Toscane.
Il y avait dans la voix de sa conductrice quelque chose de magique qui lui faisait oublier ses préoccupations de la veille. Mais quand ils débouchèrent de la gorge dans laquelle ils étaient descendus, et qu’ils eurent de nouveau devant eux une contrée montagneuse d’un aspect étrange et sauvage, qui se déroulait à perte de vue, Filippo jeta un regard vers le ciel.
Il vit clairement qu’ils avaient marché dans une direction opposée à celle qu’il aurait dû suivre.
— Arrête-toi ! cria-t-il à la Fenice. Tu te trompes. Sommes-nous sur le chemin de Pistoja ?
— Non, répondit-elle sans crainte, mais en baissant les yeux.
— Ah ! fille hypocrite et perfide, tu en remontrerais au génie du mal lui-même.
— Quand on aime, répliqua-t-elle d’un air sombre, on est plus puissant que le diable et les anges.
— Tu crois avoir remporté la victoire ? Non, pas encore ! s’écria Filippo avec emportement. Revenons sur nos pas, et indique-moi le chemin le plus court, sinon je t’étrangle de mes propres mains… Ah ! folle, tu veux donc que je te haïsse, puisque tu cherches à me faire passer aux yeux du monde pour un misérable lâche !
Il était hors de lui. Il s’avança vers elle, les poings crispés.
— Étrangle-moi ! lui dit-elle avec un triste sourire. Quand tu m’auras tuée, tu pleureras des larmes de sang. Tu seras obligé de défendre mon cadavre contre les vautours ; le soleil desséchera ta chair, et tu mourras à mes côtés. Quoi que tu fasses, tu ne peux plus désormais te séparer de moi. J’ai mélangé un philtre au vin que tu as bu : tu m’appartiens… Ah ! tu croyais que j’oublierais comme un jour ces sept années de ma jeunesse pendant lesquelles je t’ai été fidèle et je t’ai attendu !…
Elle parlait avec la majesté d’une souveraine.
— Un philtre ! riposta Filippo… Il ne t’a jamais rendu un si mauvais service, car je te hais… Adieu ! J’aperçois là-bas une hutte de bergers… Je n’ai plus besoin de toi, adieu, misérable folle !
Elle ne répondit pas.
Elle le suivit un instant des yeux, puis elle alla s’asseoir à l’ombre d’un rocher.
Il l’avait quittée depuis peu, quand tout à coup il n’aperçut plus trace du sentier. Il se trouvait au milieu d’un fouillis inextricable de broussailles. Bien qu’il ne voulût pas se l’avouer, les paroles de la Fenice laissaient dans son cœur une impression d’inquiétude, et toutes ses pensées étaient remplies d’elle.
À en juger par la hauteur du soleil, il devait être près de dix heures.
Filippo réussit cependant à trouver une issue pour descendre dans la vallée ; la hutte, sur le versant opposé, laissait échapper de son toit un mince filet de fumée, ce qui indiquait qu’elle était habitée. Il franchit le torrent, mais il dut revenir sur ses pas, les rochers étant inaccessibles de ce côté. Il prit de confiance le premier sentier qu’il rencontra. Il s’y engagea rapidement, comme un captif qui vient de recouvrer sa liberté. Mais à mesure qu’il avançait, il lui semblait que la hutte s’éloignait.
Peu à peu son agitation se calma, et toutes les particularités de la scène qu’il venait d’avoir avec la Fenice se présentèrent nettement à son esprit. Il revit l’image de la jeune fille, non pas sous l’impression de son irritation, mais belle et pure comme une vierge de la montagne, et il ne put se défendre d’un mouvement de pitié.
— Elle est assise là-haut, se dit-il en lui-même ; elle attend l’effet de son philtre magique. Pauvre folle ! Je m’explique maintenant pourquoi elle s’est promenée cette nuit au clair de lune et pourquoi elle a brisé la cruche.
Plus il avançait, plus il ressentait tout ce que cet amour sauvage avait de puissant et de touchant.
Je me suis sauvé comme un lâche, pensait-il. J’aurais dû lui tendre la main et lui dire : « Je t’aime, Fenice ; si je ne suis pas tué, je reviendrai auprès de toi et je te prendrai pour femme. » Comment cette idée ne m’est-elle pas venue ? J’aurais dû prendre congé d’elle avec un baiser de fiancé… Je suis un homme sans cœur.
Il s’arrêta, et il crut respirer l’haleine de la Fenice et sentir ses lèvres effleurer les siennes. Il lui semblait aussi qu’on l’appelait. « Fenice ! » répondit-il, et ses tempes battirent avec violence. Mais le ruisseau seul murmurait à ses pieds.
Le nom de la Fenice lui revint pour la seconde fois sur les lèvres. Il se sentit rougir de honte. « En suis-je arrivé au point de rêver tout éveillé ? Arrière, enchanteresse infernale ! »
Il pressa le pas. Il avait retrouvé toute son énergie ; mais en même temps, il vit qu’il s’était complètement égaré. Il voulut atteindre une hauteur pour essayer de découvrir de nouveau la hutte de bergers qui s’était comme subitement évanouie. Épuisé par la soif, tourmenté par la crainte de ne pas arriver à l’heure fixée, il éprouva une sorte de vertige, et il lui sembla que ses jambes pliaient sous lui.
— S’il était cependant vrai, se disait-il, qu’il y ait des éléments assez puissants pour soumettre la volonté d’un homme aux caprices d’une femme !… Ah ! plutôt la mort que l’esclavage… Mais non ! celui qui croit au mal est vaincu par le mal !… Sois homme, Filippo, courage ! Encore quelques heures de marche, et tu seras hors de ces montagnes maudites, et tu échapperas aux méchants génies qui en ont fait leur demeure.
Cependant il ne pouvait calmer la fièvre qui brûlait son sang. Une pierre, une branche, un tronc d’arbre, la moindre chose qui barrait son chemin, devenait pour lui un obstacle si grand, qu’il avait besoin de toute sa force pour le surmonter.
Il n’avait plus qu’un pas à faire pour arriver au sommet de la montagne. Ses yeux, éblouis par le soleil, ne distinguaient plus rien autour de lui. Il s’était arrêté pour reprendre haleine, lorsqu’il entendit pour la troisième fois son nom résonner à ses oreilles.
Il se frotta les yeux, se tourna du côté d’où venait la voix et aperçut la Fenice assise au pied du rocher où il l’avait quittée ; elle lui dit avec un regard où brillait toute sa joie :
— Enfin, te voilà, Filippo ! Je ne croyais pas que tu serais absent si longtemps.
— Spectre infernal ! s’écria-l-il, quand cesseras-tu de te moquer de moi ?… Si je te retrouve, c’est pour te maudire… Dieu est témoin que je ne t’ai point cherchée… Tu es donc destinée à me perdre ?…
Elle secoua la tête avec un sourire.
— Tu te rapproches de moi, sans que tu t’en doutes. Toujours tu me trouveras devant toi, lors même que les montagnes changeront de place comme pour nous séparer… J’ai versé sept gouttes de sang de chien dans le vin que tu as bu ce matin… Pauvre Fuoco ! Il m’aimait et te haïssait… C’est ainsi que tu haïras le Filippo d’autrefois, le Filippo qui m’a oublié… Tu ne trouveras la paix qu’en m’aimant. Viens, suis-moi, je te montrerai le chemin qui conduit à Gênes.
Elle se leva et voulut le prendre par le bras.
Elle recula effrayée : Filippo était pâle comme un mort, ses yeux étaient injectés de sang, ses lèvres remuaient sans pouvoir articuler un son ; et il étendait le bras pour la repousser.
Il murmura quelques mots incohérents, chancela et tomba à la renverse dans le vide.
La Fenice poussa un cri perçant comme celui du faucon et descendit le ravin en se retenant aux branches.
Filippo était étendu au pied d’un sapin, les paupières closes, le front et les cheveux souillés de sang. Elle le prit dans ses bras et essaya de remonter la pente escarpée. Ses forces avaient quadruplé ; elle parvint à regagner la hauteur et déposa le blessé sur la mousse, à l’abri du soleil ; puis elle se dirigea vers la hutte des bergers. Dès qu’elle en fut proche, elle appela. Deux pâtres accoururent.
Quand Filippo revint à lui, sa tête reposait sur les genoux de la Fenice, et les deux bergers lavaient sa blessure avec l’eau fraîche du ruisseau.
— Je vous en supplie, balbutia-t-il, que l’un de vous descende à Pistoja et informe les gens qui m’attendent de ce qui vient de m’arriver. C’est à l’hôtel de la Fortune qu’il faut aller… Je m’appelle…
La voix lui manqua.
Il perdit de nouveau connaissance.
— C’est moi qui irai, dit la jeune fille. Vous transporterez le blessé soigneusement à Treppi. Vous le déposerez sur le lit que Mina vous montrera. Soulevez-le avec précaution. Vous rafraîchirez en route le mouchoir que je lui ai mis sur le front.
Il était près de trois heures et demie quand la Fenice arriva à Pistoja. L’osteria della Fortuna se trouve à une centaine de pas de la ville. À cette heure, celle de la sieste, tout était silencieux. L’hôtelier, qui ronflait, lui demanda d’assez mauvaise grâce et d’un air mal éveillé, d’où elle venait et ce qu’elle voulait.
— Je viens, répondit-elle, vous apporter un message de signor Filippo Mamianni…
— Ah ! ah ! pourquoi ne vient-il pas en personne ?… Il y a ici des gens qui l’attendent…
— En ce cas, conduisez-moi auprès d’eux.
— Qu’avez-vous à leur dire de si important ?
— Cela me regarde.
— Bien, mon enfant, chacun a ses secrets… Ainsi, il ne vient pas ? Ces messieurs seront désagréablement surpris ; ils avaient, je crois, des affaires très sérieuses à régler avec lui.
Il jeta un regard sournois à la jeune fille ; mais, comme elle ne paraissait nullement disposée à continuer la conversation, il se dirigea avec elle vers la porte.
Ils traversèrent une petite vigne qui s’étend derrière la maison. Au bout d’une allée d’arbres, ils trouvèrent un pavillon dont les jalousies étaient mi-closes. L’aubergiste frappa dans ses mains, et la porte s’ouvrit.
Trois hommes étaient assis autour d’une table chargée de verres et de bouteilles.
Celui qui était venu ouvrir dit à la Fenice, après l’avoir écoutée :
— Ainsi, l’avocat ne tient pas sa promesse ? Mais quelle preuve peux-tu donner de la vérité de ton message ?
— Quelles preuves ! Je suis une jeune fille de Treppi ; je m’appelle Fenice Cataneo. Des preuves, je n’en ai pas ; mais je dis la vérité.
— Si Filippo Mamianni a perdu connaissance en tombant dans un ravin, comment a-t-il pu t’envoyer ici pour le faire savoir ? demanda l’homme en échangeant un regard de doute avec ses compagnons.
— La parole lui est revenue momentanément après que nous eûmes lavé sa blessure. Il nous a dit alors qu’il était attendu à l’hôtel de la Fortuna, et qu’il fallait aller y raconter l’accident qui lui était arrivé.
Un rire moqueur accueillit cette déclaration.
— Tu vois, reprit l’homme qui se tenait sur le seuil, tu vois que ton histoire n’a pas de succès. Il est plus facile d’inventer des contes que d’être un homme d’honneur.
— Si vous voulez dire par là que Filippo est un lâche, le ciel est témoin que vous mentez ! répondit la jeune fille avec indignation.
— Comme tu t’animes ! Est-ce que Filippo serait ton amant ?
— Non. Je le jure par la Madone ! fit-elle d’une voix grave.
— Bah ! ajouta un des hommes qui étaient attablés, il est aussi peu malade à Treppi que…
La Fenice l’interrompit :
— Ah ! vous ne me croyez pas… eh bien ! venez avec moi, vous le verrez de vos propres yeux. Je vous servirai de guide, — à condition que vous ne preniez pas vos armes.
— Tu as peur que nous attentions à ta vie ? Non, tu es trop mignonne…
— Il ne s’agit pas de ma vie, mais de la sienne…
— As-tu d’autres conditions à nous imposer ?
— Oui, il faut que nous amenions un chirurgien avec nous.
Les trois hommes se consultèrent un instant à voix basse.
— Il y en a un dans le voisinage, répondit le plus jeune, je vais le chercher.
Il revint peu après avec un quatrième personnage que les autres ne paraissaient pas connaître.
La Fenice acheta un pain, puis elle prit la tête de la petite caravane. La conversation des trois hommes était très animée mais elle n’y prit pas garde. Elle marchait, légère comme une chèvre, et on lui criait, de temps de ne pas aller si vite.
Le soleil se couchait quand ils arrivèrent à Treppi. Le village n’avait pas encore trouvé son animation du soir, Seuls, des enfants se hissèrent avec curiosité aux fenêtres et quelques vieilles femmes parurent au seuil des portes.
La Fenice passa sans s’arrêter, répondant par une simple inclination de tête aux saluts de ses voisines. Devant l’auberge, des domestiques pansaient des chevaux, tandis que deux contrebandiers les regardaient en fumant.
La jeune fille se dirigea vers sa chambre et ouvrit la porte : le blessé sommeillait, étendu sur le lit. Une vieille femme de Treppi, assise par terre, se tenait à son chevet.
— Comment va-t-il. chiaruccia ? demanda la Fenice.
— Il va mieux ; que la Madone soit bénie ! répondit la vieille en jetant un regard de méfiance sur les inconnus qui étaient entrés.
Mina renouvela les compresses et Filippo sortit de son demi-sommeil.
En apercevant la Fenice, son visage se colora subitement :
— C’est toi ! murmura-t-il.
— Oui, répondit-elle d’une voix caressante, c’est moi… Je reviens de Pistoja… J’amène le signor avec lequel vous deviez vous battre : j’ai voulu qu’il vît par lui-même que vous n’êtes pas un lâche… Un chirurgien nous accompagne…
Le blessé tourna ses yeux vers les quatre étrangers :
— Il n’est pas parmi eux, dit-il ; je ne connais aucun de ces messieurs.
Il avait à peine achevé ces mots et ses paupières se refermaient déjà, quand un des hommes s’avança près du lit :
— Il suffit que nous soyons sûrs de votre identité, signor Filippo Mamianni, lui dit-il. Nous avions l’ordre de vous attendre à l’hôtel de la Fortuna et de vous arrêter. On a saisi des lettres qui établissent que vous ne veniez pas seulement en Toscane pour vider une querelle, mais pour nouer certaines relations favorables au parti que vous défendiez à Bologne. Je vous prie de voir en moi le commissaire de police de Pistoja ; voici le mandat d’arrêt.
Il sortit de sa poche un papier qu’il présenta à Filippo ; mais le blessé ferma les yeux et retomba dans son assoupissement.
— Veuillez examiner ses blessures, monsieur le docteur, fit le commissaire en s’adressant au chirurgien. Si son état le permet, nous transporterons le prisonnier sans retard à Pistoja. J’ai vu des chevaux en entrant : ils m’ont paru chargés de marchandises de contrebande : nous avons le droit de les confisquer… Ah ! je me suis toujours douté que Treppi était un nid de contrebandiers !
La Fenice s’était esquivée.
La vieille murmurait des mots inintelligibles.
Au dehors, on entendait des voix fortes qui parlaient et on voyait surgir à la lucarne des têtes curieuses qui disparaissaient aussitôt.
— En prenant de grandes précautions, dit le médecin, je crois qu’on peut transporter le blessé ; mais il a la fièvre, et un accès de fièvre peut lui être fatal en route. Je ne saurais par conséquent accepter aucune responsabilité.
Une jeune fille qui conduisait un cheval monté par un cavalier à la figure pâle et fatiguée. (Page 91.)
— C’est bien, c’est bien, répondit le commissaire. Nous aurons un clair de lune splendide cette nuit… et, après tout, ajouta-t-il, mort ou vivant… Allez vous assurer des chevaux, dit-il à ses hommes.
Ils voulurent sortir, la porte résistait. Elle s’ouvrit enfin, et ils virent une bande de gens du village, à la tête desquels se trouvaient les deux contrebandiers. La Fenice leur parlait avec animation ; elle s’avança vers le seuil de la porte et d’un ton énergique :
— Je vous ordonne de quitter cette chambre sans délai. En touchant au blessé, vous vous exposez à ne plus revoir Pistoja. Depuis que Fenice Cataneo est maîtresse de cette maison, le sang n’y a pas coulé… Fasse la Madone qu’il n’y coule pas ce soir !… Et n’essayez pas de revenir en plus grand nombre… nous surveillerons la vallée… Rappelez-vous cet escalier taillé dans le roc… Un enfant, armé d’une pierre, peut défendre ce passage. C’est là que nous vous attendrons tant que Filippo Mamianni ne sera pas en sûreté… Partez maintenant, et vantez-vous d’avoir trompé une jeune fille et d’avoir voulu assassiner un blessé !
Les sbires étaient pâles et tremblants. Ils tirèrent des pistolets de leur poche. Le commissaire répondit avec sang-froid :
— Nous sommes venus ici au nom de la loi. Nous mettons les armes à la main pour la faire respecter, et six d’entre vous payeront de leur vie la résistance que vous nous opposez.
Cette déclaration fut accueillie par un sourd murmure.
— Silence ! mes amis, s’écria la jeune fille. Le commissaire nous menace. Il s’en tiendra là. Il sait bien que, s’il avait le malheur de toucher à un seul de nous, il serait immédiatement assommé comme un chien. — Vous parlez comme un fou, continua-t-elle en se tournant vers le commissaire ; la peur se peint sur votre figure, et vous parlez de lutter ! Allons, partez, signor, et profitez de ce que le chemin vous est encore ouvert.
Elle recula d’un pas, étendant le bras d’un geste impérieux.
Le commissaire échangea quelques mots avec ses sbires, puis ils sortirent tous ensemble. Ils traversèrent le village, poursuivis par les imprécations et les injures des habitants.
Le blessé s’était mis sur son séant et avait assisté à toute cette scène sans paraître la comprendre.
La vieille arrangea ses oreillers :
— Restez tranquillement couché, mon fils, lui dit-elle, il n’y a plus de danger. Dormez, mon cher fils, la Fenice veille sur vous !
Elle l’endormit comme elle eût fait d’un enfant, en lui chantant une berceuse ; et pendant son sommeil, elle l’entendit qui murmurait le nom de la Fenice.
Filippo était depuis dix jours sur la montagne. La vieille le soignait comme un fils. Il avait retrouvé le sommeil et n’avait plus de fièvre. Dès qu’il fut en état d’écrire, il envoya à Bologne un messager qui lui rapporta une réponse cachetée. Le jour, il restait assis devant la maison, jouissant de l’air pur, de la beauté du paysage et de la solitude. Il ne parlait avec personne, si ce n’est avec sa garde et les enfants. Il ne voyait la Fenice que le soir ; la jeune fille quittait le village au lever du soleil et passait toute la journée dehors. Elle semblait ne pas s’apercevoir de sa présence. Sa figure avait pris l’impassibilité du marbre.
Un jour que Filippo avait poussé sa promenade plus loin que de coutume, il découvrit, au détour d’un sentier qui contournait un rocher, la Fenice, assise sur la mousse. Elle tenait un fuseau à la main et paraissait absorbée dans ses pensées.
À l’approche de Filippo, elle se leva sans mot dire et s’éloigna, sans que sa physionomie trahît la moindre émotion. Elle fut bientôt hors de portée.
Le lendemain, Filippo s’était levé de meilleure heure ; il voulait avoir de la Fenice elle-même l’explication de cette étrange conduite.
Tout à coup la porte de sa chambre s’ouvrit et la jeune fille se montra sur le seuil ; Filippo s’avança vers elle : elle le repoussa du geste.
— Vous voilà rétabli, lui dit-elle froidement ; la vieille pense que vous avez de nouveau la force de voyager à cheval, à petites journées. Vous quitterez Treppi demain et vous n’y reviendrez plus.
— Je le promets, Fenice, mais à une condition !
Elle ne répondit pas.
— C’est que tu partiras avec moi, ajouta-t-il avec une émotion qui faisait trembler sa voix.
Un éclair de colère passa dans les yeux de la jeune fille.
— Vous vous raillez de moi ! riposta-t-elle en faisant un effort pour se contenir. Partez sans condition. J’attends cela de votre loyauté.
— Quoi ! tu me repousses, maintenant que ton philtre maudit a pénétré dans la moelle de mes os et m’a enchaîné pour toujours à toi !
Elle secoua tristement la tête :
— Le charme est rompu, dit-elle d’une voix sombre. Vous avez perdu du sang avant que le philtre produisît son effet. Il vaut mieux, après tout, qu’il en soit ainsi. J’ai eu tort, et je vous demande pardon. Ne remuons plus les cendres du passé… Demain matin, un cheval sera prêt et un guide sûr vous conduira où vous voudrez.
— Tu as beau feindre… tu parles en dépit de ton cœur, aussi vrai que Dieu est Dieu…
— Tais-toi ! dit-elle.
Puis elle reprit lentement :
— Ne profanez pas le nom de Dieu… Si vous avez un peu de pitié pour moi, partez !… Je sais qu’on ne peut acheter un homme ni au prix de vulgaires services, à la portée du
Elle recula d’un pas, étendant le
bras d’un geste impérieux. (Page 85.) premier venu, ni au prix de sept années d’attente… Vous m’avez guérie, allez, et recevez mes remercîments.
— Jure-moi devant la Madone que je t’ai aussi guérie de ton amour ! lui dit-il en s’approchant vivement d’elle.
— Que vous importe ? lui répondit-elle d’un ton résolu. C’est là mon secret, et nul n’a le droit de le connaître.
Elle se disposait à sortir ; Filippo se jeta à ses pieds et embrassa ses genoux :
— Si c’est la vérité qui vient d’échapper de tes lèvres, lui dit-il d’une voix douloureuse et suppliante, alors sauve-moi, accepte que je t’appartienne… Si tu me repousses, cette tête à laquelle un miracle seul a conservé la raison, et ce cœur qui ne vit plus que pour toi, se briseront en éclats… Ah ! plutôt mourir que de vivre sans affection, repoussé de ma patrie, inutile au genre humain…
Il leva les yeux vers la Fenice. Elle avait les joues inondées de larmes. Soudain il y eut comme une détente dans l’expression sévère de son visage ; ses beaux yeux s’ouvrirent, ses lèvres remuèrent ; elle semblait s’épanouir comme une fleur remplie d’une sève nouvelle. Elle sourit, se pencha vers lui, le prit et le souleva dans ses bras : « Je suis à toi comme tu es à moi », murmura-t-elle d’une voix joyeuse.
Et quelques jours plus tard on vit passer sur la route de Gênes une jeune fille qui conduisait un cheval monté par un cavalier à la figure pâle et fatiguée.
C’était Filippo avec sa fiancée.
Le soleil qui se levait mettait la nature en fête : les oiseaux chantaient, les papillons se poursuivaient au-dessus des prairies, et dans le lointain s’étendait la mer calme et bleue.
