L’Amour et M. Charibot

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L’Amour et M. Charibot[1]

Nouvelle inédite
par
Auguste Bailly


I


À six heures moins dix, ses comptes balancés, sa caisse vérifiée, ses tiroirs rangés, son coffre-fort hermétiquement défendu par la combinaison secrète de cinq lettres et de cinq chiffres, M. Charibot déposa sur un rayon ses deux manches de lustrine noire, sortit de la cage vitrée et grillagée qu’il était venu occuper à deux heures, et en referma la porte, que seules pouvaient ouvrir sa clef et celle du directeur. Le chapeau à la main, il traversa le hall, salué d’un sourire par les employés qui replaçaient dans les casiers les livres bousculés tout le jour.

— Vous partez, monsieur Charibot ?

C’était Claustre, titulaire de la petite caisse, qui l’interpellait.

— Je pars, oui. Ma journée est finie.

— Heureux homme !… La mienne le sera bientôt.

Ces dix minutes qu’il gagnait sur les autres employés, c’était la fierté de M. Charibot, le témoignage de son indépendance, la marque visible de l’estime où le tenaient ses chefs. Cela, et le ruban violet, toujours neuf, qui brillait au revers de son vêtement d’un éclat tout ensemble modeste et fulgurant.

Comme il arrivait près de la porte, il recula brusquement, aussi impétueusement que s’il eût marché sur la queue d’une vipère, et se découvrit avec un empressement religieux, en balbutiant, d’une voix étranglée :

— Bonsoir… Maître !… Mes hommages… Maître !…

— Bonsoir, Charibot ! laissa tomber, sans le regarder, un gros homme rubicond, tout luisant d’une graisse orgueilleuse, qui passa devant lui et ne s’excusa pas.

M. Charibot rouvrit la porte qui s’était rabattue sur ses pieds, et sortit à son tour, le cœur tumultueux. Il suivit des yeux, sur le boulevard Saint-Germain, le puissant pachyderme qui roulait et tanguait : c’était le poète Roger Lamirande, l’illustre auteur des Jardins Vénéneux et du Cœur Ironique. Les promeneurs le heurtaient du coude sans se douter qu’ils touchaient le veston d’un homme de génie, et Charibot les prit en pitié. Lui, du moins, connaissait le Maître !… Il lui avait versé dix mille francs de droits d’auteur ; il l’avait salué ; et Roger Lamirande avait prononcé son nom !… Charibot releva la tête, redressa ses maigres épaules, cambra son échine voûtée, et jeta sur le monde un regard victorieux. C’était un tout petit regard, qui ne brillait que de l’éclat des lorgnons, un pauvre regard jaune et trouble dans un visage émacié, que cernait une barbe grisâtre de quinquagénaire mal soigné. Il considéra, dans les glaces de la librairie, sa silhouette qui miroitait sur un fond carrelé de volumes rouges, jaunes, bleus, d’estampes et de cartonnages, de périodiques illustrés et d’affiches hurlantes, et il se vit vraiment tel qu’il s’apercevait dans ses rêves : blond, avec une barbe de Christ, une douceur grave dans les prunelles, et cette mélancolie hautaine qui fait du poète un élu des Dieux. Car le père Charibot, caissier de la librairie Marsay, Vitelard et Cie, lorsqu’il abandonnait son rond de cuir, ses factures, ses additions, et ses comptes en parties doubles, enfourchait sans désemparer le cheval volant dont nous parle le vieux Mathurin :

… Il semble, en leurs discours hautains et généreux,
Que le cheval volant n’ait pissé que pour eux !…

Et il édifiait, dans l’ombre et le silence, l’œuvre de toute sa vie : Les Chants de l’Âme Douloureuse, six mille alexandrins, à rimes croisées, portant tous la césure au sixième pied, comme une raie géométrique dans une chevelure pommadée.

Il arrivait auprès de l’église Saint-Germain-des-Prés, lorsqu’une voix jeune, fraîche, pure et transparente comme ce beau soir de mai, vint tout à coup lui caresser le visage.

— Pardon, monsieur, pourriez-vous m’indiquer où se trouve la rue des Saints-Pères ?

M. Charibot recula d’un pas, aussi précipitamment que sous la menace d’un poing, et, bien malgré lui, regarda celle qui lui adressait la parole. C’était une femme de vingt-cinq ans à peine, dont le regard candide et le sourire honnête décelaient une chaste petite provinciale, qui ne demandait de renseignements qu’à des passants visiblement inoffensifs.

M. Charibot sentit son visage s’incendier. Ses yeux brûlants se mirent à papillotter derrière les verres de son lorgnon. L’émotion étrangla sa voix. Il ne pouvait parler à une femme que s’il était séparé d’elle par les barrières de sa cage vitrée, au point qu’il lui était impossible de recommander une lettre ou d’expédier un mandat à un guichet postal qui ne fût pas occupé par un mâle. Il essaya de sourire et rappela à lui ses pensées en déroute. La rue des Saints-Pères ne lui était pas inconnue : il la parcourait quinze fois par semaine. Mais cette question inattendue la faisait fuir dans les lointains d’un Paris confus et tourbillonnant. Il balbutia :

— Oui… certainement… Je ne me rappelle pas… Et, brusquement, une lueur de conscience éclaira tout ce chaos, assez nettement pour que, sans savoir ce qu’il disait, il put articuler :

— … La première à droite… et à gauche aussi…

— Je vous remercie infiniment, répondit la voix au doux sourire.

Et la jeune femme blonde, se détournant, oublia pour toujours M. Charibot, aux pensées duquel elle devait désormais demeurer unie, comme une des plus précieuses acquisitions de sa vie amoureuse.

Par la rue Bonaparte, le caissier gagna la rue Jacob, où il habitait. Il marchait plus vite. Une force joyeuse animait ses muscles débiles. Son supplice n’avait duré que quelques secondes ; pendant ce bref instant, il avait dû, face à face, sans masque et sans rempart, échanger des paroles articulées avec une femme désirable ; il avait senti sur lui le fardeau intolérable de ces deux claires prunelles ; et, tremblant d’une timidité d’infirme, il avait courbé les épaules sous le poids d’un trouble pareil à de la honte. Mais maintenant !… Son imagination bondissait, et rien n’en réfrénait l’élan. Il se disait :

— Au milieu de tous les passants, c’est moi qu’elle a choisi !… Quels beaux yeux, d’un bleu transparent, pur, sincère !… Et cette petite bouche, à la fois mélancolique, ironique, tendre, si joliment enfantine ! Ah ! l’effleurer tout doucement des lèvres… entr’ouvrir les siennes d’un baiser… comme on écarterait les pétales d’une fleur… les poser, lentement, lentement, sur la chair des gencives… comme sur la chair d’une grenade !…

— Sacré nom de Dieu d’abruti !… lui hurla dans le nez une voix parfumée d’oignon et de gros vin.

Un réflexe heureux rejeta le père Charibot sur le trottoir : il en était descendu, sans y prendre garde, pour couper le chemin à une charrette à bras que traînait un ouvrier zingueur, et si l’homme, d’un coup de reins, ne s’était arrêté, les pieds patinant sur l’asphalte, M. Charibot recevait en pleine figure l’extrémité d’un brancard. Il fila sous les injures comme un lapin vers son terrier.

— Peau de fesse !… Gueule de raie !… C’est ce matin que t’es arrivé de ton village, ballot !… C’ qu’il faut voir, tout de même !… Va donc, eh ! moisissure !…

— Elle devrait s’appeler Andrée… rêvait Charibot. Andrée… quel beau nom !… Il unit ce que la grâce féminine possède de plus doux et de plus désarmé, à tout ce qu’une âme droite peut contenir de force et de sérénité !…

Satisfait de la phrase qu’il venait de composer mentalement, il s’arrêta un instant, et la transcrivit sur son carnet. Puis son corps et ses rêves repartirent.

— Si elle avait passé là, tout à l’heure, et que ce voyou l’eût insultée, je me précipitais sur lui… Avant qu’il eût compris ce qui lui arrivait, je le couchais dans le ruisseau, d’un coup de poing… Elle me tend la main, ses yeux brillent de larmes, elle me sourit :

« Vous m’avez sauvée !… Soyez mon ami… Je suis seule, je n’ai pas de famille. Vous serez tout pour moi, si vous m’aimez un peu. » « — Andrée… Andrée… ma vie est à vous !… »

Il pénétra, automatiquement, dans l’entrée voûtée et dallée d’un vieil immeuble, et se hâta pour dépasser la loge des concierges, le plus vite possible. Une fois de plus, M. et Mme Diamant s’expliquaient sur leurs mérites réciproques, leurs sentiments respectifs, et leurs relations extérieures. Grande, osseuse, couperosée, son long nez toujours rouge et toujours humide, Mme Diamant hurlait, avec un accent du Béarn où roulaient tous les rochers des gaves :

— Fumier !… Bandit !… Tu m’as volé vingt francs dans mon armoire !… C’est pour payer des bonbons à des petites filles !… Tu en as emmené une hier dans les chambres de bonnes !… Je te dénoncerai, satyre !

Petit, blafard, infiniment correct et cérémonieux, M. Diamant, maître d’hôtel, — extras pour noces et banquets, — ripostait, d’une voix glacée, lente, d’où les mots tombaient comme d’un stilligoutte :

— Grande charogne… Si tu ne te tais pas… je t’écrase la gueule contre le mur… avec un fer à repasser…

M. Charibot s’enfuit et, d’une traite, monta les cinq étages qui l’amenaient à son logement. Il ne pouvait guère passer devant la loge sans entendre ses habitants s’injurier, ou les voir échanger des gifles. Mais l’habitude n’émoussait en lui ni l’émotion, ni le dégoût, ni la crainte. Et, comme il grimpait ensuite les escaliers en courant, les querelles du ménage se soldaient pour lui en crises de palpitations.

Chez lui, dans les trois pièces de son appartement, il se sentit en sécurité. Il alla se laver les mains dans la cuisine qu’il utilisait comme cabinet de toilette, et se mit un instant à la fenêtre sur cour d’où, par-dessus les toits et les maisons de la rue Saint-Benoît, il apercevait le clocher noblement vétuste de Saint-Germain-des-Prés.

Il aimait ce quartier de Paris. Il l’aimait, comme tous les objets auxquels l’attachait une longue accoutumance et qui, incorporés à sa vie, ne lui présentaient pas ce visage mystérieux, d’inquiétude, d’incertitude et de doute, qu’ont pour nous les rues inconnues. Ici, tout lui était familier, tout lui était amical. Il passait d’un trottoir à l’autre, et, chez Méchin, marchand de vin traiteur, dans la salle des pensionnaires, son repas était prêt. Au coin de la rue Bonaparte, chaque samedi, il se réunissait à trois camarades de la librairie, pour la manille hebdomadaire, dans une brasserie dont les garçons le saluaient par son nom. Son boulanger, son laitier, lui souhaitaient tous les matins un bonjour qui se parait de la candeur du lait, s’embaumait du parfum du croissant. Et la marchande de journaux, au coin de la rue Saint-Benoît, à neuf heures moins sept minutes, lui présentait quotidiennement son journal. Le coiffeur se trouvait en face, l’établissement de bains dans la rue des Beaux-Arts, le bougnat à cinquante mètres. Ainsi, tous les efforts de la solidarité humaine aboutissaient à ce cinquième étage de la rue Jacob et à ce petit homme efflanqué, sans contours précis, dont le cœur brûlait obstinément d’un inutilisable amour.

Après avoir brossé ses vêtements et relustré ses bottines, il s’assit à sa table de travail, ouvrit un gros cahier cartonné, et, pour se replacer dans l’atmosphère, lut les derniers vers qu’il avait composés la veille :

Étincelle empruntée aux célestes pensées,
Qui des êtres vivants m’as consacré le roi,
Ô mon âme, pourquoi ces terreurs insensées ?
D’où naît donc ce divorce entre la terre et toi ?…

Il les lut plusieurs fois, mentalement d’abord, puis à voix haute. Il aimait ses vers, auxquels il trouvait une saveur lamartinienne. La plume a la main, il s’efforçait de ranimer en lui l’inspiration qui, d’un élan, lui dicterait ensuite la fin du développement. Mais l’idée fuyait. Il ne savait pas exactement ce qu’il voulait dire, quoiqu’il sût fort bien comment il voulait le dire. Encore deux mille alexandrins, et l’œuvre serait achevée. M. Charibot se récitait déjà l’article que Roger Lamirande lui consacrerait. Ce serait un premier-Paris du Figaro. Titre : Une Révélation. En termes simples, mais émus, Lamirande dirait :

« La poésie spiritualiste vient de s’enrichir d’un recueil de poèmes qui placent leur auteur, M. Anthelme Charibot, au rang des grands poètes de l’humanité. L’Âme Douloureuse… ainsi s’intitule ce livre qui fera battre tant de cœurs et couler tant de larmes. Tout blasé que je suis, je n’ai pu le lire sans me sentir bouleversé, aussi bien par la profondeur de la pensée que par la pureté et la sonorité de la langue. Mystique sans obscurité, psychologue sans sécheresse, pessimiste sans amertume, Anthelme Charibot analyse toutes les déceptions, tous les désespoirs, toutes les blessures, dont une âme noble, et qui ne pactise pas, se voit atteinte à tous les détours de la vie. Mais ces poèmes se terminent par un hymne réconfortant, en un cri éperdu de foi ardente, en un élan d’amour vers la Divinité !… »

Cependant, l’inspiration demeurait rebelle. Une élève du Conservatoire, qui habitait au quatrième étage, charriait tout le long de sa piste d’ivoire une pleine cargaison de gammes, qui montaient, descendaient, remontaient, redescendaient, à croire que la machine était en marche pour l’éternité. Les sourcils froncés, M. Charibot se grattait le conduit auditif avec le bout de son porte-plume. Plus il grattait, plus la démangeaison devenait aiguë, et la vibration du porte-plume faisait osciller et s’écrouler les gammes à l’intérieur de son crâne. Le supplice était intolérable. Il n’arrivait pas à fixer sa pensée. Tout à coup, il songea que la jeune inconnue du boulevard Saint-Germain lirait ses vers, et, voyant son portrait à toutes les vitrines, reconnaîtrait le passant qui l’avait renseignée.

— Elle m’écrira !… Elle viendra me voir !… Elle me dira : « Je savais bien que ce n’était pas le hasard !… Je savais bien aussi que je vous retrouverais un jour ! Tous les bonheurs dont vous avez été privé, je vous les apporte… Voici mes mains… Voici mon cœur ! »

Charibot jeta son porte-plume sur l’encrier, ferma son cahier, et se leva. Inutile de s’obstiner : on ne fait rien de bon quand l’inspiration se refuse !…

Et il s’en fut dîner.


II


C’était un beau soir de mai, tendre, vibrant, tout chancelant de mollesse et de complicité. Sous les arbres, dans la région du Bois que traverse l’avenue des Acacias, la nuit se recueillait, baignée d’une fraîche odeur de jeunes feuilles et d’herbe nouvelle. Sur la grande voie lisse, miroitante aux lueurs éparses de la terre et du ciel, les automobiles glissaient vertigineusement, crevant parfois l’ombre du double éclair de leurs phares. Pendant une seconde, dans cette clarté fulgurante, les arbres se découpaient, gris comme des silhouettes de zinc ; puis, brusquement, la nuit les effaçait.

M. Charibot cheminait à pas lents à travers les massifs. La canne à la main, un peu rassuré par le poids du revolver logé dans sa poche, il marchait, le cœur battant d’angoisse, de volupté, de désirs inassouvis. Quand il passait près d’un couple d’amants, masse confuse et chuchotante au pied d’un chêne ou d’un ormeau, il accélérait son allure et feignait de ne rien voir. Il lui eût été amer d’être pris, par ces nocturnes amoureux, pour un de ces malades qui cherchent le spectacle des plaisirs qu’ils ne savent ou ne peuvent goûter. Charibot était pur. Il ne regardait pas. Il venait, en poète, imprégner son âme de la fragilité renaissante des nuits printanières ; il goûtait une joie délicate à rêver d’amour dans ces fourrés, où l’amour vivait et palpitait près de lui : il savait bien qu’il ne poursuivait pas une satisfaction malsaine !…

Parfois, comme si le tronc d’un arbre se fût dédoublé, une sombre silhouette s’en détachait tout à coup et s’approchait de lui. Une voix féminine murmurait :

— Viens avec moi, mon chéri !…

Un peignoir s’entr’ouvrait ; la forme d’un corps nu éclairait les ténèbres et bouleversait l’âme de M. Charibot. Il fuyait, saisi d’une émotion brûlante qui faisait vaciller ses jambes et s’entre-choquer ses genoux. Souvent, la femme insistait, connaissant, par une longue expérience, la timidité de ces promeneurs auxquels il faut imposer la joie qu’ils attendent.

— Viens donc, beau blond !… N’aie pas peur !… Il n’y a pas de danger…

Alors, la gorge étranglée, la voix rauque, le caissier répondait :

— Je n’ai pas le temps… Ma maîtresse m’attend…

Et il se sauvait.

À la vingtième rencontre, un peu enhardi, il décidait de parler, d’engager une conversation, de se montrer courtois avec ces femmes qu’il plaignait, qu’il aimait, qu’il imaginait jeunes et jolies quand elles ne fleuraient pas trop violemment l’ail ou le rhum. D’un, ton, qu’il voulait libre et dégagé, il assurait :

— Pas le temps… Je regrette… Une autre fois…

Il ajoutait même :

— Alors, ça va, les affaires ?

À cette question, proférée d’une voix si bizarre, succédait d’ordinaire un silence accablant, souvent une fuite soudaine entre les arbres, quelquefois un coup de sifflet qui avertissait les autres nymphes silvestres qu’un agent des mœurs avait maladroitement trahi sa présence. Et M. Charibot, ses terreurs soudain multipliées par toutes celles qu’il venait d’éveiller, regagnait en hâte les régions découvertes et fréquentés de l’avenue, inquiet, frémissant, ne comprenant pas.

Il était heureux, pourtant, d’un bonheur fait d’angoisse, d’espérances indéfinies, des troubles ardeurs dont le brûlait la nuit. De l’amour partout épars, tout présentait, tout reproduisait l’image à ses yeux. Sur les bas-côtés de l’avenue, des couples passaient enlacés, sans prendre garde au promeneur solitaire. Sur tous les bancs foisonnaient des baisers et des rires. Et Charibot sentait que, pour lui comme pour toutes les autres créatures, l’heure divine devait être marquée à l’horloge du destin !… Son exaltation, plus intense ce soir parce qu’il songeait à la belle inconnue du boulevard Saint-Germain, lui fit hâter le pas. Il redressait son buste étroit, il effaçait ses humbles épaules, et, au bout de son bras, sa canne tournoyait victorieusement. Dans sa mémoire, des vers jaillirent, comme des vapeurs du fond d’un cratère. De tous les âges, de tous les poètes, ils accouraient à lui qui les écoutait chanter. Il se murmurait avec Saint-Sorlin :

Je sens partout les cœurs voler autour de moi…

Un seul… Un seul aurait suffi !… Ah ! de quelle tendresse pieuse et passionnée il saurait l’envelopper, celle qui le devinerait et s’éprendrait de lui !… Comme il la protégerait contre les cruautés de la vie !… Avec quelle fureur de sacrifice il verserait pour elle tout le sang qui coulait en lui, pourpre et fier !… Et si quelque rival osait approcher d’elle, avec quelle force invincible il l’abattrait à ses pieds !… Car il serait jaloux… Il l’était déjà de l’amante imprécise !… Jaloux, oui !… Et les vers de Corneille chuchotaient en lui leur caresse… Jaloux !…

Je le suis, ma Psyché, de toute la nature.
Les rayons du soleil vous baisent trop souvent ;
Vos cheveux souffrent trop les caresses du vent :
Dès qu’il les flatte, j’en murmure.
L’air même que vous respirez
Avec trop de plaisir passe par votre bouche.
Votre habit de trop près vous touche,
Et si tôt que vous soupirez,
Je ne sais quoi qui m’effarouche
Craint parmi vos soupirs des soupirs égarés !…

L’enthousiasme sacré croissait. Sa canne traçait dans l’ombre des moulinets féroces. Il marchait de plus en plus vite… il chargeait ! Et, tout à coup, à voix haute, il s’écria :

Je suis Jean d’Aragon, rois, bourreaux et valets,
Et si vos échafauds sont petits, changez-les !…

Un éclat de rire le ramena brusquement à la réalité : il se vit, tout près de la porte Dauphine, en pleine lumière, devant un banc qu’occupait un groupe de jeunes gens. Pliant le dos comme sous une averse, il s’enfuit, et il entendit une voix narquoise, une fraîche voix de femme, qui lui jetait de loin :

Vous êtes mon lion superbe et généreux !…

Alors, instantanément, il se sentit las et accablé. Il douta de lui. Non, il n’était pas fort, il n’était pas beau, il n’était pas audacieux !… S’il avait passé toutes les années de son adolescence et de sa jeunesse sans connaître l’amour, si cette atroce timidité qui le faisait bégayer et trembler devant une femme lui avait interdit jusqu’aux plus misérables aventures, n’était-ce pas une folie que d’en attendre encore, maintenant que la cinquantaine avait ravagé ses traits, éclairci ses cheveux plats, et maculé d’un blanc sale sa barbe autrefois brune ?… Il irait à la mort sans avoir goûté l’ivresse d’un baiser gratuit !… Aux jours caniculaires, où un désir insoutenable travaillait sa chair, il continuerait à aller chercher l’illusion et l’apaisement auprès des prêtresses d’un modeste couvent de la rue Mazarine… Mais quelles angoisses encore quand il y fallait pénétrer !…

La scène, toujours identique, repassait maintenant, comme un film, dans son imagination.

Pendant vingt minutes, se mêlant à la foule, M. Charibot montait et descendait la rue, jetant, à chacun de ses passages devant la maison hospitalière, un furtif regard dans le corridor à peine éclairé. Parfois, il ne pouvait se décider. La résolution nécessaire ne se formait pas en lui. Son cœur battait à coups trop violents. Ses jambes flageolaient. Il devait retourner au logis. Il revenait le lendemain, le surlendemain, et recommençait son manège jusqu’à ce qu’un brusque élan le jetât dans le couloir, comme un oiseau dans la gueule d’un serpent. Une fois là, il ne pouvait plus reculer : il fallait bien aller jusqu’au bout !… Pour n’avoir pas à comparaître devant les quatre dames qui représentaient, pour des coûts moyens, quatre types vaguement diversifiés de la beauté féminine, il avait adopté l’une d’entre elles, qui se nommait Lia. Osseuse et languissante, elle n’usait guère de la parole humaine, et elle accomplissait sa besogne avec un inconcevable détachement. Anthelme Charibot n’eût pas voulu cette étreinte machinale, indifférente, tarifée ; il en éprouvait plus d’écœurement que de satisfaction ; et il ne respirait librement qu’une fois ressorti, réintégré dans la masse de ces passants tranquilles pour qui la rue Mazarine était une vieille voie parisienne, populaire, riche en marchands de friture, et non pas, comme pour lui, un paradis redoutable et décevant. Son émotion ne s’apaisait guère que vers le milieu de la rue Saint-André-des-Arts. Il avait hâte d’être rentré, de se dévêtir, de se laver ; et, mélancoliquement, avec son habitude des évaluations précises, il comptait :

— Quinze jours d’attente et de délibération, une demi-heure d’allées et venues, cinq minutes pour me dévêtir, douze pour me rhabiller, huit ou dix pour tout le reste… ce n’est pas beaucoup !

Mais, le lendemain, ses souvenirs épurés s’embellissaient. Il sentait que, la fois suivante, il saurait se faire aimer pour lui-même, qu’il obtiendrait un cri de gratitude surprise, qu’il saisirait la pensée de celle qui pour un moment était à lui, qu’il l’émerveillerait et la conquerrait !… Et il rêvait d’une enfant pure et inconsciente, égarée et douloureuse, qui, sauvée et régénérée par lui, l’aimerait pour sa bonté d’abord, puis pour son génie… puis pour ses baisers !…

Alors, quand il arrivait à la librairie, il annonçait à son collègue Claustre, d’un ton léger de vainqueur blasé :

— J’ai passé quelques instants avec une bien jolie femme, hier soir.

— Ah ! vieux polisson !… faisait Claustre. Petit passionné, va !… On connaît vos goûts et vos habitudes !… Toutes !… Toutes… Il les lui faut toutes !

— Oh ! protestait Charibot. Je ne me fais pas plus séduisant que je ne suis !… Je reconnais que ce n’était pas une femme du monde !… Non !… C’était une professionnelle !… Mais vous savez, mon cher, ces femmes-là sont encore les seules qui sachent aimer… Quand vous allez au concert, sacrebleu, vous aimez mieux entendre un premier prix du Conservatoire qu’une petite pensionnaire qui lâche des notes fausses !…

— Oh ! ma foi, c’est bien vrai ! acquiesçait Claustre, peu contredisant.

— Oui… continuait Charibot, qui ne voulait pas laisser tomber la conversation. Oui… sûrement…

Et il avait l’air de méditer.

— Sûrement… une jolie femme !… Fine, longue, souple… vous voyez ?… Intelligente, par surcroît. On se figure que ces femmes-là… Mais non !… C’est une erreur !… Elles sont souvent plus cultivées que des bourgeoises… Réellement, vous savez !… Et quand on sait leur parler, qu’on leur témoigne de l’intérêt, de l’amitié, elles ont un élan de reconnaissance et de tendresse… Alors, il faut voir quelles amoureuses se révèlent !

— Sacré paillard !… Ah ! sacré paillard !… s’écriait Claustre. Et pas fatigué, avec ça !

— Peuh !… La tête un peu lourde… Une bonne séance de comptabilité, et je ne m’en apercevrai plus… Parole d’honneur ! En rentrant chez moi, je me sentais si allègre, si jeune… ma foi oui ! si jeune !… que j’ai fabriqué une fameuse tasse de café, je me suis assis à ma table, et j’ai versifié jusqu’à deux heures du matin…

C’étaient là les images de sa vie que revoyait M. Charibot, tandis que le métropolitain l’emportait, mêlé à la foule indifférente.

Jamais il ne montait dans un de ces wagons empestés et regorgeant de voyageurs sans espérer qu’il y trouverait l’aventure que tant d’autres se vantent d’y rencontrer. Mais il se faisait malaxer les côtes et écraser les orteils sans gloire et sans profit, et il rentrait chez lui, déçu, amer, jamais désespéré.


III


Anthelme Charibot avait, ce soir-là, longtemps erré sur les bas-côtés des Champs-Elysées, dans les sentiers buissonneux qui environnent le Grand Palais, sous les arbres du Cours-la-Reine. Il goûtait le charme de l’ombre languissante et chaude, et il savourait une émotion complexe, faite d’envie et de crainte, à voir se glisser dans les ténèbres tous ces couples furtifs soumis aux volontés éternelles. Vers onze heures, il se trouvait au bord de la Seine, et s’accouda sur le parapet. Dans l’eau miroitante et lourde plongeaient, comme des traits d’or tremblants, les lumières des quais et des ponts. En clignant les yeux, il voyait monter et descendre des flammes rouges ou vertes, qui se déchiquetaient et se recomposaient sans cesse. Le fleuve coulait au milieu d’elles sans les entraîner. Il s’en allait, de toute sa puissance irrésistible, se heurtant et se divisant contre les arches des ponts, retrouvant ensuite son unité majestueuse, vers l’Océan lointain qui l’engloutissait éternellement. Et M. Charibot saisissait, dans cette marche que nul obstacle n’arrête, le symbole de notre destinée, à laquelle toute stabilité est refusée, et dont les joies sont pareilles à ces flammes momentanées, un instant aperçues, aussitôt fugitives… Sur quels fantômes l’homme peut-il essayer de refermer les bras ?… L’amour ?… La richesse ?… La gloire ?… Un seul lui semblait accessible : la gloire !… C’était pour elle qu’il vivait, c’était pour elle qu’il accomplissait son œuvre ; à défaut de l’amour qu’il ne connaissait pas, à défaut de la richesse qu’il ne possédait pas, il sentait bien qu’un jour il s’emparerait d’elle, et c’était à elle qu’il songeait, avec une résolution qui raidissait ses muscles et lui faisait serrer les mâchoires.

Las enfin de sa contemplation taciturne, il se redressa, se détacha du parapet de pierre et, lentement, se mit à remonter le cours de la rivière. Il se sentait régénéré, plus grand, plus fort, victorieux déjà de l’avenir. Son sacrifice était fait. Pourquoi poursuivre puérilement ces douceurs du cœur et des sens qu’il n’atteindrait jamais ?… Peut-être la solitude et la chasteté prêteraient-elles à ses vers de plus émouvantes sonorités ?… Un poète a-t-il le droit d’être heureux comme la masse anonyme des hommes ?… À chacun sa grandeur !… Il ne devait pas être infidèle à la sienne !… Et, sous ses talons, il faisait sonner l’asphalte de la grande ville qui l’ignorait encore, mais que bientôt peut-être emplirait le bruit de son nom.

Il avait dépassé la place de la Concorde et se trouvait au voisinage de l’Orangerie, lorsque, d’un banc placé entre deux arbres, une forme féminine, à son approche, se dressa, et parut l’attendre. M. Charibot en reçut comme un choc ; et, bien qu’il ne se fût pas arrêté, il eut l’impression que tout s’immobilisait en lui. D’un regard éperdu, il chercha du secours. Il était seul sur le quai solitaire, luisant de lune. Des velléités l’agitèrent de leurs élans brisés : retourner sur ses pas, traverser brusquement la rue, passer rapide et menaçant. Mais il ne put prendre aucune résolution, et il continua de marcher, en frissonnant d’angoisse. La femme ne bougeait pas. Elle tournait le dos à un bec de gaz, et il voyait mal son visage, mais il sentait le sien couvert d’une lumière cruelle à laquelle il ne pouvait se dérober. Il détourna la tête vers le fleuve, et essaya de donner à ses traits une expression dure, préoccupée. Il ne put empêcher le chuchotement de la douce voix implacable :

— Monsieur !… Monsieur !…

Il ne sut pas feindre de n’avoir pas entendu, et il voulut répondre par sa phrase habituelle :

« Je n’ai pas le temps… J’ai un rendez-vous… Je regrette… »

Mais ses lèvres remuèrent vainement : aucun son n’en sortit. Du moins ne s’était-il pas arrêté. Et, avec cette prodigieuse vitesse de la pensée, qui, dans le temps que paraît et disparaît un éclair, saisit d’une prise simultanée toutes les phases d’un raisonnement, se disait :

« Elle a compris que je ne voulais pas d’elle… Je l’ai intimidée… Elle m’abandonne… Elle retourne à son banc… Heureusement !… Si pourtant elle me parlait encore ?… Pourquoi ne me dit-elle plus rien ?… Si elle avait insisté, j’aurais cédé, peut-être… Si je retournais sur mes pas ? Si je repassais devant elle ? Mais si je ne dis rien, osera-t-elle revenir à la charge ?… Et de quoi aurai-je l’air ?… Sa voix n’était pas vulgaire… Je devrais retourner… Je ne retournerai pas ! »

Une seconde ne s’était pas écoulée. Il sentit, bien qu’il regardât obstinément la Seine, que la femme marchait maintenant auprès de lui ; et il l’entendit qui murmurait :

— Monsieur !… Monsieur !… Emmenez-moi !… Alors, une terreur s’empara de lui. Jamais il ne s’était, comme en cet instant, senti au bord de l’abîme, dans la nuit de l’inconnu. Il voulut fuir. Une main se glissa doucement contre son flanc, se posa sur son bras et, frémissant d’extase et d’une indicible volupté, il comprit qu’il était prisonnier. Il perçut encore qu’il était épouvanté et heureux, désespéré et vainqueur, et il ralentit un peu le pas, rappelant à lui son souffle et son courage, redoutant, s’il parlait, d’entendre les mots chevroter dans sa gorge. Mais sa compagne ne lui demandait pas de discours. Elle l’enveloppait d’un lacis de paroles pressées, en se serrant contre le vieil homme dont elle faisait sa proie.

— Dites, monsieur, vous voulez bien que je vous accompagne ?… Il ne faut pas me juger mal !… Bien sûr, quand une femme raccroche dans la rue, on peut croire que ce n’est pas grand chose !… Mais, moi, ce n’est pas pareil, je vous jure !… Si je le fais, il faut bien que j’y sois forcée… Je ne me serais pas adressée à n’importe qui, vous savez !… Il y a deux heures que j’étais là, sur ce banc… J’en ai vu passer, des hommes, allez !… Je ne leur ai pas parlé… Il y en a plus de dix qui ont vu que j’étais gentille, et qui m’ont fait des propositions… On se figure, parce qu’on voit une femme seule, la nuit, que c’est la femme de tout le monde !… Je ne leur ai pas seulement répondu… Je m’étais fixé jusqu’à minuit… À minuit, aussi vrai que je vous cause, je me serais jetée à l’eau… Parce que la vie, vous savez… il y a des fois où on en a assez, et plus qu’assez !… Et puis vous êtes venu… Je vous ai remarqué, de loin… Tout de suite, il m’a semblé que je vous connaissais… J’ai compris que vous n’étiez pas comme les autres… que vous aviez de la délicatesse… et c’est ce qui m’a donné le courage… Sans ça, jamais !… C’est la première fois, vous savez, que j’aborde un homme dans la rue… Alors, dites, vous m’emmenez ?

— Où faut-il vous conduire ? demanda M. Charibot d’une voix étouffée.

— Où vous voudrez… répondit la femme. Menez-moi à l’hôtel… Je serai gentille… Vous ne le regretterez pas…

Au seul mot d’hôtel, Anthelme Charibot se sentit chanceler. Dans quel hôtel ?… Et que dirait-il en entrant ?… Comment expliquerait-il qu’il voulait une chambre pour la nuit ?… Comment soutenir le regard d’un garçon ironique, mécontent d’avoir été réveillé ?… Il balbutia :

— Vous ne voulez pas me recevoir chez vous ?

La jeune femme se serra plus étroitement contre lui. Il sentait la douceur du bras frêle, et dans ses veines coulait une chaleur qui le grisait. Il osa jeter sur sa compagne un craintif regard. Elle n’avait pas plus de vingt-cinq ans, et son visage encore frais, menu, irrégulier, mais gracieux, estompé et embelli par le mystère de l’heure, lui parut le plus tendre et le plus chaste sur qui jamais se fussent posés ses yeux. Il se détourna précipitamment, tandis qu’elle avouait :

— Je n’ai pas de chez moi… Je n’en ai plus… Je travaillais, n’est-ce pas ? Et j’habitais en garni… Je suis tombée malade, et j’ai chômé… Pour vivre, j’ai vendu tout ce que j’avais… Mais je ne guérissais pas… j’ai dû entrer à l’hôpital… J’en suis sortie ce matin seulement… Et c’est la misère… Pas de logement, pas d’argent, et pas bien solide encore… Si vous me repoussez, dites-le-moi tout de suite… allez !… La Seine est là… Ce n’est pas la peine d’aller plus loin, pour être forcée d’y revenir !

— Venez chez moi. Je ne vous abandonnerai pas ! répondit résolument M. Charibot.

Il venait d’acquérir le sentiment soudain de sa force et de sa virilité. Sa timidité s’évanouissait. Puisqu’il n’était pas, pour cette inconnue, le promeneur indifférent qui échange quelque monnaie contre quelques caresses, puisqu’elle se confiait à lui comme à un être puissant, capable de la sauver, tout lui devenait aisé. Il ne se trouvait désarmé que dans les circonstances communes de la vie ; l’héroïsme lui paraissait beaucoup plus simple !… Il se tourna franchement vers elle, et la regarda, sans trembler ni baisser les paupières. Inquiète, elle l’observait en serrant un peu les lèvres, ayant eu tout à coup l’intuition de la partie qu’elle pouvait jouer et qui dépassait démesurément ses espérances. Elle saisit, d’une vue immédiate et profonde, tout ce qu’exprimait ce pauvre visage fané, et l’existence sentimentale de M. Charibot se révéla à elle. Avec un mélange de ferveur et de confusion, et comme si elle eût voulu retenir les mots qui lui échappaient, elle reprit, lentement :

— Je veux être franche… même si ça doit me faire du tort. La vérité, c’est que je ne vous ai pas abordé seulement parce que vous me paraissiez bon… c’est aussi parce que vous me plaisiez… Je vous le jure, vous savez !… On a déjà dû vous le dire, que vous étiez beau ?

— Quelquefois… murmura, dans un souffle, le père Charibot, écrasé.

Puis il essaya de prendre un ton libre et narquois pour ajouter :

— Pas souvent.

— C’est qu’il y a tant de beautés ! observa la femme. Chacun son type, n’est-ce pas ?… Vous, vous avez le type qui me plaît… Et puis, j’aime votre voix… C’est une voix grave… Moi, quand j’entends une voix grave, comme la vôtre, j’ai envie de fermer les yeux… pareil qu’à l’église… Où c’est que vous habitez ?

— Tout près d’ici… rue Jacob…

Et, dans un grand élan, Anthelme Charibot continua :

— Vous me direz votre vie !… Vous n’avez pas été heureuse, je ne l’ai pas été toujours. Mais je sens que pour nous deux, le bonheur approche. Ce n’est pas le hasard qui nous a réunis.

— Sûrement pas ! affirma la jeune femme gravement. Je me demande encore comment j’ai osé vous parler… C’est quelque chose qui m’a poussée vers vous. Pour sûr, si j’avais réfléchi, je n’aurais pas pu !

— Vous le regrettez ? demanda Charibot, presque coquettement.

La femme sourit.

— Grand fou !… Comme si vous ne saviez pas le contraire !… Vous avez bien vu comme j’ai tout de suite eu confiance !… Avec un autre, est-ce que j’aurais pu ?… Il ne m’aurait pas crue !

— Moi, je vous ai crue.

— Je le sais. Et c’est ce qui me rend heureuse, plus que tout le bien que vous pourrez me faire. Ce n’est pas tous les jours, dans la vie, qu’on a l’occasion d’être comprise !

— À qui le dites-vous ? fit M. Charibot, profondément.

Et d’une voix faible, qui paraissait s’excuser d’une telle audace, il demanda :

— Quel est votre nom ?

— Mathilde… Mathilde Bécherelle.

Mathilde ! Parmi tous les prénoms que le caissier haïssait, celui-là occupait une place privilégiée. Il faisait partie du petit groupe des prénoms maudits : Cunégonde, Joséphine, Rosa, Sidonie, Catherine, Pétronille… Et, tout à coup, il s’aperçut que jamais il n’en avait compris le charme. Il goûta la douceur de ces deux voyelles… a… i… En lui-même, voluptueusement, il caressait, il prolongeait cet i mélancolique et frais. Mathilde… Prononcer ce mot, n’était-ce pas affirmer la possession de l’être qui le porte ?… Mathilde !… En poésie, quel parti n’en pouvait-on pas tirer, en le modifiant à peine, et sans le défigurer : Mathilde… ma Tylda…

Une question de la jeune femme coupa sa rêverie, et creva la baudruche de son enthousiasme.

— Et vous, comment c’est qu’on vous appelle ?

— Un bien vilain nom… avoua-t-il honteusement. Anthelme… Anthelme Charibot…

— Anthelme ? fit-elle, surprise. Tiens, je ne le connaissais pas, celui-là !… C’est drôle, Anthelme !… C’est original… Mais on n’est pas responsable, hein ? Le tout, c’est de s’habituer !

— Croyez-vous que vous y arriverez ? demanda Charibot, confus.

— C’est déjà fait, mon loup chéri, déclara Mathilde avec simplicité.

Avant d’arriver au logis, la jeune femme avait appris de son nouvel ami tout ce qu’il lui était utile de connaître. Elle savait que le père Charibot était célibataire et privé de famille, qu’il tenait la grande caisse dans une importante librairie, que sa situation financière surpassait de beaucoup la modestie de ses goûts, qu’il était occupé tous les jours de neuf heures à midi et de deux heures à six, et qu’il avait poursuivi jusqu’alors ce rêve inaccessible : la tendresse d’une femme aimante, installée dans son appartement et dans sa vie. De ces divers renseignements, elle se promit d’user avec sagacité. Elle avait, par horreur du travail, préféré la prostitution à l’atelier, mais elle n’y trouvait que des joies médiocres, et peu de profits. La rancune d’un agent des mœurs, qu’elle avait repoussé, lui avait valu d’apprécier, pendant quinze jours, l’hospitalité de Saint-Lazare. Elle en était sortie le matin même, et, se rappelant la religion de son enfance, elle était toute prête à admettre l’existence d’un Dieu de justice, qui lui adressait Anthelme Charibot par un miracle dont il fallait profiter… Si elle manœuvrait bien, sa situation était faite !

Lorsqu’elle pénétra dans ce logement banal, elle n’en remarqua pas la terne médiocrité. Elle vit une table et une bibliothèque Louis XV dont les dorures grossières l’éblouirent. Le large divan et les fauteuils de cuir lui donnèrent l’impression de la puissance bourgeoise et d’une émouvante sécurité. Elle admira, en silence, un vase de Gallé sur une sellette gothique, et la pendule à colonnades qui édifiait sur la cheminée ses pilastres et son fronton de temple grec. On marchait sur un tapis. Déférente, elle remarqua :

— C’est bien, chez vous.

— Ce n’est pas mal, n’est-ce pas ? dit Charibot flatté. Il manque seulement ces petits riens auxquels on reconnaît la présence d’une femme… de petites dentelles… de petits ouvrages… de petits coussins… Puis il la guida :

— Ici, c’est la cuisine. C’est aussi le cabinet de toilette. Il y a le gaz, pour mon déjeuner du matin. Je prends les autres repas au restaurant. Mais, si je veux, on me les porte à domicile… Ici, c’est ma chambre…

Il avait entrouvert la porte et, pudique, il se détournait. Mathilde passa la tête, et considéra… Une chambre Louis XVI, en acajou, avec une armoire à glaces biseautées, une table de nuit assortie, des rideaux de velours. Oppressée d’envie et d’admiration, elle soupira presque anxieusement ; et elle répéta :

— C’est bien, chez vous.

Il semblait à Charibot que l’extase le soulevait au-dessus de la terre : la joie le rendait immatériel. C’était la première fois qu’une vraie femme pénétrait chez lui. Il eût voulu crier son bonheur à tous les habitants de la maison ; et, comme ses yeux avaient effleuré le manuscrit de l’Âme Douloureuse, il sourit avec un peu de dédain. Qu’est-ce que la gloire, si l’on possède l’amour ?… Empressé, mondain, il s’écria :

— Mais débarrassez-vous donc de votre chapeau, je vous prie !

— C’est bien facile… ça n’est que posé sur la tête, ces bibis-là ! dit la jeune femme.

Et, enlevant d’un mouvement preste la petite toque, de paille, elle la jeta sur le divan ; puis elle agita la tête pour ébouriffer ses cheveux coupés court, et elle demeura, souriante, lumineuse, un peu gênée. M. Charibot la regardait avec un sentiment de piété et d’adoration.

— Vous êtes jolie… balbutia-t-il. Vous avez les yeux bleus…

Elle se mit à rire.

— Je m’en doutais, figurez-vous !

Il rit à son tour. Comme elle savait le mettre à l’aise !… Avec quel tact elle paraissait ne pas apercevoir sa timidité !… Comme elle semblait jeune, pure, printanière !… Il s’approcha un peu, et lui tenait la main :

— Amis ? murmura-t-il.

— Amis ! répondit-elle avec empressement.

— Vous êtes chez vous… continua le vieil homme. À mon âge, il ne faut pas laisser passer le bonheur… Il ne faut pas le faire attendre… Il me semble que vous êtes dans ma vie depuis toujours… Le soleil y est entré avec vous : ce sera la nuit quand vous me quitterez.

— Je ne suis pas une intrigante, répondit Mathilde Bécherelle avec gravité. Voilà ce que je puis vous dire !… Quand vous me connaîtrez mieux, vous verrez si vous voulez me garder… Le temps qu’il vous plaira, je resterai. Vous ne vous engagez à rien, comme de juste. Et quand vous voudrez que je parte, je partirai… Je resterai votre bien reconnaissante pour l’accueil de ce soir… Voilà.

— Pour des mots comme ceux-là, dit M. Charibot à voix basse, je vous donnerais mon cœur… si je ne sentais pas que je vous l’ai déjà donné !

Ils demeurèrent face à face, silencieux, ne sachant plus que dire.

— Je vais faire du chocolat ! proposa Anthelme. J’ai une boîte de biscuits. Ce sera bon, cette dînette à deux !

— Je vous aide… déclara la jeune femme. Vous allez voir cette cuisine qu’on va fricoter !

Cuisine exquise !… En allumant le gaz, en cassant le chocolat dans la casserole, tandis que Mathilde, tout à fait maîtresse de maison, essuyait deux tasses et étendait un bout de nappe sur la table, le vieux caissier se sentait une âme indomptable et fougueuse ; tous ses rêves se réalisaient, avec une espèce de splendeur irréelle ; il avait suffi de quelques instants, et son destin avait changé de face. Comment avait-il pu vivre dans ce logis solitaire ? Comment avait-il pu ignorer jusqu’alors l’ivresse de cette simple présence, de cette jeunesse à ses côtés, de ces espoirs candides comme l’aube des clairs matins ?… Ah ! la grâce de ce rire insouciant, l’allégresse de ces dents blanches qui croquaient des biscuits avec un petit bruit adorable, ce bonheur presque religieux de sauver une enfant torturée par la vie au point d’avoir désiré la mort, et qui maintenant renaissait, insouciante, oublieuse, confiante en lui !…

La pendule d’albâtre lâcha tout à coup une note sonore, qui tomba dans la nuit.

— Une heure !… balbutia Charibot, effaré.

— Déjà une heure ! répéta la jeune femme.

Ils se levèrent lentement, lui, saisi d’une angoisse poignante, et elle, résolue à combattre et à jouer son rôle pour assurer l’avenir. Sans parler, ils repassèrent dans le bureau.

— Il va falloir nous organiser… murmura le caissier.

Comme elle demeurait muette, absente, fermée, il ajouta :

— J’ai là mon divan… J’en fais un lit, quand je reçois un ami de province… J’y suis très bien…

En même temps, il se demandait :

« Comprendra-t-elle mon respect ?… Ne va-t-elle pas se méprendre ?… Si ma réserve allait lui paraître une offense ? »

Il reprit, d’une voix étouffée :

— Vous… vous pourriez prendre ma chambre.

Puis, dans un immense effort, il ajouta :

— Mais… si vous vouliez bien… qu’on partage le même lit ?

Elle répondit aussitôt, sur un ton glacé, le visage dur et sombre :

— Si vous y tenez… C’est votre droit… Tous les hommes sont pareils… Vous me recueillez, je n’ai rien à dire si vous vous payez sur moi.

Alors, défaillant de bonheur, il fut sur le point de s’agenouiller devant elle. Il s’écria :

— Moi ?… Moi ?… Ah ! que vous me connaissez mal !… Je vous ai dit cela, voyez-vous… je vous l’ai dit, parce que j’avais peur que vous ne me méprisiez… si je ne vous le disais pas !… Mais, je vous le jure, si vous m’aviez répondu oui, j’aurais été désespéré… Ne craignez rien… mon petit !… mon amie !… Mathilde !… Ne craignez rien de moi !… Aimez-moi comme un père, en attendant de m’aimer… autrement… Moi, je vous adore pour votre pureté !

— Vous m’avez comprise… dit lentement la jeune femme. Je suis bien heureuse… Je vous permets de m’embrasser !

Elle approcha son front ; et, défaillant, les genoux tremblants les yeux fermés, il y posa ses lèvres.


IV


Il ne fallut pas quinze jours à Mathilde Bécherelle pour acquérir le sentiment de sa toute-puissance et comprendre qu’elle était désormais la maîtresse absolue du logis. Elle avait commencé par mettre à la porte la femme de ménage qui, depuis vingt ans, chaque matin, venait faire le lit, balayer, cirer une des deux paires de bottines qui, tour à tour, abritaient les pieds de M. Charibot, et laver la tasse de son déjeuner.

— Pour ce qu’il y a à faire, avait déclaré la jeune femme, je le ferai moi-même. Ce sera une distraction.

Elle en avait une autre : celle de courir les magasins pour s’acheter un trousseau.

— Vous jetterez tout ce que vous aviez en arrivant ici ! avait supplié Charibot. Des souliers au chapeau, de la chemise au manteau, je veux que vous n’ayez rien qui ne vous vienne de moi. Et puis, vous savez, inutile de compter !… J’ai de l’argent, depuis le temps que j’en gagne sans en dépenser !

Elle avait rempli l’armoire à glaces de son linge, de ses vêtements, de ses chaussures, de ses bas de soie et de ses soutiens-gorge ornés de fausse valenciennes.

— Ce n’est pas que j’aie besoin de ces machins-là ! avait-elle observé. Ma gorge se soutient toute seule. Mais ça fait plus habillé.

Et M. Charibot, d’une main tremblante, caressait, après avoir réglé les factures, ces fins linons encore neufs, qui le grisaient comme s’ils eussent, dans leurs plis légers, retenu déjà la tiédeur et le parfum du corps qu’ils enserreraient.

Il n’avait pu, tant sa joie était violente, tant il avait besoin de l’affirmer pour oser y croire, en garder pour lui le secret. À Mme Diamant sa concierge, au traiteur Méchin qui lui faisait maintenant porter ses repas, à la caissière et au garçon du café où il n’allait plus faire sa manille, il avait annoncé, d’un ton faussement naturel, avec un frémissement de la voix et un éblouissement du regard :

— Ma vie se transforme. J’ai offert l’hospitalité à une jeune femme… une parente de province… Oh ! une parente très éloignée !… C’est une créature exquise… Elle a tout pour elle… Non seulement la beauté qu’on voit… mais aussi une telle délicatesse de sentiments, une telle fraîcheur, une telle simplicité… Je suis heureux… Je ne puis cacher que je suis très heureux !

Ce bonheur insolent avait aussitôt suscité, sans qu’il s’en doutât, la haine de tout le quartier. Les fournisseurs conservaient une attitude correcte ; ils épiaient, à travers les glaces de leur devanture, ce couple indifférent qui prétendait vivre à l’écart, et ils ricanaient en haussant les épaules. Mme Diamant était ouvertement hostile. Dès qu’elle les apercevait sous la voûte, elle rentrait dans la loge en en claquant la porte à tour de bras. Elle ne pouvait pardonner à M. Charibot de ne l’avoir pas prise pour confidente. Aux domestiques qui s’arrêtaient chez elle, le panier au coude, en revenant du marché, elle proclamait son mépris et son indignation.

— Pensez-vous !… Un homme de cet âge !… Un homme sérieux !… Parole d’honneur, je l’estimais. Je me pensais parfois : si jamais Diamant casserait sa pipe, ou si je pourrais divorcer, je referais ma vie avec ce vieux-là !… C’est doux, c’est propre, c’est inoffensif !… Il ne doit pas lui falloir grand chose pour être heureux !… Et puis, croyez-vous, ma chère ? Une nuit, ça vous ramasse une femme, Dieu sait où, ça la ramène dans une maison bourgeoise, ça l’entretient comme une cocotte de la haute, et ça ose vous parler d’une parente de province !… Elle est jolie, la famille de province !… Un vieux comme ça, vous parlez d’un vice !… Parole d’honneur, j’aime encore mieux Diamant… Si seulement il n’aurait pas tant de goût pour les petites filles !… Pour ce qui est de ces deux là, c’est bien simple : ils me lèvent sur le cœur… Ainsi, c’est pour dire !… Oh ! je fais mon métier ! Je donne son courrier au vieux, recta, comme à un homme respectable !… Mais ça ne m’empêche pas de penser ce que je veux, et de dire ce que je crois !… C’est mon droit, pas vrai ?

Par contre, M. Diamant qui, jusqu’à cette époque, avait paru ignorer l’existence de Charibot, le saluait maintenant avec un mince sourire oblique, en fixant sur lui le regard muet qui unit deux complices ; et, quand Mathilde passait, il s’inclinait cérémonieusement, comme il savait le faire lorsqu’il susurrait à la mariée, durant un festin nuptial : « Château-Yquem ? ou : « Romanée-Conti ?… »

Mathilde lui trouvait une face d’assassin.

— Voyez cour d’assises… séance à huis clos ! avait-elle déclaré à Charibot.

Mais, comme le maître d’hôtel lui faisait peur, elle se montrait aimable envers lui, et la haine de Mme Diamant s’en aiguisait.

— Pensez-vous !… Cette roulure qui fait de l’œil à mon mari !… Ah ! elle aime les vieux, celle-là !… On lui en donnera, oui !… Ce n’est pas parce qu’on se dit ses vérités, Diamant et moi, et qu’elle nous a vus un jour nous flanquer des calottes, qu’il faut qu’elle s’imagine !… Mon mari est mon mari, et je saurai le garder !

M. Charibot avait également raconté son histoire à ses collègues de la librairie. Son ami Claustre lui avait bourré les côtes de coups de poing sympathiques.

— Sacré paillard, va !… Avec tout ce qu’on sait de vous et de vos habitudes !… Une parente de province !… Mais vous m’avez dit vingt fois que vous n’aviez plus de famille ?… Elle est tombée de la lune, votre parente de province ?… Cachottier !… Est-ce qu’on a des secrets pour ses amis ?… Allez, dites-moi, confessez-moi tout : il vous sera beaucoup pardonné, parce que vous avez beaucoup péché… Je serai muet, comme la carpe au tombeau !

Charibot ne s’était pas fait prier : il avait un tel besoin de crier son bonheur ! Il avait dit toute l’histoire, ne la modifiant que sur un point :

— Je l’ai rattrapée par ses vêtements, au moment où elle enjambait la balustrade du pont… Je suis plus fort que je n’en ai l’air, heureusement !… Une demi-seconde plus tard, et tout était fini… Fini, vous entendez !… Alors, d’avoir sauvé un être, imaginez ce qu’on éprouve !… Et quand il s’agit d’une femme… une toute jeune femme… jolie, tendre, cultivée… et qu’on songe à cette mort atroce, à ce désespoir, à tout ce qu’une telle résolution suppose de souffrances et de fierté, eh bien, vous savez ! on a beau être blasé, indifférent, méfiant, on a beau avoir couru toutes les aventures, rien n’y fait… C’est l’amour… qu’est-ce que vous voulez ?… mettez-vous à ma place ! Vous-même, Claustre ?… N’est-ce pas ?… C’est l’amour, évidemment !

— Évidemment… avait conclu Claustre, perplexe, envieux, et ironique.

Pour toute la librairie, M. Charibot était maintenant ce vieux satyre de Charibot.

Mais lui, qui eût voulu rendre à l’univers entier un peu de cette indicible félicité dans laquelle il titubait, tout débordant de gratitude envers le destin et de fraternelle piété envers les hommes, souriait, du même sourire extatique, aux commis de magasin, aux dactylographes, aux emballeurs, aux livreurs, aux clients, aux auteurs qui venaient toucher leurs droits. Il les aimait tous, il se sentait aimé de tous, l’existence était belle et Dieu était bon !

Lorsqu’il avait achevé ses comptes et fermé sa caisse, il se sauvait, le cœur battant, comme un collégien qui va rejoindre sa première maîtresse. Il ne s’arrêtait plus devant les étalages des bouquinistes et des antiquaires ; son trajet lui paraissait interminable ; il courait, dans sa hâte d’arriver ; à peine prenait-il le temps d’acheter quelques roses ou une douzaine d’œillets : le paradis l’attendait.

Le soir, parfois, il décommandait son repas et il emmenait Mathilde au restaurant. Il n’osait lui donner le bras, mais il allait, serré contre elle, oublieux de l’univers. Elle portait une jupe grise, simple et nette de coupe ; des chemisettes légères à travers lesquelles on apercevait la chair de la gorge et des bras ; un chapeau de paille blanche garni de violettes ; et elle allait, calme, sérieuse, ne regardant ni à droite ni à gauche, d’un pas menu, honnête et décidé.

M. Charibot aimait, par-dessus tous les autres, un petit restaurant italien de la rue de Ponthieu. Il ouvrait la porte, s’effaçait, et Mathilde entrait la première. La salle était longue et étroite. On passait devant le comptoir, et la patronne saluait avec un sourire avenant :

— Bonsoir, messioû… Bonsoir, madame…

Le gérant s’avançait aussitôt, cordial, familier les garçons s’affairaient ; de loin ils criaient les commandes :

Due ravioli !

Costolette milanese !

Spaghetti al sugo !

Des fresques rudimentaires étalaient aux regards leur pittoresque composite : le campanile de Florence voisinait avec le palais des Doges ; et un lustre en verre de Venise, aux couleurs italiennes, embrasait des grappes de raisins verts, blancs et rouges.

consultait la carte d’un air indifférent, en se passant la main dans les cheveux ; Mathilde attendait, bien sage ; elle regrettait seulement que le menu ne contînt ni bœuf bourguignon, ni lapin sauté, ni salade de museau. Mais elle aimait furieusement le zabaglione.
s’exaltait.

— Nous irons… nous irons en Italie, tous les deux !… C’est un voyage dont je rêve depuis ma jeunesse. Rien ne m’empêchait de le faire, et pourtant je ne l’ai pas fait. Je me demandais souvent pourquoi je n’arrivais pas à m’y décider !… C’est le destin qui le voulait. Je vous attendais. Nous devions le faire ensemble, pour en mieux sentir la beauté… Tout est miraculeux, dans notre rencontre !

— Pour sûr que ce n’est pas une affaire ordinaire, acquiesçait Mathilde.

Mais elle se réjouissait davantage à la pensée des trois semaines que, durant le mois d’août, ils iraient passer en Bretagne. Elle ne connaissait la mer que par les chansons de Botrel et les romans feuilletons. Charibot la lui décrivait lyriquement. Elle savait qu’elle y pourrait pêcher des crevettes vivantes. Et son aventure lui paraissait si incroyable que, comme M. Charibot, bien que pour d’autres raisons, elle se demandait parfois avec anxiété si elle n’allait pas s’éveiller après un songe trop beau.

À mesure que les semaines s’ajoutaient aux semaines, elle sentait croître sa sécurité et se multiplier ses ambitions.

Elle n’avait pensé d’abord qu’à s’assurer la situation, déjà fort enviable, de femme entretenue. Elle en jouissait pleinement. Mais elle se rendait compte que ses rapports avec M. Charibot présentaient une sorte de caractère anormal et exceptionnel dont elle avait le droit de s’inquiéter. En somme, qu’étaient-ils l’un pour l’autre ?… Elle avait cru agir fort habilement en se refusant à lui, et elle se demandait maintenant si elle ne l’enchaînerait pas d’un lien plus fort en lui révélant des voluptés dont il ne devait avoir qu’une assez mince expérience. D’autre part, comment le lui faire entendre ?… Avec ce vieux bavard, chez qui tout se passait en discours et qui pleurait d’extase sur sa chasteté, sur sa pureté, sur sa noblesse, ce serait peut-être une maladresse grossière que de lui offrir ce qu’il ne paraissait pas souhaiter. Mais alors, allaient-ils rester éternellement l’un à côté de l’autre, comme un père et sa fille, sans jamais se toucher ?… Mathilde pouvait se passer d’amour, mais pas indéfiniment. Et, bien qu’elle se fît peu d’illusions sur les joies que pourrait lui procurer M. Charibot, elles lui semblaient préférables au néant. Comment l’amener à exprimer un désir, après lui avoir donné d’elle des impressions qui devaient lui en ôter le courage, et peut-être la pensée ?… Elle ne découvrait qu’une solution au problème : le mariage. Mais sa sagesse l’arrêtait, incrédule, devant une vision si extravagante. Elle ne parvenait ni à oublier complètement ce qu’elle était, ni à se voir exactement telle que la voyait son bienfaiteur, et il lui paraissait invraisemblable d’imaginer qu’un jour elle pourrait, l’alliance au doigt et le voile blanc sur les épaules, passer par la mairie et par l’église. Alors, que faire ?

Elle se décolletait. Elle s’asseyait ; sa jupe, par mégarde, découvrait ses jambes jusqu’au genou. Le matin, elle feignait la confusion lorsqu’elle arrivait à se faire surprendre, demi-nue, les cheveux sur le dos. Charibot s’excusait en bafouillant ; il demandait pardon ; il assurait qu’il n’avait rien vu. Et la jeune femme se posait sans cesse la même question :

— Comment faire faire l’amour à un vieux crétin qui n’y tient pas ?

Elle ne se doutait guère que, lorsqu’il avait aperçu sa gorge ou ses épaules, M. Charibot en demeurait agité jusqu’au soir, avec une tempête de sang qui bouillonnait dans ses veines ; elle ne savait pas que, la nuit, tandis qu’elle dormait d’un sommeil auquel rien n’eût pu l’arracher, Anthelme Charibot se levait, bien souvent ; que, sur la pointe des pieds, il venait silencieusement à la porte de sa chambre ; qu’il l’écoutait respirer, haletant lui-même de désir et de volupté ; et qu’il perdait conscience lorsqu’il l’embrassait sur le front. Ses pensées suivaient la même marche que celles de Mathilde. Lui aussi rêvait du mariage, considérant qu’il l’eût profanée s’il eût songé seulement à un amour illégitime ; mais, quand cette idée se présentait à lui, il prenait aussitôt conscience de son âge et de son peu de charmes. Il se disait :

— Qui suis-je, pour posséder un tel bonheur ?… De quel droit enchaînerais-je sa jeunesse ?… Si j’osais lui en parler, elle me quitterait, révoltée d’un tel cynisme !… C’est un rêve trop beau… Le destin ne peut pas tout me donner !

Et, dévoré des désirs que multipliaient en lui les flammes de l’été, il se croyait condamné à ne pouvoir les assouvir jamais.


V


Quelques jours seulement les séparaient de leur départ pour Port-Manech. Ce voyage, ce séjour, c’était maintenant le sujet continuel de leurs conversations. M. Charibot avait retenu deux chambres contiguës, pour lui et pour « sa nièce », à l’hôtel de la Mer, qui développe ses bâtiments trapus et cubiques, semblables à de moroses constructions militaires, au sommet d’une falaise grise comme eux. Il décrivait le pays à Mathilde : les chemins creux enfouis entre deux murailles vertes, les champs de sarrazin fleuri, les hameaux de granit bleu entourés d’une enceinte de pierre, avec leurs maisons à deux cheminées sur les rives d’un fleuve de purin. Elle riait.

— Faut-il qu’il y ait des gens sales, tout de même ! Alors, comment va-t-on d’une bicoque à l’autre ?

— On marche sur des bottes d’ajoncs séchés, jetées le long des murs. C’est un sol qui, à chaque pas, enfonce dans le fumier liquide, en faisant flouc !… flouc !…

— Quelle horreur !

— Bien mieux… Dans certaines de ces masures, il n’y a qu’une pièce ; la vache, si l’on a une vache, y habite avec ses maîtres. Et, malgré tout, il n’y a pas de pays plus tendre et plus attirant. C’est la terre des âmes mystiques, chère à tous les artistes !

— Il y a beaucoup de peintres ? questionnait Mathilde.

— Des peintres ?… S’il y a des peintres ?… Mais partout, partout ! Sur toutes les falaises, dans toutes les baies, derrière tous les buissons qui bordent l’Aven, à l’entrée de tous les villages. Il y a… il y a…

Et Charibot cherchait des noms.

— Il y a Cottet… c’est un célèbre… Il y a… il y a Simon… il y a… il y a… André Jolly… Tu verras sa maison, avec le jardin qui dégringole tout le long de la falaise, à travers les rosiers, les pins et les cyprès, jusqu’à la mer qui le bat de ses vagues… Il y a… il y a… je ne peux pas les nommer tous !

La jeune femme battait des mains. Elle eût voulu doubler la vitesse des heures. De jour en jour, l’expression de son visage devenait plus ardente et plus voluptueuse. Elle souriait parfois sans raison, suivant un rêve qu’elle ne formulait pas. Et Charibot, troublé, osait à peine la regarder, tant il craignait de se trahir et de laisser apercevoir le désir qui le possédait.

Comme il sortait un matin de chez lui, se rendant à son bureau, il passa, enfermé dans ses pensées, devant la loge de la concierge. Il était si occupé de ses rêveries et du départ qui aurait lieu le surlendemain, qu’il ne prit pas garde à Mme Diamant, fort animée elle-même par une conversation qu’elle poursuivait, sous forme de monologue, avec une des bonnes de la maison. Contre son habitude, il omit de saluer l’autocrate du cordon. Mais il n’était pas arrivé au trottoir que la voix glapissante de la pipelette, enflée par la colère et le mépris, proférait avec violence cette phrase qui tomba comme un bloc de pierre dans le lac de ses pensées.

— Pour un cocu, ma chère, vous parlez d’un cocu !… Et ça fait le fier par-dessus le marché !

M. Charibot tressaillit, extrêmement choqué par la brutalité d’un tel propos. Et, malgré lui, il se demanda quel était l’infortuné dont les malheurs excitaient cet impitoyable sarcasme. Il ne lui parut pas plausible que Mme Diamant eût fait allusion à son propre conjoint. Le fait, en lui-même, n’avait rien d’absolument invraisemblable : l’invraisemblable était qu’elle le proclamât avec un pareil cynisme. À qui donc en avait-elle ?… Qui, parmi les locataires ou parmi les voisins, pouvait mériter ce bref qualificatif ?… Le vieux caissier essaya de repousser la question que se posait sa curiosité indiscrète. Après tout, il s’agissait d’un accident banal, rarement mortel, et Mme Diamant, qui savait tout, pouvait connaître beaucoup de prétendants au titre ou de titulaires de la fonction. Néanmoins, il sentait, obscurément, que ce n’était pas par hasard qu’elle avait lancé cette injure à l’instant même où il venait de passer devant elle. Injure aussi stupide que grossière si elle prétendait s’adresser à lui. Pour être ce qu’elle avait dit, il aurait fallu, préalablement, qu’il fût autre chose. À la vérité, Mme Diamant ignorait, et sans doute n’eût-elle pu croire qu’il ne le fût pas. Mais alors, elle mettait en cause une femme insoupçonnable et sa malveillance lui inspirait une diffamation ignoble. Tellement ignoble que M. Charibot se persuada qu’il était fou d’y avoir pu songer, et qu’en interprétant de la sorte une affirmation triviale, mais anodine, il était, somme toute, plus coupable que sa concierge.

Il eut beau faire, il demeura préoccupé. Durant toute la matinée, tandis qu’il entassait les opérations d’une arithmétique devenue machinale, il entendait, au fond de lui-même, une voix forte, injurieuse, puissamment méridionale, qui s’obstinait à répéter :

— Pour un cocu, ma chère, vous parlez d’un cocu !

Lorsqu’il revint, à midi, savourer les côtelettes sauce Robert et les petits pois à la française de Méchin, marchand de vin traiteur, il n’éprouva pas, en montant son escalier, la joie et la hâte quotidiennes ; il grimpa les marches lentement, une à une, au lieu de les franchir au galop, deux à la fois, et d’arriver au cinquième suant et palpitant. Une nuée d’angoisse embrumait son âme, jusqu’alors rayonnante. Il s’était entièrement convaincu de son erreur ; il savait, à n’en pas douter, que Mme Diamant était à mille lieues de faire allusion à lui lorsqu’elle avait craché cette phrase maudite. Mais il ne pouvait rien contre son trouble. Pour la première fois, il admettait que le bonheur d’un homme peut le rendre odieux à ses compagnons d’existence, et qu’il faut le dissimuler comme un crime si l’on n’en veut être châtié… Pourtant, ce n’était pas de lui qu’il s’agissait !…

Quand il se trouva face à face avec son amie, qu’il revit cet aimable visage souriant, qu’il reçut le regard tranquille de ces beaux yeux lumineux, son anxiété devint rancune et remords : rancune, contre celle, qui, par son propos fortuit, avait altéré la sérénité de son cœur ; remords, contre lui-même, qui avait eu la faiblesse de supposer qu’il pouvait être en cause, et la lâcheté, l’ayant admis, de ne pas revenir aussitôt sur ses pas pour exiger de Mme Diamant des éclaircissements immédiats. La jeune femme s’aperçut que M. Charibot lui cachait un souci. Elle lui demanda :

— Qu’est-ce qui ne va pas, ce matin ?… On vous a fait des misères, à votre boîte ?

— Mais non… Mais non… répondit précipitamment le caissier. Pourquoi me demandez-vous ça ?… Tout va parfaitement.

— Il me semblait… répondit Mathilde. Vous n’êtes pas si gai que d’habitude.

— C’est que j’ai un gros travail en ce moment… balbutia Charibot d’une voix honteuse. Vous comprenez… Avec le départ qui s’approche, il faut que je revoie tous mes comptes pour les passer à mon remplaçant… Ce n’est pas une petite affaire… On ne se figure pas… Une comptabilité pareille !… Mais tout sera prêt à temps… Ne vous inquiétez pas… Nos billets sont pris, nos places sont retenues… Nous partirons au jour dit… Et pour du bonheur, je vous, promets qu’on aura du bonheur !

Mathilde Bécherelle, tranquillisée, n’insista pas et M. Charibot la considéra avec amour, les yeux brillants d’émotion. Fallait-il que leurs âmes se fussent accordées, pour qu’aucune ombre ne pût passer sur lui sans qu’elle l’aperçût aussitôt !… Et avec quelle tendre sollicitude elle l’interrogeait !… Ah ! passer sa vie à ses côtés !… Non pas en ami, non pas, pour ainsi dire, en voisin, mais uni à elle, mélangé à elle, fondu en elle, ne formant plus avec elle qu’une seule sensibilité, par la grâce de la confiance, de la gratitude, et de l’amour !… Rêve trop beau d’un insatiable cœur…

Jusqu’au soir, la conscience de M. Charibot fut un champ de bataille. Il avait décidé de ne plus penser à l’incident matinal et de ne pas se soucier d’un propos qui ne le concernait pas. Il se tenait parole, et n’y pensait pas. Mais, derrière les régions visibles et accessibles de sa réflexion, dans des territoires lointains et obscurs sur lesquels il ne régnait pas, il sentait que le combat se prolongeait entre ses doutes et ses certitudes, et n’avait pas le pouvoir d’intervenir pour pacifier et réconcilier ces adversaires infatigables. La lutte se poursuivait lorsqu’il reprit, à six heures, le chemin du retour. Alors, brusquement, il décida d’en finir avec ces hôtes incommodes, en se présentant à Mme Diamant, et en réclamant d’elle le nom de l’infortuné dont elle narguait le malheur. Cette résolution l’apaisa. Elle répandit en lui une si complète quiétude, que, lorsqu’il franchit la porte cochère, il était prêt à rire de sa folie, et qu’il prenait la résolution inverse : celle de ne pas flatter l’arrogance d’une salariée stupide, en sollicitant d’elle des explications dont il n’avait nul besoin.

D’un pas tranquille, il s’avança donc dans l’entrée.

La loge était ouverte. Assise devant sa table, Mme Diamant épluchait des oignons. M. Charibot lui jeta un regard de mépris, en soulevant courtoisement son chapeau. Et il eut l’impression, comme il en avait la volonté, de gagner directement l’escalier. Les forces ténébreuses l’emportèrent en lui sur les puissances de lumière. Il s’aperçut, sans pouvoir résister à son impulsion, qu’il avait incliné vers la loge, qu’il était maintenant debout entre les deux montants de la porte, que Mme Diamant, le couteau dans la main gauche, le considérait de bas en haut ; et il entendit sortir de sa gorge une voix étranglée qui murmurait :

— Je voudrais, madame… C’est au sujet d’un mot… un mot que vous avez dit ce matin… tandis que je sortais…

— Je ne saisis pas rapport à quoi vous venez me causer, répondit Mme Diamant, dont le cœur s’enfla de joie.

— Vous savez bien… bégaya Charibot. Vous avez dit… en parlant de quelqu’un… qu’il était… vous me comprenez ?… Je sais que ce n’est pas moi… Je suis tranquille… Mais tout de même, n’est-ce pas ?… Enfin, c’est… une curiosité… J’aurais voulu savoir de qui il s’agissait…

— Mon pauv’ monsieur !… fit la concierge avec une feinte sympathie. Je n’ai pas dit ça pour que vous l’entendiez. Non, bien sûr ! Alors, mettez que je n’aie rien dit !… Je ne veux pas me mêler de ce qui ne me regarde pas. Tout ce qu’on veut, mais pas ça !… Restez comme vous êtes, allez !… Ce qui nous a perdus, Diamant et moi, c’est d’avoir voulu savoir trop de choses. Les heureux, ce sont les sourds. Et les muets. Et les aveugles.

— J’aimerais mieux savoir… reprit M. Charibot en s’accrochant au cadre de la porte et en ravalant sa salive.

— Mon pauv’ monsieur ! répéta la femme. Si vous y tenez, bien sûr que c’est votre affaire. Qu’est-ce que vous voulez ?… On a beau être concierge, on a sa jugeotte, pas vrai ?… On voit ce qui ce passe !… Alors, quand vous m’avez causé d’une dame de votre famille qui venait habiter avec vous, je n’ai rien dit, comme de juste… mais ça ne m’empêchait pas de penser. Avec tout ce que j’ai vu dans ma vie, je ne m’en laisse plus conter… Mais après tout, ça vous regardait, pas vrai ?… Seulement, cette dame, elle aurait dû vous être reconnaissante… Parce que ce que vous faites pour elle, ce n’est tout de même pas ordinaire !… Une supposition que j’aurais été à sa place, l’homme qui aurait fait ça pour moi, je l’aurais honoré, pareil que le bon Dieu !… Mais elle, je puis vous dire qu’elle se fout de vous… Il y a le garçon épicier, qui habite à l’étage des domestiques… un feignant qui est sans place depuis un mois… Tous les jours, mon pauv’ monsieur, tous les jours, il est chez vous, de deux et demie à six… Il couche dans vos draps… et il a de l’argent, lui qui était plus râleux que Job… Pas besoin de chercher d’où il vient, son argent !… Il n’a pas grand chemin à faire pour passer de votre poche dans la sienne !… Ah ! c’est triste, de voir ça !… Moi, ça me retourne les sangs !… J’ai beau être discrète, et réservée, et tout, devant des affaires comme ça, je ne peux pas m’empêcher de causer ! M. Charibot eut l’intention de répondre, d’un ton hautain et glacé :

— Vous mentez… Vous êtes une misérable menteuse… une ignoble mégère… une ordure…

Et sans doute il le répondit, de toutes ses forces, de toute son âme, dans le secret de sa pensée. Mais Mme Diamant n’en sut rien, car aucun mot ne sortit de ses lèvres. Il s’en alla, à reculons, en chancelant, et il monta l’escalier, accroché à la rampe, avec le sentiment qu’à chaque pas il roulait un peu plus bas, dans un abîme plus profond.

Ce fut pour lui une soirée atroce, une nuit plus atroce encore. Il prétexta une migraine effroyable, une indisposition qui l’avait soudain saisi dans l’après-midi, des vertiges d’estomac qui l’obligeaient à se coucher ; et il demeura bouleversé de désespoir, prêt à sangloter et à crier sa peine, quand, prévenante et pitoyable, Mathilde vint lui porter une tasse de tilleul, et debout au chevet de son lit, attendit qu’il eût fini de l’absorber.

Le lendemain matin, il se prétendit un peu remis, mais pas bien solide encore.

— Pour sûr que vous avez besoin de repos déclara la jeune femme. Heureusement qu’on va partir !

Heureusement !… Elle avait dit : heureusement !… L’eût-elle dit, si la concierge n’avait pas menti ?… Quelle sottise de croire qu’elle eût consenti à ce voyage !… Il lui eût été si facile d’en détourner la menace !… Elle ne l’avait pas fait : donc rien n’était avéré !… Au surplus, comment admettre de sa part un semblable égarement ?… Ne suffisait-il pas de la regarder pour se sentir baigné de confiance et de sécurité ?…

Charibot se nourrit de ces pensées pendant toute une demi-journée. Le combat se livrait maintenant à découvert : c’était avec toute sa raison que, semblable aux dieux d’Homère, il se jetait dans la mêlée et prêtait au juste parti son appui et son secours. Mais il ne parvenait pas à décider de la victoire.

À deux heures, lorsqu’il repartit pour sa besogne, il ne descendit que la moitié d’un étage. Là, entre le cinquième et le quatrième, s’ouvrait un petit débarras, qui avait rempli l’office de cabinets d’aisance avant qu’on n’en eût installé dans tous les logements, et qui, désormais, servait de poste d’eau et de remise à balais. M. Charibot y entra, sombre et frémissant, et il attendit. Il n’y était pas depuis dix minutes, qu’un pas fit grincer les marches, venant des étages supérieurs. Le cœur en déroute, la respiration coupée, le caissier regarda par l’entre-bâillement : il vit un grand garçon blond et faraud qui s’arrêtait devant son appartement. Il l’entendit tousser fortement. Presque aussitôt, la porte s’ouvrit, le couloir sombre engloutit le visiteur, et la porte se referma… Le parti des justes avait succombé !…

L’inconscience et la stupeur, et non son intelligence abolie ni sa volonté absente, dirigèrent alors les actes de M. Charibot, et simulèrent des résolutions qu’il n’aurait eu ni le courage ni la force de prendre.

Il demeura d’abord vingt minutes, peut-être une demi-heure, absolument immobile. Il ne souffrait pas, ou ne percevait pas plus sa souffrance, qu’un homme tombé d’un cinquième étage ne conserve, en agonisant, la faculté de sentir la douleur de ses membres brisés. Il attendait… Pourquoi ?… Il ne le savait pas, il ne cherchait pas à le savoir. Il fallait que, lentement, la vie revînt en lui, et lui restituât la faculté de se mouvoir. La force de se redresser et de marcher lui fut enfin rendue, avant celle de comprendre et de raisonner. Lorsqu’il put faire un pas, il sortit de son réduit et remonta l’escalier. Machinalement, il tira de sa poche son trousseau de clefs, et ses doigts choisirent celle qu’il fallait ; il l’engagea doucement dans la serrure, et, sans faire aucun bruit, poussa la porte. Il la referma aussi silencieusement, et parcourut les trois mètres qui l’amenaient à sa chambre. Elle était large ouverte. 

Sur le lit, les deux amants, à demi nus, s’étreignaient.

M. Charibot se détourna en haletant, et les vit, cette fois, dans l’armoire à glaces qui répétait leurs jeux. L’homme parlait à voix basse ; il prononçait des mots qu’on ne percevait pas. La jeune femme soupirait, et parfois riait, d’un rire profond, un peu rauque, que M. Charibot n’avait jamais entendu, et qui le fit trembler, avec un sentiment instinctif de dégoût, d’horreur, et d’envie. Il eut tout à coup la notion d’une souffrance qui dépassait toutes les souffrances. Il comprit qu’il n’avait plus qu’à mourir, et, en fermant les yeux, il commença à reculer. Ce fut à cet instant que, surpris par le bruit, les deux amoureux se retournèrent d’un mouvement soudain, et aperçurent, dans les glaces de l’armoire, ce fantôme titubant et livide.

— Bon. Dieu !… proféra le garçon.

M. Charibot rouvrit les yeux, et s’arrêta.

— Bon Dieu de bon Dieu !… répéta le séducteur.

Mathilde, avec un cri, s’enfouit le visage dans les oreillers. Assis sur le lit, les prunelles écarquillées, ne sachant que faire, le garçon épicier considérait ce vieil homme tragiquement muet. Son silence l’inquiétait. À défaut de coups de poing, que l’aspect de M. Charibot rendait peu vraisemblables, et encore moins périlleux, il eût trouvé normal, et en quelque sorte correct, de recevoir les injures dont il n’eût pas été à court en un cas semblable. Mais cette torpeur glacée, ce regard épouvantablement vide qui se fixait sur lui, cette écrasante immobilité, lui parurent plus redoutables qu’une attaque contre laquelle il eût su se défendre. Il se dit tout à coup que M. Charibot devait tenir un revolver, et allait tirer. Ses yeux glissèrent anxieusement vers les mains du comptable. Il les vit toutes les deux, tombantes, flasques, inoffensives. Alors, ne pouvant plus supporter ce silence incompréhensible, ce fut lui qui le rompit. Il grommela d’abord :

— Ben quoi !… Quand ces choses-là arrivent, on peut tout de même s’expliquer !

Comme aucune réponse ne lui parvenait, il sauta à bas du lit et, hâtivement, se mit à se rhabiller en poursuivant son monologue :

— Vous voulez pas causer, alors ?… Non ?… Bien sûr, c’est votre droit !… Ce que je voulais vous dire, c’est que ce n’était pas pour vous faire injure… comprenez-vous ?… Quoi !… On est fautifs, d’un sens, évidemment !… Mais on est jeunes, tous les deux, pas vrai ?… Alors, n’est-ce pas ?… S’il vous faut des excuses, on vous fait des excuses… On ne peut pas mieux dire !… Alors, c’est tout ce que vous trouvez à répondre ?… Peut-être bien que monsieur me méprise parce que je suis un ouvrier ?

Il était en train de renouer sa cravate. L’idée qu’un bourgeois pouvait le mépriser l’irrita, et il reprit, avec une brusque colère :

— Non, mais des fois !… Si c’était ça, mon vieux, faudrait le dire !… Tu trouverais à qui causer, tu sais ?… Si tu crois que tu m’impressionnes, à me regarder avec des yeux de merlan ?… Je me fous un peu de toi… vieux débris !

À ce mot, M. Charibot eut un haut-le-corps, comme le boxeur déjà presque knocked-out, qui reçoit un dernier direct dans le creux de l’estomac, et il s’appuya contre le mur, de tout son corps. Le jeune épicier passa devant lui avec un rictus dédaigneux, et, avant de sortir, se retourna pour un suprême conseil :

— Et puis t’avise pas de toucher à madame, hein ! ou c’est à moi que tu auras à faire !…

Il sortit sur cette menace, en claquant la porte. Alors, M. Charibot entra dans la chambre, la traversa en s’accrochant à tous les meubles, vint s’effondrer dans un fauteuil, et, la tête entre les mains, se prit à sangloter.

Il sanglotait avec une telle violence, et il était à tel point anéanti de douleur, qu’il n’entendit pas le bruit léger des deux pieds de Mathilde qui se posaient sur le sol. Perplexe, irritée de sa maladresse, toute brûlante de haine contre son amant, et prête à pleurer, elle aussi, sur les ruines de tous ses calculs, elle se mit à s’habiller lentement, en poussant, par intervalles, de vastes soupirs auxquels Charibot ne prenait pas garde. Mais il tressaillit fortement, et leva une face hagarde, lorsqu’il reconnut sa voix. Blême, les épaules secouées de hoquets, et de lourdes larmes accrochées dans les poils de sa barbe, il la considérait stupidement. Elle était devant lui, humble, le front bas, dans une attitude d’abandon et de détresse, si différente de cette femme roucoulante qui tout à l’heure se pâmait sur le lit, qu’il ne pouvait les confondre l’une avec l’autre, et que, par-dessus ce cauchemar, il retrouvait d’elle toutes les douces images coutumières. Elle parlait, — et c’était sa voix d’autrefois, sa fraîche voix limpide, à peine un peu tremblante. Elle disait, avec une expression d’accablement :

— Voilà… Maintenant, je vais partir… Après ce qui s’est passé, n’est-ce pas… il faut bien que je parte !… Je ne voudrais pas que vous gardiez un mauvais souvenir de moi… Ce que vous avez fait pour moi, je ne l’oublierai jamais… Pour ce qui est de tout à l’heure, c’est un accident… Je ne peux pas vous expliquer… Et puis, à quoi bon ?… Je vous fais du mal, à rester là… Alors, le mieux, c’est encore que je parte !

— Vous… Vous allez… me quitter ?… balbutia M. Charibot.

C’était le dernier coup, — le plus dur !… — plus terrible que tous ceux qu’il venait de recevoir. Il serra les mâchoires pour briser un nouveau sanglot, et il ajouta :

— Si vous partez… si vous partez… alors… moi… je n’ai plus qu’à me tuer !

Le sentiment qu’elle regagnait la partie à l’instant même où elle la croyait perdue éclata en elle dans une explosion de joie. Elle la transposa en un cri, qui parut s’arracher du plus profond d’elle-même :

— Non !… Non !… Vous ne vous tuerez pas !… Vous tuer pour moi, vous !… Quand c’est moi qui devrais mourir de honte !… Non !… Non !… Vous vivrez !… Vous trouverez une autre amie… une amie, qui sera digne de vous !… Laissez-moi partir, monsieur Charibot, laissez-moi partir !…

Sans savoir ce qu’il disait, exprimant la stupeur qui l’accablait, il parla, presque pour lui-même :

— Qu’avez-vous fait ?… Qu’avez-vous fait ?… Vous que j’adorais… Vous que je respectais… comme une sœur… Qu’avez-vous fait ?

— Je ne le sais pas moi-même ! répondit-elle précipitamment, en fermant les yeux. Non, je ne le sais pas, je vous le jure par tout ce que j’ai de plus sacré !… Quand j’y pense, j’en suis comme folle !… Qu’est-ce que vous voulez ?… On n’est pas son maître !… Je suis jeune… Vous ne me touchiez pas. Oh ! ce n’est pas pour vous le reprocher, bien au contraire !… Seulement, il y a un moment… Vous comprenez ?… On obéit à quelque chose qui vous pousse… on ne sait pas quoi… C’est comme la soif ou la faim. Ça n’a pas plus d’importance… Ah ! si vous aviez voulu que je sois votre maîtresse, ça ne serait pas arrivé !… Mais de vivre ainsi près de vous… près d’un homme que j’aimais… je puis bien vous le dire, aujourd’hui !… il y a eu un moment où j’ai été comme hors de moi… Je ne pouvais plus. Alors, le premier venu… Je n’avais même pas l’impression de vous tromper… je ne vous trompais pas… puisque je ne vous étais rien… que vous ne me preniez pas !… Voilà toute la vérité !… Et maintenant, laissez-moi partir !

— Je ne veux pas ! s’écria M. Charibot d’une voix rauque. Je ne veux pas… Je ne peux pas… Je ne peux pas vivre sans vous !

Elle secoua la tête.

— Il vaut mieux que je parte. En ce moment, vous croyez me comprendre ; vous vous dites que je ne suis pas bien fautive… Mais plus tard… Tous les hommes sont pareils… Vous ne pourrez pas me pardonner… Vous ne pourrez pas oublier !

Il eut un nouveau cri :

— Restez !… Je pardonne tout… J’oublie tout… J’ai été coupable… je le sens… Restez !… Je vous dis que j’ai pardonné !

— Je ne peux pas, répliqua-t-elle nettement. Vous me mépriseriez. J’aime mieux la misère. Votre mépris, j’en mourrais !

— Mathilde… Mathilde !… balbutia le pauvre homme, éperdument. Que puis-je vous dire pour vous donner confiance ?… Si j’osais… Si j’osais !… Mathilde… mon amour… voulez-vous partager ma vie ? Acceptez-vous mon nom ?… Je ne vous le demanderais pas, si je vous méprisais !… Me prenez-vous, Mathilde, me prenez-vous comme mari ?

Elle demeura silencieuse un instant, et il la regardait, anxieux, les lèvres tordues par l’inquiétude et la crainte, attendant son arrêt.

— Vous me jurez, dit-elle enfin, que vous oublierez tout ce qui s’est passé tout à l’heure… quand j’étais encore libre… et que je ne vous appartenais pas ?

— Je vous le jure !… Je vous le jure !… Ne me repoussez pas !…

Elle baissa la tête, vaincue.

— Je ferais mieux de partir… et je n’en ai pas la force… Il y a trop longtemps que je vous aime !… Je serai votre femme… puisque vous l’exigez… Et je remercie le bon Dieu de ce qui est arrivé, puisqu’il s’est servi de ce moyen pour nous réunir !…

M. Charibot, sanglotant à nouveau, se laissa glisser sur les genoux ; et Mathilde Bécherelle considérait avec une pitié triomphante ce vieil homme prosterné devant elle, qui lui baisait les mains, et les trempait de ses larmes.


Auguste Bailly
  1. Copyright by Auguste Bailly, 1924. Tous droits de traduction, adaptation, reproduction et représentation réservés pour tous pays, compris la Russie.