L’Amour suprême/L’Amour suprême

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L’AMOUR SUPRÊME


Les cœurs chastes diffèrent des Anges en félicité, mais pas en honneur.
St-Bernard.


Ainsi l’humanité, subissant, à travers les âges, l’enchantement du mystérieux Amour, palpite à son seul nom sacré.

Toujours elle en divinisa l’immuable essence, transparue sous le voile de la vie, — car les espoirs inapaisés ou déçus que laissent au cœur humain les fugitives illusions de l’amour terrestre, lui font toujours pressentir que nul ne peut posséder son réel idéal sinon dans la lumière créatrice d’où il émane.

Et c’est pourquoi bien des amants — oh ! les prédestinés ! — ont su, dès ici-bas, au dédain de leurs sens mortels, sacrifier les baisers, renoncer aux étreintes et, les yeux perdus en une lointaine extase nuptiale, projeter, ensemble, la dualité même de leur être dans les mystiques flammes du Ciel. À ces cœurs élus, tout trempés de foi, la Mort n’inspire que des battements d’espérance ; en eux, une sorte d’Amour-phénix a consumé la poussière de ses ailes pour ne renaître qu’immortel : ils n’ont accepté de la terre que l’effort seul qu’elle nécessite pour s’en détacher.

Si donc il est vrai qu’un tel amour ne puisse être exprimé que par qui l’éprouve, et puisque l’aveu, l’analyse ou l’exemple n’en sauraient être qu’auxiliateurs et salubres, celui-là même qui écrit ces lignes, favorisé qu’il fût de ce sentiment d’en haut, n’en doit-il pas la fraternelle confidence à tous ceux qui portent, dans l’âme, un exil ?

En vérité, ma conscience ne pouvant se défendre de le croire, voici, en toute simplicité, par quels chaînons de circonstances, de futiles hasards mondains, cette sublime aventure m’arriva.

Ce fut grâce à la parfaite courtoisie de M. le duc de Marmier que je me trouvai, par ce beau soir de printemps de l’année 1868, à cette fête donnée à l’hôtel des Affaires étrangères.

Le duc était allié à la maison de M. le marquis de Moustiers, alors aux Affaires. Or, la surveille, à table, chez l’un de nos amis, j’avais manifesté le désir de contempler, par occasion, le monde impérial, et M. de Marmier avait poussé l’urbanité jusqu’à me venir prendre chez moi, rue Royale, pour me conduire à cette fête, où nous entrâmes sur les dix heures et demie.

Après les présentations d’usage, je quittai mon aimable introducteur et m’orientai.

Le coup d’œil du bal était éclatant ; les cristaux des lustres lourds flambaient sur des fronts et des sourires officiels ; les toilettes fastueuses jetaient des parfums ; de la neige vivante palpitait aux bords tout en fleur des corsages ; le satiné des épaules, que des diamants mouillaient de lueurs, miroitait.

Dans le salon principal, où se formaient des quadrilles, des habits noirs, sommés de visages célèbres, montraient à demi, sous un parement, l’éclair d’une plaque aux rayons d’or neuf. Des jeunes filles, assises, en toilette de mousseline aux traînes enguirlandées, attendaient, le carnet au bout des gants, l’instant d’une contredanse. Ici, des attachés d’ambassade, aux boutonnières surchargées d’ordres en pierreries, passaient ; là, des officiers généraux, cravatés de moire rouge et la croix de commandeur en sautoir, complimentaient à voix basse d’aristocratiques beautés de la cour. Le triomphe se lisait dans les yeux de ces élus de l’inconstante Fortune.

Dans les salons voisins devisaient des groupes diplomatiques, parmi lesquels on distinguait un camail de pourpre. Des étrangères marchaient, attentives, l’éventail aux lèvres, aux bras de « conseillers » de chancelleries ; ici, les regards glissaient avec le froid de la pierre. Un vague souci semblait d’ordonnance sur tous les fronts. — En résumé, la fête me paraissait un bal de fantômes, et je m’imaginais que, d’un moment à l’autre, l’invisible montreur de ces ombres magiques allait s’écrier fantastiquement dans la coulisse, le sacramentel : « Disparaissez ! »

Avec l’indolence ennuyée qu’impose l’étiquette, je traversai donc cette pièce encore et parvins en un petit salon à peu près désert, dont j’entrevoyais à peine les hôtes. Le balcon d’une vaste croisée grand’ouverte invitait mon désir de solitude ; je vins m’y accouder. Et, là, je laissai mes regards errer au dehors sur tout ce pan du Paris nocturne qui, de l’Arc-de-l’Étoile à Notre-Dame, se déroulait à la vue.


Ah ! l’étincelante nuit ! De toutes parts, jusqu’à l’horizon, des myriades de lueurs fixes ou mouvantes peuplaient l’espace. Au delà des quais et des ponts sillonnés de lueurs d’équipages, les lourds feuillages des Tuileries, en face de la croisée, remuaient, vertes clartés, aux souffles du Sud. Au ciel, mille feux brûlaient dans le bleu-noir de l’étendue. Tout en bas, les astrals reflets frissonnaient dans l’eau sombre : la Seine fluait, sous ses arches, avec des lenteurs de lagune. Les plus proches papillons de gaz, à travers les feuilles claires des arbustes, en paraissaient les fleurs d’or. Une rumeur, dans l’immensité, s’enflait ou diminuait, respiration de l’étrange capitale : cette houle se mêlait à cette illumination.

Et des mesures de valses s’envolaient, du brillant des violons, dans la nuit.

Au brusque souvenir du roi dans l’exil, il me vint des pensers de deuil, une tristesse de vivre et le regret de me trouver, moi aussi, le passant de cette fête. Déjà mon esprit se perdait en cette songerie, lorsque de subits et délicieux effluves de lilas blancs, tout auprès de moi, me firent détourner à demi vers la féminine présence que, sans doute, ils décelaient.

Dans l’embrasure, à ma droite, une jeune femme appuyait son coude ganté à la draperie de velours grenat ployée sur la balustrade.

En vérité, son seul aspect, l’impression qui sortait de toute sa personne, me troublèrent, à l’instant même, au point que j’oubliai toutes les éblouissantes visions environnantes ! Où donc avais-je vu déjà ce visage ?

Oh ! comment se pouvait-il qu’une physionomie d’un charme si élevé, respirant une si chaste dignité de cœur, comment se pouvait-il que cette sorte de Béatrix aux regards pénétrés seulement du mystique espoir — c’était lisible en elle — se trouvât égarée en cette mondaine fête ?

Au plus profond de ma surprise, il me sembla, tout à coup, reconnaître cette jeune femme ; oui, des souvenirs, anciens déjà, pareils à des adieux, s’évoquaient autour d’elle ! Et, confusément, au loin, je revoyais des soirées d’un automne, passées ensemble, jadis, en un vieux château perdu de la Bretagne, où la belle douairière de Locmaria réunissait, à de certains anniversaires, quelques amis familiers.

Peu à peu, les syllabes, pâlies par la brume des années, d’un nom oublié, me revinrent à l’esprit :

— Mademoiselle d’Aubelleyne ! me dis-je.

Au temps dont j’avais mémoire, Lysiane d’Aubelleyne était encore une enfant : je n’étais, moi, qu’un assez ombrageux adolescent et, sous les séculaires avenues de Locmaria, notre commune sauvagerie, au retour des promenades, nous avait ménagé, plusieurs fois, des rencontres de hasard à l’heure du lever des étoiles. Et — je me rappelais ! — la gravité, si étrange à pareils âges, de nos causeries, la spiritualité de leurs sujets préférés, nous avaient révélé l’un à l’autre mille affinités d’âme, telles que souvent entre nous, de longs silences, extra-mortels peut-être ! avaient passé.

À cette époque, depuis déjà deux années, elle n’avait plus de mère. Le baron d’Aubelleyne, aussitôt l’atteinte de ce grand deuil, ayant envoyé sa démission de commandant de vaisseau, s’était retiré tristement, avec ses deux filles, en son patrimonial domaine, et ce n’était plus qu’à de rares occasions que l’on se produisait dans le monde des alentours.

Cette réclusion n’offrait rien qui dût affliger une jeune fille « née avec le mal du ciel », selon l’expression du pays. Le vœu de « rester demoiselle », que l’on savait être son secret, se lisait en ses yeux aux lueurs de violettes après un orage. En enfant sainte, elle se plaisait, au contraire, dans l’isolement où sa radieuse primevère se fanait auprès d’un vieillard dont elle allégeait les dernières mélancolies. C’était volontiers qu’elle s’accoutumait à vivre ainsi, élevant sa jeune sœur, s’occupant humblement du château, de ses chers indigents, des religieuses de la contrée, dédaigneuse d’un autre avenir.

Dispensatrice, déjà, d’œuvres bénies, elle se réalisait en cette existence d’aumônes, de travail et de cantiques, où la virginité de son être, à travers le pur encens de toutes ses pensées, veillait comme une lampe d’or brûle dans un sanctuaire.

Or, ne nous étant jamais revus depuis les heures de ces vagues rencontres en ce château breton, voici que je la retrouvais, soudainement, ici, à Paris, devant moi, sur cet officiel balcon nocturne — et que son apparition sortait de cette fête !

Oui, c’était bien elle ! Et, maintenant comme autrefois, la douceur des êtres qui tiennent déjà de leur ange caractérisait sa pensive beauté. Elle devait être de vingt-trois à vingt-quatre ans. Une pâleur natale, inondant l’ovale exquis du visage, s’alliait, éclairée par deux rayonnants yeux bleus, à ses noirs bandeaux lustrés, ornés de lilas blancs qui s’épanouissaient avant d’y mourir.

Sa toilette, d’une distinction mystérieuse, et qui lui seyait par cela même, était de soie lamée, d’un noir éteint, brodée d’un fin semis de jais qu’une claire gaze violette voilait de sa sinueuse écharpe.

Une frêle guirlande de lilas blancs ondulait, sur son svelte corsage, de la ceinture à l’épaule : la tiédeur de son être avivait les délicats parfums de cette parure. Son autre main, pendante sur sa robe, tenait un éventail blanc refermé : le très mince fil d’or, qui faisait collier, supportait une petite croix de perles.

Et — comme autrefois ! — je sentais que c’était seulement la transparence de son âme qui me séduisait en cette jeune femme ! Et que toute passionnelle pensée, à sa vue, me serait toujours d’un idéal mille fois moins attrayant que le simple et fraternel partage de sa tristesse et de sa foi.

Je la considérai quelques instants avec une admiration aussi naïve qu’étonnée de sa présence en un milieu si loin d’elle !… Elle parut le comprendre, et aussi me reconnaître, d’un sourire empreint de clémence et de candeur. En effet, les êtres qui se sentent dignes d’inspirer la noblesse d’un pareil sentiment, l’acceptent avec une délicatesse infinie. Leur auguste humilité l’accueille comme un tribut tout simple, très naturel et dont tout l’honneur revient à Dieu.


Je fis un pas pour me rapprocher d’elle.

— Mademoiselle d’Aubelleyne, lui dis-je, n’a donc pas totalement oublié, depuis des années, le passant morose qu’elle a rencontré dans le manoir de Locmaria ?

— Je me souviens, en effet, monsieur.

— Vous étiez alors une très jeune fille, plus songeuse que triste, plus douce que joyeuse, dont le sourire n’était jamais qu’une lueur rapide ; et cependant, sous les pures transparences de vos regards d’enfant, oserais-je vous dire que j’avais déjà presque deviné la femme future, toute voilée de mélancolie, qui m’apparaît ce soir ?

— Bien que vieillie, il me plaît que vous ne me trouviez pas autrement changée.

— Aussi, tout en vous voyant mêlée à cette fête, j’ai le pressentiment que vous en êtes absente —  et que je suis pour vous plus étranger que si jamais vous ne m’eussiez connu. — Vraiment, on dirait que, déjà, vous avez… souffert de la vie ?

Elle cessa d’être distraite, me regarda, comme pour se rendre compte de la portée que je voulais donner à mes paroles, et me répondit :

— Non, monsieur, — du moins comme on pourrait l’entendre. Je ne suis point une désenchantée, et si je n’ai réclamé, si je ne désire aucune joie de la vie, je comprends que d’autres puissent la trouver belle. Ce soir, par exemple, ne fait-il pas une admirable nuit ? Et, d’ici, quelles musiques douces ! Tout à l’heure, dans le salon du bal, j’ai vu deux fiancés : ils se tenaient par la main, pâles de bonheur ; ils s’épouseront ! Ah ! ce doit être une joie d’être mère ! Et de vivre aimée, en berçant un doux enfant au sourire de lumière…

Elle eut comme un soupir et je la vis fermer les yeux.

— Oh ! le parfum de ces lilas me fait mal, dit-elle.

Elle se tut, presque émue.

J’étais sur le point de lui demander quel vague regret cachait cette émotion, lorsque, comme un informe oiseau fait de vent, d’échos sonores et de ténèbres, minuit, s’envolant tout à coup de Notre-Dame, tomba lourdement à travers l’espace et, d’église en église, heurtant les vieilles tours de ses ailes aveugles, s’enfonça dans l’abîme, vibra puis disparut.

Bien que l’heure eût cessé de sonner, mademoiselle d’Aubelleyne, accoudée et attentive, paraissait écouter encore je ne sais quels sons perdus dans l’éloignement et qui, pour elle, continuaient sans doute ce minuit, car de très légers mouvements de sa tête semblaient suivre un tintement que je n’entendais plus.

— On dirait que vos pensées accompagnent, jusqu’au plus lointain de l’ombre, ces heures qui s’enfuient !

— Ah ! murmura-t-elle en mêlant les lueurs de ses yeux au rayonnement des étoiles, c’est qu’aujourd’hui fut mon dernier jour d’épreuve, et que cette heure qui sonne n’est pour moi qu’un bruit de chaînes qui se brisent, emportant loin d’ici toute mon âme délivrée !… non seulement loin de cette fête, mais hors de ce monde sensible, où nous ne sommes, nous-mêmes, que des apparences et dont je vais enfin me détacher à jamais.

À ces mots, je regardai ma voisine d’isolement avec une sorte d’inquiète fixité.

— Certes, répondis-je, en vous écoutant, je reconnais l’âme de l’enfant d’autrefois ! Mais, ce qui m’interdit un peu, c’est ce natal et si profond désir de détachement qui persiste en vous alors que la pleine éclosion de votre jeunesse et le charme mystérieux de votre beauté vous donnent des droits à toutes les joies de ce monde !

— Oh ! dit-elle, d’une voix qui me parut comme le son d’une source solitaire cachée dans une forêt, quelle est la joie, selon le monde, qui ne s’épuise — et ne se noie, par conséquent, elle-même — dans sa propre satiété ? Est-ce donc méconnaître le bienfait de la vie que de n’en point vouloir éprouver les dégoûts ? — Que sont des plaisirs qui ne se réalisent jamais, sinon mêlés d’un essentiel remords ?… Et quel plus grand bonheur que de vivre son existence avec une âme forte, pure, indéçue — et s’étant soustraite aux atteintes même de toutes mortelles concupiscences pour ne point déchoir de son idéal ?

— Il est aisé de se dire forte en se dérobant à l’épreuve de tous combats.

— Je ne suis qu’une créature humaine, faite de chair et de faiblesses, péchant, quand même, toujours ; pourquoi voudrais-je d’autres luttes que celles-là dont je suis sûre de sortir victorieuse ?

— Alors, lui demandai-je avec un affectueux étonnement, comment se fait-il que vous soyez venue ici ce soir !

Un inexprimable sourire, fait de dédain terrestre et d’extase sacrée, illumina la pâleur de ses traits :

— J’ai dû subir, dans ma docilité, l’ancienne coutume du Carmel qui prescrit à l’humble fiancée de la Croix d’affronter les tentations du monde avant de prononcer ses vœux. Je suis ici par obéissance.


En ce moment même d’harmonieuses mélodies du bal nous parvinrent, plus distinctes ; une tenture du salon venait d’être écartée, laissant entrevoir un resplendissement de femmes souriantes, dans les valses, sous les lumières. Envisageant donc celle dont l’austère pensée dominait ainsi ces visions, je lui répondis avec une émotion dont tremblait un peu ma voix :

— En vérité, mademoiselle, on se sent à jamais attristé par la rigueur de votre renoncement ! — Pourquoi cette hâte du sacrifice ? La vie parût-elle sans joies, celles qu’on peut dispenser ne lui donnent-elles pas un prix ? Il est beau de ne pas craindre les amertumes, de se prêter aux illusions, d’accepter les tâches que d’autres subissent pour nous, d’aimer, de palpiter, de souffrir et de savoir, enfin, vieillir ! — Alors, n’ayant plus à remplir aucun devoir, si votre âme, lassée des froissements humains, aspirait au repos, je comprendrais votre retraite du monde, qui maintenant me semble, je l’avoue, une sorte de désertion.

Elle se détachait comme un lys sur les ténèbres étoilées, qui semblaient le milieu complémentaire de sa personne, et ce fut avec une voix d’élue qu’elle me répondit :

— Différer, dites-vous ?… Non. Celles-là ne sauraient avoir droit qu’au mirage du ciel, qui pourraient calculer leur holocauste de façon à n’offrir à Dieu que le but de leur corps et la cendre de leur âme. La puissance de sa foi fait à chacun la splendeur de son paradis, et, croyez-nous, ce n’est que dans l’effort souverain pour échapper aux attaches rompues qu’on puise la surhumaine faculté d’élancement vers la Lumière divine. — Pourquoi, d’ailleurs, hésiter ? Le moment de n’être plus suit de près, à tel point, celui d’avoir été, que la vie ne s’affirme, en vérité, que dans la conception de son néant. Dès lors, comment, même, appeler « sacrifice » (après tout !) l’abandon terrestre de cette heure dont le bon emploi peut sanctifier, seul, notre immortalité ?

Ici la sombre inspirée se détourna vers le salon du bal que l’on entrevoyait encore : sa main touchait le velours pourpre jeté sur la balustrade ; ses doigts s’appuyèrent par hasard sur la couronne de l’impérial écusson qui brillait au dehors en repoussé d’or bruni.

— Voyez, continua-t-elle ; certes, ils sont beaux et séduisants les sourires, les regards de ces vivantes qui tourbillonnent sous ces lustres ! — Ils sont jeunes, ces fronts, et fraîches sont ces lèvres ! Pourtant, que le souffle d’une circonstance funeste passe sur ces flambeaux et brusquement les éteigne ! Toutes ces irradiations s’évanouissant dans l’ombre cesseront, momentanément, de charmer nos yeux. Or, sinon demain même, un jour prochain, sans rémission, le vent de la Nuit, qui déjà nous frôle, perpétuera cet effacement. Dès lors, qu’importent ces formes passagères qui n’ont de réel que leur illusion ? Que sert de se projeter sous toute clarté qui doit s’éteindre ? Pour moi, c’est vivre ainsi qui serait déserter. Mon premier devoir est de suivre la Voix qui m’appelle. Et je ne veux désormais baigner mes yeux que dans cette lumière intérieure dont l’humble Dieu crucifié daigne, par sa grâce ! embraser mon âme. C’est à lui que j’ai hâte de me donner dans toute la fleur de ma beauté périssable ! —  Et mon unique tristesse est de n’avoir à lui sacrifier que cela.

Pénétré, malgré moi, par la ferveur de son extase, je demeurai silencieux, ne voulant troubler d’aucune parole le secret infini de son recueillement. Peu à peu, cependant, son visage reprit sa tranquillité ; elle se détourna, presque souriante, vers le vieil amiral de L…-M… qui s’avançait ; elle lui tendit la main et s’inclina comme pour s’en aller.

— Déjà vous partez ! murmurai-je. Je ne vous verrai donc plus ?

— Non, monsieur, dit-elle doucement.

— Pas même une dernière fois ?

Elle sembla réfléchir une seconde et répondit :

— Une dernière fois… Je veux bien.

— Quand ?

— Demain, à midi, si vous venez à la chapelle du Carmel.

Lorsque mademoiselle d’Aubelleyne eut disparu du salon, comme j’étais encore sous le saisissement de cette rencontre et de cet entretien, j’essayai, pour en dissiper l’impression, de me mêler à l’étincelante fluctuation de cette foule.

Mais, au premier coup d’œil, je sentis qu’une ombre était tombée sur toutes ces lumières ! Et qu’il ne resterait tout à l’heure de cette fête que des salles désertes, où glisseraient, comme des ombres, des valets livides sous des lustres éteints.


Le lendemain matin, je sortis bien avant l’heure indiquée. La matinée, tout ensoleillée d’or, était de ce froid printanier dont frissonnent les rosiers rajeunis. Avril riait dans les airs, invitant à vivre encore, et, — sur les boulevards — les arbres, les vitres, poudrés de grésil comme d’une mousse de diamants, scintillaient dans une vapeur irisée. L’esprit ému d’un indéfinissable espoir, j’avisai la première voiture venue.

Environ trois quarts d’heures après, je me trouvai devant le portail d’un ancien prieuré, Notre-Dame-des-Champs ; — je montai les degrés de la chapelle et j’entrai.

L’orgue accompagnait des voix d’une douceur si pure que leurs accents ne semblaient plus tenir de la terre. Un hémicycle, au grillage impénétrable, formait les parois antérieures du sanctuaire. Là, chantaient, invisibles, les continuatrices de Thérèse d’Avila. C’était l’office des trépassés ; un prêtre, revêtu de l’étole noire, disait la messe des morts. En face de l’autel, s’élevait, au milieu des fumées de l’encens, une chapelle ardente.

Sans doute on célébrait le service d’une religieuse de la communauté, car un drap blanc recouvrait la châsse posée très bas au-dessus des dalles, — et s’étalait jusqu’à terre en plis où se jouait, à travers les vitraux couleur d’opale, la lumière du soleil.

Les mille lueurs des cierges, flammes de la forme des pleurs, éclairaient les autres pleurs d’or du drap funéraire, — et ces feux semblaient tristement dire à la clarté du jour : « Toi aussi, tu t’éteindras ! »

Dans la nef, l’assistance, du plus haut aspect mondain, priait, recueillie ; le luxe et l’air des toilettes, ces senteurs de fourrures, l’éclat des velours bleus et noirs, mêlaient à ces funérailles une sorte d’impression nuptiale.

Je cherchai du regard, dans la foule, mademoiselle d’Aubelleyne. Ne l’apercevant pas, je m’avançai, préoccupé, entre la double ligne des chaises, jusqu’au pilier latéral à gauche de l’abside.

L’offertoire venait de sonner. La grille claustrale s’était entr’ouverte ; l’abbesse, appuyée sur une crosse blanche, se tenait debout, au seuil, l’étincelante croix d’argent sur la poitrine. Des sœurs de l’Observation-ordinaire, en manteaux blancs, en voiles noirs et les pieds nus s’avancèrent, et découvrirent la châsse dont les quatre planches apparurent vides et béantes.

Avant que je me fusse rendu compte de ce que cela signifiait, le glas, cette négation de l’Heure, commença de tinter, et le vieil officiant, se tournant vers les fidèles, prononça la demande sacrée : « Si quelque victime voulait s’unir au Dieu dont il allait offrir l’éternel sacrifice ?… »

À cette parole, il se fit entendre comme un frémissement dans l’assistance et tous les regards se portèrent vers une pénitente vêtue de blanc et voilée. Je la vis quitter sa place et s’avancer au milieu d’une rumeur de tristesse, de pleurs et d’adieux. Sans relever les yeux, elle s’approcha de l’enceinte, en poussa doucement la barrière, entra dans le chœur, ôta son voile, fléchit le genou, calme, au milieu des cierges, qui autour de son auguste visage, formaient, à présent, comme un cercle d’étoiles, — et, posant sa main virginale sur le cercueil, répondit : « Me voici ! »

Je comprenais, maintenant. C’était donc là le rendez-vous sombre que m’avait donné cette jeune fille ! Je me rappelai, dans un éclair, le terrible cérémonial dont la prise du voile est entourée pour les Carmélites de l’Observance-étroite. Les symboles de ce rituel se succédaient, pareils à des appels précipités de la pierre sépulcrale.

Et voici qu’au milieu du plus profond silence, j’entendis tout à coup s’élever sa douce voix, chantant la formule des vœux de sa consécration

Ah ! Je n’ai pas à définir, ici, le mystérieux secret dont défaillait mon âme !


Soudain, l’une de ses nouvelles compagnes l’ayant revêtue, lentement, du linceul et du voile, puis déchaussée à jamais, reçut de l’abbesse les ciseaux sinistres sous lesquels allait tomber la chevelure de la pâle bienheureuse.

À ce moment, Lysiane d’Aubelleyne se détourna vers l’assemblée. Et ses yeux, ayant rencontré les miens, s’arrêtèrent, paisibles, longtemps, fixement, avec une solennité si grave, que mon âme accueillit la commotion de ce regard comme un rendez-vous éternel promis par cette âme de lumière.

Je fermai les paupières, y retenant des pleurs qui eussent été sacrilèges.

Quand je repris conscience des choses, l’église était déserte, le jour baissait, le rideau claustral était tiré derrière les grilles. Toute vision avait disparu.

Mais le sublime adieu de cette grande ensevelie avait consumé désormais l’orgueil charnel de mes pensées. Et, depuis, grandi par le souvenir de cette Béatrice, je sens toujours, au fond de mes prunelles, ce mystique regard, pareil sans doute à celui qui, tout chargé de l’exil d’ici-bas, remplit à jamais de l’ardeur nostalgique du Ciel les yeux de Dante Alighieri.