L’An deux mille quatre cent quarante/16

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CHAPITRE XVI.

Exécution d’un criminel.


Les coups redoublés d’un bourdon effrayant frappèrent tout-à-coup mon oreille : ces sons tristes & lugubres sembloient murmurer dans les airs les noms de désastre & de mort. Le tambour des gardes de la ville faisoit lentement sa ronde, en battant l’allarme ; & cette marche sinistre, qui se répétoit dans les ames, y portait une profonde terreur. Je vis chaque citoyen sortir tristement de sa maison, parler à son voisin, lever les mains au ciel, pleurer & donner toutes les marques de la plus vive douleur. Je demandai à l’un d’eux pourquoi on sonnoit ces cloches funèbres & quel accident étoit arrivé ?

Un des plus terribles, me répondit-il en gémissant. Notre justice est forcée de condamner aujourd’hui un de nos concitoyens à perdre la vie, dont il s’est rendu indigne en trempant une main homicide dans le sang de son frere. Il y a plus de trente ans que le soleil n’a éclairé un semblable forfait : il faut qu’il s’expie avant la fin du jour. Oh ! que j’ai versé de larmes sur les fureurs où se porte une aveugle vengeance ! Avez-vous appris le crime qui s’est commis avant-hier au soir ?… Ô douleur ! ce n’est donc pas assez d’avoir perdu un vrai citoyen, il faut que l’autre subisse encore la mort… Il sanglottoit… Écoutez, écoutez le récit du triste événement qui répand un deuil universel.

Un de nos compatriotes, d’un tempérament sanguin, né avec un caractère emporté, mais qui d’ailleurs avoit des vertus, aimoit à l’excès une jeune fille qu’il étoit sur le point d’obtenir en mariage. Son caractere étoit aussi doux que celui de son amant étoit impétueux. Elle se flattoit de pouvoir adoucir ses mœurs ; mais plusieurs traits de colere qui lui échapperent fréquemment ; (malgré le soin qu’il prenait à les déguiser) la firent trembler sur les suites funestes que pourroit entraîner son union avec un homme aussi violent.

Toute femme, par nos loix, est absolument maîtresse de disposer de sa main. Elle se détermina donc, dans la crainte d’être malheureuse, à en épouser un autre, qui possédoit un caractère plus conforme au sien. Les flambeaux de cet hymen allumerent la rage dans un cœur extrême, & qui dès sa plus tendre jeunesse n’avoit jamais connu la modération. Il fit plusieurs défis secrets à son heureux rival, mais celui-ci les méprisa ; car il y a plus de bravoure à dédaigner l’insulte, à étoufer un juste ressentiment, qu’à céder en furieux à un appel que d’ailleurs nos loix & la raison proscrivent également. Cet homme passionné n’écoutant que la jalousie, l’attaqua avant-hier au détour d’un sentier hors de la ville ; & sur le refus nouveau que celui-ci fit d’en venir aux mains, il saisit une branche d’arbre & l’étendit mort à ses pieds. Après ce coup affreux le barbare osa se mêler parmi nous ; mais le crime étoit déja gravé sur son front. Dès que nous le vîmes, nous reconnûmes le forfait qu’il vouloit cacher. Nous le jugeâmes criminel sans connoître encore la nature du délit. Bientôt nous apperçûmes plusieurs citoyens, les yeux mouillés de pleurs, qui portoient à pas lents & jusqu’au pied du trône de la Justice, ce cadavre sanglant qui crioit vengeance.

À l’âge de quatorze ans, on nous lit les loix de la patrie. Chacun est obligé de les écrire de sa main[1], & nous faisons tous serment de les accomplir. Ces loix nous ordonnent de déclarer à la Justice tout ce qui peut l’éclairer sur les infractions qui troublent l’ordre de la société, & ces loix ne poursuivent que ce qui lui porte un dommage réel. Nous renouvellons ces sermens sacrés tous les dix ans ; & sans être délateurs, chacun de nous veille à la garde du dépôt respectable des loix.

Hier on a lancé le monitoire, qui est un acte purement civil. Quiconque tarderoit à déclarer ce qu’il a vu, se couvriroit d’une tache infamante. C’est par cette voie que l’homicide s’est tout-à-coup découvert. Il n’y a que le scélérat familiarisé dès longtems avec le crime, qui puisse nier de sang froid l’attentat qu’il vient de commettre ; & ces sortes de monstres dont notre nation est purgée, ne nous épouvantent plus que dans l’histoire des derniers siécles.

Venez, courez avec moi à la voix de la Justice, qui apelle tout le peuple pour être témoin de ses arrêts formidables. C’est le jour de son triomphe, & tout funeste qu’il est, nous ne pouvons qu’y aplaudir. Vous ne verrez point un malheureux plongé depuis six mois dans les cachots, les yeux éblouïs de la lumiere du soleil, les os brisés par un supplice préliminaire & obscur[2], plus horrible que celui qu’il va subir, s’avancer hideux & mourant vers un échafaud dressé dans une petite place. De votre tems, le criminel jugé sous le secret des guichets, étoit quelquefois roué dans le silence des nuits, à la porte du citoyen qui dormoit, & qui s’éveilloit en sursaut aux cris lamentables du patient ; incertain si le malheureux tomboit sous le glaive d’un bourreau ; ou sous le fer d’un assassin ! Nous n’avons point de ces tourmens qui font frémir la nature : nous respectons l’humanité dans ceux-mêmes qui l’ont outragée. Il sembloit dans votre siecle qu’on ne vouloit tuer qu’un homme, tant vos scenes tragiques, multipliées de sang froid, avoient perdu de leur force énergique, toutes horribles qu’elles étoient.

Le coupable, loin d’être traîné d’une maniere qui donne à la Justice un air bas & ignoble, ne sera pas même enchaîné. Eh ! pourquoi ses mains seroient-elles chargées de fers, lorsqu’il se livre volontairement à la mort ! La justice a bien le droit de le condamner à perdre la vie, mais elle n’a pas le droit de lui imprimer la marque de l’esclavage. Vous le verrez marcher librement au milieu de quelques soldats, posés seulement pour contenir la multitude. On ne craint point qu’il se flétrisse une seconde fois, en voulant échapper à la voix terrible qui l’appelle. Et où fuiroit-il ? Quel pays, quel peuple recevroit dans son sein un homicide[3] ? Et lui, comment pourroit-il effacer cette marque effrayante qu’une main divine imprime sur le front d’un meurtrier ? La tempête du remords s’y peint en caractères visibles ; & l’œil accoutumé au visage de la vertu distingueroit sans peine la physionomie du crime. Comment, enfin, le malheureux respireroit-il librement sous le poids immense qui pese sur son cœur !

Nous arrivâmes à une place spacieuse, qui environnoit les marches du palais de la Justice. Un large perron régnoit en face de la salle des audiences. C’étoit sur cette espèce d’amphithéâtre que le Sénat s’assembloit dans les affaires publiques, en présence du peuple ; c’étoit sous ses yeux qu’il se plaisoit à traîter des grands intérêts de la patrie. La multitude des citoyens assemblés leur inspiroit des pensées dignes de la cause auguste remise entre leurs mains. La mort d’un homme étoit une calamité pour l’État. Les juges ne manquoient pas de donner à ce jugement tout l’appareil, toute l’importance qu’il mérite. L’ordre des avocats étoit d’un côté, tout prêt à parler pour l’innocent, à se taire pour le coupable. De l’autre, le prélat, accompagné des pasteurs, la tête nuë, invoquoit en silence le Dieu des miséricordes, et édifioit le peuple répandu en foule sur toute la place[4].

Le criminel parut. Il marchoit revêtu d’une chemise ensanglantée. Il se frappoit la poitrine avec toutes les marques d’un repentir sincere. Son front ne présentoit point cet accablement affreux, qui ne convient point à un homme qui doit savoir mourir lorsqu’il le faut & sur-tout lorsqu’il a mérité la mort. On le fit passer auprès d’une espece de cage, que l’on me dit être le lieu où l’on avoit exposé le cadavre de l’homme assassiné. On le conduisit à cette grille ; & cette vue porta dans son cœur de si violens remords qu’on lui permit de se retirer. Il s’approcha de ses juges ; mais il ne mit un genou en terre que pour baiser le livre sacré de la loi. Alors on l’ouvrit, & on lut à haute voix l’article qui regardoit les homicides ; on le lui mit sous les yeux, afin qu’il le lût. Il tomba à genoux une seconde fois, & s’avoua coupable. Le chef du Sénat, monté sur une estrade, lut sa condamnation d’une voix forte & majestueuse. Tous les conseillers, ainsi que les avocats, qui s’étoient tenus debout, s’assirent alors pour annoncer que nul d’entr’eux ne prenoit sa défense.

Après que le chef du Sénat eut achevé la lecture, il tendit la main au criminel & daigna le relever, en lui disant : « il ne vous reste plus qu’à mourir avec fermeté, pour obtenir votre pardon de Dieu & des hommes. Nous ne vous haïssons pas ; nous vous plaignons, & votre mémoire ne sera pas en horreur parmi nous. Obéissez volontairement à la loi, & respectez sa rigueur salutaire. Voyez nos larmes qui coulent ; elles vous sont un sur témoignage que l’amour sera le sentiment qui succédera dans nos cœurs, lorsque la Justice aura accompli son fatal ministere. La mort est moins affreuse que l’ignominie. Subissez l’une, pour vous affranchir de l’autre. Il vous est encore permis de choisir : si vous voulez vivre, vous vivrez, mais dans l’opprobre & chargé de notre indignation. Vous verrez ce soleil, qui vous accusera chaque jour d’avoir privé un de vos semblables de sa douce & brillante lumiere. Elle ne vous sera plus qu’odieuse, car les regards de tous, tant que nous sommes, ne vous peindront que le mépris que nous faisons d’un assassin. Vous porterez par-tout le poids de vos remords & la honte éternelle d’avoir résisté à la loi juste qui vous condamne. Soyez équitable envers la société, & jugez-vous vous-même[5]. »

Le criminel fit un signe de tête, par lequel il signifioit qu’il se jugeoit digne de mort[6]. Il s’apprêta alors à la subir avec courage, & même avec cette décence qui, dans ce dernier moment, est le plus beau caractère de l’humanité[7]. Il cessa d’être traîté en coupable. Le cercle des pasteurs vint & l’environna. Le prélat lui donna le baiser de paix, & lui ôtant sa chemise ensanglantée le revêtit d’une tunique blanche, emblême de sa réconciliation avec les hommes. Ses parens, ses amis coururent à lui & l’embrasserent. Il parut consolé en recevant leurs caresses, en se voyant couvert de ce vêtement, gage du pardon qu’il recevoit de la patrie. Les témoignages de leur amitié lui déroboient l’horreur de ses derniers momens. Livré à leurs embrassemens, il perdoit de vue l’image de la mort. Le prélat s’avança vers le peuple, & choisit ce moment pour faire un discours véhément & pathétique sur le danger des passions. Il étoit si beau, si vrai, si touchant, que tous les cœurs étoient saisis d’admiration & de terreur. Chacun se promettoit bien de veiller avec soin sur soi-même, & d’étoufer ces germes de ressentiment qui croissent à notre insçu, & qui forment bientôt la matiere des passions désordonnées.

Pendant ce tems un député du Sénat portoit la sentence de mort au Monarque, pour qu’il la signât de sa propre main. Personne ne pouvoit être mis à mort que par la volonté de celui en qui résidoit la puissance du glaive. Ce bon père auroit bien voulu sauver la vie à un infortuné[8] ; mais il sacrifia dans ce moment les plus chers désirs de son cœur à la nécessité d’une justice exemplaire.

Le député revint. Alors les cloches de la ville recommencerent leur son funèbre ; les tambours répéterent leur marche lugubre, & les gémissemens d’un peuple nombreux se mélant dans l’air à ces déplorables accens, on eût dit que la ville touchoit à un désastre universel. Les amis, les parens de l’infortuné qui alloit perdre la vie, lui donnèrent les derniers baisers. Le prélat invoqua à haute voix la miséricorde de l’Être Suprême ; & tout le peuple, d’une voix unanime, cria vers la voûte des cieux : Grand Dieu, ouvre-lui ton sein ! Dieu clément, pardonne-lui, comme nous lui pardonnons ! Ce n’étoit qu’une voix immense qui montoit fléchir la colère céleste.

On le conduisit à pas lents près de cette grille dont j’ai parlé, toujours environné de ses proches. Six fusiliers, le front voilé d’un crêpe, s’avancérent : le chef du Sénat donna le signal, en élevant le livre de la loi ; les coups partirent, & l’ame disparut[9].

On releva le corps de l’infortuné ; son crime étant pleinement expié par la mort, il rentroit dans la classe des citoyens. Son nom qui avoit été effacé, fut inscrit de nouveau sur les registres publics, avec les noms de ceux qui étoient décédés le même jour. Ce peuple n’avoit pas la basse cruauté de poursuivre la mémoire d’un homme jusque dans le tombeau, & de faire rejaillir sur toute une famille innocente le crime d’un seul[10] ; il ne se plaisoit pas à déshonorer gratuitement des citoyens utiles, à faire des malheureux pour le plaisir barbare de les humilier. On porta son corps pour être brûlé avec les corps de ses compatriotes, qui la veille avoient payé l’inévitable tribut qu’exige la nature. Ses parens n’avoient d’autre douleur à combattre que celle que leur inspiroit la perte d’un ami ; & le soir même une place de confiance étant venue à vaquer, le Roi conféra cette place honorable au frère du criminel. Chacun applaudit à ce choix, que dictoit à la fois l’équité & la bienfaisance.

Tout attendri, tout pénétré, je disois à mon voisin : ô ! que l’humanité est respectée parmi vous ! La mort d’un citoyen est un deuil universel pour la patrie ! — C’est que nos loix, me répondit-il, sont sages & humaines : elles penchent vers la réformation plutôt que vers le châtiment ; & le moyen d’épouvanter le crime n’est point de rendre la punition commune, mais formidable. Nous avons soin de prévenir les crimes : nous avons des lieux destinés à la solitude, où les coupables ont auprès d’eux des gens qui leur inspirent le répentir, qui amollissent peu-à-peu leur cœur endurci, qui l’ouvrent par degré aux charmes purs de la vertu, dont les attraits se font sentir à l’homme le plus dépravé.

Voyons-nous le médecin au premier accès d’une fievre violente abandonner le malade à la mort ? Pourquoi n’agiroit-on pas de même avec ceux qui se sont rendus coupables, mais qui peuvent s’améliorer ? Il y a peu de cœurs assez corrompus pour que la persévérance ne puisse les corriger ; & peu de sang versé à propos cimente notre tranquilité & notre bonheur.

Vos loix pénales étoient toutes faites en faveur des riches, toutes imposées sur la tête du pauvre. L’or étoit devenu le dieu des nations. Des édits, des gibets entouroient toutes les possessions ; & la tyrannie, le glaive en main, marchandoit les jours, la sueur & le sang du malheureux : elle ne mit point de distinction dans le châtiment, & accoutuma le peuple à n’en point voir dans les crimes : elle punissoit le moindre délit comme un attentat énorme. Qu’arriva-t-il ? La multitude de ces loix multiplia les crimes, & les infracteurs devinrent aussi cruels que leurs juges : ainsi le législateur, en voulant unir les membres de la société, serra les liens jusqu’à produire des mouvemens convulsifs. Au lieu de soulager, ces liens déchirerent, & la plaintive humanité jettant un cri de douleur vit trop tard que les tortures des bourreaux n’inspirerent jamais la vertu[11].

  1. C’est une chose inconcevable que nos loix les plus importantes, tant civiles que criminelles, soient ignorées de la plus grande partie de la nation. Il seroit si facile de leur imprimer un caractère de majesté : mais elles n’éclatent que pour foudroyer, & jamais pour porter le citoyen à la vertu. Le code sacré des loix est écrit en langage sec & barbare, & dort dans la poussiere du greffe. Seroit-il mal-à-propos de le revêtir des charmes de l’éloquence & de le rendre ainsi précieux à la multitude ?
  2. Malheur à l’État qui rafine les loix pénales. La mort ne suffit-elle pas, & pouvoit-on penser que l’homme ajouteroit à son horreur ? Qu’est-ce qu’un magistrat qui interroge avec des leviers, & qui écrase à loisir un malheureux sous la progression lente & graduée des plus horribles douleurs ; qui, ingénieux dans les tortures, arrête la mort, lorsque douce & charitable elle s’avançoit pour délivrer la victime ? Ici le sentiment se révolte. Mais s’il faut raisonner l’inutilité de la question, voyez l’admirable Traité des délits & des peines ; je défie qu’on réponde quelque chose de solide en faveur de cette loi barbare.
  3. On dit que l’Europe est policée, & un homme qui a commis un assassinat à Paris, ou qui a fait une banqueroute frauduleuse, se retire à Londres, à Madrid, à Lisbonne, à Vienne, où il jouit paisiblement du fruit de son forfait. Au milieu de tant de traités puérils, ne pourroit-on pas stipuler que le meurtrier ne trouveroit nulle part aucun asyle ? Tous les États & tous les hommes ne sont-ils pas intéressés à poursuivre un homicide ? Mais les monarques s’accordent plutôt sur la destruction des jésuites.
  4. Notre Justice n’épouvante point, elle dégoûte : s’il est au monde un spectacle odieux, révoltant, c’est de voir un homme ôter son chapeau bordé, déposer son épée sur l’échafaud, monter à l’échelle en habit de soye ou en habit galonné, & danser indécemment sur le malheureux qu’il étrangle. Pourquoi ne pas donner à ce bourreau l’aspect formidable qu’il doit avoir ? Que signifie cette atrocité froide ? Les loix perdent leur dignité, & le supplice sa terreur. Le juge est encore mieux poudré que le bourreau. Faut-il accuser ici l’impression que j’ai ressentie ? J’ai frémi, non du forfait du criminel, mais du sang froid horrible de tous ceux qui l’environnoient. Il n’y a eu que l’homme généreux qui réconcilioit l’infortuné avec l’Être Suprême, qui lui aidoit à boire le calice de mort, qui m’ait semblé conserver quelque chose d’humain. Ne voulons-nous que tuer des hommes ? Ignorons-nous l’art d’effrayer l’imagination, sans outrager l’humanité ? Aprenez, enfin, hommes légers & cruels, apprenez à être juges : sachez prévenir le crime : conciliez ce qu’on doit aux loix & à l’homme. Je n’aurai point la force de parler ici de ces tortures recherchées, qu’on a fait subir à quelques criminels réservés, pour ainsi dire, à un supplice privilégié. Ô honte de ma patrie ! les yeux de ce sexe qui sembloit fait pour la pitié, furent ceux qui resterent le plus longtems attachés sur cette scene d’horreur. Tirons le rideau. Que dirois-je à ceux qui ne m’entendent pas ?
  5. Ceux qui occupent une place qui leur donne quelque pouvoir sur les hommes, doivent trembler d’agir suivant leur caractère ; ils doivent regarder tous les coupables comme des malheureux plus ou moins insensés. Il faut donc que l’homme qui agit sur eux sente toujours dans son cœur qu’il agit sur ses semblables, que des causes qui nous sont inconnues ont égaré dans des routes malheureuses. Il faut que le juge sévere, en prononçant la condamnation avec majesté, gémisse de ne pouvoir soustraire le criminel au supplice. Épouvanter le crime par le plus grand appareil de la justice, ménager en secret le coupable ; tels doivent être les deux pivots de la jurisprudence criminelle.
  6. Heureuse conscience, juge équitable & promt, ne t’éteins point dans mon être ! Apprends-moi que je ne puis porter aux hommes la moindre atteinte sans en recevoir le contre-coup, & qu’on se blesse toujours soi-même en blessant un autre.
  7. Agésilas voyant un malfaiteur endurer constamment le supplice : ah ! le méchant homme, dit-il, d’abuser ainsi de la vertu.
  8. Je suis fâché que nos Rois ayent renoncé à cette ancienne & sage coutume : ils signent tant de papiers ; pourquoi ont-ils renoncé au plus auguste privilège de leur couronne ?
  9. Il m’est arrivé plusieurs fois d’entendre débattre cette question : si la personne du bourreau est infame ? J’ai toujours tremblé qu’on ne prononçât en sa faveur, & je n’ai jamais pu me lier d’amitié avec ceux qui le rangeoient dans la classe des autres citoyens. J’ai peut-être tort, mais je sens ainsi.
  10. Vil & méprisable préjugé, qui confond toutes les notions de justice, contraire à la raison, & fait pour un peuple méchant ou imbécille.
  11. Si l’on vient à examiner la validité du droit que les sociétés humaines se sont attribué de punir de mort, on demeure effrayé du point imperceptible qui sépare l’équité de l’injustice. Alors on a beau accumuler les raisonnemens, toutes les lumiéres ne servent qu’à nous égarer. Il faut revenir à la seule loi naturelle, qui respecte bien plus que nos institutions la vie les uns des autres ; elle nous apprend que la loi du talion est la plus conforme de toutes à la droite raison. Parmi ces gouvernernens naissans qui ont encore l’empreinte de la nature, il n’y a presque pas de crime qui soit puni de mort. Dans le cas du meurtre, ce n’est plus douteux, car la nature crie de s’armer contre les meurtriers ; mais dans le cas de vol, la barbarie qui condamne au trépas se fait pleinement sentir : c’est une punition immense pour une bagatelle, & la voix d’un million d’hommes, adorateurs de l’or, ne peut rendre valable ce qui est essentiellement nul. On dira que le voleur aura fait un contrat avec moi, de consentir à être puni de mort s’il me vole mon bien ; mais aucun n’a droit de faire ce marché, parce qu’il est injuste, barbare & insensé : injuste, en ce que sa vie ne lui appartient pas ; barbare, en ce qu’aucune proportion n’est gardée ; insensé, en ce qu’il est incomparablement plus utile que deux hommes vivent, qu’il ne l’est qu’un autre jouisse de quelque commodité excessive ou superflue.

    Cette note est tirée d’un bon roman intitulé : Ministre de Wakefield.