L’An deux mille quatre cent quarante/26

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CHAPITRE XXVI.

Les Lanternes.


Nous sortimes de la salle du spectacle sans regret & sans confusion ; les issues étoient nombreuses & commodes. Je vis les rues parfaitement éclairées. Les lanternes étoient appliquées à la muraille, & leurs feux combinés ne laissoient aucune ombre ; elles ne répandoient pas non plus une clarté de réverbère dangereuse à la vue : les opticiens ne servoient pas la cause des oculistes. Je ne rencontrai plus au coin des bornes de ces prostituées qui, le pied dans le ruisseau, le visage enluminé, l’œil aussi hardi que le geste, vous proposoient d’un ton soldatesque des plaisirs aussi grossiers qu’insipides. Tous ces lieux de débauche où l’homme alloit se dégrader, s’avilir & rougir à ses propres yeux, n’étoient plus tolérés ; car toute institution vicieuse n’arrête point une autre sorte de vice, ils se tiennent tous par la main ; & malheureusement il n’est point de vérité mieux prouvée que cette vérité triste[1].

Je vis des gardes qui surveilloient à la sûreté publique, & qui empêchoient qu’on ne troublât les heures du repos. — Voilà la seule espèce de soldats dont nous ayons besoin, me dit mon guide ; nous n’avons plus une armée dévorante à entretenir en tems de paix. Ces dogues que nous nourrissions pour qu’ils s’élançassent à point nommé contre l’étranger, ont été sur le point de dévorer le fils de la maison. Mais le flambeau de la guerre enfin consumé est pour jamais éteint. Les souverains ont daigné écouter la voix du philosophe[2]. Enchaînés par le plus fort des liens, par leur propre intérêt qu’ils ont reconnu après tant de siécles d’erreurs, la raison s’est fait jour dans leur ame ; ils ont ouvert les yeux sur le devoir que leur imposait le salut & la tranquillité des peuples ; ils n’ont mis leur gloire qu’à bien gouverner, préférant de faire un petit nombre d’heureux à l’ambition frénétique de dominer sur des pays dévastés, remplis de cœurs ulcérés, à qui la puissance du vainqueur devoit toujours être odieuse. Les rois, d’un commun accord, ont mis des bornes à leur empire, bornes que la nature elle-même sembloit leur avoir assignées, en séparant respectivement les états par des mers, des forêts ou des montagnes : ils ont compris qu’un royaume dont l’étendue seroit moins immense, seroit susceptible d’une meilleure forme de gouvernement. Les sages des nations ont dicté le traité général ; il s’est conclu d’une voix unanime : & ce qu’un siécle de fer & de boue, ce qu’un homme sans vertu appelloit les rêves d’un homme de bien, s’est réalisé par des hommes éclairés & sensibles. Les anciens préjugés, non moins dangereux, qui divisoient les hommes au sujet de leur croyance, sont également tombés. Nous nous regardons tous comme frères, comme amis. L’Indien & le Chinois seront nos compatriotes dès qu’ils mettront le pied sur notre sol. Nous accoutumons nos enfans à regarder l’univers comme une seule & même famille, rassemblée sous l’œil du père commun. Il faut que cette manière de voir soit la meilleure, puisque cette lumière a percé avec une rapidité inconcevable. Les livres excellens, écrits par des hommes sublimes, ont été comme autant de flambeaux qui ont servi à en allumer mille autres Les hommes, en doublant leurs connoissances, ont appris à s’aimer, à s’estimer entre eux. Les Anglois, comme nos plus proches voisins, sont devenus nos intimes alliés : deux peuples généreux ne se haïssent plus pour épouser follement l’inimitié particulière de leurs chefs. Nos lumières, nos arts, nous réunissons tout en commerce & dans un dégré également avantageux. Par exemple, les Angloises pleines de sensibilité, ont convenu parfaitement aux François qui ont un peu trop de légéreté ; & nos Françoises ont adouci merveilleusement l’humeur mélancolique des Anglois. Ainsi de ce mélange mutuel naît une source féconde de plaisirs, de commodités, d’idées neuves, heureusement reçues & adoptées. C’est l’imprimerie[3], qui en éclairant les hommes a amené cette grande révolution.

Je sautai de joie en embrassant celui qui m’annonçoit des choses si consolantes. Ô ciel ! m’écriai-je avec transport ; les hommes sont enfin dignes de tes regards, ils ont compris que leur force réelle n’étoit que dans leur union. Je mourrai content, puisque mes yeux ont vu ce que j’ai désiré avec tant d’ardeur. Qu’il est doux d’abandonner la vie en n’appercevant autour de soi que des cœurs fortunés qui s’avancent ensemble comme des frères, lesquels après un long voyage vont rejoindre l’auteur de leurs jours.



  1. Toute ville où se trouve un grand nombre de courtisanes est une ville malheureuse. La jeunesse s’use ou périt dans une volupté basse ou criminelle ; & ces jeunes débauchés se marient, lorsqu’énervés & totalement éteints ils sont incapables de féconder l’épouse jeune & trompée qui languit auprès d’eux.

     Semblable à ces flambeaux, à ces lugubres feux
    Qui brûlent près des morts sans échauffer leur cendre.

    (Colardeau.)
  2. Charles XII est entre les mains d’un gouverneur sans capacité. Il monte sur le trône, il est dans cet âge où l’on ne sait que sentir, & où nos premières sensations nous paroissent des vérités immuables. Toute idée lui est bonne, parce qu’il ne sait pas laquelle il doit préférer. Dans cet état pernicieux d’activité & d’ignorance, il a lu Quinte-Curce ; il a vu le caractère d’un roi conquérant exalté avec chaleur, présenté comme un modèle : il l’adopte. Il ne voit plus que la guerre capable d’illustrer. Il arme ; il s’avance. Quelques succès le confirment dans cette passion qui le flatte. Il désole les campagnes, détruit les villes, saccage les provinces & les états, renverse les trônes. Il immortalise à jamais sa folie & sa vanité. Supposons qu’on lui eût appris de bonne heure qu’un roi ne doit chercher que le repos & l’avantage de ses sujets ; que la véritable gloire consiste dans leur amour ; qu’un héroïsme paisible, occupé des loix, des arts, vaut bien un héroïsme belliqueux ; supposons enfin qu’on lui eût donné des idées justes de ce pacte tacite que les peuples ont nécessairement fait avec les rois ; qu’on lui eût montré les conquérans flétris par les larmes de leurs contemporains & par le blâme de la postérité, cet amour inné de la gloire se seroit porté vers des objets utiles ; il eût employé son intelligence & ses lumières à polir ses états, à leur procurer le bonheur ; il n’eût pas ravagé la Pologne, il eût gouverné la Suède. Ainsi une seule idée fausse, reçue dans la tête d’un monarque, l’éloigne de ses véritables intérêts & fait le malheur d’une partie du globe.
  3. Elle a un autre avantage : elle sera le plus redoutable frein du despotisme, parce qu’elle publiera ses moindres attentats, que rien ne sera caché, & qu’elle éternisera les sottises & jusqu’aux foiblesses des rois. Une seule injustice marquée peut retentir dans tous les coins de l’univers, & soulever toutes les ames libres & sensibles. L’ami de la vertu doit chérir cet art ; mais le méchant doit frémir en voyant la presse qui propagera au loin l’histoire de ses iniquités.