L’An deux mille quatre cent quarante/27

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CHAPITRE XXVII.

Le Convoi.


J’aperçus un corbillard couvert de drap blanc, précédé d’instrumens de musique, & couronné de palmes triomphantes : des hommes vêtus d’un bleu céleste le conduisoient, des lauriers à la main. — Quel est ce char, demandai-je ? — C’est le char de la victoire, me répondit-on. Ceux qui sont sortis de cette vie ; qui ont triomphé des misères humaines, ces hommes heureux qui ont été rejoindre l’Être Suprême, source de tous les biens, sont regardés comme des vainqueurs ; ils nous deviennent sacrés : on les porte avec respect au lieu où sera leur éternelle demeure. On chante l’hymne sur le mépris de la mort. Au lieu de ces têtes décharnées qui couronnoient vos sarcophages, on voit ici des têtes qui ont un air riant ; c’est sous cet aspect que nous considérons le trépas. Personne ne s’afflige sur leurs cendres insensibles. On pleure sur soi, & non sur eux. On adore en tout la main de Dieu qui les a retirés du monde. Soumis à la loi irrévocable de la nature, pourquoi ne pas embrasser de bonne volonté cet état paisible qui ne peut qu’améliorer notre être[1] ?

Ces corps vont être réduits en cendre à trois milles de la ville. Des fourneaux toujours allumés à cet usage consument ces dépouilles mortelles. Deux ducs & un prince sont enfermés dans le même char avec de simples citoyens. À la mort toute distinction cesse, & nous ramenons cette égalité que la nature a mise parmi ses enfans. Cette sage coutume affoiblit dans le cœur du peuple l’horreur du trépas, en même tems qu’elle interdit l’orgueil aux grands. Ils ne sont tels que par leurs vertus : tout le reste s’efface ; dignités, richesses, honneurs. La matière corruptible qui composoit leurs corps n’est plus eux, elle va se mêler à la cendre de leurs égaux, & l’on n’attache aucune idée à cette dépouille périssable.

Nous ne connoissons point ces épitaphes, ces mausolées, ces mensonges orgueilleux et puérils[2]. Les rois même, à leur décès, ne remplissent point d’une feinte terreur leurs vastes palais ; ils ne sont pas plus flattés à leur mort que pendant leur vie. En descendant dans le cercueil, leurs mains glacées n’achevent point d’arracher encore une partie de nos biens : ils meurent sans ruiner une ville[3].

Pour prévenir cet accident, aucun mort n’est enlevé de sa maison que le visiteur ne l’ait empreint du cachet du trépas. Ce visiteur est un homme habile, qui détermine en même tems le sexe, l’âge & l’espece de maladie du défunt. On met dans les papiers publics à quel médecin il a eu affaire. Si dans le livre des pensées que chaque homme, comme je vous l’ai dit, laisse après sa mort, il s’en trouve quelqu’une de vraiment utile ou grande, alors on la détache, on la publie, & il n’y a point d’autre oraison funèbre.

Il est une idée salutaire répandue parmi nous, c’est que l’ame séparée du corps a la liberté de fréquenter les lieux qu’elle chérissoit. Elle se plaît à revoir ceux qu’elle a aimés. Elle plane en silence au-dessus de leurs têtes, contemplant les regrets vifs de l’amitié. Elle n’a pas perdu ce penchant, cette tendresse qui l’unissoit ici-bas à des cœurs sensibles. Elle se fait un plaisir d’être en leur présence, d’écarter les dangers qui environnent leurs corps fragiles. Ces mânes chéris représentent vos anges gardiens. Cette persuasion si douce & si consolante inspire une certaine confiance, tant pour entreprendre que pour exécuter, qui vous manquoit, vous qui, loin de ces images attendrissantes, remplissiez vos cerveaux de chimères tristes & noires.

Vous sentez quel respect profond inspire une telle idée à un jeune homme qui, ayant perdu son pere, se le représente encore comme témoin de ses actions les plus secrettes. Il lui adresse la parole dans la solitude ; elle devient animée par cette présence auguste qui lui recommande la vertu, & s’il étoit tenté de faire le mal, il se diroit : mon pere me voit ! Mon pere m’entend !

Le jeune homme sèche ses larmes, parce que l’idée horrible du néant ne vient point attrister son ame ; il lui semble que les ombres de ses ancêtres l’attendent pour s’avancer ensemble vers le séjour éternel, & qu’ils ne retardent leur marche que pour l’accompagner. Et qui pourroit se refuser à l’espoir de l’immortalité ! quand ce seroit une illusion, ne devroit-elle pas nous être chère & sacrée[4] ?



  1. L’homme qui a une crainte excessive de la mort, si ce n’est pas une femelette, c’est à coup sûr un méchant.
  2. Ô mort, je te bénis ! C’est toi qui frappes les tyrans, qui en purges la terre, qui mets un frein à la cruauté & l’ambition ; c’est toi qui confonds dans la poussiere ceux que le monde avoit flattés & qui regardoient les hommes avec mépris : ils tombent, & nous respirons. Sans toi nos maux seroient éternels. Ô mort qui tiens en respect les hommes durs & heureux, qui jettes l’effroi dans leurs cœurs coupables, espoir des infortunés, acheve d’étendre ton bras sur les persécuteurs de ma patrie : & vous, insectes dévorans, qui peuplez les sépulchres, mes amis, mes vengeurs, venez, accourez tous en foule sur ces cadavres engraissés de crimes.
  3. À ces pompes funebres qui conduisent superbement les rois dans un caveau obscur, à ces cérémonies lugubres, à ces festins, à ces emblèmes multipliés de la douleur publique, à ce deuil universel, il ne manque rien qu’une seule larme sincère.
  4. Je crois pouvoir joindre ici ce morceau, qui convient assez au chapitre & qui même le développe ; il est dans le goût d’Young, mais je l’ai composé en françois.