L’Anarchie passive et le comte Léon Tolstoï/09

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IX

À lire le Salut est en vous, on éprouve l’impression très nette que l’auteur n’aime pas la mort, qu’il la déteste franchement et que son désir même de faire accepter aux hommes le principe de la non-résistance au mal par la violence a précisément sa source dans ce dégoût de la mort.

Le comte Tolstoï, par exemple, ne peut pas parler froidement du service militaire obligatoire, il s’emporte et fait son possible pour persuader aux hommes qu’il faut se refuser au service obligatoire.

C’est étrange, mais en lisant le dernier livre du comte Tolstoï, je me rappelai involontairement la remarque formulée par Th. Carlyle dans les dernières pages de son Histoire de la Révolution française, où il dit que la première Révolution française a éprouvé surtout les classes privilégiées et intelligentes, et quoique le nombre des victimes guillotinées n’ait pas été trop grand, on a mené tant de bruit autour de ces victimes, que le monde en retentit encore ; tandis que pendant une seule famine en Irlande (et il y en avait souvent !) il mourait un nombre beaucoup plus considérable d’êtres humains : seulement les victimes de la famine étaient si peu civilisées, si peu développées, qu’elles ne savaient même pas se plaindre de leurs malheurs, elles mouraient de faim presque en silence, et le monde ne s’apercevait de rien.

Le service militaire obligatoire a réparti d’une manière égale le fardeau du service dans les armées parmi toutes les classes de la société, tandis qu’auparavant ce fardeau ne pesait que sur les classes inférieures ; et voilà que le comte Tolstoï s’évertue à prêcher contre la possibilité de la guerre, contre le service militaire obligatoire, etc., etc. Il ne se lasse pas de répéter que la guerre est défendue par la doctrine de Jésus-Christ ; et il finit par se laisser aller à prononcer ces paroles fougueuses et passionnées :

« Mais ce n’est pas tout encore. En 1892, le même Guillaume, l’enfant terrible du pouvoir, qui dit tout haut ce que les autres se contentent de penser, parlant à quelques soldats, a publiquement dit ce qui suit, reproduit le lendemain par des milliers de journaux :

« Conscrits, a-t-il dit, devant l’autel et le serviteur de « Dieu, vous m’avez juré fidélité ! Vous êtes encore trop « jeunes pour comprendre toute l’importance de ce qui a été « dit ici, mais souciez-vous, avant tout, d’obéir aux ordres et « aux instructions qui vous seront donnés. Vous me l’avez « juré, enfants de ma garde ; vous êtes donc à présent mes « soldats, vous m’appartenez donc corps et âmes. Il n’existe « aujourd’hui pour vous qu’un ennemi, c’est celui qui est mon « ennemi. Avec les menées socialistes actuelles, il pourrait « arriver que je vous ordonne de tirer sur vos propres « parents, sur vos frères, même sur vos pères, sur vos mères « (que Dieu nous en préserve !) : même alors vous devriez « obéir à mes ordres sans hésiter. »

« Cet homme exprime tout ce que les gouvernants intelligents pensent, mais cachent soigneusement. Il dit ouvertement que ceux qui servent dans l’armée sont à son service et doivent êtres prêts, pour son profit, à tuer leurs pères et leurs frères.

« Par les paroles les plus brutales, il exprime franchement tout l’horrible du crime auquel se préparent les hommes qui servent dans l’armée, tout l’abîme d’humiliation dans lequel ils sont précipités en promettant l’obéissance.

« Comme un hypnotiseur hardi, il expérimente le degré d’insensibilité de l’hypnotisé. Il lui applique à la peau un fer rouge : la peau fume et grésille, mais l’endormi ne se réveille pas.

« Cet homme malade, misérable, ivre du pouvoir, offense par ces paroles tout ce qui peut être sacré pour l’homme moderne, et les chrétiens, les libres-penseurs, les hommes instruits, tous, loin de s’indigner de cette offense, ne la remarquent même pas. La dernière, la plus extrême épreuve est proposée aux hommes, dans sa forme la plus grossière. Ils ne remarquent même pas que c’est une épreuve, qu’ils ont un choix à faire : il leur semble qu’ils n’ont qu’à se soumettre docilement. On croirait que ces paroles insensées qui offensent tout ce que l’homme a de sacré devraient l’indigner ; mais non. Tous les jeunes gens de toute l’Europe sont soumis chaque année à cette épreuve, et, sauf de rares exceptions, ils renient tout ce qu’il y a de sacré et acceptent volontiers la perspective de tirer sur leurs frères ou sur leurs pères pour obéir à l’ordre du premier fou venu, accoutré d’une livrée à galons rouge ou or.

« Un sauvage quelconque a toujours quelque chose de sacré pour lequel il est prêt à souffrir. Où donc est ce quelque chose de sacré pour l’homme moderne ?… » demande le comte Tolstoï.

Et il ne remarque même pas, dans sa fougue passionnée, qu’il nous a précisément montré un exemple du dévouement entier des hommes modernes à l’idée de leur devoir envers la patrie, et par conséquent envers le représentant symbolique de cette patrie, envers l’empereur Guillaume II.

La fougue passionnée du comte Tolstoï l’a tellement entraîné, qu’il laisse même tomber pour un moment le masque du vrai chrétien, et il se montre dans toute sa brutalité vraiment païenne, car non seulement il n’est pas permis à un chrétien, mais il n’est pas même permis à un homme bien élevé de reprocher à un homme, — un frère, — de lui reprocher sa maladie ! La maladie de nos semblables doit nous inspirer de la pitié, de la compassion, mais jamais un esprit élevé, un esprit philosophique ne peut chercher dans la maladie d’autrui un motif d’offense, un motif d’opprobre et de moquerie. Railler un homme malade, lui jeter à la face la remarque méprisante qu’il est malade ! C’est vraiment digne d’un sauvage, mais non d’un écrivain comme le comte Tolstoï. Et cependant il ne se contente pas de reprocher sa maladie à l’empereur Guillaume, il lui lance encore l’invective de « misérable, » sans même préciser pourquoi.

Dans un livre sérieux, dans un livre qui prétend expliquer les vérités sublimes de la doctrine du Christ, toutes les invectives, toutes les grossièretés sont complètement déplacées, et comme tout le monde connaît le comte Tolstoï pour un homme très intelligent, on reste étonné et on ne sait comment s’expliquer ces étranges méprises de plume ? Mais la foule aime qu’on se permette d’offenser des souverains, de leur jeter l’outrage, cela donne à un livre un cachet libéral… Serait-il possible que l’auteur d’Anna Karénine se soit abaissé à flatter les goûts de la foule ? En offensant les souverains, ne devrait-il pas se rappeler qu’aujourd’hui, plus que jamais, tout chef de peuple se trouve en danger imminent, qu’il sert, pour ainsi dire, de point de mire aux balles et aux coups de couteau de tous ces malheureux qui voudraient se venger de la société actuelle ; tandis que lui, Tolstoï, le vieil écrivain célèbre, ne court pas le moindre péril, parce que ses adversaires savent respecter son talent, son génie, son âge, savent maîtriser leur indignation et leur colère ?…