L’Anarchie passive et le comte Léon Tolstoï/14

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XIV

Après tout ce qui vient d’être dit ici sous forme de brève esquisse, on peut déjà comprendre que le milieu social est aussi nécessaire à la vie des êtres humains que l’atmosphère aérienne à leur respiration. Et de même que le sang représente un liquide suprême, dont la fonction se réduit à servir d’intermédiaire entre les éléments vivants des tissus à l’intérieur de l’organisme d’une part et, de l’autre, les matières nutritives qui arrivent du dehors, de même l’atmosphère sociale est appelée à servir d’intermédiaire entre le moi intérieur de chaque individu, d’une part, et le monde extérieur de l’autre. Sans un milieu social strictement déterminé, ayant ses lois, ses symboles, ses cadres différents pour chaque forme de l’activité, pour chaque phénomène, même passager, le développement progressif de l’homme s’arrête et se perd ; car le contrôle mutuel faisant défaut, les hommes, au lieu de s’entr’aider mutuellement tout en luttant, commencent à s’exterminer avec acharnement. Prenez, par exemple, les périodes des grandes révolutions sociales, alors que tout ordre, tout sens commun et par conséquent toutes lois sont renversés : regardez ce que nous présente alors l’homme, quelle terrible méfiance envers ses semblables, quelles haines atroces, quelles cruautés invraisemblables, quels crimes, quelles horreurs ! On a eu raison de dire que si l’homme, privé du sang, devient la proie de convulsions physiques musculaires, l’homme, privé du soutien et du contrôle de la vie sociale, devient la proie de convulsions psychiques, qu’il est jeté, par ses passions et ses impulsions, d’une extravagance dans l’autre, d’une exagération dans l’autre, et que toutes les idées, tous les idéals, toute la spiritualité sombrent dans la lutte primitive, dans la lutte physique d’un monde animal et brutal.

Il ne faut pas oublier que la vie sociale agit sur les hommes non seulement en adoucissant les mœurs, les passions, ce qui est indispensable pour la sécurité mutuelle, mais encore en créant de nouvelles conditions d’existence, de nouveaux rapports et jusqu’à de nouveaux sentiments, qui donnent à la vie des hommes des buts jusqu’alors inconnus, qui leur procurent des jouissances, des plaisirs jusqu’alors inconnus. Un sauvage habitant des caves ne pourrait jamais comprendre qu’un homme, organisé comme lui, considère comme le plus grand bonheur de sa vie de passer ses nuits dans un observatoire à regarder dans un télescope, ni qu’un autre s’estime heureux d’avoir reçu le titre de chambellan avec le droit de porter un habit tout chamarré d’or, avec la clef qui a si fort indigné le comte Tolstoï.

La vie sociale rend les hommes plus compliqués, plus différenciés ; elle développe plus de côtés divers dans chaque individu ; et par cela même elle fait ressortir dans l’humanité de nouveaux côtés, de nouveaux talents, de nouvelles capacités inattendues. Mais ce qui est surtout essentiel, c’est que la vie sociale donne naissance à la lutte intérieure des hommes contre leurs propres passions, contre leurs propres penchants égoïstes et en un mot contre le mal, le péché qui agit en eux-mêmes. Cette lutte intérieure de l’homme avec le mal est surtout importante pour le progrès de l’humanité, et cette lutte est absolument impossible en dehors de la vie sociale.

Pour bien comprendre la signification de cette lutte intérieure, il faut considérer que non seulement l’Église nous enseigne que chaque homme porte en lui le péché, le mal, mais que la chose est démontrée aussi par la science exacte, suivant laquelle chacun de nous, grâce aux lois de l’hérédité, possède pour ainsi dire deux natures : l’une bonne, qui le mène vers l’idéal, vers la perfection, l’autre mauvaise, qui l’entraîne vers l’égoïsme, le péché, le mal ; suivant la prédominance de l’une ou de l’autre nature, chacun de nous suit ou le chemin étroit et pénible du progrès, de l’évolution et du perfectionnement, ou le chemin facile, à pente douce, de la décadence, de la dissolution et de la dégénérescence. La première voie est pénible parce qu’elle comporte essentiellement une lutte intérieure continue et l’incessant sacrifice de nos passions, de nos tendances égoïstes, de nos désirs et besoins physiques.

Dans tout son livre, le comte Tolstoï ne dit pas un mot de la résistance au mal qui agit en nous-mêmes : et pourtant s’il avait touché à cette question, il lui aurait été impossible, je crois, de prêcher la dissolution du milieu social, parce que l’importance de la vie sociale pour le développement psychique de l’homme est trop évidente, — elle saute aux yeux. Le milieu social est nécessaire à l’homme, moins comme un moyen de défense physique, que comme un champ illimité ouvert à la circulation, à la lutte, au contrôle mutuel des idées. Nous avons vu que chaque homme ne peut pas se fier directement aux données de sa conscience, qu’au contraire chacun de nous doit contrôler, vérifier les données de sa conscience individuelle par les données de la conscience des autres hommes. Et ce contrôle s’impose non seulement pour les impressions de nos sens, mais encore et surtout pour les jugements, les conclusions de la pensée logique.

Sans le contrôle de la vie sociale, l’humanité ne serait qu’une cohue de fous ou de bêtes sauvages ; sans le milieu social, l’homme ne peut pas vivre en homme, il ne peut que mourir ou dégénérer.

La vie sociale, c’est le libre espace où se livrent bataille les différentes idées, les différentes hypothèses, les différentes croyances des générations humaines ; et de même que chaque génération humaine comprend des individus de tous les âges, de même, dans le champ libre de la vie sociale de chaque communauté, de chaque peuple, on trouve des idées, des hypothèses jeunes, pleines de force, de vigueur, côte à côte avec celles qui déjà tombent de vieillesse. L’homme est un être trop imparfait pour pouvoir d’emblée concevoir toute la vérité, toute la beauté, toute la perfection. La science, dans la personne d’un de ses représentants médicaux, nous dit que « l’homme n’est qu’un atome au milieu d’un espace infini, n’est qu’un moment au milieu de l’éternité, qu’un battement du pouls de la vie qui circule sur la terre ».

Des êtres aussi passagers ne peuvent certainement pas connaître toute la vérité, ils ne la conçoivent que par fragments et encore se trompent-ils souvent ; et c’est seulement grâce au contrôle mutuel de la vie sociale que les erreurs peuvent être rectifiées et reconnues. Mais toutes ces rectifications, toutes ces notions de la vérité, l’humanité ne les obtient qu’au moyen de luttes, de luttes sans fin. « C’est du choc des avis que jaillit la lumière. »

Et il ne saurait en être autrement, car la pensée humaine n’est qu’une forme de la vie, et la vie, nous le savons, ne va pas sans une lutte incessante.

Dans la vie organique, dans la vie des idées se reproduit le même phénomène qui, d’après la théorie kinétique, se remarque dans le monde des particules infiniment petites, dans le monde des atomes, lesquels, eux aussi, ne font que circuler, que se mouvoir dans l’espace et en se rencontrant, en se donnant des chocs réciproques, décident par exemple la température et la tension d’un gaz au milieu d’une cornue. Et, d’un autre côté, la théorie nouvelle nous apprend que les astres célestes, les étoiles, les soleils immenses eux-mêmes ne brûlent pas toujours, qu’après un cycle plus ou moins long ils s’éteignent et continuent leur route au milieu de l’espace infini du monde, sous la forme de corps sombres, sans lumière et apparemment sans vie, eux et tout leur système planétaire, jusqu’à ce qu’une rencontre imprévue avec un autre corps céleste, un choc terrifiant ne les fasse se rallumer de nouveau et ne leur rende leur lumière perdue, avec la chaleur vivifiante, grâce à laquelle le système planétaire ambiant se voit renaître à la vie et à la lutte incessante.