L’Anarchie passive et le comte Léon Tolstoï/20

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La non-résistance au mal par la violence !… Ce serait peut-être quelque peu réalisable, si on pouvait obtenir une uniformité absolue des goûts, des caractères, des volontés et, surtout, une uniformité absolue des connaissances et du développement. Mais en l’absence de cette uniformité, comment observer la non-résistance au mal par la violence ? Prenons, par exemple, le cas des épidémies, des maladies infectieuses. Que faire dans une communauté fondée sur les principes exposés dans le Salut est en vous, c’est-à-dire dans une communauté qui considère toute subordination comme impossible, dans une communauté fondée sur la non-résistance au mal par la violence dans le sens que lui donne le comte Tolstoï, dans une communauté où personne n’ait le droit de commander, où personne n’ait le pouvoir d’obliger les autres à l’obéissance, et dont les membres, parfaitement ignorants en matière d’hygiène et de prophylaxie, se refusent à nettoyer leurs intérieurs, leurs maisons, se refusent à faire les dépenses nécessaires pour l’exécution des mesures prophylactiques ? Que faire dans une pareille communauté, où personne ne paye d’impôt, où les ressources gouvernementales manquent autant que le pouvoir d’imposer la propreté la plus élémentaire aux habitants ?

Même aujourd’hui qu’il existe partout un gouvernement soi-disant capable de se faire obéir, on rencontre partout, jusque dans les pays les plus civilisés, des exemples terrifiants de l’insouciance criminelle avec laquelle les populations se complaisent dans leur malpropreté, dans leur mépris de toutes les règles d’hygiène. Ainsi, par exemple, à Dinard on voit l’égout de la ville aboutir juste au milieu de la plage, fréquentée annuellement par des centaines de familles françaises et étrangères pour ses bains de mer, qu’on prend justement sur cette plage infectée par les ordures de la ville ! À Saint-Enogat, la plage se trouve juste au-dessous d’un cimetière, qui pendant les pluies doit certainement déverser les sucs de ses corps en voie de putréfaction dans les eaux de la mer, où des personnes nombreuses viennent chercher la santé et la force. Ce n’est pas tout : le meilleur hôtel de cette bourgade est situé dans le voisinage immédiat du cimetière, de sorte que les tombes se dressent derrière le mur même de l’hôtel ! Et des exemples pareils, on en pourrait citer, par centaines, si la place nous le permettait.

En un mot, même à présent, quand il existe partout un gouvernement, plus ou moins capable de se faire obéir, on voit très souvent que l’inertie et l’ignorance des hommes prennent le dessus et préparent, malgré les progrès de la science, un sol des plus fertiles, un sol des plus favorables pour les différentes maladies infectieuses, pour les différentes épidémies meurtrières. Les hommes succombent en foule ; des centaines, des milliers de familles sont décimées ; partout de malheureux orphelins, partout des pleurs, des grincements de dents, comme il y a deux ans à Hambourg, pendant l’épidémie du choléra, et comme, on dirait, aujourd’hui à Saint-Pétersbourg, où les forces administratives, les forces médicales et sanitaires ont l’air de pratiquer la passivité exemplaire du tolstoïsme, et où les germes du choléra se sont créé apparemment un habitat permanent. Les citoyens de Saint-Pétersbourg, grâce à leur ignorance, grâce à leur inertie, ne veulent pas exécuter la canalisation absolument nécessaire pour un centre aussi populeux ; ils ne veulent pas dépenser les sommes nécessaires pour avoir de la bonne eau : et voilà que Pétersbourg, ce bijou merveilleux entre les villes du monde, devient le siège de maladies aussi sales, aussi meurtrières que le choléra, le typhus et l’influenza ! Et cependant la science médicale a déjà atteint un tel développement, une telle puissance qu’on pourrait à coup sûr exterminer ces horribles maladies, pourvu seulement qu’on fût investi du pouvoir nécessaire pour obliger ses habitants à faire leur devoir de médecins, d’agents sanitaires, et surtout leur devoir de citoyens !

La passivité, l’inertie des hommes est si grande, qu’il faut même user de violence pour les empêcher d’entretenir par leur paresse, leur ignorance et leur malpropreté, les maladies meurtrières qui leur coûtent tant de souffrances, tant de morts prématurées ! Et le comte Tolstoï parle de la non-résistance au mal par la violence, de l’immoralité de l’obéissance !