L’Angelus des sentes (recueil)/Liminaire

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L’Angelus des SentesBibliothèque de l’Association (p. 11-21).
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LIMINAIRE


À Martial Besson

Je me suis dérobé pour un temps, aux goguenardes clameurs humaines. Heureux de vivre dans le pur enchantement des rossignols et des brises, j’ai gagné la cabane aux murs blancs, au toit de chaume jauni, bâtie ainsi qu’un nid lumineux, au-dessus des torrents.

Je me sens toujours seul dans la foule. Mais l’éternelle et multiple voix des choses, peuple mon immense solitude des monts. Je me grise avec amour de la sollicitude des fleurs. Les rouges gorges s’intéressent visiblement à ma souffrance ; les buissons se vêtent de joie lorsque je passe. Une âme nouvelle s’éveille en moi plus jeune, plus tendre, plus vaillante. Je brûle d’une noble pitié pour les hommes et pour les choses.

L’azur qui me ceint me purifie de ses clartés. Je marche dans une floraison parfumée de fraisiers et de violettes. Les sapinières onduleuses m’ont dit les sanglots d’Atys, et je m’égaie, avec les nymphes des bois, à voir les hêtres dormeurs se pavoiser parfois d’éclairs. Les sentiers s’ourlent de gentianes azurées ; dans l’herbe, Dieu me parle par la voix des sources douloureuses. Des sonnailles au cou de génisses blanches tintent matin et soir, un angelus divin.

J’aime à vivre la vie libre et fière des pasteurs. Près du ciel nos âmes simples fraternisent. Je partage leur repas patriarcal fait de laitage, de pain bis et d’eau claire. Ils me troublent par la douceur et l’harmonie de leurs mélopées mélancoliques, il y réside une simplesse qui va au cœur. J’adore leurs belles voix mâles, leurs gestes amples et solennels où revit l’orgueilleuse fierté des ancêtres. Leurs manières sont graves et rudes, mais leurs vertus héroïques m’étonnent. La montagne leur parle et le ciel les enseigne. Méditatifs ils semblent « pénétrés de la majesté des étoiles, et, libres toujours, ils portent la loi du devoir au fond de leur cœur ». Je les aime pour leur simplicité d’âme et leur foi résignée.

Je m’associe à leurs jeux tout parfumés d’antiquité.

Parfois je médite auprès d’eux ou j’écris. J’admire leur respect et leur joie quand je reviens parfois les bras ployés de fleurs et les yeux frissonnants de visions ensoleillées.

Cette vie libre d’aube et de solitude, jetant à mon âme lassée, comme une manne de recueillement, me console des vénales intrigues des hommes et de leur commune ingratitude.

Je m’étais assis, ce matin, près de la haie que l’aube satinait de dentelles blanches. Dans cette neige, les cenelles chantaient, comme des lèvres de corail, un appel de baisers. Le paysage, éclairé du réveil des sorbiers et des houx, que les bruyères, au loin, tavelaient d’or, m’induisait au rêve. Devant la forêt foisonnante de rythmes j’évoquais, pour éveiller l’écho des antiques tendresses, des figures de jeunesse et de foi. Mais voici que la brise passa, balsamique et chuchoteuse. Les aubépins secouèrent leurs scintillantes joailleries et par l’entrebâillement de fenêtres d’azur m’apparut alors, au bord des fleurs, penchée sur le gouffre, dans une pose de méditation, celle qui fit pleurer de douleur et de joie le grand Homère.

Ses cheveux de soleil ondoyaient au vent. Elle parlait aux ineffables fleurs des sentes, et des colombes étincelaient sur ses épaules nues. Son front, éploré de souffrante pâleur, disait le deuil des dieux morts, mais son sourire était fleuri de renaissantes fois. Ses yeux chantaient des poèmes rythmés par l’Azur. Elle semblait porter l’amour dans ses mains resplendissantes.

Je m’approchai d’elle à la faveur des hauts genêts d’or, et j’écoutai sa voix d’où fluaient toutes les tendresses et tous les rythmes, et tandis que les œillets près d’elle assemblés, haussaient leurs menus fronts roses pour l’entendre, je notai pour vous, ami, le colloque attendrissant.

Elle disait : « Les sources de l’Hellade ont l’éclat de mes pleurs. Mes mains défaillent de guirlandes. Je porte en moi d’harmonieuses royautés et je suis éternellement couronnée de roses et de pierreries. Je suis escortée d’éclatants prophètes. Isaïe marche par les torrents, Jean de Patmos sanglote dans la vaste symphonie des soirs.

« Je tiens, suspendu à mes lèvres, depuis toujours, un peuple de poètes aux habits de clarté. J’étoilai d’aube le front des héros d’Homère. J’aimai Virgile aux bois sacrés du Mincius, et le miel de mes chants a parfumé les bords fleuris d’Erymanthe. Racine, frissonnant et murmureur comme une eau claire, divinisa ma douceur mélancolique, et charma de ses hymnes touchants, d’ombreuses et royales solitudes. André Chénier sut mon amour en Ionie et s’en revint le front ensoleillé de myrtes. Hugo tumultueux et passionné, me viola. Je garde de lui, dans mon éternité, de sublimes serments et de grandiloquentes épopées. Puis surgit Baudelaire qui clama, en magnifiques cris de douleur, l’infini des perversités humaines. Celui-là se pencha sur l’abîme et, se relevant, à jamais flamboya.

Ensuite les rhéteurs et les marchands du Temple des Lettres m’accaparèrent. Je fus enchaînée loin des soleilleuses forêts parfumées dans des villes ténébreuses et froides. Des artistes non pareils édifièrent pour moi des palais d’oreries somptueuses. Je fus l’objet de triomphales fêtes. Mes habits étaient coruscants de splendeurs. Mais sous les attifements sonores et raffinés mon cœur rayonnant ne battait plus. J’étais belle d’impassibilité et les gagaesques ennuques, ventripolents et laids, brûlaient de l’encens devant ma beauté. Je n’étais plus l’infante attendrie des bois et des monts, la divine sussureuse d’hymnes clairs.

« J’étais vaine. J’étouffais dans leurs tabernacles d’or, leurs superbes temples et leurs cités confuses. Je sentais ridicule ma radiante parure. Elle m’apparaissait comme bariolée d’oripeaux grotesques. Je me mourais songeant aux naïves et chantantes sources des bois, embuissonnées de romarins et d’anémones.

« — Oh ! la pauvrine ! s’apitoya, frissonnant, un papillon aux ailes rayées d’or.

«… Enfin, il vint un pauvre, génial et bon qu’on appelait Lélian. C’était un poète, car ses haillons éblouissaient et ses yeux et son front s’illuminaient d’étoiles. Dans des parcs de rêve il me chuchota, tremblant et doux, des choses divines. Il me voulut libre et belle et il brisa les tabernacles et les temples : sur leurs ruines sa Lyre humaine cadença d’impérissables stances d’amour. Puis jetant au vent ma vaine parure, il me voulut encore vivante et nue. Et j’en devins plus resplendissante. Ce fut mon immortel libérateur. Mes lèvres retrouvèrent alors la pure expression des hymnes divins, et libre, et belle, nue et vivante, je m’en fus éperdue, dans les bois et les monts, parmi les mauves satinées et les cascades éternelles.

« Depuis, quelques vaillants touristes ont découvert ma caverne de roses. Ils ont parcouru d’ombreuses et chastes forêts, gravi des rocs éclatants pour suivre le sillage lumineux et parfumé de mes pas. Ceux-là seuls savent maintenant le mystère de mes yeux et la splendeur de ma chevelure de rêve. Je les aime. J’ai ceint leurs doctes fronts de palmes et de fleurs. Ils ont su être libres dans un monde d’esclaves et de pharisiens. Et ils s’en vont, dans l’éclat de leur jeunesse et de leur foi, libres et doux, par de libres chemins. Ils ont bu mes baisers infinis : leur amour flamboie dans les cœurs comme une immense aurore, tandis qu’au seuil du siècle nouveau, sonnent déjà leurs Lyres victorieuses.

— « .. Dis-nous les noms de tes enfants divins ? scintilla le cœur d’un grand coquelicot, rouge comme une grenade mordue.

La Nymphe vermeille but quelques fines gouttes de rosée dans un lys, puis reprit :

— « Ils sont peu nombreux, ceux qui gravirent la Montagne et dont mes blanches mains glorifièrent d’antiques lauriers, le génie naissant. J’adore d’abord la joie émue dont resplendit le magnifique pauvre qu’est Adolphe Retté. Ses rythmes héroïques prophétisent la mansuétude et l’amour ; ils enchantent comme le soleil. Francis Vielé Griffin est moins palpitant d’humanité, mais il a donné d’imposantes cadences. Les chants d’Henri de Régnier fleurent l’indicible charme et la grâce maladive de beaux pages aux yeux de soir.

« Enfin, voici les jeunes semeurs de clartés :

« Saint-Georges de Bouhélier, lucide penseur, aux merveilleuses méditations, portant, dans ses mains éprises, une magique floraison d’azur ; Maurice Le Blond, impressionnant chuchoteur de paroles divines, Albert Fleury effeuillant sur la route des vers païens, émouvants et doux, comme des sources ; Jean Viollis, notant sur sa lyre enrubannée de printannière grâce le tumulte lumineux des menthes et des nids ; Maurice Magre, dont les odes incendient d’un humain lyrisme les douloureuses et croulantes cités ; puis Eugène Montfort, Joachim Gasquet, tous élevant sur le monde ébloui un renouveau de joies, un rayonnement merveilleux d’épopées et de chants !

« Or, ils sont partis par de sauvages parcs exténués de flammes, vers les Fêtes promises. Ils ont capté tous les rythmes pour en parfumer l’humanité.

« Et les voici fiers et beaux, qui abordent dans des chaloupes fleuries aux rivages d’aube où les attendent les peuples nouveaux.

« Et ils chantent : « Nous avons lu l’amour au livre éblouissant du ciel et les étoiles nous ont pacifiés.

« Nous savons la majesté des nuits sereines et des solitudes.

« Les cascades des cimes nous ont étreints dans leurs clartés. L’amante verte aux seins écumants, aux lèvres d’algues, nous a confié la plainte des sirènes.

« Les vierges défaillent à nos illuscescentes joies. Nous apportons, pour guérir vos douleurs, des hymnes et des roses. Mais nous sommes aussi ceux qu’on crucifia.

« Et nos larmes sur vos plaies s’épandront comme une pluie de fleurs célestes. Vous boirez notre essence divine dans des coupes resplendissantes pour en vivifier vos âmes. Nos yeux ont vu les mondes des splendeurs éternelles ; c’étaient les Florides du Rêve ! Nous gardons de nos voyages d’étranges visions consolatrices. Ouvrez vos cœurs ! Nous apportons le Rythme et la Beauté. Nous sommes ceux qui vont vers l’Aurore et vers la Vie ! »

Polymnie se tut, éclatante. Et comme applaudissaient d’extase les trembleuses avoines, elle leva sur les fleurs son harmonieuse beauté. À ce moment priaient les hauts genêts d’or, et les luzernes se signaient dans la lumière. Elle me vit à genoux et m’investissant de sa Lyre, de ses colombes et de ses fleurs, elle me dit : C’est l’Angelus des Sentes !

Et riant d’un jeune rire puéril, elle s’enfuit vers la grotte d’aube et d’or aux chants des torrents et des brises….


Val du Bergons.
Michel Abadie.