L’Angleterre, la société anglaise, les classes laborieuses du royaume-uni et les pamphlets socialistes

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L’Angleterre, la société anglaise, les classes laborieuses du royaume-uni et les pamphlets socialistes
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 7 (p. 974-1017).

L'ANGLETERRE,


LA SOCIETE ANGLAISE ET LES CLASSES LABORIEUSES


DU ROYAUME-UNI.




PAMPLETS SOCIALISTES SUR L'ANGLETERRE.


I. The Labour and the Poor, from the special correspondants of the Morning Chronicle.
II. De la Décadence de l’Angleterre, par M. Ledru-Rollin ; Paris, 1850,2 vol. in-8o.

III. The Social Condition of the People in England and Europe, by J. Kay ; London, 1850, 2 vol. in-12, Longman.




Au milieu des tourmentes qui ont ébranlé l’Europe tout entière et fait chanceler les monarchies en apparence les plus fermement, assises, l’Angleterre est demeurée calme et paisible, et l’unique tentative essayée pour troubler sa tranquillité a abouti au plus complet avortement. Cette stabilité des institutions anglaises a été à la fois un démenti et un défi jetés aux cris de victoire des révolutionnaires européens. Il n’est pas surprenant que le socialisme ait voulu se consoler du présent dans l’avenir, et que, pour affaiblir un exemple qui ruinait leurs théories, ses apôtres aient imaginé de prédire la ruine du pays qu’ils n’avaient pu agiter. On a vu, entre autres, l’un des chefs de la démagogie française, dérobant sans scrupule l’idée et le titre d’un livre publié il y a dix ans et depuis dix ans oublié, inscrire en tête d’un factum sur l’Angleterre le mot de décadence et donner le signal des plus niaises déclamations. Par malheur, ce ridicule factum n’a guère eu d’écho en France que dans l’obscure enceinte e un tribunal, et parmi les organes de l’opinion public en en Angleterre, les uns ont profité de l’occasion pour se plaindre que leur pays ne soit pas connu des Français, que leurs institutions et leurs mœurs soient sans cesse travesties par nos écrivains ; les autres, mieux inspirés, n’ont accordé qu’une pitié silencieuse au tribun réfugié.

Il n’est personne sans doute pour qui l’éloignement de la patrie ne soit pénible et douloureux ; mais on peut dire que, pour les agitateurs politiques, l’exil est le plus rude des châtimens, parce que, sans rien leur ôter de leurs prétentions, il les condamne à l’impuissance et à l’obscurité. Si la multitude est prompte à porter au Capitole les démagogues qui l’encensent, elle n’est pas plus lente à les délaisser, lorsqu’elle ne s’enivre plus de leurs adulations. Aussi avions-nous vu tous les agitateurs que les événemens ont jetés après quelques heures de pouvoir sur la terre étrangère lutter en désespérer contre l’oubli où ils se sentaient ensevelis. Journaux, mémoires, pamphlets, manifestes électoraux, circulaires commerciales, ils n’ont épargné aucun moyen pour disputer à l’indifférence universelle un reste de notoriété. M. Ledru-Rollin, tout chef de parti qu’il a été, ne pouvait échapper à la loi commune, et le silence complet, succédant au bruit qui se faisait autour de son nom, lui devait être plus pénible qu’à aucun autre. Après une ou deux brochures mortes en naissant, l’ancien membre du gouvernement provisoire, stimulé par ses échecs mêmes, devait naturellement demander à un livre le succès que les pamphlets ne lui donnaient pas. Le sujet choisi par M. Ledru-Rollin était neuf jusqu’à l’inattendu. Quant à appréhender qu’un séjour de quelques mois n’eût été un peu court pour démêler avec certitude les germes de ruine que cache la grandeur de l’Angleterre, tout le monde sait que le socialisme donne à ses adeptes des lumières refusées au commun des mortels. D’ailleurs une étude politique même incomplète sur un grand pays par un homme qui a prétendu à diriger les destinées de la France, et qui doit savoir par conséquent ce que c’est que le gouvernement, ne pouvait manquer d’avoir son intérêt. Si le livre ne faisait pas connaître l’Angleterre, il ferait connaître et permettrait de juger l’auteur : l’écrivain révélerait ou l’incapacité ou le génie du prétendant révolutionnaire.

Il a surtout révélé ses déplaisirs, et ses passions. Dès la première page du livre éclatent les souffrances de la vanité blessée. M. Ledru-Rollin, dans sa préface et ailleurs, se plaint avec amertume des attaques dirigées par les journaux anglais contre lui et ses coreligionnaires, malgré leur titre d’exilés. C’est montrer peu de force d’ame pour des hommes qui ont appartenu à’ a presse, à cette portion de la presse surtout qui a toujours mis le moins de réserve dans ses appréciations. Nous savons toute la distance qui sépare les rois découronnés des tribuns déchus ; néanmoins ceux-ci doivent se résigner à une sorte d’égalité avec ceux-là, et ne pas exiger une immunité absolue, quand de royales infortunes sont obstinément poursuivies par l’insulte et la diffamation. Une susceptibilité naturelle et excusable a d’ailleurs fait illusion à M. Ledru-Rollin sur la gravité de ses griefs. La presse anglaise a toujours mis une extrême sévérité dans ses jugemens sur la conduite du parti révolutionnaire en France ; mais elle s’est très rarement occupée des hommes, qui n’intéressent plus le public auquel elle s’adresse. Il est incontestable que si l’arrivée de M. Louis Blanc a produit à Londres une certaine sensation, celle de M. Ledru-Rollin a été un fait inaperçu. Cette différence, dans l’accueil fait à deux hommes dont la situation offrait tant d’analogie s’explique tout naturellement par la différence des époques. M. Louis Blanc est arrivé à Londres quelques mois à peine après la révolution, lorsque les hommes de février étaient encore complètement inconnus en Angleterre, lorsqu’une ardente curiosité s’attachait à tous les acteurs de la catastrophe survenue en France. Un an plus tard, les discussions de la tribune et de la presse, de nombreuses publications avaient donné sur les antécédens, sur la conduite, sur la valeur intellectuelle et morale des membres du gouvernement provisoire et de leurs agens des détails si abondans, que toute curiosité était épuisée. M. Louis Blanc prenait la fuite le lendemain de la lutte la plus terrible dont l’histoire fasse mention, après une insurrection formidable, dont le triomphe lui eût donné la dictature. M. Ledru-Rollin s’est expatrié à la suite d’un tapage d’écoliers. Enfin le rôle joué par M. Ledru-Rollin dans les affaires de la France n’avait pour les Anglais ni le même intérêt ni la même nouveauté que celui de M. Louis Blanc : il n’était à leurs yeux que la répétition d’une parade cent fois représenté. C’est ce qu’un journal libéral anglais a expliqué d’une façon cruelle dans une courte et dédaigneuse réponse à la préface de M. Ledru-Rollin. L’apôtre du Luxembourg, entreprenant de changer avec quelques décrets les conditions économiques d’une société, détruisant au nom de la république la liberté du travail, la liberté du commerce, la liberté des transactions, entraîné par la logique de la démagogie à la suppression de la liberté individuelle et au communisme, était pour les Anglais un monomane d’une espèce nouvelle, un sophiste curieux à étudier, qui ne pouvait manquer d’affriander par l’étrangeté de ses doctrines et de sa fortune les esprits blasés de l’aristocratie britannique. Quant à M. Ledru-Rollin, nos voisins n’ont vu en lui que le tribun, le déclamateur aux périodes retentissantes, le harangueur de club, le révolutionnaire proférant sans cesse de monotones menaces, le chef d’émeute jeté en Angleterre par une échauffourée profondément ridicule, c’est-à-dire un type infiniment plus vulgaire et surtout beaucoup plus connu d’eux. Voici plusieurs années, en effet, que Nottingham envoie au parlement le chef des chartistes. M. Feargus O’Connor, qui prononce annuellement, en faveur de la charte du peuple, un discours qui ressemble beaucoup à ceux que M. Ledru-Rollin prononçait jadis devant les électeurs du Mans et dans la chambre des députés. L’Angleterre n’a-t-elle pas eu John Frost, le chef de l’insurrection de Newport, et quelle galerie de révolutionnaires et de chefs d’émeute n’a pas fournie la jeune Irlande, depuis le clubiste Meagher jusqu’à Smith O’Brien, quittant un siége du parlement pour aller à Ballingarry se faire mettre en déroute par soixante policemen !

Le livre que vient de publier le chef de la nouvelle montagne n’est pas de nature à modifier l’opinion qu’il a donnée de lui-même. C’est un échec littéraire après un échec politique. Les hommes du moyen-âge croyaient pouvoir lire dans l’avenir en ouvrant au hasard les saintes Écritures et en appliquant au sujet de leurs préoccupations le premier verset sur lequel tombaient leurs yeux. C’est un peu ainsi que M. Ledru-Rollin a conçu l’idée de son pamphlet. Dans les loisirs de son exil, il a ouvert Montesquieu ; et il y a rencontré cette phrase : « Que la fortunes des empires maritimes ne saurait être longue. » Il a lu également dans Adam Smith que, « sous l’influence des principes du laissez-faire et de la concurrence, un jour viendra où le progrès devra fatalement s’arrêter et décroître ensuite. » L’Angleterre est une nation maritime, elle a proclamé la liberté du commerce, donc sa ruine est inévitable, et il ne reste plus qu’à informer le monde de cette découverte : M. Ledru-Rollin l’a jugée si belle, qu’au lieu de la consigner dans un article du Proscrit, il a voulu l’appuyer de preuves de son cru, et en a fait le sujet de deux gros volumes. Ses efforts n’ont pas été heureux ; pas même eu la satisfaction d’émouvoir la presse anglaise, qui, nous l’avons déjà dit, a gardé presque tout entière un dédaigneux silence. Un journal radical ; le Daily-News, s’est contenté de dire que ce livre « était le plus prodigieux amas d’erreurs qu’un seul écrivain ait jamais accumulées. » Le Times n’a vu dans la Décadence qu’un curieux échantillon d’une nouvelle façon de faire des libres, et a réclamé pour le procédé de l’auteur « une place spéciale à la future exposition de l’industrie. » Les Anglais, qui sont moins familiers que nous avec la littérature de pacotille, avec les livres découpés dans les ouvrages antérieurs, n’ont pas été peu surpris de découvrir que ces deux énormes volumes se réduisaient à un factum d’avocat fait avec des ciseaux. Retranchez en effet une longue série de pièces parasites vingt fois publiées, retranchez les chapitres entiers empruntés de ci de là : il ne restera qu’une assez maigre brochure dont l’Angleterre a fourni le titre, dont l’objet réel est la France, un plaidoyer perpétuel en faveur des actes ou des théories du socialisme français. Les autorités de l’écrivain ne sont pas moins étranges que sa façon de composer. Deux auteurs français fort ignorés, M. Rey et M. Cottu, ont été ses guides de prédilection. Mieux aurait valu s’adresser à la Revue d’Édimbourg, où depuis quarante ans des hommes comme Brougham, Mackintosh, Sydney Smith, Jeffrey, Macaulay, ont soumis à une critique pénétrante et hardie toutes les institutions anglaises. S’il fallait quelque chose de plus vif, il n’est point de question sociale que les radicaux, que les élèves de Bentham n’aient débattue dans la Revue de Westminster contre la grande revue tory ; mais l’écrivain révolutionnaire., pressé sans doute par le temps a préféré des jugemens tout faits, et il s’est laissé séduire par une classe de livres qui forment comme une littérature à part, et que la fin du dernier siècle et les premières années de celui-ci ont vus éclore en foule. Ce sont de petits pamphlets, souvent à deux colonnes, dont le prix varie de 2 à 5 shillings, et qui ont pour objet de censurer une institution, un établissement, une loi, un usage bon ou mauvais. Les Anglais les appellent les livres noirs par opposition aux publications parlementaires, qui sont invariablement revêtues d’une couverture bleue. Il n’est pas d’institution en Angleterre, royauté, parlement, église, universités, qui n’ait eu vingt éditions de son livre noir. M. Ledru-Rollin a puisé sans ménagement à cette source suspecte. Loin de soupçonner que ses guides avaient pu être entraînés par la passion ou par la mauvaise foi, il n’a même pas pris le soin de s’assurer si, depuis la publication des livres noirs qu’il cite ou qu’il suit, des réformes n’avaient pas été accomplies. Quand par hasard ses observations portent juste, elles arrivent cinquante ans trop tard.

Le journal le Chronicle était dans une position toute particulière vis-à-vis de l’auteur de la Décadence. La partie essentielle de ce livre, celle qui devait justifier son titre paradoxal, c’est la description de l’état social de l’Angleterre : elle a été tirée tout entière des colonnes du Chronicle, et l’écrivain français, ne pouvant dissimuler la perpétuité de ses emprunts, s’en fait un argument, et se retranche sans cesse derrière ce qu’il appelle une enquête dirigée par d’anciens ministres et acceptée comme un monument national. Voici quelle est la valeur de cette assertion. Depuis que le Chronicle, après avoir été long-temps k’irgabe dy oartu whig, a été acquis en 1847 par quelques-uns des anciens collègues de sir Robert Peel, par ceux qu’on appelait les jeunes peelites, et qu’il s’est trouvé sous l’influence du comte de Lincoln, de M. Gladstone, de M. Cardwell, de M. Sydney Herbert, philanthrope zélé, il a consacré plus d’attention et d’espace à toutes les questions d’assistance et de charité. En octobre 1849, ce journal a commencé, sous ce titre : le Travail et le Pauvre, la publication d’une série de lettres sur la situation des classes laborieuses en Angleterre. Ces lettres forment des séries distinctes qui se poursuivent parallèlement, mais d’une manière très inégale. La seule série qui ait pris un grand développement est celle des lettres, sur les districts métropolitains, c’est-à-dire sur Londres et ses dépendances ; la série sur les comtés agricoles’ est beaucoup moins avancée quant aux districts manufacturiers, il n’en a presque point été question encore, les mines du pays de Galles et Liverpool ayant jusqu’ici fait les frais de presque toutes les lettres de cette série. Cette abondance d’un côté, cette indigence de l’autre, se retrouvent précisément au même degré dans le livre de M. Ledru-Rollin. La publication du Chronicle n’est point une nouveauté ; il n’est pas de journal anglais qui n’ait fait plusieurs fois ce que fait en ce moment le Chronicle. Dans ces quatre ou cinq dernières années seulement, le Times a publié une enquête sur l’Irlande, qui est un chef-d’œuvre en ce genre et qui a fait la réputation de M. Forster le Chronicle outre une enquête sur l’Irlande contemporaine de celle du Times, en a publié une sur l’instruction publique en Allemagne, et une autre sur la condition des classes agricoles dans le même pays. Ajoutons que jamais le Chronicle n’a prétendu attribuer aux lettres de ses correspondans d’autre autorité que celle de leur valeur intrinsèque. Il n’en peut être différemment d’une enquête faite en son propre nom par un individu isolé avec les ressources d’une entreprise particulière, sans aucun caractère public et sans contrôle. Tant vaut le narrateur, tant valent l’es récits. Il n’y a donc, dans les publications du Chronicle rien d’officiel, et il est puéril d’y voir un monument national.

C’est cette enquête que M. Ledru-Rollin n’a guère fait que traduire et résumer alternativement. En retranchant ces citations et ces analyses, il ne resterait pas la valeur de dix pages de toute cette partie de son livre. Peu importerait au fond, si ces analyses étaient fidèles ; mais voici ce que le Chronicle s’est empressé de nous apprendre aussitôt après la publication du second volume de la Décadence :

« Quelle que soit l’ignorance des Français sur l’Angleterre, nous étions à peine préparés à l’accumulation d’erreurs, d’exagérations et d’extravagances que M. Ledru-Rollin vient de présenter au public européen sous ce titre : la Décadence de l’Angleterre. Le second volume, qui vient de paraître, est encore plus rempli d’erreurs surannées, de conclusions illogiques, de théories sans fondement et de rapsodies insensées. Bien des gens penseront que tout cela porte sa réfutation avec soi ; néanmoins, le même sentiment de devoir qui nous a déterminés à critiquer le premier volume nous contraint à dire en passant quelques mots du second, d’autant plus que nous voyons que presque tous les matériaux de ce volume aussi bien que du précédent, sont ouvertement tirés de nos lettres sur le Travail et le Pauvre. L’enquête du Chronicle comme il lui plaît d’appeler les recherches de nos correspondans, est sa principale, pour ne pas dire sa seule autorité. Avons-nous besoin d’ajouter que ses extraits ont été laborieusement choisis et étrangement mutilés (curiously garbled) pour démontrer sa grande conclusion, à savoir, que la population de l’Angleterre a toujours été en s’appauvrissant et en se dégradant, jusqu’à ce qu’elle soit devenue mûre pour une crise révolutionnaire épouvantable, sans exemple dans l’histoire, et qu’aucune prudence humaine ne peut éviter ? »

Un juge impartial pourrait conclure de ces réclamations que M. Ledru-Rollin a emprunté tout ce qu’il dit de l’état social de l’Angleterre et qu’il l’a dénaturé. Il n’y a dans son livre que la mise en scène qui lui appartienne, et cette mise en scène, le Chronicle semble la qualifier de falsification. Quant au tableau que l’écrivain radical trace des institutions et de la politique anglaises, si l’on restitue à MM. Rey et Cottu les chapitres qu’ils ont fournis, aux livres noirs leurs documens suspects et leurs exagérations, il ne restera plus guère au compte de M. Ledru-Rollin que les erreurs dont il a enrichi ses emprunts. C’est encore une assez grosse part, si l’on en doit croire le propre traducteur de M. Ledru-Rollin, qui a mis en tête de sa traduction la petite préface que voici :

« Nous devons faire observer une fois pour toutes qu’il n’entre pas dans notre pensée de relever ou même d’indiquer les erreurs et les méprises de l’auteur ; elles se présentent presque à chaque page ; il vaut mieux les laisser parler d’elles-mêmes, elles éclateront assez aux yeux de tout lecteur d’une intelligence vulgaire, et aucun commentaire ne les ferait ressortir davantage. »

Cette sentence si sévère n’est que juste. On en demeure convaincu pour peu qu’on étudie sans passion et sans parti pris le véritable état de la société anglaise et qu’on l’oppose à cette Angleterre fantastique des livres noirs et des pamphlets radicaux. C’est une étude qui mérite d’être entreprise comme une œuvre de justice et comme un enseignement profitable. À voir combien peu les socialistes connaissent ce dont ils prétendent parler, les étranges méprises qu’ils entassent à l’envi on saura mieux quel cas il convient de faire de leurs jugemens sur l’Angleterre, et quelle créance ils méritent quand ils se font les prophètes de nos propres destinées.


I

Il n’est point un seul des élémens de la société anglaise, — bourgeoisie, église, université, magistrature, industrie, — qui ne soit, dans le livre de M. Ledru-Rollin, l’objet des appréciations les plus fausses et les plus erronées. Parmi tant d’assertions marquées au cachet de l’ignorance et de l’étourderie, il en est bon nombre qu’on nous saura gré de ne pas relever ; il en quelques unes aussi qu’il faut discuter. Toutefois, la situation de l’Angleterre et de sa population industrielle nous préoccupera beaucoup plus ici que les déclamations du tribun devenu pamphlétaire ; rétablir cette situation dans sa vérité, l’observer dans ses principaux aspects, ce sera accorder au livre de la Décadence de l’Angleterre la seule réfutation qu’il mérite.

Dans un pamphlet socialiste sur l’Angleterre, on doit s’attendre à retrouver les distinctions en usage parmi les théoriciens de l’école. On apprendra donc sans étonnement que les destinées de l’Angleterre sont aux mains d’une aristocratie couverte de tous les crimes et composée de trois élémens, la royauté, la propriété territoriale, et la bourgeoisie « féodalisée et façonnée à l’instar de la noblesse. » En face de cette triple aristocratie se trouve le peuple « exténué et sans défense. » Il est à remarquer que c’est contre la bourgeoisie, contre l’aristocratie marchande, l’aristocratie de comptoir, que M. Ledru-Rollin lance le plus volontiers ses foudres ; mais il ne dit point où commence et où finit cette bourgeoisie si exécrable, et comment s’établit entre elle et le peuple la ligne de démarcation. Il eût été intéressant de savoir à quel moment et comment Arkwright, Watt et tous ces fondateurs de l’industrie anglaise, qui, dans les soixante dernières années, de simples artisans sont devenus millionnaires, ont cessé d’être peuple pour être des bourgeois féodalisés. M. Ledru-Rollin a eu tort de garder le silence à cet égard, lui qui paraît connaître l’histoire parallèle du peuple et de la bourgeoisie en Angleterre, et nous apprend, que Cromwell, qui pouvait choisir, se déclara pour la bourgeoisie contre le peuple. C’est là un fait nouveau, que les historiens n’avaient point aperçu jusqu’ici. Les corporations, les maîtrises, les jurandes, voilà les forteresses de l’aristocratie de comptoir, qui se trouve admirablement résumée dans les douze grandes compagnies de la Cité de Londres, « dont les revenus sont considérables, qui forment des associations d’une grande richesse, souveraines par là même dans les questions de salaire et de travail, et puissantes à ce point que le gouvernement recule devant elles et devant les privilèges séculaires de la Cité. »

Par malheur, le mot de corporation n’a point, en anglais, la même signification qu’en français, et sert presque uniquement à désigner les villes incorporées, c’est-à-dire les villes jouissant, comme les municipes romains et les anciennes communes de France, d’une administration municipale élective et complètement indépendante. Il se prend par opposition au mot paroisse, qui désigne les localités dont l’administration est soumise à un contrôle. Quant aux douze grandes compagnies de la Cité que M. Ledru-Rollin appelle des corporations, elles n’étaient pas douze et elles n’étaient pas ce qu’il croit. De même qu’en France pour l’élection des prud’hommes nous groupons les industries similaires, afin d’assurer à chaque catégorie une représentation équitable, de même autrefois à Londres on a réparti les quatre-vingt-neuf différens corps de métier ou compagnies en vingt-six sections, afin de faire participer toutes les industries à l’élection des magistrats et à l’administration de la Cité. Où M. Ledru-Rollin signale des associations exclusives en quête d’un monopole commercial, il ne faut voir que des corps électoraux concourant également à l’élection du lord-maire, des vingt-six aldermen et des deux cent soixante conseillers, aujourd’hui réduits à deux cent quarante. Voilà pourquoi ce qui existait dans la Cité de Londres se retrouvait dans toutes les villes incorporées et dans celles-là seulement. Le bill de 1835, qui a modifié ou plutôt régularisé l’administration municipale en Angleterre, a touché à peine à la ville de Londres. Ce n’est pas par pusillanimité des ministres, ni par impuissance du parlement. Les compagnies de la Cité, ayant, depuis des siècles, une existence légale, sont des personnes civiles ; elles ont fondé des institutions charitables, des hôpitaux, des églises, des écoles qu’elles entretiennent et qu’elles administrent ; elles ont acquis des biens-fonds, elles ont reçu des legs ou libres ou à charge onéreuse. On ne pouvait modifier les institutions municipales de Londres sans atteindre profondément dans son existence la corporation de la Cité, et la destruction ou même l’altération de ce qui existe aurait soulevé les questions les plus graves en matière de propriété. Or, tout ce qui peut ressembler à une atteinte au droit de propriété est contraire à l’esprit de la législation anglaise et surtout profondément antipathique aux mœurs nationales. Le parlement s’est arrêté devant les difficultés de sa tâche, devant des droits acquis ; et non pas devant une coalition d’intérêts.

La Cité, d’ailleurs, ne forme pas en population et en étendue la quinzième partie de Londres, et le lord-maire, la cour des aldermen et le conseil commun n’ont pas plus d’autorité à Southwark, à Islinngton, à Piccadilly, qui sont parties intégrantes de la capitale anglaise, que le maire du premier arrondissement à Paris n’en a sur le douzième. À plus forte raison, les compagnies de marchands n’ont-elles d’influence d’aucune sorte. Comment M. Ledru-Rollin a-t-il pu attribuer aux compagnies de la Cité « la souveraineté dans les questions de salaire et de travail ? » Elles ne l’ont jamais eue ; elles n’auraient jamais pu l’exercer à aucun degré. Si, à Paris, les tailleurs d’un arrondissement s’avisaient de se réunir et de fixer pour leurs ouvriers un maximum de salaire, ceux-ci iraient travailler dans l’arrondissement voisin ; ainsi en eût-il été de la Cité, qui n’est qu’un point perdu dans l’immensité de Londres.

Les jurandes si répandues en France, surtout dans le midi, étaient un héritage de l’antiquité latine : elles étaient la continuation directe des corporations de l’empire romain ; en Angleterre, au contraire, l’invasion saxonne a fait prévaloir les mœurs et les institutions germaniques, et à côté de la liberté du commerce et du travail on trouve, dès les temps les plus anciens, la société des secours mutuels, l’assurance réciproque contre l’incendie ou les cas de force majeure, la ghilde embrassant toujours les hommes du même métier, souvent tous les marchands d’une ville, souvent même tous les habitans d’une paroisse sans distinction de profession ni de fortune. La loi commune (common law) a de tout temps interdit à toute réunion, compagnie ou société, de prendre, en matière de commerce ou de travail, aucun règlement de nature à léser ou gêner un intérêt privé.

On n’est pas tenu, au bout de six mois, d’être au courant de l’histoire, des mœurs et des institutions d’un peuple : il est vrai qu’on n’est pas tenu non plus d’en écrire. M. Ledru-Rollin s’étonne que les fortunes commerciales ne tendent pas à s’égaliser en Angleterre malgré la loi d’égal partage à laquelle elles sont soumises, et il en donne pour raison, qu’une simple règle de droit civil, — il aurait pu ajouter, et d’arithmétique, — doit être impuissante contre le principe d’attraction qui domine dans ce pays aristocratique. Voilà une explication qui ressemble fort à celle que donne des pouvoirs de l’opium le malade imaginaire. La raison de ce fait était simple à trouver : si les fortunes commerciales, malgré la loi du partage égal entre tous les enfans, se reconstituent sans cesse sur une échelle si considérable, c’est que chacun poursuit la carrière paternelle, et trouve dans l’expérience acquise, dans des relations bien établies et éprouvées, dans des sympathies héréditaires, un appui solide et des facilités inconnues au négociant qui débute. Une maison de commerce, une manufacture, se transmettent comme une pairie. À Liverpool même, dont la grandeur est l’œuvre des soixante dernières années, on peut citer des maisons qui ont un siècle et demi d’existence ; on en trouverait de plus anciennes encore à Bristol. Il est dans la Cité telle maison qui peut faire remonter sa filiation commerciale jusqu’à quelqu’un des premiers souscripteurs de la banque d’Angleterre. Dans ce pays si aristocratique, on est plus fier d’être négociant, d’être brasseur de père en fils, que d’avoir déserté le bureau paternel pour se faire journaliste ou avocat, ou pour se jeter dans quelqu’une des professions prétendues libérales, comme s’il en était une seule qui exclût l’intelligence, l’éducation et le savoir. L’ambition du négociant anglais est de fonder une maison qui se perpétue en s’agrandissant après lui, et dont la signature arrive un jour à être connue dans les deux mondes. Un spirituel roman de Dickens roule tout entier sur ce faible des commerçans anglais, et le principal personnage, successeur lui-même de son père, n’a d’autre rêve que la naissance et l’éducation d’un fils pour qu’on puisse toujours lire sur la même partie du même angle de la Cité la raison commerciale Dombey père et fils. Si tant e considération s’attache en Angleterre à la richesse, cela tient surtout à ce qu’elle est habituellement le résultat du travail de plusieurs générations, à ce qu’elle est presque toujours un gage assuré de l’honorabilité d’une famille. Lequel a au fond les sentimens les plus sincèrement démocratiques, lequel se fait de sa condition l’idée la plus juste et la plus élevée, du Français qui n’envisage dans le commerce qu’un moyen de faire fortune qu’il faut renier aussitôt après, ou de l’Anglais qui y voit pour lui et les siens une carrière égale à toute autre ? Il est juste de dire que, dans ce pays opprimé, selon nos socialistes, par une aristocratie féodale issue de la conquête, ni l’influence politique, ni les distinctions, ni les dignités n’ont jamais manqué au négociant qui pouvait mettre au service de son pays une expérience précieuse et des connaissances commerciales ou financières acquises, non pas dans les livres, mais dans la pratique des grandes affaires. Un socialiste un peu avisé, au lieu de compasser péniblement des périodes contre la tyrannie de la boutique et du comptoir, aurait signalé le manufacturier Peel, l’artisan James Watt et tant d’autres devenus baronnets, le banquier Baring devenu lord Ashburton et M. Labouchère quittant une des principales maison de la Cité pour s’asseoir, à côté de lord John Russell, sur les bancs du ministère. Il y a quelques semaines, n’a-t-on pas encore élevé à la pairie, sous le titre de baron Overstone, un simple négociant, M. Lloyd Jones, pour récompenser une grande fortune honorablement acquise et honorablement employée, d’incontestables lumières, de longs services rendus au commerce anglais, un appui efficace prêté à toutes les entreprises utiles, et un concours actif donné aux enquêtes dirigées par le gouvernement sur les questions importantes de commerce, de douane et de finance ? Où nous avons la faiblesse de ne voir qu’une équitable et intelligente répartition des récompenses nationales, M. Ledru-Rollin avait une merveilleuse occasion de montrer la bourgeoisie anglaise se féodalisant avec empressement : quelle faute que d’avoir négligé un tel argument et de s’être mis à maudire la puissance de l’association dans un livre contre l’individualisme, un livre qui prêche à chaque page la solidarité, c’est-à-dire, suivant M. Proudhon, l’association arrivée au communisme !

Est-il possible de ne se pas montrer incrédule quand on vous déclare gravement que la lecture des journaux est inaccessible aux classes populaires, attendu que le prix d’un journal équivaut presque à une journée de travail ? Il semble qu’il n’existe en Angleterre que des feuilles à six et à dix sous ; et que cinq cent quarante-sept journaux puissent paraître sans trouver de lecteurs en dehors de l’aristocratie ; mais sans parler des magazines à deux sous, dont un seul se vend à plus de trois millions d’exemplaires par an, sans parler des journaux politiques hebdomadaires et mensuels, qui sont infiniment plus nombreux et à aussi bon marché qu’en France, peut-on ignorer l’existence de la presse subreptice, qui fraude le timbre ? Lorsque la législation sur le timbre obligeait les grands journaux à se faire payer sept pence le numéro, il se vendait chaque semaine 150,000 numéros de journaux non timbrés, et dans ce nombre entraient 25,000 numéros du Tuteur du pauvre (Poor man’s Guardian), rédigé par un nommé Hetherington avec une violence et une ardeur démagogiques que n’eussent pas répudiées nos montagnards les plus furibonds. La loi de 1836, en réduisant à un penny le timbre sur les journaux, fit disparaître momentanément cette industrie coupable, qui s’est relevée de plus belle. Il est difficile de n’avoir pas ouï parler de la motion de M. Milner Gibson, qui s’est discutée à la chambre des communes au commencement de la session actuelle. M. Milner Gibson, un radical, demandait la suppression de la taxe sur le papier, afin de permettre à la presse loyale et sérieuse de faire une concurrence efficace à la nuée des feuilles à un et à deux sous qu’on répand dans les ateliers et dans les campagnes, et qui contiennent de perpétuelles excitations à la révolte, à la guerre civile, à l’incendie et l’assassinat. Les citations faites de quelques-unes de ces feuilles par M. Milner Gibson, effrayé de ce débordement de passions subversives, auraient appris à M. Ledru-Rollin qu’il est en Angleterre, à côté des journaux qu’il stigmatise, une presse démagogique qui peut soutenir le parallèle avec ce que nous avons vu de plus forcené après la révolution de février. Malheureusement pour l’Angleterre, l’écrivain montagnard s’est affligé à tort quand il a déploré l’absence, chez nos voisins, de journaux révolutionnaires : il faut qu’il n’ait jamais rencontré l’Esprit du temps (Spirit of the age), recueil hebdomadaire qui prêche le fouriérisme dans toute sa pureté, et nous nous demandons par quelle ingratitude il a pu oublier le journal des chartistes, l’Étoile du Nord (Northern Star)’, qui l’a si souvent comblé d’éloges jusqu’à troubler sa modestie.

Il y a presque autant d’erreurs que de mots dans les pages que M. Ledru-Rollin consacre au jury et au droit de réunion. Il est à regretter que l’auteur, intervertissant ses travaux, n’ait pas commencé par l’ouvrage qu’il annonce sur la loi anglaise ; grace à cette étude préliminaire, il aurait pu mettre dans le livre de la Décadence autant de socialisme et plus d’exactitude. Il conclut que ni la presse, ni le jury ; ni le droit de réunion n’existent pour le peuple ; cependant il pouvait lire dernièrement dans une feuille anglaise le compte-rendu de trois meetings qui s’étaient tenus le même jour. À York, des lords, des membres des communes, des fermiers, des laboureurs, avaient discuté l’appui à donner à une ligue de la laine destinée à favoriser une des branches de l’agriculture nationale et à combattre l’influence des lois du coton. À Newcastle, des banquiers, des négocians, des marchands, après avoir constaté la perturbation apportée dans les relations commerciales par la suppression de la poste le dimanche, avaient résolu de réclamer le retrait de cette mesure. Dans le comté de Lancastre, plusieurs milliers d’ouvriers avaient voté leur adhésion au principe de l’établissement d’un enseignement purement laïque qui laisserait complètement en dehors et abandonnerait aux ministres des cultes l’instruction religieuse, et ils avaient décidé la rédaction d’une pétition au parlement. Qu’est-ce que le peuple, s’il n’était représenté.dans aucune de ces trois réunions ? Mais, à en croire le rédacteur du Proscrit, la seule chose qui soit faite pour le peuple chez nos voisins, c’est la contrainte par corps. Faut-il en conclure que le peuple se compose uniquement des gens qui ont des dettes ? On serait tenté de le supposer, à voir l’ardeur aussi persévérante que désintéressée avec laquelle M. Ledru-Rollin flétrit en vingt endroits la contrainte par corps. Seulement il semble croire qu’un créancier, en donnant caution, peut toujours faire incarcérer son débiteur : c’est le contraire qui est vrai, c’est le débiteur qui, en fournissant une caution proportionnelle à sa dette, peut toujours obtenir sa liberté, même après un jugement d’incarcération.

Il va sans dire que ce peuple qui ne lit pas les journaux, qui ne juge pas, qui ne peut pas se réunir, mais qui va en prison pour dettes, ne jouit point du droit électoral. M. Ledru-Rollin ne dédaigne pas cette petite ruse d’arithmétique qui consiste à opposer le chiffre des électeurs au chiffre total de la population, comme si toute une moitié de cette population avait à attendre d’un autre que M. Considérant la concession du droit de suffrage. M. Feargus O’Connor, un peu moins habile, reconnaissait tout récemment dans la chambre des communes en réclamant le suffrage universel, qu’il y a en Angleterre un électeur sur sept mâles, et, comme on ne vote point au maillot, cela suppose au moins un électeur sur six individus arrivés à la virilité. Personne n’ignore d’ailleurs qu’une loi électorale a été préparée et a failli être présentée cette année même au parlement, et qu’elle aurait eu pour effet de doubler au moins le nombre des électeurs et de le porter à deux millions et demi. Si, sur une population de seize millions, on retranche deux millions et demi de citoyens et leurs familles, que restera-t-il de cette foule innombrable de prolétaires créée par l’imagination de nos socialistes ?

Les pamphlets wesleyens du dernier siècle désignaient l’église anglicane à plus d’une attaque banale ; mais nous ne savons vraiment où M. Ledru-Rollin a pu découvrir qu’il fût obligatoire, pour les ministres, anglicans, d’écrire et de lire leurs sermons, afin de pouvoir les représenter à l’autorité. Quand il prétend que les évêques expédient aux ministres des sermons tout faits avec injonction de les lire, il méconnaît et défigure une tradition de l’église catholique conservée par les évêques anglicans, celle des mandemens annuels qu’on fait lire dans toutes les églises du même diocèse. Où a-t-il vu qu’aucun propriétaire, qu’aucun magistrat eût le droit de dispenser un ministre de la résidence ? Pourrait-il citer un seul exemple de ce pouvoir judiciaire qu’il attribue aux évêques en matière de mariage et de succession, et que signifie cet indissoluble contrat dont il parle entre l’église et l’université ? Nous connaissons dans les trois royaumes sept universités et cinq établissemens qui en ont à peu près tous les privilèges ; nous ignorons absolument ce que c’est que l’université d’Angleterre. La distinction établie entre un clergé passif, qui regorge d’argent et ne fait rien, et un clergé actif, qui remplit les charges du ministère et meurt de faim, n’est pas moins imaginaire. Les déclamations contre la pluralité des bénéfices ne trouvent même plus aujourd’hui d’application possible ; car, sur un clergé que l’auteur lui-même évalue à douze mille individus, on ne compte pas cinq cents ministres qui aient plus d’un bénéfice : encore est-ce presque toujours parce que le traitement d’un seul ne suffirait pas à les faire vivre. Il y a d’autres griefs à faire valoir contre l’église anglicane que ce ramas d’erreurs surannées, et toutes ces accusations aujourd’hui sans fondement, toutes ces déclamations vides ont moins de poids aux yeux d’un homme de bon sens que ce simple mot d’un ouvrier de Manchester qu’on voulait emmener à l’office du temple anglican et qui répondait naïvement : « Ce n’est pas là une église pour de pauvres gens comme nous. »

Les universités anglaises ont été pour M. Ledru-Rollin une mine inépuisable d’erreurs ; il faut se contenter de signaler les plus graves. Celles d’Oxford et de Cambridge ne sont ouvertes qu’aux membres de l’église anglicane, cela est vrai, et cela est presque indispensable, puisque ces deux universités sont les seuls séminaires de la religion de l’état, et qu’il faut bien que celle-ci trouve à se recruter quelque part ; mais en résulte-t-il qu’il y ait là un monopole du haut enseignement en faveur de l’église anglicane, qu’aucun établissement ne soit ouvert aux dissidens, et que ceux-ci soient soumis à des conditions plus sévères pour devenir avocats, médecins ou magistrats ? Rien n’est moins exact. Les trois universités d’Édimbourg, Glasgow et Aberdeen ont de tout temps été ouvertes à toutes les opinions religieuses sans distinction. L’université de Londres, magnifiquement dotée, investie des mêmes prérogatives qu’Oxford et Cambridge, et donnant un enseignement aussi étendu, est également ouverte à toutes les sectes dissidentes, sans en excepter les catholiques. Si en Irlande l’université de Dublin est exclusivement protestante, celle de Maynooth est réservée aux seuls catholiques ; sir Robert Peel y a créé, pendant son administration, quatre grands collèges sur le modèle de nos facultés des lettres et des sciences, avec droit de conférer les grades ; et leurs cours sont également accessibles aux catholiques et aux protestans. M. Ledru-Rollin parle avec un profond mépris de l’enseignement d’Oxford et de Cambridge. C’est être bien partial ou bien mal informé que de ne pas mentionner les graves modifications introduites d’année en année depuis quinze ans dans cet enseignement, et les efforts d’une partie considérable des membres des deux universités pour obtenir des réformes plus complètes. Nous sommes tentés de croire que l’auteur de la Décadence a parlé des universités anglaises d’après des souvenirs confus ou des livres déjà vieux, car il tire de la tombe, où il repose depuis bien des années, le duc de Northumberland, pour en faire le chancelier de l’université de Cambridge. Un simple coup d’œil sur l’annuaire de Cambridge lui eût appris que le poste de chancelier était occupé par le prince Albert. Tout le monde se souvient de la lutte à laquelle donna lieu cette nomination ; dans cette Angleterre si servile, l’époux de la reine ne l’emporta sur un simple lord le comte de Powis qu’après huit jours de scrutin et à une majorité de 40 voix sur 1,800 votans. M. Ledru-Rollin blâme vivement les universités anglaises de prendre de grands seigneurs pour chanceliers. Rien n’est pourtant plus sensé. Le chancelier est l’organe officiel des universités ; Oxford et Cambridge, qui, nomment des députés aux communes, choisissent des lords pour chanceliers, afin d’avoir aussi un représentant et un défenseur dans la chambre haute : cela est plus nécessaire encore pour les universités, qui n’ont pas le droit de nommer des députés.

Quant à l’éducation du peuple, M. Ledru-Rollin semble ignorer jusqu’à l’existence du Conseil pour l’éducation, ce germe déjà fécond et puissant d’un futur ministère de l’instruction publique. Les rapports annuels de ce conseil abondent en renseignemens sur l’état moral de l’Angleterre, mais chacun de ces rapports comprend plusieurs volumes, et c’est déjà bien assez de dévouement d’écrire un livre démocratique et social, sans s’imposer d’aussi longues lectures ; il est plus simple d’entasser au hasard d’injustes accusations qu’un seul fait suffit à faire tomber. En dehors des dépenses faites au nom du gouvernement par le conseil, en dehors des sacrifices que s’imposent toutes les sectes religieuses pour avoir leurs écoles spéciales, en dehors des écoles fondées par les associations charitables ou par des particuliers, la seule église anglicane dépense chaque année pour l’entretien de ses écoles 25 millions, c’est-à-dire 5 millions de plus que notre budget tout entier de l’instruction publique. Il ne manque à l’Angleterre, en fait d’enseignement, qu’une direction intelligente, une organisation unitaire qui s’élève au-dessus de l’esprit de secte, et sache grouper toutes les ressources aujourd’hui perdues par une regrettable dissémination d’efforts.

Si tout en Angleterre, parlement et corps électoral, universités et clergé, journaux et comptoirs du banquier ou du marchand, est partie constitutive d’une seule et même aristocratie, la magistrature y doit aussi tenir sa place. Sur la foi de M. Cottu, illustration nouvelle tirée de l’obscurité pour le besoin de la thèse, on nous déclare qu’il faut appartenir à une famille fort riche pour embrasser la profession d’avocat, à plus forte raison pour aspirer à la magistrature. Demandez d’où sont partis lord Eldon, lord Stowell, lord Lyndhurst, lord Brougham, que de grands succès au barreau ont conduits tour à tour depuis trente ans aux fonctions de chancelier ! Le socialiste qui daignerait parcourir la Vie des chanceliers d’Angleterre, par lord Campbell, serait étonné de voir combien de chanceliers sont sortis des rangs infimes de la société et ont présidé la chambre des lords ou pris place dans l’aristocratie après avoir disputé à la misère le pain de leur jeunesse. On nous assure encore, sur la même autorité, que pour une gratification annuelle de cinq mille francs et le titre de serjeant at law on impose aux avocats l’obligation de ne plaider ni contre le souverain ni contre l’intérêt des ministres : c’est là une erreur assez plaisante. Après un certain nombre d’années d’exercice, un avocat distingué et gradé obtient, par ordonnance royale, le titre de sergent de loi avec 200 livres de traitement, c’est-à-dire qu’il prend rang parmi les candidats entre lesquels le gouvernement, en cas de vacance, est obligé de choisir les juges. Le sergent de loi doit donner son avis motivé sur les questions qui peuvent lui être soumises par le gouvernement, et, dans certains procès, un sergent de loi remplit un rôle analogue à celui du ministère public en France dans les causes civiles. Les sergens de loi n’en demeurent pas moins avocats plaidans ; mais est-il surprenant qu’on exige d’eux de ne pas plaider contre la couronne, qui leur donne un traitement, dont ils sont les conseillers officiels, sans une autorisation spéciale qui n’est jamais refusée ? Quant aux critiques dirigées contre la législation anglaise, elles ne sont pas neuves, elles ne sont pas toujours équitables. Lorsque les tribunaux français, après une révolution qui a fait table rase du passé, sont quelquefois encore obligés de chercher dans les vieilles coutumes les motifs déterminans de leurs arrêts, faut-il tant s’étonner de la multitude des usages et des traditions dont les tribunaux britanniques sont contraints de tenir compte ? Mais on ne pouvait attendre de M. Ledru-Rollin qu’il rendît justice aux efforts considérables qui ont été faits depuis vingt-cinq ans pour simplifier et pour codifier les lois de la Grande-Bretagne. Si d’ailleurs la loi anglaise était réellement un inextricable dédale, un labyrinthe où doit s’égarer et se perdre la liberté, les États-Unis n’auraient pas conservé soigneusement, ne suivraient point aujourd’hui encore sans altération la loi commune, et les décisions des chanceliers d’Angleterre ne seraient point annuellement recueillies et publiées pour servir de jurisprudence aux tribunaux.américains.

Il n’est pas nécessaire de justifier contre les attaques de M. Ledru-Rollin, la mémoire d’O’Connell. C’est d’ailleurs une querelle de tribun à tribun, et une vieille querelle. O’ Connell, dans une occasion solennelle, a traité M. Ledru-Rollin de charlatan (humbug) ; M. Ledru-Rollin appelle O’Connell un courtisan et le plus lâche des traîtres. C’est au public de juger entre eux. Nous ne ferons qu’une observation sur l’histoire de l’Irlande, telle que l’écrit le réfugié montagnard : c’est que l’époque dite des George, depuis la reine Anne jusqu’à la révolution française, a été sans contredit la période la plus heureuse de l’Irlande, et qu’il n’en est point question dans son livre. Il n’y est pas question davantage des huit ou dix milliards que l’Angleterre a dépensés depuis quarante ans pour nourrir l’Irlande, pour la percer de routes, pour la doter de ports, de canaux et de chemins de fer. Soyons justes envers tout le monde. Si l’Angleterre a fait de l’Irlande le pays le plus pauvre de l’univers, elle expie cruellement son œuvre depuis un demi-siècle. Que fait d’ailleurs ici cette histoire ? Qu’importe par quels moyens l’Angleterre ait acquis l’Irlande, l’Inde et la Chine, et, quel rôle elle ait joué dans les coalitions européennes ? Ces conquêtes ont-elles été pour elle un germe de mort ou un élément de puissance ? Voilà toute la question. M. Ledru-Rollin s’est chargé de démontrer la décadence de l’Angleterre, et quand il consacre un demi-volume à raconter les forfaits de Cromwell en Irlande, de Hastings dans l’Inde, et l’éternelle complainte de Pitt et Cobourg, la critique a le droit de qualifier ce demi-volume de pur remplissage et de n’en pas tenir compte.

Est-il plus juste de dire que l’Angleterre est en pleine décadence, parce qu’elle va perdre ses colonies ? La France n’en a plus. Il est vrai que, suivant M. Ledru-Rollin, l’Angleterre est nourrie par ses colonies. C’est le contraire qui est exact. Le jour où l’Angleterre a renoncé à s’imposer des droits différentiels en faveur de ses colonies, la prospérité de celles-ci est tombée comme par un coup de baguette. Par compensation, l’Angleterre leur a accordé la liberté de commerce avec toutes les nations. Maintenant que la métropole n’a plus aucun privilège dans ses propres colonies, est-il juste qu’elle continue à payer tous les fonctionnaires qui les administrent, la force armée qui y ait la police, les juges qui y rendent la justice, les évêques qui y président au culte ? Il a paru équitable de mettre toutes ces dépenses à la charge des colonies, mais on a commencé par leur offrir en échange la pleine liberté de s’administrer elles-mêmes. Le problème qui s’agite dans le parlement n’est point de savoir comment on se débarrassera des colonies, mais de déterminer quels sont les droits que le gouvernement métropolitain doit se réserver, pour calculer les charges qui doivent aussi lui incomber. On a donc cherché à laisser à la métropole les attributs de la souveraineté, la direction suprême et le soin de la défense militaire, en abandonnant fièrement aux autorités et aux assemblées coloniales l’administration et la police.

Il faut reconnaître cependant que les principales colonies anglaises vont se trouver plutôt dans la condition d’états alliés et dépendans que dans la condition de colonies. Il est incontestable que leur indépendance en doit résulter le jour où elles ’auront acquis un développement suffisant. Cette perspective n’a point échappé aux hommes d’état anglais, et ne les a pas arrêtés. « Ce sera un jour la gloire de l’Angleterre, a dit lord John Russell au parlement, d’avoir fondé des peuples dignes de la liberté, d’avoir fait leur éducation politique et de les avoir conduits par la main jusqu’à l’indépendance. » Il y a quelque grandeur dans un pareil langage, et les républiques futures de l’Australie et du Cap feront plus d’honneur à l’Angleterre que les républiques cisalpine, cispadane et parthénopéenne, ou les expéditions de Risquons-Tout et de Chambéry n’en ont fait à la France. Les Anglais prévoient sans la moindre alarme le jour où les colonies se sépareront de la métropole. L’expérience leur a appris que le commerce d’un pays libre est plus profitable que celui d’une colonie. Après la paix de 1786, il n’a pas manqué de politiques à la façon de M. Ledru-Rollin pour crier que l’Angleterre était ruinée, parce qu’elle avait perdu ses colonies d’Amérique, et dix ans après les États-Unis étaient déjà pour l’Angleterre un marché bien supérieur à ce qu’ils étaient avant la séparation. L’Angleterre fait aujourd’hui avec les États-Unis plus d’affaires en six mois qu’elle n’en a pu faire pendant les cent cinquante années de leur existence comme colonies. Si quelque magicien venait offrir d’établir trois millions de cultivateurs en Australie à la condition de leur accorder une entière indépendance, il n’y aurait qu’une voix en Angleterre pour accepter ce marché ; et pendant que M. Ledru-Rollin, drapé dans ses voiles funèbres, rendrait le plus lugubre de ses oracles, Manchester serait illuminé.

Il est vrai que les Anglais poussent l’aveuglement jusqu’à ne pas s’apercevoir qu’ils sont tous insolvables, et que la banque d’Angleterre aurait fait banqueroute depuis deux ans sans le milliard que les aristocrates du continent ont déposé dans ses caves après la révolution de février ! Comme il est probable que le retrait de cet argent n’est pas étranger à la hausse des fonds publics sur toutes les places de l’Europe, on doit s’attendre à ce que le gouvernement anglais et la banque de Londres soient incessamment mis en faillite ! Tel est le résumé des idées émises par M. Ledru-Rollin sur le crédit en Angleterre et sur l’organisation de la banque anglaise. Nous en partagerions le ridicule en les discutant ; il suffira de citer l’axiome sur lequel roulent tous les raisonnemens du démagogue : « L’Angleterre est arrivée au dernier terme de la perfection, tandis que la France est riche des perfectionnemens qu’elle peut encore réaliser. » Ce qui revient à dire que le pauvre a pour fortune tout ce qu’il n’a pas, mais qu’il pourrait avoir, et qu’il est plus avancé que celui qui a le malheur de posséder déjà quelque chose. Cet axiome économique nous dispense de justifier sir Robert Peel d’avoir constitué la banque d’Angleterre à l’état de faillite permanente, apparemment en donnant à ses billets deux garanties au lieu d’une. Autant vaudrait démontrer à M. Ledru-Rollin qu’au lieu de s’accroître démesurément, la population de l’Angleterre diminua par le développement de l’émigration ; autant vaudrait lui démontrer qu’il est malthusien, quand il déclame contre les mariages hâtifs, et qu’il n’a fait que transformer en périodes emphatiques les belles pages de Malthus sur la contrainte morale ; autant vaudrait lui prouver qu’il condamne le socialisme, quand il accuse avec raison l’income-tax de dévorer par anticipation les ressources de salut public en Angleterre. Qu’est-ce en effet que l’income-tax, sinon l’impôt direct sur le revenu, c’est-à-dire le rêve de tous les socialistes, comme le procédé de tous les peuples non civilisés ?

Ce n’est pas que M. Ledru-Rollin en soit venu à renier le socialisme, c’est qu’il ne le comprend pas toujours. Il est de l’école de M. Louis Blanc, quand il veut organiser l’industrie entière « sous la commandite paternelle et intelligente de l’état. » Il est de l’école tout opposée de M. Proudhon, lorsqu’il parle « d’arriver à la centralisation des forces sociales par l’organisation du crédit unitaire. » Il annonce avoir étudié et approfondi cette combinaison qui ressemble beaucoup à la banque du peuple. Le but de la démocratie socialiste, c’est l’extirpation de la charité, « ce vestige des vieux âges ; » c’est la destruction de la religion’ catholique (M. Ledru-Rollin a voulu dire chrétienne), « qui a érigé le mal même en dogme, et n’a cherché d’autres remèdes aux douleurs de cette vie que les félicités d’une vie future. » Le socialisme se charge de donner la félicité dès la vie présente ; il abolira « toute tyrannie de l’homme, de la terre, du capital ; » il ne lui manque que d’abolir la tyrannie de la mort.

Ce qui fait, aux yeux de l’écrivain montagnard, la supériorité de la France sur le royaume-uni ; c’est qu’elle a eu « une révolution hardie qui a rasé toutes les tours et transformé tous les principes qui lui étaient contraires, » et que cette révolution a été servie « par un gouvernement révolutionnaire énergique jusqu’au fanatisme, qui a déblayé le sol. » M. Ledru-Rollin affirme en effet qu’aucune évolution sérieuse ne peut s’accomplir, qu’aucun progrès même économique ne peut venir à bien, si la politique révolutionnaire n’a d’abord préparé les voies. Aussi il ne dissimule pas son mépris pour cette nation qui réforme patiemment les abus dont elle se plaint, au lieu de se jeter « dans les voies inexplorées, dans les perspectives nouvelles ! » Il accable de ses dédains les radicaux anglais, qui, au lieu de tendre la main à tous les peuples et d’inaugurer la révolution universelle, ont répudié toutes les traditions révolutionnaires et protesté sans cesse de leur respect pour les lois de leur pays, ces hommes de la ligue qui n’ont point attaqué « l’appropriation du sol, l’institution du fief, qui, ne l’ont pas même effleurée dans leurs plus farouches harangues, qui ont respecté, comme la grande assise sociale, cette institution du vol permanent. » Remarquons en passant quels progrès M. Ledru-Rollin a faits dans la doctrine proudhonnienne. M. Proudhon avait dit : La propriété, c’est le vol ; M. Ledru-Rollin ajoute : C’est le vol permanent. Il ajoute encore que, si les hommes politiques n’ont pas voulu conclure jusqu’au radicalisme, le peuple anglais se chargera de conclure après la plus épouvantable des catastrophes ; mais laissons là les erreurs et les menaces du socialisme, qui ne sait pas mieux le présent qu’il ne voit l’avenir. Il est temps de vérifier l’étendue de ce paupérisme qui rongerait toute l’Angleterre, qui devrait même amener sa ruine prochaine, et de constater la marche qu’il peut suivre à Londres, dans les districts manufacturiers comme dans les districts agricoles.


II

Les lettres publiées par le Chronicle sur la population laborieuse de Londres, que M. Ledru-Rollin a si constamment mises à contribution dans son livre, et dont plusieurs journaux socialistes se sont emparés après lui, sont écrites dans un style plein de chaleur et de mouvement, avec cet art de mise en scène, cette habileté dramatique qui manque presque toujours aux écrivains anglais, et qui est l’unique qualité de A Eugène Sue. Il y a là un souvenir évident et comme un reflet des Mystères de Paris. Ces lettres ont pour auteur M. Mayhew, un homme de talent et de beaucoup d’imagination, qui est complètement socialiste. M. Mayhew appartient à l’école de M. Louis Blanc ; il est l’adversaire de la concurrence, et il veut la détruire par l’association des ouvriers et la solidarité de tous les ateliers. Il a entrepris de fonder à Londres des associations fraternelles de tailleurs et de cordonniers sur le modèle de la fameuse association des tailleurs de Clichy et sur le modèle des cuisiniers-réunis.

Sans mettre en douté la véracité de M. Mayhew, on peut croire que l’ardeur de ses convictions et la vivacité de son imagination ôtent quelque chose à l’autorité de sa parole. C’est un témoin sincère, mais passionné. Quant à son copiste ; il ne se borne pas à prendre au pied de la lettre tous les récits que M. Mayhew a recueillis de la bouche des gens qu’il a interrogés ; il les généralise. Si un ouvrier en chômage, si un mendiant se sont écriés que « cela ne peut pas aller plus longtemps ainsi, » M. Ledru-Rollin en conclut gravement que l’impôt ne peut plus monter et que le salaire ne peut plus descendre en Angleterre sans une épouvantable explosion. Si un marin hors d’emploi s’est pris à dire en jurant que l’Angleterre est un damné pays qui ne mérite pas qu’on se batte pour lui, M. Ledru-Rollin en conclut qu’au jour du péril l’Angleterre sera abandonnée de ses matelots. M. Ledru-Rollin eût été bien effrayé, s’il eût vu, sous son administration, nos ports silencieux, et leurs quais encombrés de marins sans engagement qui juraient à l’envi contre leur brigand de métier, contre le gouvernement provisoire et contre ce qu’ils appelaient, par un plaisant jeu de mots, la ruine publique. Néanmoins, au premier coup de canon, tous ces hommes n’eussent pas demandé mieux que de se faire tuer pour un gouvernement qu’ils n’aimaient ni n’estimaient, parce que derrière lui était la patrie. Marins et soldats sont toujours ainsi : sans cesse mécontens, sans cesse frondeurs, mais ne pouvant jamais souffrir les ennemis de leur pays. Ce sont des amans qui boudent leur maîtresse.

Dans sa reconnaissance pour M. Mayhew, le socialisme français affirme qu’aucun détail, aucun fait avancé par lui n’a pu être contesté. La vérité est au contraire que de vives réclamations ont été élevées. Le jugement porté par M. Mayhew sur les écoles déguenillées (ragged schools), et que. M. Ledru-Rollin répète, a provoqué une vive discussion. Le secrétaire de l’association qui a fondé les ragged schools a ruiné de fond en comble, par la publication des chiffres officiels, l’échafaudage de M. Mayhew, comme le Daily-News avait péremptoirement réfuté ses argumens. On peut citer encore un autre exemple. M. Mayhew a fait une peinture désolante de la vie que les marins mènent dans les ports de mer dans l’intervalle de leurs engagemens, et comme il avait tourné en dérision quelques établissemens fondés précisément pour obvier à ces inconvéniens sous le nom de Foyers du Marin (Sailor’s Home), et dans lesquels les matelots trouvent à peu de frais le logement, la nourriture et un dépôt assuré pour leurs effets et leur argent, qui leur étaient volé dans les garnis, — les anciens officiers de marine, les amiraux en retraite, qui ont fondé de leurs denier ces établissemens, ont engagé en leur faveur, et en s’appuyant sur les faits, une polémique où l’avantage n’est pas resté à l’écrivain socialiste.

Admettons cependant pour incontestés, pour incontestables, les lugubres tableaux de M. Mayhew. Peut-on légitimement conclure de Londres à toute l’Angleterre ? Toute capitale n’est-elle pas un foyer de corruption et un foyer de paupérisme ? Paris ne contient-il pas trente mille prostituées, dix mille repris de justice et quatre-vingt mille indigens, quoique M. Ledru-Rollin, avec raison, soutienne qu’il y ait moins de paupérisme. et de dégradation morale en France qu’en Angleterre ? Ce ne sont pas les capitales qu’il faut prendre pour échelle de la moralité et du bien-être des nations. Et puis, avant de déclarer que la population laborieuse de Londres meurt de faim, ne faudrait-il pas avoir parcouru tous les corps d’état qui existent dans une ville de deux millions et demi d’habitans ? Les renseignemens du socialiste français s’arrêtent où s’arrêtent les recherches de M. Mayhew ; ils ne dépassent pas huit ou neuf professions, en comptant les voleurs, sur lesquels l’écrivain anglais s’est fort apitoyé Les ouvriers des docks, les débardeurs de charpente, les lesteurs, les tisseurs de soie de Spitalfields, les ouvriers tailleurs et confectionneurs, les ouvrières en confection, les bottiers et cordonniers, les marins pour le cabotage, comprennent-ils toute la population laborieuse de Londres ? En admettant les évaluations les plus exagérées, toutes ces professions n’embrasse pas cent mille personnes mettons cent cinquante mille, c’est un vingtième des habitans de Londres. Autant vaudrait juger de l’état matériel et moral de Paris par les profits ou les souffrances des chiffonniers et des marchands des quatre saisons. Il est essentiel en outre de faire remarquer que les recherches de l’écrivain anglais ont porté sur des catégories spéciales d’ouvriers, et encore sur une portion particulière de chaque catégorie. M. Mayhew convient que ce qu’il dit des ouvriers tailleurs en confection ne s’applique pas aux ouvriers qui travaillent pour les maîtres tailleurs. Ses peintures de la misère des ouvrières confectionneuses sont également loin de s’appliquer aux couturières en robe, aux couturières à la journée, aux lingères, à toutes les ouvrières à l’aiguille, à qui leur habileté a permis de s’élever au-dessus du travail pour la confection. Combien de métiers d’ailleurs sont en dehors de ceux sur lesquels a porté l’enquête ! N’y a-t-il pas à Londres des charpentiers pour les constructions navales, des menuisiers, des maçons, des ouvriers du bâtiment, des ouvriers en fer et en acier, des mécaniciens, etc. ?

Les écrivains qui parlent des classes laborieuses ne distinguent jamais entre les corps de métier, comme si ces corps étaient tous dans une situation identique. Il y a pourtant une distinction importante à faire. On doit reconnaître que dans les métiers qui exigent des conditions spéciales, par exemple une grande force physique, les aptitudes se trouvent nécessairement limitées. Tout homme n’a pas, tout homme ne peut pas acquérir cette fermeté des nerfs, cette sûreté de coup d’œil et cette agilité qui sont indispensables au couvreur. Tout individu, quelque robuste qu’il soit, ne réunit pas cette force musculaire dam les bras, cette souplesse dans les reins et cette longueur d’haleine sans lesquelles le scieur de long et le porteur d’eau deviendraient phthisiques en quelques années. Voilà donc des métiers où le salaire n’a à craindre que le contre-coup des variations dans le rapport de l’offre à la demande, où l’ouvrier peut souffrir des chômages, mais où il ne souffre pas de la concurrence que la nature elle-même se charge de limiter. Dans ces métiers, l’inconduite et les infirmités conduisent seules l’ouvrier au paupérisme.

Il en est de même de tous les états qui exigent une aptitude spéciale, ou quelques connaissances, ou un exercice quelconque des facultés intellectuelles Il résulte de là une grande inégalité de salaires entre les ouvriers que l’on range pourtant dans la même catégorie. Si les ouvriers tailleurs sont misérables à Londres, ils ne le sont guère moins à Paris ; cependant, à Londres comme à Paris, dans le même atelier, à côté des tailleurs qui reçoivent un misérable salaire, se trouve le coupeur, qui est payé à l’année et dont les appointemens sont quelquefois considérables. C’est, qu’on ne demande qu’une chose aux premiers, à savoir, coudre vite et régulièrement, et qu’il faut au second, pour proportionner entre elles les diverses parties d’un vêtement et tenir compte des mesures qui varient avec chaque personne, la sûreté de l’œil et de la main, l’habitude d’un calcul instinctif, et, sinon la connaissance raisonnée, au moins l’application pratique de certaines règles de géométrie. Cela est également vrai des métiers de femmes dans tous les ateliers de modes, à côté des apprêteuses, qui gagnent 15 et 20 sous par jour à froncer le crêpe ou la soie autour des fils de fer, se trouve l’ouvrière, déjà mieux payée, qui pique les étoffes et bâtit le chapeau, et la première de modes, engagée à l’année, et dont le traitement atteint et quelquefois dépasse 1,800 francs, parce que c’est elle qui donne aux chapeaux, aux bonnets leur forme définitive, qui détermine le choix des fleurs, la forme et la hauteur des noeuds, et dont l’expérience ou le goût naturel découvre ces combinaisons heureuses qui valent aux ateliers parisiens une renommée plus qu’européenne et une supériorité incontestée. Nous pourrions parcourir un grand nombre d’états et montrer que partout le moindre exercice de l’intelligence entraîne comme conséquence une augmentation de salaire.

Il y a, au contraire, des métiers forcément voués au paupérisme ; ce sont ceux qui n’exigent ni un grand déploiement de forces, ni une habileté spéciale, ni une longue pratique, qui par conséquent s’apprennent vite et sont à la portée de toutes les constitutions physique, et de tous les âges : les métiers qui se réduisent à la prompte répétition des mêmes mouvemens. Nous ferons remarquer que les métiers qui ont fourni à M. Mayhew ses plus sombres tableaux, et sur lesquels il a le plus insisté, rentrent tous dans cette catégorie. De nombreuses pages sont consacrées aux ouvriers en confection ; pas plus à Londres qu’à Paris, on n’attend dans les ouvrages confectionnés le fini, la perfection de détail qu’on exige dans les ouvrages faits sur mesure. À quoi se réduit le rôle de l’ouvrier ? Chemises, habillemens, uniformes, chaussures, tout lui est livré mesuré, taillé, coupé d’avance ; il ne lui reste plus à faire que les coutures, ouvrage pénible quand les étoffes sont épaisses et résistantes, mais sans difficultés pratiques, et pour lequel la femme vaut l’homme, et l’enfant vaut la femme. Or, l’expérience et le raisonnement démontrent que chaque fois qu’un ouvrage peut être fait indifféremment par un homme, une femme ou un enfant, c’est invariablement le salaire du plus faible qui règle le salaire du plus fort ; l’homme est obligé d’accepter les gages de l’enfant, sous peine de ne plus trouver d’ouvrage. Ce fait, qui se reproduit en tout temps et en tout pays, ne résulte-t-il pas de la nature même des choses ? , On n’y remédierait pas par le bouleversement de la société européenne, ni même par celui de la société universelle. En entrant dans le détail des faits, on arriverait à prouver que ce qui résulte surtout des lettres de M. Mayhew et des extraits de son traducteur ; c’est la condamnation du marchandage, qui enlève précisément aux ouvriers les plus nécessiteux la moitié de leur salaire. C’est là ce qui rend plus injustes encore les déclamations de M. Ledru-Rollin contre le capital, puisque souvent le marchand, le capitaliste, si l’on tient au mot, n’est point en rapport direct avec l’ouvrier. M. Ledru-Rollin a donc tout au plus démontré un fait qui n’a rien de nouveau, savoir, que le marchandage est une spéculation sur la misère et la concurrence. Supposons le marchandage supprimé ; cela fera-t-il disparaître cette concurrence excessive qui produit la dépression des salaires ? cela fera-t-il que, dans les professions invoquées comme preuves par le socialisme, le nombre des ouvriers ne soit hors de toute proportion avec la quantité d’ouvrage à répartir ? Comment empêcher les métiers les plus simples et les plus facilement accessibles à tous d’être encombrés ? Comment empêcher Londres d’attirer, comme font toutes les capitales, tous les mauvais ouvriers, tous les bras inoccupés, tous les nécessiteux du territoire environnant et de recruter ainsi sans cesse le vice et le paupérisme ? Comment empêcher les Irlandais, devenus indifférens par une misère héréditaire à toute jouissance, habitués au dernier degré de sobriété et de privation que puisse endurer l’économie physique de l’homme, de faire à tous les corps d’états de Londres une concurrence bien autrement redoutable que celle que les Savoisiens viennent faire à Paris aux commissionnaires, les Badois, les Hessois, les Luxembourgeois, aux tailleurs, les Belges aux mécaniciens ? Les Irlandais envahissent l’Angleterre et, suivant un mot énergique, ils y rongent le travail. Il y a peu de temps, une émeute éclatait à Glasgow, et une lutte acharnée s’engageait entre les ouvriers irlandais et les ouvriers écossais, qui voulaient bannir les premiers de toutes les manufactures. Ces faits se renouvellent fréquemment et sur tous les points du territoire, parce que le flot de l’émigration irlandaise se répand sur tout le sol anglais. Si la misère revêt à Liverpool son aspect le plus lamentable, si la vie y est plus courte que partout ailleurs, si les crimes y sont trois fois plus nombreux, c’est que la population de cette ville est composée pour un tiers d’Irlandais sans ressources, attirés par la perspective de ce salaire qui ne suffit pas à l’ouvrier anglais, et qui leur parait une aisance relative. Les bateaux à vapeur qui traversent sans cesse le canal Saint-George les transportent pour un ou deux shillings, et les jettent incessamment par milliers sur la côte anglaise. Qu’un socialiste nous dise comment remédier aux résultats inévitables d’une semblable concurrence ! M. Ledru-Rollin insiste avec quelque complaisance sur les déclarations de quelques ouvriers qui prétendent qu’une augmentation insignifiante pour le consommateur sur le prix de la marchandise leur vaudrait un salaire suffisant. M. Ledru-Rollin est-il d’avis de fixer, par voie législative, un minimum de salaire, ce qui ne se pourrait faire sans fixer en même temps au profit des marchands un prix minimum de vente ? Est-il d’avis de rendre ainsi l’état seul arbitre de toutes les transactions commerciales, et d’établir un système d’expertise universelle, comme le rêvaient les fondateurs de cette société secrète découverte récemment la Némésis ?

Y a-t-il dans de tels faits rien qui démontre la ruine prochaine de Londres et de l’Angleterre ? Et faut-il ranger aussi parmi ces tristes augures les souffrances des tisseurs de soie de Spitalfields ? Mais ces souffrances ne sont pas aussi nouvelles qu’on veut bien le dire. Voilà soixante ans qu’elles reviennent périodiquement ; elles ne peuvent donc être invoquées comme une preuve de décadence. L’industrie de la soie est au contraire en progrès en Angleterre, puisqu’elle exporte ses produits jusqu’en France. Dans les années 1818 et 1819, pour ne pas remonter plus haut, le parlement anglais fut assiégé de pétitions par les tisseurs de Spitalfields et de Coventry, qui dénonçaient « l’industrie de la soie comme sérieusement menacée en Angleterre. » Une de ces pétitions établissait que les ouvriers tisseurs, après avoir vu leur salaire à 30 et même à 40 shillings par semaine, étaient alors incapables d’en gagner plus de 10 ou 11. La détresse des tisseurs de Londres n’est ni récente ni difficile à expliquer ; elle provient de la concurrence que leur font les tisseurs de Birmingham et ceux des comtés agricoles, qui sont plus robustes que les tisseurs de Londres et qui vivent à meilleur marché. Au lieu de cinquante et quelques manufactures de soie qui existaient hors de Londres et de Coventry en 1820, on en compte aujourd’hui au moins quatre cents. Des recherches persévérantes ont réussi à appliquer les machines et même la vapeur à quelques-unes des opérations du tissage. Enfin, en vertu de la même loi économique que nous avons signalée, les tisseurs subissent aujourd’hui la concurrence de leurs femmes et de leurs enfans. La proportion des ouvriers du sexe féminin employés au tissage de la soie dans les manufactures varie, suivant les étoffes, de 60 à 80 pour 100. Si on confond les deux sexes pour ne plus tenir compte que de l’âge, on trouve que la part des enfans au-dessous de douze ans est de 25 et souvent de 33 pour 100 ; telle des individus des deux sexes âgés de plus de dix-huit ans n’excède jamais 40 pour 100. Il en résulte que les ouvriers mâles arrivés à la virilité ne concourent à la fabrication de la soie que dans la proportion de 15 à 20 pour 100. Il est donc évident que la moyenne des salaires doit se régler sur les gages des femmes et des enfans.


III

Avant de discuter les preuves de décadence que le socialisme prétend trouver dans la situation de l’industrie anglaise, il convient de faire remarquer pour les districts industriels de l’Angleterre, comme pour Londres, qu’il n’est point légitime de tirer une conclusion générale d’observations restreintes. Lorsqu’on fait porter son argumentation sur des catégories spéciales d’ouvriers, on donne le droit de mettre en dehors de la question la très grande majorité des corps d’états et par conséquent de la population laborieuse. Cette objection, si forte déjà, n’est point d’ailleurs la seule qui se présente à l’esprit. Si les ouvriers anglais ne peuvent même pas subsister avec les salaires actuels, d’où proviennent les sommes considérables reçues par les caisses d’épargne des villes et des districts manufacturiers, caisses d’épargne qui ont été créées sur la demande des ouvriers, et dont quelques-unes sont presque exclusivement alimentées par eux ? Comment existent les institutions appelées Mechanic Institutes et tant d’autres établissemens fondés et entretenus exclusivement par les contributions des ouvriers ? .D’où viennent les fonds dont disposent les diverses unions d’ouvriers, et qui leur ont permis de subvenir aux besoins de soixante mille et même de quatre-vingt mille personnes pendant des grèves de plusieurs mois ? Comment prospèrent les compagnies formées pour faciliter aux ouvriers l’acquisition du droit électoral ? On sait que dans les comtés la franchise est attachée à la possession ou à l’occupation de ce qu’on appelle un free-hold de 40 shillings de revenu annuel, ce qui fait que les comtés sont le rempart de l’aristocratie territoriale. Les promoteurs de l’association réformiste qui a succédé à la ligue, c’est-à-dire les hommes de Manchester et les députés radicaux, ont compris que, pour enlever à la grande propriété les élections des comtés, il ne suffisait pas de faire enregistrer tous les hommes ayant droit de voter, mais qu’il fallait créer des électeurs nouveaux. Des compagnies se sont donc formées dans beaucoup de comtés pour acquérir les grandes propriétés mises en vente, et les subdiviser en lots de terre de l’importance nécessaire pour conférer la franchise, et qu’on cède au prix coûtant à des ouvriers qui s’acquittent par des cotisations mensuelles. C’est par centaines que dans certains comtés on a, l’année dernière, créé des électeurs. Un tel plan aurait-il été mis en pratique, aurait-il même été conçu, si les promoteurs de l’entreprise, dont quelques-uns sont de grands manufacturiers, n’avaient été convaincus que les ouvriers peuvent faire des épargnes sur leur salaire ? M. Cobden racontait récemment dans un meeting d’ouvriers qu’à la dernière séance de l’association de Manchester, au moment où un ouvrier, après avoir acquitté le dernier versement obligatoire, emportait son titre de propriété, sa femme lui avait remis un livret de la caisse d’épargne en lui disant : « Si tu acquiers tous les mois un pied de terre, je mets de côté tous les mois une pierre pour y bâtir notre maison. » Voici donc au moins un ménage où non-seulement le mari, mais la femme pouvaient faire une épargne sur leur salaire. On peut demander encore comment s’explique le développement considérable que prend d’année en année, dans les districts manufacturiers, la consommation des boissons fermentées et des spiritueux. Telle ville industrielle de second ordre renferme plus de tavernes et de lieux de débauche que Paris. Si donc il est des salaires insuffisans, on a droit de penser qu’il en est aussi beaucoup qui sont mal employés. Rien ne serait plus facile que de montrer par des chiffres quel taux élevé ont atteint les salaires à diverses époques ; mais on ne manquerait pas de dire que ce sont là des faits exceptionnels. Permettra-t-on du moins de faire observer qu’au lendemain de révolutions qui, en bouleversant l’Europe, ont ruiné quelques-uns des principaux marchés de l’Angleterre, et au début de l’expérience du libre-échange, le Chronicle choisissait mal le moment d’une enquête sur la situation de l’industrie manufacturière, et que les chiffres avancés par M. Ledru-Rollin peuvent être considérés, eux aussi, comme des chiffres exceptionnels ?

.Un témoignage qu’aucun socialiste ne peut récuser suffirait seul à prouver que la détresse industrielle est concentrée en Angleterre dans certaines professions. Le chartiste Fletcher disait au sein de la fameuse convention nationale « Vous ne pouvez compter que sur les districts de Cumberland, de Westmoreland, d’York et de Lancaster ; il n’y a d’accord en faveur de la charte que parmi les ouvriers les moins payés. L’homme qui gagne 30 shillings par semaine ne s’inquiète à aucun degré de ceux qui n’en gagnent que 15, lesquels à leur tour n’ont nul souci de ceux qui n’en gagnent que 5. Il y a une aristocratie dans les classes ouvrières. » Dans ces paroles de Fletcher se trouvent indiqués les véritables foyers du paupérisme industriel ; ailleurs il peut être combattu par la diffusion de l’instruction, par le rétablissement des bonnes mœurs, par le développement des institutions d’assistance et de prévoyance. Dans le comté de Lancaster, dans ceux d’York, de Cumberland et de Westmoreland, ces remèdes ne seraient que des palliatifs insuffisans. Il y a là, en effet, des industries qui se meurent, et la détresse des ouvriers n’est que la conséquence de la ruine des fabricans. L’objet de l’industrie est de transformer une matière brute en une matière ouvrée, et la valeur de la matière brute s’accroît en proportion de la difficulté et de l’étendue de la transformation qu’elle a subie. Une livre de coton entre les mains de tel filateur voit sa valeur centuplée, et, quand de ses mains elle a passé dans celles du tulliste, elle vaut mille fois ce qu’elle valait en arrivant à Liverpool. Pour le filateur qui centuple la valeur du coton qu’il emploie, une augmentation d’un centime à la livre dans le prix de la matière première est chose presque indifférente. Il n’en est point ainsi pour les industries qui n’ajoutent à la matière brute que trois ou quatre fois sa valeur première ; la moindre variation dans le prix du coton produit pour elles une crise. Voilà plusieurs années consécutives que la récolte du coton manque aux États-Unis, et que le prix de la matière brute augmente graduellement. Or, à quelle condition les industriels du Lancashire ont-ils conquis le marché de l’Inde à leurs cotonnades grossières ? A la condition de vendre à moindre prix que le tisseur indien, — qui récolte du coton à sa porte, mais un coton de mauvaise qualité, — et que l’industriel américain, qui bénéficie de la différence entre les frais de transport de Charlestown à Boston ou de Charlestown à Liverpool. — Voici maintenant que les Américains établissent des manufactures dans les états même qui produisent le coton, et annulent ainsi les frais de transport. On doit comprendre que cette double circonstance de l’accroissement progressif du prix de la matière première et de l’apparition de rivaux placés dans des conditions exceptionnelles a dû jeter une perturbation profonde dans une industrie qui se voyait déjà disputer son marché de très près. Les manufacturiers anglais reconnaissent que l’Angleterre doit désormais se restreindre à la fabrication des cotons fins, et que ceux qui voudront continuer la lutte sur un autre terrain succomberont infailliblement. En quoi la société anglaise peut-elle être responsable des souffrances que va créer cette révolution industrielle ?

On a droit d’être surpris que M. Ledru-Rollin ait laissé subsister dans son livre tant de déclamations contre le capital et contre l’exploitation du travail par le capital, après avoir raconté lui-même une conférence récente entre certains fabricans de Manchester et leurs ouvriers, qui réclamaient une augmentation et qui se convainquirent par eux-mêmes qu’au taux où les fabricans étaient obligés de vendre pour soutenir la concurrence, toute augmentation de salaire porterait non pas sur leur gain, mais exclusivement sur leur capital. En ce cas du moins, il n’y avait de la part du capital ni tyrannie ni exploitation. Croit-on qu’aucune des industries françaises ne soit dans une situation semblable ? Est-ce là d’ailleurs un fait nouveau, et qui ne date en Angleterre que des lois financières de 1846 ? Il y a des industries où, depuis trente ans, le taux des salaires est contenu entre des limites infranchissables : telle est, par exemple, la fabrication des cotonnades fines ou de ce qu’on appelle les articles de fantaisie. Ces articles continuent à être tissés sur des métiers à la main, les métiers mécaniques ne pouvant s’appliquer qu’imparfaitement à cette fabrication. Il est souvent arrive que les manufacturiers anglais ont reçu plus de commandes qu’ils n’en pouvaient exécuter ; souvent ils ne peuvent trouver, même à Bolton et dans les environs ; autant de tisseurs à la main qu’ils en voudraient employer, et cependant, depuis 1830, les salaires des tisseurs à la main n’ont jamais haussé. La raison en est simple : les articles de fantaisie anglaise se placent facilement, lorsqu’ils peuvent être livrés à un certain prix ; dès qu’ils dépassent cette limite ils rencontrent une concurrence écrasante, soit dans les articles similaires étrangers, soit même dans d’autres tissus anglais. Quelle que soit donc la demande, les manufacturiers anglais ne peuvent jamais augmenter le salaire des tisseurs, puisque cette augmentation, en élevant le prix des tissus, en arrêterait immédiatement la vente. C’est là encore une concurrence à laquelle les socialistes n’ont jamais songé, et nous demandons comment la panacée de M. Ledru-Rollin ou celle de M. Louis Blanc pourrait empêcher la concurrence étrangère d’imposer une sorte de maximum au prix de vente, et par conséquent au prix de fabrication de certains articles. Il est évident qu’il ne suffit pas de faire triompher le régime de la solidarité au sein d’un peuple, et que la solidarité universelle est la condition et le préliminaire indispensable de toute organisation socialiste du travail.

En dehors des industries où l’inévitable concurrence des nations entre elles impose aux salaires une limite infranchissable, les ouvriers anglais ont à lutter contre la concurrence des Irlandais et celle non moins redoutable des ouvriers de l’agriculture, qui ont dû, pendant quinze années, une augmentation indirecte de salaire au grand nombre de bras détournés du travail des champs par l’exécution des chemins de fer, et qui se rejettent aujourd’hui vers le travail des manufactures ; mais ce n’est là qu’un mal secondaire en présence de la concurrence que les ouvriers fileurs et tisseurs se sont créée à eux-mêmes. Dans une manufacture, chaque fileur a à côté de lui quatre aides, quatre enfans, qu’on appelle rapiéceurs, parce qu’ils ont pour fonctions de rattacher les fils à mesure qu’ils se brisent, et qui se préparent à être un jour aussi des fileurs. Admettons que sur ces quatre aides se trouve une jeune fille qui, devenue femme, reçoit une autre destination dans la manufacture, et qu’un des trois garçons abandonne cette occupation pour un autre métier : il n’en est pas moins vrai que chaque ouvrier fileur en forme deux autres, et que le nombre des ouvriers croît ainsi dans une proportion géométrique. Il a fallu le développement prodigieux des filatures anglaises pour que tous les ouvriers ainsi formés fussent absorbés pendant quinze années par les établissemens nouveaux qui sortaient comme de terre ; il était facile de prévoir que, dès que le nombre des manufactures cesserait de s’accroître avec cette rapidité, il y aurait encombrement d’ouvriers dans la profession, et par suite réduction dans les salaires, en dehors de toutes les causes étrangères qui pourraient affecter l’industrie du coton. C’est là le fait qui, depuis dix ans, se réalise en Angleterre.

Il est d’ailleurs aux souffrances des classes industrielles soit en Angleterre, soit en tout autre pays, une cause générale, indépendante de toute volonté que le temps seul fera disparaître c’est l’inévitable instabilité du travail à une époque de transition comme celle que traverse en ce moment l’industrie. L’introduction de la vapeur dans l’industrie depuis vingt-cinq ans a commencé une révolution dont nous n’avons pas atteint le terme. Il y a loin du premier chemin en bois, construit en Angleterre il y a soixante ou quatre-vingts ans, aux chemins de fer actuels, sur lesquels trois mille personnes à la fois franchissent cent lieues en quelques heures ; il y a plus loin encore du frêle navire essayé, il y a quarante ans, par Fulton, dans les eaux de l’Hudson, aux gigantesques steamers qui traversent l’Atlantique, et dont sir Ch. Lyell condamnait la conception au nom même de la science, et pourtant un constructeur anglais prenait naguère des milliers de personnes à témoin de sa promesse qu’avant un an on pourrait entendre le service divin un dimanche à Liverpool, et l’entendre le dimanche suivant à Boston. Personne, en présence de ces faits, ne peut songer à limiter d’avance les perfectionnemens qui seront apportés dans l’application de la vapeur à l’industrie. Chacun de ces progrès, si désirable et si heureux qu’il soit, n’en est pas moins une cause momentanée de souffrances pour les classes laborieuses, en rendant inutiles un certain nombre de bras. Il n’est donc pas de socialisme qui puisse prévenir le retour presque périodique de crises pénibles, jusqu’à ce qu’il se fasse un départ inévitable d’attributions entre l’agent matériel, aveugle, mais perfectionné, et l’agent vivant, seul capable d’intelligence et de volonté, — entre l’instrument et l’ouvrier. C’est là l’histoire de l’industrie du coton en Angleterre depuis quarante années. Le coton se travaillait d’abord exclusivement avec des métiers à la main, e t comme il fallait à l’ouvrier une grande force physique, ses gages étaient élevés et son travail assuré. À partir de 1813, le nombre des métiers mécaniques qui permettaient à un homme de force médiocre de faire l’ouvrage de plusieurs commença à s’accroître et à répandre l’inquiétude parmi les tisseurs à la main ; mais l’abondance des commandes sembla ôter tout motif à ces craintes. La multiplication des métiers mécaniques éprouva un temps d’arrêt après 1825 ; d’ailleurs les nouveaux métiers, par le nombre d’agens qu’ils exigeaient, rendaient d’un côté aux ouvriers l’emploi qu’ils pouvaient leur ôter de l’autre : aussi on ne trouve pas que de 1820 à 1830 le nombre des tisseurs à la main ait diminué. C’est après 1830 que la lutte s’engagea entre le métier mécanique et le métier à la main, et que l’ouvrier, de concurrent des machines, dut se réduire à en être le serviteur. Les perfectionnemens apportés aux machines, en doublant, en triplant le produit de chaque heure de travail, diminuèrent de moitié, puis des deux tiers, le nombre des ouvriers nécessaires, et produisirent, par la concurrence des bras inoccupés, la dépréciation des salaires. L’application de la vapeur et de nouveaux progrès ont réduit encore le nombre des agens utiles, et font qu’on ne leur demande plus la même force les ouvriers depuis lors n’ont plus à soutenir seulement la concurrence de tous les bras que la vapeur supplée ; ils doivent céder la place à leurs femmes, à leurs enfans, ou accepter le salaire de ceux-ci. Telle est la situation actuelle des ouvriers des filatures ; leur détresse a si bien son origine dans les causes que nous venons d’énumérer ; qu’elle avait été prévue, il y a déjà quinze ans, au moment où l’industrie du coton atteignait en Angleterre l’apogée de sa prospérité, et où le salaire des ouvriers fileurs s’élevait à 50 shillings par semaine. Les économistes anglais avaient dès-lors des inquiétudes que l’événement a réalisées.

Quels sont les torts du capital et de l’aristocratie manufacturière dans ces faits, qui sont l’inévitable conséquence de causes naturelles et indépendantes de la volonté humaine ? Il est fort douteux que les manufacturiers du Lancashire admissent comme exacte la peinture que M. Ledru-Rollin fait de leur situation, et qu’ils fussent disposés à croire avec lui que les salaires de leurs ouvriers ne se relèveront jamais : c’est à eux qu’il faut laisser le soin de discuter à ce point de vue les assertions de l’écrivain montagnard ; mais si M. Ledru-Rollin, en s’appuyant sur ces faits, a pu conclure à la décadence et à la ruine prochaine de l’Angleterre, il pourrait à aussi bon droit prédire la ruine de tout pays où il existe des manufactures. Non-seulement ses raisonnemens et ses récits ne s’appliquent pas à cette multitude d’ouvriers qui exercent les divers états, mais ils ne s’appliquent même pas à tous les ouvriers des manufactures ; ils laissent en dehors les ingénieurs, les mécaniciens, les chauffeurs, les veilleurs, tous ceux dont l’emploi exige un effort, si faible qu’il soit ; de l’intelligence, et dont le salaire n’a point reçu d’atteinte. En joignant à l’industrie du coton les industries de la bonneterie ; de la mercerie, de la passementerie, qui en dépendent à certains égards, celle des soieries inférieures, en un mot les industries qui sont en ce moment en souffrance, nous aurions peine à arriver à un total de huit cent mille individus, hommes, femmes et enfans. Certes c’est un fait grave que l’état de souffrance d’un pareil nombre de personnes, mais il n’est cependant pas de nature à entraîner la ruine d’un grand peuple. Les socialistes n’ignorent pas que de 1847 au printemps de 1849 il y a eu en France un nombre au moins égal d’ouvriers atteints par le chômage ou par la ruine des fabriques ; ils n’en sont pas encore pourtant à vouloir rayer la France du nombre des nations.


IV

Celui qui veut connaître les véritables plaies de l’Angleterre doit porter son attention sur les classes agricoles. Les renseignemens abondent d’ailleurs sur ce sujet intéressant, et il faut être bien mal instruit pour ne pas mettre à profit l’enquête publiée par le Times en 1844 sur la condition des paysans, — l’enquête faite par MM. Baker, Symons et quelques autres, sous la direction de M. Chadwick, et publiée sous le titre de Rapports sur la condition sanitaire de la population laborieuse ; — l’intéressant rapport de M. Austin sur l’emploi des femmes dans l’agriculture ; — les rapports du Poor-Law Board sur le nombre des vagabonds, ceux des commissaires envoyés par le conseil d’éducation dans le pays de Galles et les minutes de ce même conseil ; — enfin les essais de M. Worsley et de miss Meteyard sur la dépravation des enfans (on juvenile depravity). En outre, il a paru à Londres, au commencement de cette année, un livre curieux sur la condition sociale du peuple en Angleterre et en Europe. L’auteur de ce livre est M. Joseph Kay, qui a obtenu à Cambridge, en 1843, une distinction universitaire à laquelle est attaché le.privilège de voyager deux ans aux frais de l’université. M. Kay a employé son voyage à étudier sur le continent l’organisation de l’enseignement primaire et les effets de la division de la propriété Ce livre fournirait a lui seul les élémens d’un parallèle instructif entre l’Angleterre et la France.

Les Anglais sont justement fiers de leur agriculture : nulle part, en effet, la terre n’est mieux cultivée et ne donne à surface égale des produits plus beaux et plus abondans ; mais, dans leur admiration, poussée jusqu’au fanatisme, ils ne peuvent comprendre que, tout en rendant justice aux merveilleux progrès qu’a produits chez eux le système des grandes cultures, on tienne compte de l’influence que ce système a exercée sur la condition matérielle et morale de la population, et qu’on mette en balance ses avantages et ses inconvéniens. Une nation n’est pas une machine, et un accroissement de produits ne peut être envisagé d’une manière absolue comme un signe de prospérité, s’il ne s’obtient qu’au détriment du bien-être des producteurs. La détresse croissante des classes agricoles en Angleterre est un fait incontestable.

Ce n’est pas qu’il faille croire sur parole les orateurs tories. La crédulité intéressée du socialisme s’autorise de leurs plaintes pour conclure, sans plus ample examen, que l’agriculture anglaise est perdue, et que d’ici à quelques années le sol sera en friche. Depuis près d’un siècle, les propriétaires du sol et les fermiers n’ont jamais manqué de se déclarer, une fois au moins tous les dix ans, complètement ruinés, sans que leurs prédictions se soient réalisées. Il en sera de même cette fois encore. Si les fermiers anglais, malgré leur industrie et leur savoir, ne peuvent, dans les conditions actuelles, obtenir de leurs produits au prix rémunérateur, il faudra bien que les propriétaires diminuent les fermages. Ce n’est point là un fait sans exemple. De 1790 à 1815, la location de l’acre de terre, dans les comtés, de 8 à 10 schillings, s’était élevée à 30 et 35 schillings et même au-dessus pour les meilleurs sols ; dans les quinze années suivantes, elle est presque partout redescendue en moyenne à 25 shillings, ce qui fait encore un accroissement de plus de 100 pour 100. L’abolition des lois sur les céréales aura sans doute pour conséquence définitive de faire tomber la moyenne à 18 shillings. Ce sera sans doute un rude coup pour l’aristocratie anglaise, et nous nous en sommes expliqué ailleurs[1] ; mais il n’y aura pas un seul acre de terre mis hors de culture.

Il n’est pas moins ridicule d’appréhender la famine pour l’Angleterre. Quand on répète si complaisamment que l’Angleterre n’est pas en état de subvenir à sa consommation intérieure, on oublie que jusqu’en 1790 l’Angleterre a exporté du blé, et depuis cette époque jusqu’à nos jours, si l’on excepte les trois dernières années, où la récolte a manqué en Angleterre pendant qu’elle était excellente aux États-Unis, en France et en Allemagne, la moyenne des importions de blé ne s’élève pas à six cent mille quarters par an, ce qui ne donne pas tout-à-fait dix livres de pain par tête. Les fermiers anglais ne trouvent à se défaire avantageusement que des premières qualités de froment, en tête desquelles sont ce qu’ils appellent les blés rouges de Norfolk et de Suffolk, et toutes les terres qui ne produisent que des blés d’un rendement moindre et d’une qualité inférieure ont été converties en prairies ; mais le jour où l’Angleterre se trouverait réduite à ses propres ressources ; et où la production du blé redeviendrait une spéculation avantageuse, on rendrait bientôt à la culture des céréales les terres affectées aujourd’hui à d’autres usages.

Le véritable danger pour l’Angleterre, c’est l’appauvrissement progressif et la disparition graduelle de sa population agricole. Nous savons que le marché intérieur n’entrait que pour un sixième dans la consommation totale des produits manufacturés de l’Angleterre ; néanmoins ce sixième représentait des centaines de millions, et suffisait à alimenter bien des industries. Ce sont là les industries qui souffrent le plus aujourd’hui, parce que le marché intérieur loin de se relever, est toujours allé en s’affaiblissant, preuve manifeste que la population agricole consomme de moins en moins, et que son bien-être a diminué. L’Angleterre continuera donc, sans contredit d’être le pays qui obtient le plus de produits agricoles avec la moindre surface de terre et avec le moindre nombre de bras. Sa richesse totale s’en accroîtra ; mais l’aisance générale n’en sera point augmentée, et nous ne savons si, comme nation, elle n’y aura pas plus perdu que gagné.

Ce qui a fait, dans le passé, la force de l’Angleterre et la stabilité de ses institutions, c’est qu’à côté d’une aristocratie puissante se trouvait une classe nombreuse de petits propriétaires, alors que partout en Europe le sol était exclusivement aux mains de la noblesse et du clergé. Ces petits propriétaires étaient assez aisés pour pouvoir s’instruire pour s’éclairer sur leurs intérêts : par conscience de leur dignité et de leur valeur personnelle, ils étaient incapables d’accepter le despotisme ; par besoin de l’ordre et de la tranquillité, ils étaient attachés aux institutions nationales. C’est l’existence de cet élément à la fois libéral et conservateur qui a donné à l’Angleterre du XVIIIe siècle cette physionomie toute particulière, et qui a empêché les agitations politiques les plus ardentes d’enfanter jamais une émeute. Cette même classe, également aisée et sobre, ayant le goût et l’habitude des économies, était capable de supporter de longs sacrifices, si elle n’en pouvait faire de considérables à la fois ; de là cette élasticité merveilleuse des finances, du commerce et de l’industrie. Une guerre, si prolongée qu’elle fût, n’atteignait jamais sérieusement les sources de la prospérité nationale à cause du nombre infini de ceux entre qui se répartissaient les charges. C’était le superflu qui était atteint et qui reparaissait avec retour de la paix.

Cette classe si importante et si précieuse, surtout pour sa valeur morale, a commencé à diminuer il y a près d’un siècle, et sa décroissance est devenue de plus en plus rapide ; aujourd’hui elle a presque entièrement disparu. Les grands propriétaires ont acheté à tout prix les petites propriétés qui se trouvaient enclavées dans leurs domaines, afin de rendre plus facile et moins coûteuse la surveillance de leurs bois et de leurs chasses. Ils arrondissent en outre incessamment leurs terres, — les uns par ambition politique, afin de s’assurer la suprême influence dans les élections du comté, — les autres pour accroître l’étendue de leurs fermes, et parce que la diminution du nombre des propriétaires augmente la concurrence entre les fermiers : Lorsqu’une terre est mise en vente, il n’y a point de lutte possible contre les possesseurs des grands domaines limitrophes, qui n’hésitent pas à offrir de la propriété la plus médiocre un prix extravagant. Au commencement du siècle, l’impulsion donnée à l’agriculture par les progrès de l’industrie, qui changeait en simples consommateurs tous les bras détournés de la terre vers les manufactures, accrut considérablement la valeur du sol, et fit songer à défricher toutes les terres vagues dont l’usage appartenait aux paroisses. De là la multiplication des enclosure bills, qui permettaient d’enclore et d’exploiter les terrains vagues, et qui en attribuaient une partie aux grands propriétaires, en vertu de leurs droits seigneuriaux, et une autre aux paroisses, comme indemnité de la jouissance qu’elles perdaient. De 1800 à 1820, le parlement vota dix-sept mille enclosure bills, s’appliquant à un peu plus de trois millions d’acres. Cette immense étendue de terrain a passé tout entière entre les mains de la grande propriété ; car, outre la portion considérable qui leur était allouée, les maîtres du sol ont acheté peu à peu tous les lots attribués aux paroisses.

Cependant la grande propriété appelait la grande culture, ne fût-ce que par l’économie que celle-ci permet d’opérer sur les frais généraux. Il est inutile d’insister sur les avantages que les propriétaires trouvèrent à substituer à une vingtaine de fermiers deux ou trois personnes dont la fortune répondait de l’acquittement exact des fermages, et qui possédaient à la fois les connaissances et les ressources nécessaires pour améliorer le sol. Ils réunirent donc partout plusieurs fermes en une, et les frais d’exploitation d’un seul domaine exigèrent désormais des capitaux considérables. La diminution du nombre des petites fermes accroissant la concurrence entre les fermiers les moins aisés, ceux-ci, à force de surenchérir les uns sur les autres ; élevèrent les fermages à des taux ruineux. M. Kay a raconté combien la lutte fut vive dans le pays de Galles, où de temps immémorial tout le monde était fermier, et où les cultivateurs firent des efforts surhumains pour conserver l’exploitation du sol. Partout les petits fermiers se ruinèrent ou furent obligés de renoncer à leur carrière. Il nous est impossible de citer les statistiques anglaises antérieures à 1830 à cause des erreurs considérables qui y ont été constatées ; néanmoins on peut dire que, dans la seconde partie du dernier siècle, la moitié de la population agricole payait fermage. Au commencement de ce siècle le nombre des petits fermiers cultivant eux-mêmes ou avec l’aide de journaliers était encore égal à celui des fermiers ayant des valets de ferme ; en 1831, il n’en était plus que les trois cinquièmes ; aujourd’hui, il en dépasse à peine la moitié. En revanche, la proportion des journaliers s’est accrue ; elle est aujourd’hui d’un peu plus des cinq septièmes de la population agricole. Beaucoup de petits fermiers sont tombés au rang de journaliers, d’autres ont abandonné la campagne pour les villes. Depuis dix ans, un grand nombre réalisent leur avoir et émigrent au Canada où aux États-Unis. C’est là une perte sérieuse pour l’Angleterre, moins encore pour les capitaux qu’ils emportent que pour l’affaiblissement qu’en éprouve la population. C’est un élément vigoureux, moral, susceptible de progrès, qui s’en va sans être remplacé, et, dont l’absence rendra chaque jour plus apparente la démarcation entre le fermier et le simple laboureur.

La classe des journaliers a ressenti elle-même le contre-coup de cette révolution : elle dépend aujourd’hui, pour sa subsistance, d’un moindre nombre de personnes, et il est par conséquent plus facile de lui faire la loi. La nécessité où étaient tous les fermiers de faire exécuter certains travaux en même temps assurait aux journaliers, à quelques époques de l’année, un surcroît de salaire qui a presque entièrement disparu. La diminution du nombre des fermes a également entraîné une diminution dans le nombre des valets de labour, et rejeté vers la condition de journaliers tous ceux qui auraient trouvé place dans la domesticité. De là une surabondance de bras qui a produit non-seulement une dépression des salaires, mais une incertitude absolue du travail, et qui a conduit à une innovation désastreuse pour les journaliers. M. Ledru-Rollin, s’emparant d’une heureuse expression de M. Léon Faucher, a dit avec raison que la culture anglaise se faisait manufacturière, c’est-à-dire que les fermiers commençaient à appliquer à l’exploitation du sol les procédés employés dans les manufactures. Aujourd’hui les grands fermiers, pour tous les travaux qui doivent se faire rapidement et qui exigent par conséquent un grand nombre de bras, le sarclage, la fenaison, le fauchage et l’enlèvement des grains, n’engagent plus un à un les journaliers du voisinage. Ils s’adressent à un entrepreneur qui a pris à sa solde pour l’été tout entier une troupe de laboureurs, hommes et femmes, et qui se charge à forfait d’exécuter le travail dans un délai déterminé. C’est le gang system, le système des enrôlemens. Ces bandes mobiles passent d’une ferme à l’autre et de comté en comté, apportant partout avec elles le chômage pour les journaliers du lieu. Ce n’est point tout encore. La conversion des terres arables en prairies et en pâtures est venue diminuer aussi la quantité du travail. La disproportion du prix entre les céréales et la viande en Angleterre est telle que les fermiers ont trouvé avantage à renoncer à la culture des céréales pour se livrer à l’élève du bétail. Ils produisent ainsi de la viande, du beurre et du fromage, qui fait le fond de l’alimentation des classes agricoles ; ils économisent sur la main-d’œuvre en réduisant leurs domestiques et en substituant les femmes aux hommes pour des travaux qui n’exigent point de force physique, et le surcroît d’engrais qu’ils obtiennent leur sert à donner aux terres qu’ils ensemencent une plus grande fertilité. Les sols un peu lourds dont le labour exigeait un grand nombre de chevaux, et de forts chevaux, ont été convertis les premiers en pâture ; mais ce changement a pris de telles proportions, qu’aujourd’hui les prairies et les pacages forment les trois cinquièmes des terres arables, et que deux cinquièmes seulement sont consacrés aux céréales et au jardinage. Il en est résulté une diminution correspondante dans la main-d’œuvre nécessaire aux fermiers.

Le travail se retire donc des journaliers, dont il est le seul moyen d’existence, et leur salaire va s’abaissant d’année en année. Il est encore supérieur à celui du journalier français ; mais, comme tout est plus cher en Angleterre, il représente une moindre quantité des objets nécessaires à la vie. Il n’y a point de proportion surtout entre le prix du loyer dans les deux pays, car le prix que les journaliers anglais sont obligés de donner d’une masure en ruines représenterait, dans beaucoup de nos provinces, la location d’une chaumière en bon état et d’un jardin en plein rapport Leur misère est telle qu’on ne peut reprocher au correspondant du Chronicle d’avoir outré la vérité, car M. Kay est allé beaucoup plus loin encore. Les chaumières où les journaliers anglais, hommes, femmes et enfans, vivent pêle-mêle, et où quelquefois plusieurs familles sont entassées, défient toute description. La nourriture de ces malheureux est aussi malsaine qu’insuffisante, et leurs vêtemens ne sont que des haillons. Il n’y a que la misère des tisserands des Flandres qui soit comparable à la leur. Ce qui est plus douloureux et ce que M. Kay a su faire ressortir avec la plus grande force, c’est la dégradation morale qui accompagne cet excès de misère. Autant l’Anglais, quand il est éclairé et qu’il prospère, se montre actif et industrieux, autant il s’abandonne complètement sous l’influence de l’ignorance et de la misère. Le paysan français semble savoir tous les métiers pour tenir en bon état sa demeure, et il n’appelle l’artisan du dehors qu’à la dernière extrémité : le journalier anglais croupit dans la fange sans avoir même la pensée de faire une tentative pour empêcher son toit d’être percé par la pluie, ou d’enlever les immondices qui entourent et quelquefois qui encombrent sa misérable habitation. Il n’a aucun souci, aucune idée de la propreté, ce luxe du pauvre. Supposez que sa masure fût mieux bâtie, qu’au lieu d’être placée, comme toujours, dans un bas-fond, elle fût située sur un terrain plus élevé, qu’on se fût avisé pour lui de faciliter l’écoulement des eaux qui envahissent le sol non pavé du rez-de-chaussée : son sort n’en serait pas beaucoup meilleur. M. Kay a démontré jusqu’à l’évidence que le journalier anglais n’avait devant lui aucune perspective qui pût le stimuler et le tirer de l’apathie bestiale dans laquelle s’écoule son existence : Quand mêmes par des efforts surhumains et à force de privations, en renonçant au mariage et en s’interdisant le cabaret, il serait parvenu à réaliser quelques faibles économies, il n’en pourrait tirer aucun parti pour sortir de sa condition, ni même pour améliorer son sort. Il resterait toujours simple journalier, à la merci du premier chômage, et par conséquent la prévoyance, la sobriété, la retenue, lui sont inutiles. Qu’il y a loin de là à l’esprit d’activité et d’industrie, aux habitudes d’ordre et d’économie qui se développent spontanément chez l’homme à qui la possession ou même la location de quelques arpens de terre offre le moyen d’employer utilement tous ses loisirs !

Aussi la classe agricole est-elle en Angleterre un foyer permanent de paupérisme et de corruption. Il n’est presque point de journalier qui puisse se suffire d’un bout de l’année à l’autre sans recourir au workhouse ou à la paroisse, et la mort d’un chef de famille ne manque jamais de mettre plusieurs personnes a la charge de la paroisse. Pour obvier à l’accroissement graduel de la taxe des pauvres qui résulte de cet état de choses, beaucoup de propriétaires laissent systématiquement tomber en ruines toutes les chaumières et n’en élèvent plus, afin que les journaliers, dans l’impossibilité de se loger, soient obligés de changer de paroisse. Déjà les faubourgs de toutes les villes situées dans les comtés agricoles sont encombrés de journaliers qui, après avoir donné des loyers élevés de maisons inhabitables, ont été réduits enfin à se réfugier dans la ville voisine et à s’imposer la nécessité de faire chaque jour plusieurs milles pour aller chercher leur travail. Il n’est donc pas surprenant que beaucoup d’entre eux se rejettent alors vers l’industrie et fassent aux ouvriers la concurrence que nous avons signalée. Aussi la population agricole tend-elle à diminuer. C’est ici le lieu de rectifier une étrange erreur de M. Ledru-Rollin, qui évalue à plus de dix-huit millions la population exclusivement agricole de l’Angleterre, alors que la population totale de l’Angleterre et du pays de Galles ne dépasse pas seize millions ! De 1800 à 1840, tandis que le reste de la population s’accroissait de vingt-cinq à trente pour cent tous les vingt ans, l’accroissement de la population agricole n’a été que de sept et demi pour cent ; et, comme depuis 1840 l’émigration annuelle a tendu à égaler et a fini par atteindre l’excès annuel des naissances sur les décès, il est probable que le prochain recensement constatera un commencement de décroissance dans la population agricole. Ajoutons que les recensemens décennaux, depuis 1800, ont constaté que la proportion de la population agricole à la population totale a été successivement de 33, 31, 29, 27 puis 100, et qu’elle est aujourd’hui de 25 pour 100 seulement. Si l’on divise le chiffre des habitans de l’Angleterre par le nombre d’acres de sa superficie, on trouve trois habitas par acre de terre ; néanmoins les comtés agricoles les plus populeux, ceux qui contiennent quelques villes industrielles, ne comptent pas tout-à-fait deux habitans et demi par acre, et les comtés exclusivement agricoles n’en comptent pas deux. On est donc en droit de dire que le vide se fait dans les campagnes de l’Angleterre. Que serait-ce si des calculs suffisamment exacts nous permettaient de faire abstraction des villes ? car on sait que la population agglomérée des villes équivaut en Angleterre au tiers du chiffre total des habitans.

On ne peut s’empêcher d’être frappé de l’étrange analogie qui existe entre l’Angleterre de nos jours et un pays qui fut célèbre aussi par la perfection de son agriculture et l’estime en laquelle il avait la science agricole : nous voulons parler de l’Italie ancienne, de la patrie des Caton, des Varron, et des Columelle. Lorsque Rome avait trois millions d’habitans, lorsque Ostie était le premier port du monde, lorsque Baïa, Naples, Herculanum et Pompéi réunissaient dans un espace de quelques lieues quatre-cent mille habitans lorsque Tarente, Brindes, Bologne et cinquante autres municipes regorgeaient d’habitans et de richesses, où en étaient les campagnes romaines ? Dès les dernières années de la république, la classe des petits propriétaires avait disparu, leurs domaines avaient été acquis par le patriciat romain, et Marius, renonçant à recruter l’armée parmi les possesseurs du sol, avait dû admettre dans les légions des citoyens non propriétaires. Déjà les agriculteurs romains conseillaient, eux aussi, de laisser à la Sicile, à l’Afrique, à l’Égypte le soin d’approvisionner Rome en céréales, et de convertir les terres de labour en pâturages pour économiser la main-d’œuvre. Au temps de Pline, la révolution était accomplie ; les journaliers des campagnes n’avaient d’autre alternative que de s’enrôler sous le drapeau des prétendans militaires ou de venir grossir la populace qui, à Rome et dans les grandes villes, vivait des largesses de César et des dignitaires de sa cour. Autour des parcs immenses du patriciat s’étendaient à l’infini des pâturages où quelques esclaves suffisaient à garder et à soigner de nombreux troupeaux. Latifundia perdidere Italiam, a dit un auteur ancien. S’il est vrai que cette substitution universelle de la grande à la petite propriété, cette extinction graduelle de la population agricole, aient eu pour résultat d’affaiblir et d’énerver l’Italie et de la livrez sans défense aux barbares, ce qui se passe depuis un demi-siècle en Angleterre doit donner matière à de sérieuses réflexions. Il ne restait en Italie, au IVe siècle, que de grands propriétaires et des esclaves ; la situation du journalier anglais ne vaut guère mieux que l’esclavage antique : il en a les mœurs comme ; il en a la misère. C’est la nature de l’esclave de mentir et de voler, disaient les Romains. Les statistiques criminelles de l’Angleterre attestent qu’on en pourrait dire autant de sa population agricole. Un statisticien, M. Baines, a presque réussi à prouver que l’immoralité était plus grande dans les districts agricoles que dans les districts manufacturiers. Ce qui est certain, c’est que le nombre des délits contre la propriété s’accroît dans une proportion dont on ne trouve d’exemple chez aucun peuple civilisé. Les pages trop courtes et trop incomplètes encore dans lesquelles M. Kay a montré l’influence démoralisante de la misère sur les laboureurs anglais, et a prouvé que la concentration de la propriété entre trop peu de mains enfantait contre elle une sourde hostilité, sont au nombre des meilleures de son livre. Les classes agricoles ont en France sur les classes industrielles une supériorité morale incontestable et d’autant plus heureuse, qu’elles forment les cinq sixièmes de notre population : il est à espérer qu’elles la conserveront toujours en dépit de la propagande socialiste ; mais, là où les mœurs sont le plus corrompues en France, à Lyon, à Elbeuf, à Reims, à Sédan, elles valent pourtant mieux que dans la plupart des comtés d’Angleterre.

Quelques efforts ont été faits pour améliorer le sort des journaliers et pour diminuer le progrès de la dégradation morale, en allégeant la misère qui en est la cause. Nous ne parlons pas seulement des sacrifices faits par beaucoup de propriétaires pour donner aux journaliers qui habitent leurs terres des logemens plus sains et plus commodes nous voulons surtout parler du système des allottments ou lots de terre, introduit par le comte de Fitz-William, lord Hardwick et quelques autres grands seigneurs, et qui consiste à attacher à chaque cottage un terrain susceptible d’être cultivé en jardin. Il y a peu d’années que cet essai est commencé, on n’en peut donc pas tirer encore une conclusion bien précise ; cependant le Chronicle en a fait une appréciation en somme très favorable, mais dont M. Ledru-Rollin n’a reproduit que la partie critique. Il est incontestable que le sort du journalier doit se trouver amélioré, lorsque celui-ci peut joindre à son salaire le produit d’un jardin. Le système des lots de terre n’eût-il pour résultat que de permettre au journalier de substituer ou d’adjoindre au fromage qui fait le fond de sa nourriture les légumes plantés et recueillis par lui, ce serait déjà un notable progrès dans son alimentation et une réduction dans ses dépenses. Néanmoins, quelques efforts que la jouissance d’un jardin fasse faire aux journaliers anglais, elle ne leur inspirera jamais cette ardeur au travail, cette persévérance, cette activité ingénieuse, ces mœurs régulières et cette sobriété qui caractérisent sur le continent les paysans propriétaires. Du reste, il faut renoncer à convaincre les Anglais sur ce chapitre, car un préjugé enraciné fait déraisonner là-dessus les plus éclairés d’entre eux. L’un des esprits assurément les plus indépendans de l’Angleterre, M. Roebuck, sous l’empire de cet aveuglement général, s’est écrié un jour dans la chambre des communes : « Pour le bien-être et le bonheur du pays, les classes laborieuses ne doivent pas avoir d’autre moyen d’existence que leur salaire. » Tout récemment encore, le Times, après avoir comblé d’éloges un discours de lord Hardwick sur les changemens à apporter à l’agriculture de l’Irlande et sur l’introduction dans ce pays du système des allottments, ajoutait qu’il fallait se garder soigneusement de créer ou de laisser naître en Irlande une classe de petits propriétaires, et qu’une grande amélioration serait accomplie le jour où les petits fermiers auraient disparu et où la grande masse de la population devrait sa subsistance à des salaires réguliers, au lieu de l’attendre d’un travail souvent infructueux et d’être à la merci des saisons. On voit que c’est l’adoration du système manufacturier. Le Times méconnaît ce fait moral incontestable, que c’est précisément la nécessité d’un travail continuel et l’incertitude des saisons qui donnent au laboureur des habitudes d’activité, de prévoyance et d’économie, tandis que l’ouvrier des manufactures, impuissant à prévenir les chômages et les crises industrielles, contracte à ce sujet une sorte de fatalisme dont on a peine à triompher. Si le paysan irlandais, sans racines sur le sol, certain de voir tous les produits de son travail absorbés par le marchandage et victime d’une législation qui a sacrifié l’Irlande à l’Angleterre, est un modèle d’apathie et d’incurie, au Canada, aux États-Unis, partout où il cultive pour son propre compte, il devient le plus laborieux et le plus industrieux des propriétaires. Lord Durham a été le premier à le proclamer dans son rapport sur le Canada.

Après les remarquables travaux de M. Passy, il est superflu de démontrer quels ont été, pour la France, au point de vue matériel et surtout au point de vue moral, les avantages de la division de la propriété ; mais les Anglais ferment volontairement les yeux à l’expérience de la France et du continent tout entier. La vérité est apparue à M. Kay quand il a quitté la Saxe pour la Bohème, et qu’il a vu, d’un côté de l’Elbe, la petite propriété, l’aisance générale, l’instruction, la moralité, et de l’autre la grande propriété, le paupérisme et la dépravation. Un séjour de plusieurs années en Allemagne lui a montré partout les mêmes causes produisant les mêmes résultats. Il est revenu alors en Angleterre pour raconter ce qu’il avait vu et élever courageusement la voix contre les préjugés de la foule : nous doutons qu’il fasse beaucoup de conversions.

Les mœurs et la législation mettent également obstacle à la diffusion de la propriété. Ce n’est pas que la loi anglaise s’oppose, comme semble le croire M. Ledru-Rollin, à l’aliénation des domaines seigneuriaux : il n’est point, au contraire, de terre inaliénable ni rien qui ressemble aux majorats français ; mais la faculté illimitée de tester permet en Angleterre, comme en Autriche, au testateur d’attacher à la possession des terres qu’il laisse des conditions qui en rendent l’aliénation impossible pendant trois générations, c’est-à-dire pendant près d’un siècle. Il lui suffit de substituer à l’hérédité deux ou trois personnes nées ou à naître, pour que le premier héritier ait les mains liées. Comme la publicité de ces actes n’est pas soumise aux mêmes formalités qu’en France, il est toujours très difficile de s’assurer si la personne qui met une terre en vente est réellement fondée à faire cette vente ; il faut faire vérifier tous les papiers d’une famille par des gens de loi exercés, et la recherche des ayans-droit, jointe aux frais des actes de transmission, est tellement coûteuse, qu’on ne se résigne à faire une semblable dépense qu’à propos d’une acquisition considérable. Un acquéreur n’est jamais bien sûr de ne pas voir surgir inopinément quelque ayant-droit inconnu qui vienne exercer des répétitions contre lui, ou exiger la résiliation de la vente. M. Kay en signale en passant un exemple. Un spéculateur, voyant : refluer dans les faubourgs de Northampton les journaliers chassés de la campagne par le manque d’habitations, avait eu l’idée de construire pour eux des maisonnettes à quelque distance de la ville, avec la certitude de les louer à un prix avantageux. Il était entré en pourparlers pour un terrain avec le principal propriétaire du voisinage, et il pouvait regarder le marché comme conclu, lorsque le vendeur découvrit qu’il n’avait point le droit d’aliéner ce terrain.

Les efforts des hommes éclairés de l’Angleterre tendent aujourd’hui à simplifier les règles qui président aux hérédités et aux ventes immobilières. La réforme de la cour de chancellerie est devenue l’objet d’une association spéciale. Déjà en Irlande, pour la liquidation des créances immobilières et la vente des terres chargées d’hypothèques, on a substitué au mécanisme compliqué de la chancellerie l’intervention d’une commission spéciale, devant laquelle les propriétés sont mises aux enchères, et qui a le droit de délivrer des titres inattaquables. Les avantages de cette innovation, due à sir Robert Peel, ont été tellement évidens, qu’il est déjà question d’introduire la même réforme en Angleterre. Ce serait là un fait grave et dont les conséquences sont difficiles à calculer. En effet, les commissaires irlandais, dans l’intérêt des propriétaires, ont été conduits à diviser en lots les biens mis en vente, afin d’en tirer un parti plus avantageux, et moins les lots sont considérables, plus les enchères sont disputées ; les lots les plus faibles sont proportionnellement ceux qui se vendent le plus cher : signe manifeste de l’apparition dans les ventes de gens jusqu’ici exclus de la propriété et qui la recherchent dès qu’elle se trouve à leur portée. Si l’Irlande, après plusieurs années de troubles et de famine, avait quelques années moins funestes, il suffirait aux commissaires des biens hypothéqués de diminuer encore l’étendue des lots pour voir les Irlandais déployer dans l’acquisition de lambeaux de terre la même ardeur fiévreuse avec laquelle ils se disputent aujourd’hui la location de leur masure et de leur jardin. On a déjà vu qu’en Angleterre des associations s’étaient formées pour acquérir de grandes propriétés et les subdiviser en petites parcelles. Le mouvement, encore à sa naissance recevrait une grande impulsion de la réforme de la chancellerie. Tout dépend d’ailleurs de l’épreuve du libre-échange, qui se poursuit en ce moment. Si la lutte des intérêts aujourd’hui en opposition doit se terminer par une réduction considérable des fermages et une perte de revenu pour la grande propriété, il en résultera pour celle-ci, ainsi que nous l’avons expliqué, des embarras financiers qui la conduiront fatalement à l’aliénation d’une partie de ses domaines. Alors la petite propriété aura chance de renaître en Angleterre. Autrement les causes de paupérisme dont nous avons signalé l’existence et l’action continueront leur œuvre de dissolution et de dépopulation. La classe des propriétaires du sol se trouvera isolée en face d’une population agricole cinq fois plus nombreuse et animée d’un dangereux esprit d’hostilité. L’industrie manufacturière, par la ruine absolue du marché intérieur, perdra son point d’appui le plus solide, et deviendra plus sensible aux variations extérieures. Ses crises seront à la fois plus fortes et plus fréquentes.

Nous ne croyons pas nous abuser sur l’existence du mal, et ce n’est pas par optimisme que nous refuserons de croire à la ruine de l’Angleterre. Trois guerres serviles n’ont pas avancé d’un seul jour la chute de la société romaine, et il a fallu quatre siècles pour épuiser sa vitalité. Si les causes morales sont pour un empire un dissolvant plus irrésistible et plus sûr que la force matérielle, elles sont aussi beaucoup plus lentes à produire tous leurs effets. L’Angleterre, depuis un siècle, a vu à plusieurs reprises une partie de sa population se soulever sans que ces tourmentes passagères aient jamais causé d’alarmes aux esprits réfléchis. D’ailleurs, si en soixante années les progrès de l’industrie ont pu développer le paupérisme en Angleterre à tel point que la ruine de l’empire britannique en doive résulter prochainement, la France aurait quelque sujet de trembler, elle qui a fait plus d’un pas dans la carrière. Lille, Rouen, Elbeuf, Lyon et Mulhouse n’ont-ils pas aussi de déplorables secrets à raconter ? Quoiqu’en dise le socialisme, l’Angleterre n’est destinée à périr ni par la banqueroute ni par une jacquerie. La catastrophe qu’on se plaît à prédire n’arrivera pas, parce que les hommes politiques et les publicistes anglais ont encore trop de patriotisme et de sagesse pour préférer le langage de la passion à celui de la légalité et de la raison, parce que les combattans de chaque jour, ceux qui seraient plus excusables de se laisser emporter, les écrivains de la presse ne vont pas, comme le dit M. Ledru-Rollin avec un certain dédain, jusqu’au fond de leur pensée. Cela est vrai, et rien n’est plus honorable pour eux que de savoir ainsi garder toujours la mesure. Si la presse et la tribune ont une si grande autorité en Angleterre et y sont des élémens d’ordre et de progrès et non pas d’avilissement et d’anarchie, c’est qu’elles se souviennent sans cesse que toute force se ruine elle-même quand elle ne peut se modérer, et que, pour conserver toute leur puissance aux moyens d’action dont on dispose, il n’en faut jamais abuser. Toute opinion particulière se subordonne spontanément à la volonté générale, et, certain que l’action du temps et le progrès naturel de la raison humaine amèneront sans secousse et sans déchirement le triomphe de la vérité, l’homme le plus convaincu ne se croit point en droit de faire violence à son époque et à ses concitoyens pour faire prédominer ses idées en matière de gouvernement et d’administration.

Laissons le socialisme stigmatiser ce qu’il appelle l’athéisme politique des hommes de la ligue ; laissons M. Ledru-Rollin reprocher à M. Cobden ou à O’Connell de n’avoir pas voulu « conclure jusqu’au radicalisme, jusqu’au peuple, » de n’avoir pas voulu parler « la grande langue des guerres nationales, » c’est-à-dire de n’avoir donné le signal d’aucune révolte. Cette ardeur révolutionnaire est d’autant plus méritoire de sa part, que les insurrections ne lui ont pas réussi. D’autres penseront que ce sera un jour le plus beau titre d’honneur et d’O’Connell et des hommes de la ligue d’avoir toujours respecté et su faire respecter les lois de leur pays, d’avoir poursuivi avec persévérance et réclamé avec vivacité, avec passion, avec colère même, des réformes considérables, sans s’écarter jamais de la légalité, d’avoir remué jusque dans ses profondeurs une nation entière, sans un acte de violence, sans un appel à la force brutale. Admire qui voudra les discours d’Hébert, de Robespierre et de Saint-Just aux cordeliers et aux jacobins, ou les sanguinaires philippiques de Marat ; qu’il soit permis de leur préférer le langage d’O’Connell, s’écriant : « Celui-là est un traître, à l’Irlande, qui en déshonore la cause par un cri séditieux ! » ou le langage de Cobden, disant aux ouvriers de Manchester : « Le jour où vous serez plus rangés, plus laborieux, plus sobres, et où votre abstention aura fait fermer les cabarets, vous aurez fait un grand pas vers l’émancipation politique, et vous recueillerez ce que vous aurez commencé par mériter ; » ou enfin le langage de sir J. Walsh, répétant aux ouvriers de Londres : « Si quelqu’un vient vous dire qu’il est temps de fouler aux pieds le pouvoir de la reine ou de l’aristocratie, chassez-le comme un ennemi ; c’est n’être pas digne des droits politiques que de ne pas savoir reconnaître et respecter ceux d’autrui. »

Le jour où la vraie et sage démocratie qui s’élève lentement en Angleterre aura fait place à la démagogie turbulente et destructrice qui agite et ruine la France, ce jour-là seulement, on pourra concevoir quelque alarme sur les destinées de l’empire britannique. Où les mœurs ont péri, rien ne peut durer.


CUCHEVAL-CLARIGNY.


  1. Conséquences politiques des Réformes commerciales de sir Robert Peel dans la Revue du 1er février 1850.