L’Angleterre et la vie anglaise/14

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L’Angleterre et la vie anglaise
Revue des Deux Mondes2e période, tome 36 (p. 257-310).
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L'ANGLETERRE
ET
LA VIE ANGLAISE

XIII.
SCENES ET MOEURS DU TURF.
LES COURSES D'EPSON. - LES ECURIES DE NEWMARKET. - TATTERSALL'S.




Il y a une vie dont on ne se doute guère en France, c’est la vie de sport ou sporting life. Quelques membres de notre Jockey-Club se récrieront peut-être contre cette assertion ; mais alors ils ne connaissent point l’Angleterre, ses courses de chevaux, qui sont des fêtes nationales, ses chasses féodales, ses naumachies dans les eaux de la Tamise ou sur les vagues de la mer, ses jeux et ses exercices athlétiques, son armée de coureurs à pied (pedestrians) et de pugilists ou boxeurs. Pour cette fois je ne m’attacherai qu’au turf. Les Anglais, et ils ne s’en cachent nullement, ont la passion du cheval. Les courses équestres ont commencé chez eux de très bonne heure. Dès le XIIe siècle, il existait à Londres un manège (race course) pour ces sortes de défis dans Smithfield, qui était en même temps un marché de chevaux. Un témoin oculaire, Fitzstephen, nous a laissé un tableau animé de cette enfance du turf ; il décrit l’émulation des chevaux, l’intérêt des assistans et l’ardeur des jockeys, excitant leur monture du fouet, de l’éperon et de la voix. Plus tard, on organisa des courses annuelles dans diverses villes de l’Angleterre et de l’Ecosse. La plupart des rois, à partir de Jacques Ier, exercèrent un patronage efficace sur ces divertissemens nationaux. La période des quatre George fut l’âge d’or du sport. À l’exemple des souverains, l’aristocratie anglaise prit un intérêt fanatique aux nouveaux jeux isthmiens. Elle se rendait alors sur le champ clos des courses en grande cérémonie, dans des voitures traînées par six magnifiques chevaux, avec une armée de domestiques magnifiquement galonnés. La grandeur et la beauté du spectacle attirèrent bientôt toute la population, qui se montra aussi enthousiaste que l’aristocratie elle-même pour les fêtes hippiques.

Aujourd’hui ce qui était à l’origine un amusement et un spectacle est devenu une science, une affaire, une institution. De son côté, la spéculation, amorcée par les chances brillantes du gain, s’est lancée à bride abattue dans cette nouvelle arène, où l’incertitude des événemens imprime aux différens marchés un caractère aléatoire. Qui dira en effet ce qui se glisse entre la coupe et les lèvres dans les espérances du turf ? Au point de vue de l’histoire des mœurs, une grande curiosité s’attache, si je ne me trompe, à une pratique nationale dans laquelle d’énormes capitaux se trouvent chaque jour engagés, qui exerce tant d’intelligences, et qui a créé dans la société anglaise des industries toutes particulières. Donner une idée des courses de chevaux et surtout du Derby, qui résume en quelque sorte toutes les fêtes nationales, faire connaître la vie du cheval anglais et du jockey, décrire le nombreux personnel qui se rattache au turf, tel sera l’objet de cette nouvelle étude. Le terrain de nos observations se trouve marqué d’avance par la nature même du sujet : à Epsom, nous rencontrerons la plus célèbre des courses ; à New-Market, les industries qui vivent sur le cheval ; à Londres, le foyer de la spéculation connue sous le nom de berring (jeu des paris).


I

Le 28 mai 1861, j’assistais à une séance de la chambre des communes, quand, vers la clôture, lord Palmerston se leva, et proposa d’ajourner au surlendemain les travaux parlementaires. « Il est inutile, ajouta le premier ministre, d’entrer dans les détails, car je crois que les raisons de cet ajournement sont bien connues des honorables membres. » Un sourire accueillit ces paroles, et il n’y eut pour le moment qu’une opinion dans la chambre, car whigs et tories avaient bien compris qu’il s’agissait de fêter le Derby. C’est en effet une loi traditionnelle du parlement anglais que les membres prennent un jour de congé pour assister aux courses d’Epsom. Ces courses commencent le 28 mai de chaque année, et durent près d’une semaine ; mais le jour des jours est le 29, qui a pris le nom de Derby, parce que cette fête publique fut inaugurée en 1780 par le comte de Derby, grand-père du chef actuel des conservateurs. Pourquoi s’étonnerait-on que le parlement britannique suspende ses séances et renvoie au lendemain les affaires d’état, quand tous les intérêts, avec toute l’attention publique, se trouvent absorbés dans la grande préoccupation du turf ? La guerre d’Amérique, grosse de la question du coton, qui intéresse si fort les fabriques anglaises, a beau être sur le point d’éclater : qui donc y songe ? Une semaine avant l’événement, dans les salons, les tavernes, les omnibus, les wagons de chemins de fer, on n’entend plus qu’un sujet de conversation : Who will be the winner (qui remportera le prix ?) De jour en jour, l’émotion et la curiosité augmentent. La fièvre du Derby (Derby fever) se communique du turf market (marché du turf) à toutes les classes de la société. On parie avec fureur sur des chevaux qu’on n’a jamais vus, et dont quelques-uns ne doivent même pas concourir. Dans certaines rues de Londres, la circulation est interceptée par la foule des hommes qui spéculent sur les courses. Les femmes, que dis-je ? les enfans eux-mêmes n’échappent point à cette maladie, qui est dans l’air. L’écolier qui se rend à la classe du matin avec quelques livres serrés dans une sangle de cuir a peut-être oublié d’étudier sa leçon ; mais demandez-lui les noms des chevaux que soutient sur le marché la faveur publique, il les sait par cœur. Cette fête nationale est ainsi devenue avec le temps une institution qui domine même les affaires d’état, qui exerce la plus grande influence sur les mœurs anglaises, qui déplace chaque année un grand nombre de fortunes par la manie du jeu. Elle devait tout naturellement fixer mon attention. La veille du grand jour, je communiquai donc à un Anglais de mes amis le projet de me rendre le lendemain à Epsom par le chemin de fer. « Gardez-vous-en bien ! s’écria-t-il, vous perdriez en vitesse la moitié du plaisir. On ne fait son Derby en conscience qu’à la condition de prendre la vieille grande route. En chemin de fer, vous n’aurez ni poussière ni émotion ; vous ne serez ni hué par les gamins ni huché et cahoté sur le faîte anguleux d’un omnibus, au risque de vous rompre les os ; en revenant, vous ne recevrez point de poignées de farine dans la figure. Plutôt que de vous voir manquer le spectacle de la route, j’aimerais mieux en vérité que vous n’allassiez point aux courses. » Cet argument me convainquit ; mais la grande difficulté était alors de trouver une voiture, car tout ce que Londres contient de véhicules (et ce n’est point peu dire) se trouvait retenu depuis huit jours pour le Derby. Il m’apprit néanmoins que, par un heureux hasard, il pourrait me procurer une place sur un omnibus qui avait été loué par des marchands de la Cité. Ces parties s’organisent quelquefois une année d’avance. L’un des membres, de la joyeuse association se charge de découvrir une voiture et de pourvoir aux vivres ; on convient que l’ensemble des frais sera divisé après la fête, et que chacun paiera son écot. La classe marchande étant une de celles qui prennent le plus vif intérêt au Derby, cet arrangement me convint à tous les points de vue.

Le lendemain, à neuf heures et demie du matin (c’était l’heure fixée pour le rendez-vous), j’attendis de pied ferme au débouché du pont de Londres, London-Bridge, l’omnibus qui devait passer chargé de mes camarades de route. Comme il était en retard, j’eus le temps d’observer le bourdonnement de la foule, les mille préparatifs de départ, la vente des bouquets dont les hommes faisaient cadeau aux femmes après s’être attaché une fleur à la boutonnière, les toilettes, les visages animés, sur lesquels on lisait l’attente du plaisir, et le courant des voitures qui commençait à tracer le chemin d’Epsom. Enfin je vis venir un immense coche traîné par quatre forts chevaux gris. Notre omnibus, que je reconnus tout de suite à la couleur de l’attelage, n’avait d’autre mérite que la solidité : c’était une maison roulante dont les hommes occupaient le toit, tandis que les femmes étaient placées dans l’intérieur. Nous étions en tout vingt-deux personnes. La force n’est d’ailleurs point une qualité à dédaigner dans un véhicule qui accepte la lutte sur le chemin d’Epsom un jour de Derby ; il y a souvent de rudes chocs à soutenir, et mieux vaut en pareil cas être le pot de fer que le pot de terre. Nous partîmes ; mais ce ne fut guère qu’à la hauteur d’Elephant and Castle (le Château et l’Eléphant) que la route offrit une scène étrange de tumulte, de mouvement et de confusion. Voiture contre voiture, cocher contre cocher luttaient ensemble d’énergie et d’adresse. La circulation, un instant bloquée par la multitude des moyens de transport, se rétablit néanmoins, et la route devint une rivière de chars coulant sur trois lignes, dont les flots s’épaississaient et se mêlaient d’heure en heure. Il y en avait de toutes les formes et pour toutes les fortunes, depuis les calèches à quatre chevaux avec un postillon en vedette, les broughams, les britzkas, les gigs, les dog-carts, les hansoms, jusqu’aux omnibus bourgeois et même à la petite voiture traînée par un âne. Sur la plupart de ces véhicules se détachait en vigueur une énorme corbeille carrée, qui contenait les provisions de bouche, car l’air des dunes aiguise l’appétit, et le Derby est, comme Noël, un jour de gala. De tous les côtés s’étalaient les plus fraîches toilettes. Il y a un costume des courses, et surtout un costume de Derby race, qui consiste pour les hommes en un paletot clair, un gilet et un pantalon de même couleur, des bottines vernies, un chapeau gris et un voile bleu. Ce voile est destiné à protéger la figure contre le nuage de poussière formidable que soulève le mouvement des roues, et qui s’étend en ligne ondoyante sur un espace de dix-sept ou dix-huit milles. Quelques-uns y ajoutent une courroie de cuir noir jetée sur les épaules, et qui supporte l’étui d’une vaste lorgnette à deux branches. La toilette des femmes se distingue principalement par la légèreté, les couleurs délicates, les étoffes de printemps, l’ombrelle, le chapeau de paille, et quelquefois par une sorte de toque connue, à cause de la forme sous le nom de pâté de porc, pork pie, et qui est généralement surmontée d’une plume. Les chevaux eux-mêmes ont un air de fête, décorés qu’ils sont de rubans, de cocardes et de fleurs. Plus on avance, et plus la route devient un spectacle. Des enfans, pieds nus, poursuivent les voitures en faisant des pirouettes pour obtenir un penny ; des bandes de musiciens noirs, plus ou moins bon teint, déchirent les oreilles délicates par des harmonies d’une joie sauvage, et comme l’Anglais mêle volontiers l’industrie au plaisir, utile dulci, des chars à bancs passent chargés de drapeaux avec des annonces. « Avez-vous vu Blondin, have you seen Blondin ? » me demandaient plus d’une fois sur la route ces voitures-affiches. En traversant Clapham et quelques autres charmans villages, les maisons élégantes qui s’alignent sur les deux côtés de la route nous présentèrent une autre scène intéressante. Les fenêtres des étages supérieurs, les balcons du drawing room (salon), les jardins égayés d’arbres et de fleurs qui s’étendent sur le devant des habitations, tout était rempli de femmes, d’enfans, de vieillards, qui suivaient d’un air de curiosité et peut-être d’envie la grande procession du Derby. De temps en temps des bannières nous saluaient, agitées par la main des jeunes filles. Ces saluts, ces regards, ces sourires de sympathie, sous lesquels se cachait un grain de malice, pouvaient se traduire ainsi : « Nous vous souhaitons toute sorte d’amusemens ; mais nous voudrions bien aller aussi à la fête. »

Vers la moitié du chemin, notre omnibus s’arrêta pour faire boire les chevaux. Dois-je ajouter que les hommes n’étaient pas moins altérés et témoignaient hautement le désir de balayer dans leur gosier sec la poussière du chemin avec un verre d’ale ? Un public house situé sur la route d’Epsom présente, le matin du Derby, une scène de confusion difficile à décrire. Le maître, les barmaids (filles de comptoir), les garçons ne savent à qui répondre. C’est à la fois un tumulte de voix qui demandent des rafraîchissemens, un cliquetis de verres ou de pots d’étain, et un combat acharné entre les mains étendues qui arrachent tout ce qui peut se boire. J’étais d’ailleurs content de mettre pied à terre ; tant qu’on marche avec ce qui marche, on s’aperçoit peu du mouvement ; mais dès qu’on s’arrête, la foule roulante des voitures devient, selon l’expression des Anglais, un spectacle excitant. Nous remontâmes au bout d’un quart d’heure sur l’omnibus, et le conducteur, jugeant à propos d’éviter les flots de véhicules qui grossissaient de moment en moment, abandonna pour un temps la grande route. Sur le nouveau chemin où nos chevaux s’étaient engagés, nous découvrîmes un assez joli paysage anglais, des plaines d’un vert sombre, de petites rivières et des bouquets d’arbres sous lesquels ruminaient de grands bœufs. C’était d’ailleurs en vain que notre conducteur cherchait la solitude : cette route détournée se montrait, il est vrai, moins encombrée que l’autre ; mais, aussi loin que pouvait s’étendre la vue, devant et derrière nous serpentait une ligne ininterrompue de voitures et de chevaux. Mon attention n’étant plus si absorbée par le bruit et l’agitation du défilé d’Epsom, je m’occupai de lier connaissance avec mes compagnons d’omnibus. Tout chez eux annonçait la joie, car l’Anglais a pour principe qu’on ne saurait se montrer trop gai ni trop libre un jour comme celui-là. Ils saluaient par des plaisanteries les groupes de jeunes filles en petit nombre qui avaient su résister à la tentation du Derby, et qui se livraient, comme d’ordinaire, aux travaux des champs. Un vieux cheval éreinté qui paissait dans une bruyère excita surtout la bonne humeur de notre petite caravane ; on le montra du doigt en s’écriant : « Voici Dundee ! » Dundee était un des chevaux qui devaient courir ce jour-là à Epsom pour le grand prix et en faveur duquel les joueurs avaient parié des millions. Le pauvre animal secoua la tête, en ayant l’air de dire : « Dans quel temps vivons-nous ! On ne respecte plus même la vieillesse ni les services passés ; » puis il nous tourna le dos et se remit philosophiquement à mordre une touffe d’herbe fraîche. J’étais assis entre deux habitués des courses : tous les deux n’avaient point manqué un Derby depuis près de trente années ; mais ils y étaient attirés par des vues bien différentes : l’un y venait pour parier sur les chevaux, l’autre était un archéologue des courses. Ce dernier n’avait d’autre intérêt que de voir, de comparer entre eux les chevaux célèbres, et de recueillir les faits anciens ou nouveaux qui se rapportent à cette grande institution anglaise. Je me promis bien de mettre à profit en temps et lieu les lumières spéciales de mes deux compagnons. Pour l’instant, je me contentai de reposer mes yeux, fatigués par un tourbillon de poussière et de voitures, sur les riches campagnes du Surrey. Notre omnibus traversa même vaillamment des chemins et des enclos privés qui s’étaient ouverts ce jour-là pour l’attrait de quelques pence ; car tout le monde spécule à sa manière sur le Derby, et les moindres lanes deviennent volontiers ce que les Anglais appellent une route de commerce (commercial road). Notre véhicule n’était pourtant guère approprié à ces allées étroites bordées de marronniers en fleur, de sorte que nos chapeaux étaient abattus et nos visages fouettés par les branches. Nous mîmes ce petit inconvénient sur le compte de la fortune, qui poursuit tout ce qui s’élève, et nous maintînmes tant bien que mal notre position sur le faîte de la haute voiture en nous courbant devant les obstacles. Après avoir traversé quelques rues d’une petite ville, nous nous trouvâmes enfin sur une immense plaine découverte, où il y avait des tentes, des gypsies, des baraques, de vieux poneys dételés, des singes à cheval sur des chiens, des boxeurs, et tout le mob de Londres. Nous étions à Epsom.

La célébrité d’Epsom est très ancienne et remonte bien au-delà de l’institution du Derby. Il y a près de deux siècles et demi qu’on se rendait dans ce même endroit pour prendre les eaux. La tradition rapporte la découverte de cette source minérale à un nommé Henry Wicker. La chaleur de l’été avait desséché tous les étangs d’alentour, quand il découvrit dans un champ un petit trou plein d’eau dont il élargit l’ouverture pour abreuver son bétail. Les animaux altérés s’approchèrent avec avidité de la bouche du nouveau puits ; mais à peine eurent-ils goûté l’eau de la source, qu’ils témoignèrent pour ce breuvage la plus grande aversion. Cette circonstance étonna Wicker, qui en parla à ses voisins, lesquels en parlèrent à leur tour : le bruit en vint bientôt aux oreilles de la faculté. Les médecins ne tardèrent point à découvrir dans ces eaux toute sorte de vertus, et les malades accoururent non-seulement de toute l’Angleterre, mais aussi de l’Allemagne et de la France. Vers 1697, des bâtimens et une salle de bal s’élevèrent près du puits merveilleux, qu’on avait eu soin d’entourer d’un mur de brique, et une longue avenue plantée d’ormes y conduisait les visiteurs. La réputation des eaux d’Epsom se soutint jusqu’en 1706, quand un apothicaire de Londres, nommé Levingstone, acheta un terrain dans la ville, y établit une maison de jeu et ouvrit une autre source qu’il appela new wells (le nouveau puits). Il amassa d’abord beaucoup d’argent ; par malheur, le nouveau puits ne possédait aucune des vertus de l’ancien, les malades n’en tirèrent nul avantage pour leur santé, et, comme l’opinion publique distingue peu, la défaveur ne tarda point à atteindre l’une et l’autre source. La chimie porta enfin le dernier coup aux eaux d’Epsom en les vendant en poudre ou en sel. Je tiens ces détails de mon voisin, le turfite érudit. Il m’apprit en outre que ces vastes dunes d’Epsom qui commençaient à se dérouler devant nos yeux, et sur lesquelles allait avoir lieu le quatre-vingt-unième Derby, avaient été le théâtre d’une scène historique. C’est là qu’en 1648, par une matinée de mai, se réunit une bande de royalistes. Le prétexte de ce meeting était une course de chevaux, mais au fond le rassemblement se proposait de concerter des moyens pour la restauration de Charles Ier. Les parlementaires eurent vent de ce qui se passait, et envoyèrent le major Andeley, à la tête de trois détachemens de cavalerie, pour disperser les rebelles ou pour leur livrer bataille. Le major, ayant reconnu que l’affaire serait chaude et qu’il ferait bien de prendre haleine avant de s’engager, s’établit avec ses troupes sur Red-Hill. Les royalistes profitèrent de l’armistice pour se retirer. Après s’être évités et poursuivis durant plusieurs jours, les ennemis se rencontrèrent enfin entre Nonsuch et Kingston, où à la suite d’une vaillante défense les royalistes furent mis en déroute. Malgré ces souvenirs historiques et malgré l’ancienne réputation de ses eaux, Epsom est aujourd’hui une très petite ville qui sommeille dans la plus parfaite obscurité, et qui ne s’éveille que deux fois l’an, le 11 avril pour les courses du printemps, puis à la fin de mai pour le grand jour du Derby. Ce jour-là, Epsom se trouve littéralement envahi, et tout ce que les humbles boutiques de la ville peuvent contenir de vivres ne vaudrait pas les cinq pains d’orge et les deux poissons dont parle l’Évangile, divisé entre l’innombrable multitude qui couvre depuis la matinée le désert des dunes.

Notre omnibus entra triomphalement dans un enclos réservé aux voitures en face du terrain des courses, et où chacune d’elles paie une guinée. On détela les chevaux qu’on attacha aux rayons des roues, et nous descendîmes tout blancs de poussière. Des hommes armés de brosses nous proposèrent leurs services, qui furent acceptés avec joie. Si le Derby durait toute l’année, ces hommes seraient riches, ne reçussent-ils de chaque voyageur que quelques pence. Ces mille services intéressés, qui se renouvellent sous toutes les formes, expliquent jusqu’à un certain point l’immense concours de pauvres diables qui se rendent à cette partie de plaisir. Je dois pourtant dire que la plupart d’entre eux sont surtout attirés à Epsom par le grand attrait des courses, qui exercent une sorte de magie sur toutes les classes de la société anglaise. Il était à peu près midi, et, comme les chevaux ne devaient point courir avant une heure, quelques groupes jugèrent à propos de prendre leur lunch. Le peu de gazon qui n’avait point disparu sous la foule des hommes et des voitures se couvrit en conséquence de nappes blanches. Il y a diverses tables d’hôtes ou divers pique-niques, selon les degrés de fortune et selon les enclos. Toutes les conditions sociales se trouvent en quelque sorte ce jour-là exposées en plein air ; on peut suivre les progrès du luxe depuis la fourchette d’acier à manche de bois jusqu’à celle d’argent ciselé. La plupart des riches déjeunent dans leur calèche, sur lesquelles s’épanouissent l’or, l’argenterie, la vaisselle plate, le vieux sèvres, le cristal, en un mot toutes les fleurs artificielles de la civilisation. Autour de ces opulens festins, on voit rôder Lazare avec des yeux d’envie et la maigreur de la faim. Un grand nombre d’hommes sans état et sans moyens d’existence se rendent à Epsom pour obtenir les dessertes, qui sont d’ailleurs distribuées avec cette largesse que provoque la bonne humeur du jour. D’autres sociétés bourgeoises n’y mettent point tant de façons : les convives s’établissent comme ils peuvent sur les divers étages de l’omnibus et même sur les marchepieds ; peu leur importe la nature de la table pourvu que la bière coule et que la viande abonde. On était d’ailleurs en belle vue, en pleine campagne, et les femmes étaient joyeuses de ne point avoir perdu leurs frais de toilette, car en somme le soleil trouvait moyen de luire, quoique le ciel fût couvert. Un des membres de notre réunion vint m’avertir qu’on allait faire un sweep. Qu’est-ce qu’un sweep ? Je n’en savais rien moi-même. On écrivit des numéros sur de petits morceaux de papier qu’on plaça dans un chapeau, et chacun de nous, après avoir payé une demi-couronne, tira l’un de ces numéros. Mon attention fut bientôt détournée de cette loterie par l’arrivée de mon voisin, le betting man (parieur), qui s’était éloigné un instant pour recueillir les nouvelles du turf, et qui revenait avec une figure assombrie. « Eh bien ! s’écria-t-il en m’adressant la parole, il paraît que le favori a passé une mauvaise nuit ? — Vous voulez sans doute dire, lui répondis-je, que Dundee, le cheval sur lequel on compte le plus, n’a point dormi cette nuit, ou bien qu’il est malade ? — Vous n’entendez rien au langage des courses. — Je ne m’en flatte nullement. — Je veux dire qu’il a beaucoup baissé sur le marché depuis hier. — Qu’est-ce que cela vous fait ? — Cela me fait que je perds ce soir 200 livres sterling, s’il n’arrive point le premier ; mais les fluctuations du marché ne m’ébranlent point : tous ces bruits ne font pas plus d’impression sur moi que n’en fait le vent qui passe sur l’herbe aride des dunes. Je suis prêt à parier avec vous, si vous voulez tenir contre lui. » Je déclinai la proposition, mais je commençai à comprendre les sourdes inquiétudes du plus grand nombre de ceux qui assistaient à la fête.

Le betting man apportait encore d’autres nouvelles, qui m’intéressèrent davantage en ce qu’elles jetaient du jour sur la vie mystérieuse à laquelle les Anglais ont donné le nom de sporting life. Pour la première fois j’appris que les maladies des chevaux de course étaient tenues secrètes comme celles des rois et des sultans. L’un des héros du jour, un cheval irlandais nommé Bombardier, avait été mis hors de combat depuis près d’une semaine par un accident qui lui était survenu à la jambe. Tels sont pourtant le silence et la discrétion qui règnent en pareil cas dans les écuries anglaises, que personne au dehors ne se douta de ce qui était arrivé. On continuait à parier sur le cheval dans toute l’Angleterre. Le propriétaire même de Bombardier n’apprit la triste nouvelle qu’à son arrivée à Epsom. Ces chevaux, étant des puissances, ont en outre à subir les inconvéniens de la grandeur ; on en veut à leur vie. L’un d’eux avait été attaqué la nuit précédente dans son écurie par des hommes qui avaient cherché à déplacer le ventilateur et à arracher la pierre qui le supportait, mais qui, frustrés dans leurs projets par des gardiens, avaient lestement pris la fuite. Le noble animal était en effet surveillé par deux gardes du corps (body guards) qui ne le quittaient ni jour ni nuit et par un policeman. « J’ai connu le temps, ajouta le betting man, où les maîtres étaient forcés de coucher eux-mêmes dans l’écurie, à côté de leur cheval, avec une bouteille d’eau-de-vie et une paire de pistolets. Quelques-uns d’entre eux, pour s’assurer contre les drogues vénéneuses[1], mettaient des poissons dans l’eau qui devait servir à abreuver le favori. Aujourd’hui encore beaucoup d’éleveurs (trainers) dégustent eux-mêmes l’eau avant de la servir à leur cheval, comme font, dit-on, les majordomes à la table des rois de l’Inde. »

Cependant une certaine agitation de la foule annonça que la première course de chevaux allait commencer. Cette fois je m’adressai à mon voisin le savant pour avoir des renseignemens sur le caractère de cette race. Je sus que le prix était un plat d’argent offert au vainqueur par la ville d’Epsom, et qui était estimé 50 souverains. « Dans l’enfance des courses, ajouta le savant, le prix était une bagatelle ; à Chester, où ce divertissement est très ancien, la compagnie des selliers présentait jadis au héros de la fête une balle de laine décorée de fleurs et fixée à la pointe d’une lance. Ce trophée fut remplacé en 1540 par une sonnette d’argent qui était connue sous le nom de Saint George’s bell. Au temps de Charles II, on substitua à cette sonnette une tasse ou une coupe, racing cup. Ce ne fut que sous le règne de George Ier que le premier plat d’argent fut gagné à Black-Hambledon. Ces sortes de prix sont aujourd’hui très communs ; mais, à mesure qu’elle vieillit, l’humanité devient plus sage, c’est-à-dire plus intéressée. Il faut maintenant des récompenses bien positives pour stimuler l’émulation du concours, et les plats d’argent ou les bourses de 100 souverains sont désormais considérés comme d’assez peu de valeur, si on les compare au nouveau système des stakes. Aussi la course qui va s’ouvrir ne doit-elle être envisagée que comme la préface du jour. » Il me restait à connaître ce qu’était le système des stakes ; mais comme tout le monde songeait à prendre ses places pour jouir du spectacle de la première race, je différai mes questions.

Toute notre compagnie, hommes et femmes, était montée sur le toit de l’omnibus ; du haut de cette estrade, je fus un instant écrasé par la vision des multitudes. Les dunes d’Epsom s’étendent à perte de vue ; elles ondulent loin, très loin, avec un mouvement de terrain presque insensible et gracieux : eh bien ! de tous les côtés il n’y avait point un brin de gazon qui ne fût couvert par la foule. Cet océan de têtes, ou, pour mieux dire, de chapeaux, car les Anglais ne se découvrent qu’à la dernière extrémité, avait quelque chose d’imposant et de vraiment solennel dans son immobilité orageuse et inquiète. Devant nous s’étendait le terrain des courses, que des policemen cherchaient à éclaircir en refoulant les promeneurs qui l’avaient envahi, et de l’autre côté s’élevait une masse noire et compacte de voitures, sorte de tribunes improvisées, sur lesquelles s’étageaient des pyramides de curieux. Le terrain des courses à la forme d’un fer à cheval. J’entendis des sportsmen se plaindre de l’état du sol, qui était ce jour-là, disaient-ils, dur comme du diamant ; mais cette nouvelle affligea peu les femmes, qui aiment généralement à entendre le sabot du cheval retentir sur la terre ferme et sèche. Comme on m’avait averti que cette première course n’était point le grand événement de la journée, je prêtai moins d’attention au spectacle lui-même qu’aux spectateurs. Il y a un moment unique, solennel, pour quiconque a le sang-froid de l’observation : c’est celui où les chevaux lancés passent comme des flèches entre les deux haies de curieux qui bordent de chaque côté le champ clos ; vous voyez alors toutes les figures se tourner à la fois devant vous de droite à gauche pour suivre le progrès de la course. Cette pantomime énorme, ce mouvement d’horloge répéta par trois ou quatre cent mille têtes au milieu d’un silence religieux est véritablement d’un effet extraordinaire.

La course était terminée. J’avais tout à fait oublié le morceau de papier que j’avais tiré du chapeau et qu’on m’avait recommandé de garder soigneusement dans la poche de mon gilet, quand un des nôtres me cria : « Vous avez gagné ! — Quoi ? lui demandai-je fort étonné. — Trois souverains. — Et comment cela ? — Votre cheval vient d’obtenir le prix. » Comme je ne me connaissais pas de cheval, je fus bien obligé de croire que c’était un de ceux qui avaient couru. « N’avez-vous pas, ajouta-t-il, le numéro six ? » C’était en effet le chiffre écrit sur mon billet. Je commençais à comprendre ce que c’est qu’un sweep. On écrit sur des morceaux de papier des chiffres qui correspondent au numéro que porte chaque cheval sur le programme des courses ; celui qui se trouve avoir tiré le numéro du vainqueur ramasse ou, pour traduire le mot anglais, balaie toutes les mises de ses partenaires. Cette forme de pari est la plus innocente de toutes ; les vrais turfites la méprisent comme un jeu d’enfans ou de ramoneurs. Elle ne demande en effet aucun calcul d’esprit, et je fus forcé d’avouer, d’après l’expression du betting man, que j’avais gagné bêtement. Il y a pourtant des sweeps dont le résultat n’est point à dédaigner. Quelques jours auparavant, un sweep avait eu lieu pour le Derby, selon une coutume qui se renouvelle tous les ans au White’s-Club. Lord Stamford avait eu le bonheur de tirer le numéro de Dundee. Le club se compose de douze cents membres qui versent chacun 10 souverains ; c’était donc 12,000 livres sterling qu’allait gagner sa seigneurie, si, comme tout semblait l’annoncer, Dundee remportait le prix dans la fameuse course qui devait suivre, et qui absorbait déjà toute l’attention.

J’avais vu jusqu’ici le côté bourgeois de la fête ; il me restait à en voir le côté grandiose. Pour cela, il me fallait changer de théâtre. Je profitai de l’intervalle qui s’étend entre les deux courses pour quitter l’enclos des voitures et pour me rendre au Grand-Stand. Qu’est-ce que le Grand-Stand ? De loin vous diriez un édifice bâti avec des têtes humaines, tant les lignes de l’architecture se trouvent recouvertes par des milliers de spectateurs. De près, c’est une immense avant-scène construite de manière à dominer tout le terrain des courses. Ce léger bâtiment se détachait sur le fond bleu du ciel, comme une section du Crystal-Palace transportée pendant la nuit à Epsom par le génie de la spéculation et sur les ailes de la fête. Là, dans les galeries et les loges, recouvertes de riches tentures cramoisies, se réunissent les magnats du turf. Un enclos particulier, connu sous les noms de betting ring (cercle des parieurs), de magic ring (cercle magique), ou encore d’acre de Mammon (Mammon’s acre), par allusion sans doute à ces paroles de l’Évangile : « Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon, » était occupé par la vaste confrérie des betting men et des faiseurs de livres, book makers. Ceux-ci avaient en effet tous un crayon et un cahier à la main ; mais le livre qu’ils étaient en train d’écrire n’avait aucun rapport avec la littérature : ils se contentaient de noter les paris qu’ils risquaient ou ceux qu’ils soutenaient contre d’autres personnes. C’était une Babel de cris à peu près inintelligibles pour des oreilles profanes, une confusion, un pêle-mêle, une foule tumultueuse, où l’on ne pouvait ni circuler, ni respirer. Tout ce que je compris, n’étant point encore initié à leur langage, c’est que ces hommes, selon l’expression d’un Anglais, cherchaient à fourrer de vive force des chevaux qui n’avaient aucune chance de succès dans le gosier de leurs pratiques. Je me demandais ce que ce cercle pouvait avoir de magique, lorsque je fus bientôt forcé de reconnaître la justesse de cette épithète : la vue de l’or qui brille et circule de main en main, le bruit chatoyant des bank-notes froissées qui s’éparpillent comme une volée d’oiseaux, exercent en vérité une sorte d’enchantement. Beaucoup d’assistans ou de curieux qui avaient l’intention de rester indifférens s’échauffent par degré et unissent par hasarder des sommes folles. La fièvre ou l’ivresse de Mammon se communique même au-delà des limites du cercle ; beaucoup d’honnêtes gentlemen mettent la main à leur bourse à force d’entendre retentir dans l’air le nom de certains chevaux mêlé au cliquetis agaçant des souverains. Comme faisant contraste à l’agitation fébrile du betting ring, il était curieux de voir dans les galeries du Grand-Stand l’attitude des turfites qui appartiennent à un ordre plus élevé. Ces derniers avaient conclu leurs paris depuis plus ou moins longtemps, plusieurs d’entre eux s’étaient engagés pour des sommes très considérables ; mais ils affectaient des airs de calme et d’indifférence superbe que les Anglais bien nés regardent dans les momens critiques comme une preuve d’éducation et de force morale. Quant aux femmes, elles paraissaient plus soucieuses de montrer leur grande toilette et leur beauté que de réfléchir aux chances aléatoires de la journée. C’était le Derby en robe de fête. Quelques-unes d’entre elles avaient soutenu des chevaux, mais elles ne s’en inquiétaient guère et savaient bien qui acquitterait leurs paris.

J’étais maintenant curieux de suivre les préparatifs de la grande course sur laquelle se portait tout l’intérêt de la multitude, et qui confère au vainqueur le ruban bleu du turf. Aucun jockey montant un des chevaux qui concourent pour le Derby race ne doit peser plus de huit stones et demi[2]. Sous le Grand-Stand s’étend une sorte de voûte ou de caveau d’assez triste apparence, qui porte le nom de weighing room, chambre de pesage. Là se rassemblent les jockeys, une race extraordinaire d’hommes pygmées, légers comme des plumes, nerveux comme des athlètes, qu’on prendrait à première vue pour des enfans, mais dont le visage tanné annonce souvent une jeunesse déjà fort décrépite. Ils arrivent bottés et recouverts d’une longue redingote brune, sorte de chrysalide d’où ils doivent bientôt s’échapper avec des vêtemens de satin et des couleurs éclatantes. L’un après l’autre, ils s’assoient avec un air de gravité dans la chaise qui forme un des plateaux de la balance. Il y en a d’une légèreté fabuleuse ; quelques jockeys anglais ne pèsent que trois ou quatre stones (cinquante-six livres) ; la différence entre leur poids naturel et le poids légal se trouve alors comblée par une masse de plomb qu’on ajoute à la charge de la monture. Cependant la cloche avait sonné, et l’heure était venue de seller les chevaux. Un flot de curieux se précipita vers les paddocks (enclos réservé aux bêtes) pour assister à la cérémonie du saddling (sellage), et je suivis la foule. Cette dernière toilette des chevaux consiste surtout à les déshabiller ; on leur enlève en effet leur croupière de laine, leur couverture de ventre et leur capuchon. Ceci me rappela le mot de cette femme de chambre anglaise qui, faisant allusion aux robes très décolletées de sa maîtresse, disait un jour : « Je vais déshabiller ma lady pour qu’elle aille ce soir au théâtre de sa majesté. » Tous les chevaux qui concourent pour le Derby race ne doivent avoir que trois ans ; ils sont par conséquent dans toute la fleur de leur beauté. À la vue de ces nobles créatures, l’enthousiasme éclata. Où est Dundee ? Son apparence fière et intrépide, son regard farouche soulevèrent des bravos. Je dois dire que dans un tel moment les jugemens qu’on porte sur les acteurs du jour se trouvent dominés par les intérêts : chacun voyait son cheval à travers la somme des paris qu’il avait risquée comme à travers des verres de lunette. Or, Dundee étant le lion du dernier Derby, c’est-à-dire celui sur lequel on avait hypothéqué des fortunes, ce fut aussi le coursier qui fut le plus admiré. C’est à peine si l’on daigna remarquer la modestie triomphante de Kettledram, l’ardeur impatiente de Diaphantus, qui manqua tout d’abord de démonter son jockey. Pour moi, qui regardais avec des yeux désintéressés, je ne partageai point tout de suite, il faut le dire, l’engouement des Anglais pour ces chevaux de course. Malgré leurs formes sveltes, leur jolie tête légère, leurs flancs de biche, leurs épaules obliques, leur cou sur lequel les veines se dessinaient comme des nervures sur une feuille de vigne, ces chevaux ne me représentaient point le beau idéal de la race tel que je l’avais vu figuré sur les sculptures grecques et romaines. Un amateur devant lequel j’osai exprimer mes doutes se contenta de hausser les épaules. Un autre, plus indulgent ou mieux élevé, prit la peine de m’expliquer que la beauté des chevaux, comme celle d’ailleurs de toutes les créatures vivantes, était relative à la nature des services qu’on attend d’eux. Ceux-ci ont la beauté de la course ; ce sont les oiseaux de leur race (flyers) : ils ne courent même point, ils volent. Avec leur robe lisse et luisante comme du satin, leur crinière tressée ainsi que la chevelure d’une jeune Anglaise et leurs jockeys de deux ou trois couleurs sur le dos, ces chevaux se dirigèrent à travers le champ clos vers le point de départ (starting post). Dès qu’ils parurent dans la plaine, à la vue de ces créatures en chair et en os, lesquelles n’étaient guère jusqu’ici que des mythes flottant dans les rêves et les imaginations de la foule, la fièvre des paris redoubla avec une ardeur effrénée. La vaste surface des bruyères d’Epsom n’était plus que l’immense tapis vert d’une table de jeu sur laquelle pleuvaient des pièces d’or. Fiers de porter sur leur tête la fortune de plusieurs milliers d’hommes, les chevaux étaient arrivés plus ou moins dociles en arrière du poteau d’où ils doivent s’élancer dans la lice.

Le champ des courses venait d’être éclairci, quand un chien, profitant de la circonstance, se mit à parcourir de toute sa vitesse l’enclos vide au milieu d’un tonnerre d’applaudissemens ironiques. Il est curieux d’observer à quel point les moindres incidens, qui passeraient inaperçus dans une petite réunion d’individus, soulèvent d’intérêt et de clameurs au sein d’une immense foule excitée déjà par les émotions les plus violentes. Un de mes voisins me dit : « Je le connais ; c’est un chien piqué par la mouche de la célébrité. Tous les ans, au Derby, il recommence le même manège, et je dois dire qu’il a réussi à faire parler de lui, car ses exploits sont racontés invariablement par tous les journaux anglais qui rendent compte de la fête. » Ce chien jouit en effet dans le monde des courses d’une notoriété incontestable.

Le starting post était maintenant l’objet de la, curiosité générale. Ce n’est point une petite affaire que de bien diriger l’importante manœuvre du départ ; le starter (l’homme qui donne le signal) doit avoir de l’énergie, de la patience et un coup d’œil sûr, car parmi ces intraitables coursiers les uns échappent comme une flèche à la main qui veut les retenir, d’autres bondissent et refusent de se soumettre à l’alignement. Quand ils sont enfin rangés sur une seule file, à deux cents mètres du poteau, le starter plante en terre le grand bâton de deux couleurs qu’il tient à la main, et s’écrie d’une voix forte : Go (allez !) Au même instant, le drapeau rouge, qui est près du poteau, s’abaisse ; c’est sur ce drapeau que les jockeys doivent surtout fixer les yeux. « Ils partent, ils sont partis ! » tel est le cri qui retentit aussitôt de dune en dune. Alea jacta est ! Le turf palpite, il vit, tant les chevaux semblent se confondre avec l’espace qu’ils dévorent. Ces fils du vent montés par des papillons tout reluisans de soie et d’or s’élancent d’abord en ligne droite pendant trois quarts de mille, puis ils tournent graduellement, et décrivent, en courant, une courbe qui finit par les dérober à la vue. Ils se perdent pendant quelques secondes derrière le boulevard de tentes, de baraques et de maisons établies sur des roues qui couronnent la crête d’une colline. Ce moment est un siècle, — moment d’incertitude, moment terrible pour les joueurs, où, comme dans les anciennes tragédies, la scène la plus pathétique se passe derrière la toile ! La profondeur du silence ne peut se comparer qu’à l’étendue de la foule ; mais ce silence recouvre des tempêtes intérieures. Encore l’intérêt du Derby ne s’arrête-t-il point où s’arrête la vue, c’est-à-dire aux dernières collines qui se perdent couvertes de têtes dans un horizon nuageux. Toute l’Angleterre est à Epsom de cœur et de pensée ; la brise des dunes porte au loin la grande nouvelle, et la moitié de Londres a déjà appris par le télégraphe que les chevaux courent. Ils ont disparu, ils vont revenir. Les voici ! Cou contre cou, tête contre tête, naseaux contre naseaux, ils luttent entre eux de vitesse et de fureur. Oh ! pour cette fois, c’est trop d’émotion, et les cris éclatent. « Bravo ! c’est Dundee qui gagne ! — Non, c’est Kettledram ! » Les noms des deux chevaux qui tiennent la tête du groupe volent, se croisent au milieu des applaudissemens et des hourras, jusqu’à ce qu’ils aient atteint le winning post, — poteau vis-à-vis duquel s’élève la chaire du juge. Une foule exaltée s’élance alors de toutes parts, saute par-dessus les chaînes qui limitent le terrain des courses et se précipite vers l’extrémité du champ, Une machine qui ressemble de loin presque à un échafaud a déjà arboré le numéro du vainqueur. C’est Kettledram !

Cette nouvelle fut d’abord accueillie par un immense mouvement de surprise, car Kettledram, qui avait remporté le prix, avait été regardé avant la course par la majorité des turfites comme un adversaire assez peu redoutable. Je vis le betting man de notre réunion revenir avec une figure bouleversée. « Eh bien ! s’écria-t-il, c’est le mauvais cheval qui a gagné, the wrong horse ! » Je compris que ce cheval était mauvais en ce sens que le joueur avait oublié de parier pour lui. Il se remit bientôt de son émotion et ajouta : « Après tout je m’en console ; mon cheval est arrivé le second, et il serait arrivé le premier, s’il ne s’était foulé le pied vers la fin de la course » L’étonnement fit bientôt place à l’enthousiasme. Applaudissemens sur applaudissemens éclatèrent en l’honneur de Kettledram. Le vainqueur fut salué avec frénésie par ceux-là mêmes qu’il avait fait perdre, et qui, un quart d’heure auparavant, n’auraient point voulu hasarder un shilling en sa faveur. Ce que c’est pourtant que. le succès ! Un cheval qui gagne le Derby, fût-il placé très bas avant les courses sur le marché des paris, devient tout à coup une célébrité, une puissance, un objet de vénération et une mine d’or pour le propriétaire. D’abord il recueille, pour la plus grande part, le produit des stakes, c’est-à-dire des cotisations payées d’avance par les divers candidats du turf, et dont la valeur nette s’élevait dans l’année présente (1861) à la somme de 6,225 livres sterl. Cette somme n’est encore rien, comparée à l’étendue et à l’importance des engagemens que le vainqueur du Derby obtient pour les autres courses de l’année. Sa réputation à elle seule est un capital. Tous les journaux anglais publient avec grand soin sa généalogie, son histoire, le nom du propriétaire, le nom de l’éleveur (trainer) et le nom du jockey. Son portrait (je parle du cheval) est gravé, photographié, peint à l’huile par les meilleurs artistes ; ce portrait figure avec honneur dans le salon des turfites, dans le bureau des feuilles de sport, dans les clubs, et jusque dans certaines tavernes, où il fait pendant à l’image du duc de Wellington. Sa gloire s’escompte en billets de banque sur tous les marchés de l’Angleterre, et il est bien sûr d’être à l’avenir le favori dans toutes les races où il voudra bien se montrer.

Mes regards se tournèrent alors vers la multitude qui peuplait les plaines et les dunes d’Epsom : c’était un spectacle émouvant. Des volées de pigeons lancés dans l’air par mille personnes décrivaient des cercles au-dessus de l’océan des têtes, et, après avoir reconnu leur chemin, se précipitaient dans toutes les directions, emportant sous leur aile le nom du cheval victorieux. Ces innocens messagers ont été, dit-on, employés quelquefois à des usages illicites : ils ont communiqué à certains joueurs la nouvelle de la journée au moment où, le résultat n’étant point encore connu sur certains marchés, la fureur des paris continuait encore. Au même instant, toutes les mains se mettent en devoir de déballer les provisions ; une formidable explosion de bouchons de vin de Champagne frappe l’air de tous les côtés et se mêle aux mille palpitations d’ailes. Deux questions ont fort occupé les Anglais et sont demeurées jusqu’ici sans réponse. — D’où viennent tout l’argent qui se joue et tout le vin qui se boit à Epsom un jour de Derby race ? Quelques sportsmen ont évalué que près d’un million de livres sterling changeait de mains ce jour-là par suite des transactions aléatoires. — Quant au nombre de bouteilles de vin, il n’a point été calculé et ne le sera jamais : la liqueur d’Aï coule, ruisselle, pétille, mousse dans tous les verres : cette mousse est le symbole de la fortune du jour ; elle monte, elle écume, elle déborde : qu’en reste-t-il ? Parmi les convives, les uns boivent pour fêter leur victoire, les autres pour se consoler de leur défaite. Aucun signe extérieur ne trahit d’ailleurs sur les visages les horribles inquiétudes de l’avenir et les sombres désillusions qui suivent toutes les courses de chevaux. Que de châteaux en Espagne évanouis ! Et pourtant on n’en voit rien. L’Anglais ne remet guère au lendemain les affaires sérieuses ; mais il y renvoie volontiers sa mauvaise humeur. Ceux qui avaient perdu leur argent n’avaient point perdu pour cela l’appétit ; ils n’en attaquaient même qu’avec plus de fureur les pigeon pies (pâtés de pigeon) et les autres pyramides de viande froide que chaque voiture avait apportées avec elle. On mange en plein air, on mange dans les booths (tentes ou baraques), on mange dans le Grand-Stand, on mange partout. Au Grand-Stand, la magnifique salle des rafraîchissemens étalait toutes les splendeurs de la cuisine anglaise. Là se trouvaient réunis les patrons du turf, les membres de l’aristocratie britannique, et même des princes étrangers : j’y reconnus le duc de Cambridge, le comte de Flandre et le duc d’e Chartres.

Mon voisin d’omnibus, le chroniqueur du turf, était d’avis que ce Derby était un des plus animés, des plus bruyans et des plus joyeux qu’il eût jamais vus. « Il y manque pourtant, me dit-il, deux figures qui donnaient du relief à cette fête : c’étaient celles de Jerry et du baron Nicholson. Vous avez connu le baron Nicholson, qui faisait tous les soirs la caricature du grand-juge à Cider Cellars. Il tenait ici, durant le temps des courses, une baraque pour les rafraîchissemens ! Sa fille, à laquelle il n’a guère laissé d’autre fortune, miss Nicholson, lui succède cette année et cherche à soutenir la réputation du booth ; mais qui rendra aux habitués du Derby le gros ventre, le triple menton, la face joyeuse et mordante, les bons mots et la belle humeur du pauvre chief justice ? Vous n’avez pu connaître Jerry : c’était un original qui affectait des airs de gentilhomme ruiné. Il portait un habit à la dernière mode, quoique le plus souvent déchiré, un chapeau à trois cornes et un lorgnon. Grâce à la liberté du Derby, il s’approchait des voitures de l’aristocratie et engageait familièrement la conversation avec les dames. On pouvait relever des erreurs dans sa grammaire ; il n’en parlait pas moins avec une sorte de bon ton et une aisance fashionable. Comme il connaissait tous les membres de la noblesse anglaise, on le chargeait souvent de messages pour lord ou lady ***. Après avoir fait sa cour, il tendait la main pour recevoir une demi-couronne, dessinait un salut profond et majestueux, puis se retirait. » Ce mot, la liberté du Derby, demande peut-être une explication. Le Derby est le seul jour de l’année où l’Angleterre pratique une sorte d’entente cordiale entre toutes les classes de la société. On lui a donné sous ce rapport et avec raison le nom de saturnales britanniques. L’intérêt des courses, que tout le monde partage au même degré, établit un lien entre les grands et les petits. Ce jour-là, le lord parie sur un pied d’égalité contre son fermier, et la duchesse veut bien faire croire qu’elle est composée de chair et d’os comme cette grosse bourgeoise qui se pavane dans une voiture, et avec laquelle sa grâce daigne échanger des sourires. Les convenances anglaises, si impérieuses dans les autres temps, perdent tout à coup de leur rigidité. Je n’en citerai qu’un exemple : une calèche remplie de femmes stationnait dans notre enclos ; ces femmes, qui s’étaient d’abord conduites avec une certaine modestie, laissèrent peu à peu tomber leur masque, fumèrent des cigares et s’enivrèrent de vin de Champagne. Un Anglais d’un caractère respectable osa monter un instant dans leur voiture et échanger avec elles quelques plaisanteries : on lui en fit des reproches ; mais il se retrancha derrière la liberté du Derby.

Une dernière course, celle des Burgh stakes, venait de clore la journée. Il était six heures du soir, la foule commençait à s’écouler et la verdure reparaissait sur les hauteurs d’Epsom. C’est le moment où rôdent les gypsies et où de vieilles femmes fouillent chaque brin d’herbe pour ramasser les débris de la fête, quelquefois même l’argent qui a coulé entre les doigts des joueurs. Notre omnibus reprit le chemin de Londres. En sortant du champ des courses, nous fûmes assaillis par une grêle d’oranges : quelques-uns de mes compagnons commençaient à se fâcher ; mais le vieux turfite leur apprit qu’autrefois on recevait très-souvent des pierres. Nous n’avions donc plus qu’à remercier notre étoile. Dans les voitures découvertes qui cherchaient comme nous leur chemin à travers la triple haie de véhicules, un grand nombre de betting man portaient à leur chapeau des figurines de bois : on me dit d’abord que c’était le signe de ceux qui avaient gagné ; mais comme à ce compte il y aurait eu plus de gagnans que de parieurs, j’en conclus que beaucoup se décoraient de ce trophée pour dissimuler leur défaite. Le nombre des poupées de bois qui se vendent ce jour-là est incalculable. Après avoir roulé sur une longue route encombrée de toute espèce de chars et s’être arrêté plusieurs fois pour étancher la soif des voyageurs, notre omnibus atteignit enfin le pavé du pont de Londres. Ce qui frappe surtout un étranger dans cet immense meeting d’Epsom en allant et en revenant, c’est l’absence, du moins apparente, de toute autorité. La main de la police n’intervient que dans les cas extrêmes et seulement pour arrêter les voleurs ou pour protéger les individus. Ailleurs le gouvernement apprend au peuple comment il doit s’amuser : l’Anglais, lui, veut se divertir à sa manière et avec ses coudées franches.

Tel est le Derby, fête étrange, unique, libre manifestation d’un peuple libre, à laquelle on ne peut rien comparer dans nos fêtes françaises. Nous avons bien, il est vrai, notre Longchamps et notre mardi-gras, sans compter nos courses de Chantilly et du bois de Boulogne : eh bien ! le Derby est tout cela en même temps, une exhibition de modes, un carnaval et une course de chevaux. Seulement les Anglais appellent nos courses de Chantilly des courses à la Watteau, et il faut bien admettre qu’il y a entre elles et le Derby la différence d’une fête champêtre de Watteau à la fameuse kermesse de Rubens. Puis, et c’est ici surtout que peut se reconnaître le caractère pratique des Anglais, une grande affaire se joint ce jour-là, chez nos voisins, à l’attrait du plaisir. Sous la fête de Longchamps il n’y a qu’une frivolité, sous le mardi-gras il y a une folie, tandis que sous le Derby il y a une idée sérieuse, — le perfectionnement de la race chevaline, que les Anglais considèrent comme la couronne du règne animal.

Je me suis étendu sur la description du Derby race, parce que, à plus d’un point de vue, cette course résume toutes les autres ; il y a pourtant un grand nombre de meetings célèbres dont il me faut indiquer en quelques traits le caractère. La même semaine a lieu à Epsom la fête des oaks (chênes), ainsi appelée du nom d’un domaine que possédait sur les lieux le comte de Derby. Ce jour est le jour des dames. Le grand prix se trouve disputé par des jumens de trois ans, et avant la course les ladies parient entre elles des douzaines de gants avec une ardeur incroyable. Viennent ensuite Ascot races, c’est le jour de l’aristocratie. Autrefois le souverain régnant se rendait à Ascot en grand cortège, et les femmes de la cour se promenaient, dans l’intervalle des courses, sur le champ clos. Aujourd’hui encore la reine y assiste. Ces courses, qui se célèbrent au milieu d’une société choisie, ont à la fois l’élégance d’un opéra en plein vent, la gaieté d’une foire et l’intérêt d’un sport. Sur une profonde rangée de voitures qui ont toutes les couleurs de l’arc-en-ciel s’étalent des toilettes splendides, des forêts de plumes, des robes de soie qui coûtent 20 ou 30 guinées, et qui se fanent comme une fleur avant la fin de la journée sous la poussière et le soleil. Autrefois l’empereur de Russie donnait un vase d’argent au vainqueur d’une des courses d’Ascot ; mais la politique n’est point étrangère à l’histoire du turf, et, depuis la guerre de Crimée les bons rapports des deux pays s’étant rompus, ce vase a été remplacé par une coupe qui n’a plus rien à faire avec la cour de Saint-Pétersbourg. Cette fête de la fashion est encore célèbre par un autre trait de mœurs : la moitié des jeunes garçons et des jeunes filles de la campagne se marie dans les environs d’Ascot pendant la semaine qui précède le 2 juin de chaque année, et l’une des attentions les plus délicates que le nouveau marié puisse montrer envers sa femme est de la conduire aux courses. Cet attrait est si irrésistible qu’il a vaincu, dit-on, plus d’une fois chez les jeunes paysannes les hésitations du cœur. Le 1er août se signale aussi dans le calendrier des courses ; c’est le grand jour des Goodwood races, celui de la fameuse coupe qui excite à un si haut degré l’ambition des turfites. Si quelque chose pouvait réconcilier un étranger, et surtout un enfant de la révolution française, avec le droit d’aînesse, ce serait le magnifique parc du duc de Richmond, dont une des collines domine le terrain des courses, et qui s’étend à perte de vue sur un horizon d’une beauté ravissante. L’Angleterre perdrait à la division de ce domaine une des plus délicieuses promenades qui existent au monde.

La même société qui a assisté aux courses de Goodwood se rend volontiers à celles de Brighton, qui ont lieu le 7 août. Brighton, c’est Londres transporté au bord de la mer. Le théâtre des courses, qui se déroule sur les dunes et à deux pas de l’Océan, a vraiment un caractère de grandeur qui naît surtout de l’association des faits. Il existe une sorte d’harmonie, remarquée d’ailleurs par les poètes anglais, entre ces deux ouvrages de la nature, — le cheval et la mer. Byron, qui aimait l’un et l’autre, n’a-t-il point comparé l’écume des vagues à la crinière des coursiers ? Vers la fin de la belle saison, le 18 septembre, le grand jour du Saint-Léger, great Saint-Leger day, attire d’un autre côté un vaste concours de turfites, de betting men, de fermiers et de curieux dans la ville de Doncaster. On y afflue de tous les points de l’Yorkshire, et le railway y entraîne même une grande partie de la population de Londres. C’est le carnaval du nord de l’Angleterre, qui tient à honneur de disputer au midi la palme du turf. Après le Derby, il n’est point de course dont la victoire soit plus recherchée. Le nom de cette fête ne se rapporte pas, comme on pourrait le croire, au jour de l’année. Saint Léger était un amateur du turf et un homme d’esprit dont on cite plus d’un mot heureux. Un jour qu’il paraissait devant une cour de justice, il se hâta de prononcer-avec un air de hardiesse la formule ordinaire : « Je le jure ! — Vous êtes bien prompt à prêter serment, fit observer le président du tribunal. — Je le crois bien, répondit l’autre, je suis le fils d’un juge. » Je n’en finirais pas, si je signalais tous les autres meetings plus ou moins importans qui commencent avec le printemps et qui se prolongent très avant dans l’automne.

Notre attention ne doit-elle pas maintenant se porter sur le héros de ces fêtes, sur le cheval ? A plus d’un point de vue, le cheval anglais, surtout le cheval de course, est une création de l’industrie humaine. Il sera donc curieux d’étudier la manière dont la race s’est formée, les soins qu’on donne au jeune animal et la méthode selon laquelle on l’élève. Pour cela, il faut se transporter à Newmarket, où l’on rencontre en même temps deux figures caractéristiques du turf, le trainer et le jockey.


II

Je ne connais point en Angleterre de ville plus triste que Newmarket. Qu’on se figure une grande rue monotone à laquelle se rattachent par hasard quelques ruelles étroites et vagabondes qui vont se perdre on ne sait où dans la campagne. Un côté de cette grande rue, celui du nord, appartient au comté de Suffolk, tandis que le côté du midi se trouve sur le comté de Cambridge. En traversant la ville, je fus pourtant surpris de ne rencontrer nulle part autour de moi cette jeunesse oisive et déguenillée qui afflige les yeux du voyageur dans les endroits sans industrie et sans commerce. La raison du fait me fut expliquée : ici, les enfans, dès l’âge de huit ou dix ans, entrent dans les écuries, où ils trouvent du travail. Newmarket est la ville des chevaux. Il n’y a dans la grande rue qu’un seul souvenir historique, c’est le château en brique bâti par Charles II, et où il se rendait durant la saison des courses[3]. Il n’y a qu’un édifice moderne, c’est la maison où se réunissent les membres du Jockey-Club. Là, ayant été introduit, à onze heures du soir, dans une salle longue, comfortable et bien éclairée au gaz, je rencontrai plusieurs notabilités du turf, le portrait d’un cheval célèbre dont j’ai oublié le nom, et une bibliothèque composée de deux ouvrages très volumineux, le racing Calendar (calendrier des courses), et le general stud Book (livre des haras). Newmarket vit sur les courses de chevaux et sur les diverses industries qui s’y rattachent. On n’y voit guère que des grooms, des jockeys, des dresseurs (trainers) et des sportsmen. Les horse training establishments (établissemens pour instruire les chevaux) s’y montrent plus nombreux et plus florissans que dans toute autre ville de l’Angleterre. Quelques grands seigneurs y entretiennent aussi des écuries considérables, qui sont de véritables palais. Ce qui se consomme de grain par semaine à Newmarket, non pour la nourriture des hommes, mais pour celle des chevaux, est formidable, La réputation et la prospérité de la ville tiennent pourtant, sous ce rapport, à une circonstance fortuite. Des genêts d’Espagne étaient chargés à bord de la fameuse Armada, quand, les vaisseaux de cette flotte ayant fait naufrage, des chevaux se sauvèrent à la nage et abordèrent sur les côtes de Galloway. Quelques-uns d’entre eux furent, dit-on, amenés à New-market, où, croisés avec des chevaux anglais, ils devinrent la souche d’une race et l’origine d’un commerce très étendu. La Grande-Bretagne fournit aujourd’hui des chevaux de course et des jockeys à toute l’Europe[4]. On ne s’étonnera donc plus que le horse training (éducation des chevaux) soit pour la petite ville de Newmarket une source de profit très considérable, un grand nombre de ces créatures, les plus belles et les mieux dressées qu’on puisse trouver dans le monde, étant tous les jours exportées à des prix extravagans. La nature concourut d’ailleurs avec le hasard à faire la spécialité de l’endroit. Un training-ground. (terrain pour les exercices équestres) s’étend à plus d’un mille et demi sur une montée douce et tapissée d’herbe, merveilleusement appropriée, disent les connaisseurs, pour tenir les chevaux dans le vent.

Deux motifs m’avaient conduit le 1er octobre 1861 à Newmarket. D’abord je désirais voir les courses, qui ont lieu six ou sept fois dans l’année, et qui ne ressemblent à aucune des autres courses de chevaux ; ensuite je me proposais de visiter ces établissemens, uniques en Europe, où l’on développe les qualités naturelles du coursier anglais. J’étais accompagné du rédacteur en chef du sporting life, M. Feist, qui voulait bien me servir de guide et m’initier aux mystères du turf. Les Newmarket races ont lieu près de la ville, dans une bruyère (heath) qui s’étend sur une longueur de quatre milles, et qui ne présente d’abord à la vue qu’un océan d’herbe. Elles se distinguent de toutes les autres courses en ce qu’il ne faut point y chercher le plaisir ni le spectacle : c’est une affaire, rien de plus, rien de moins. Il n’y a là ni Grand-Stand couvert de têtes, ni tentes, ni baraques, ni théâtres en plein vent, ni gypsies, ni bateleurs. Les membres du Jockey-Club, auquel appartient le terrain des coursés, ne les souffriraient pas, car le bruit d’une foire ou d’une fête détournerait l’attention du but de la journée, qui est tout sérieux : il s’agit d’essayer des chevaux et de parier. On peut même dire qu’il n’y a point de foule, car la plupart des assistans sont à cheval ou en voiture, et ils se trouvent comme perdus dans l’immensité de la plaine verte. Le seul centre de réunion est le betting-ring, cercle d’asphalte, défendu par un palissade de bois, où l’on paie 10 shillings pour entrer, et où se tiennent les betting-men avec la carte du jour (racing card), un crayon et un carnet à la main. Dans cette sorte de bourse en plein vent, l’agitation furieuse contraste avec le caractère paisible du reste de la scène. Autour du cercle des joueurs s’arrondit et se serre une ligne épaisse de voitures découvertes dont les occupans prennent un intérêt dans les chaudes transactions de la prochaine course. Sur une de ces voitures se distinguait une femme aux proportions masculines, aux cheveux coupés courts et à, la tête couverte d’un chapeau rond. Cette amazone est bien connue à Newmarket, où elle ne manque aucun meeting et où elle parie sur les chevaux avec la hardiesse d’un turfite consommé. Trois petites maisons s’élèvent sur la bruyère plate, qui n’est bornée à l’horizon que par un massif d’arbres, et qui ressemble au champ de bataille de Waterloo. L’une est le bureau du télégraphe, qui transmet à Londres d’heure en heure les résultats du turf, l’autre le weidhing house, où l’on pèse les jockeys ; la dernière, située tout à l’extrémité du champ, c’est le saddling house, où l’on selle les chevaux pour la course. Je laissai mon compagnon, le rédacteur du Sporting life, dans son cabinet de travail, — une cabane de berger qu’il avait fait transporter sur la limite du champ, — et je me dirigeai vers la chaire du juge devant laquelle s’élevait sur un fond noir le winning post. Les courses se distinguent elles-mêmes par un certain caractère de simplicité. La police du turf se trouve représentée par le clerc des courses (course-clerk), gros homme de bonne mine, à la figure rouge, habillé de rouge et monté sur un cheval robuste. Il est assisté dans ses fonctions par les éclaireurs des courses, qui portent écrit sur leurs chapeaux course clearers, et qui sont armés d’un fouet dont les claquemens servent à écarter sans façon les importuns. Autour du champ clos, je pus voir à loisir les gentilshommes du turf, tous à cheval, et un grand nombre de jockeys montés sur de courts poneys. Les courses de Newmarket ont encore cela de particulier qu’elles changent plusieurs fois de terrain dans la journée, et la chaire du juge, au lieu d’être, comme ailleurs, un monument fixe, est une guérite mouvante qui se déplace avec le lieu de la scène. Dans ces conditions, tout se passe avec la froideur d’une expérience scientifique ou d’une opération commerciale. La vaste bruyère était bien tachetée çà et là de quelques riches équipages, parmi lesquels se remarquait celui de lady Stamford ; mais les femmes elles-mêmes étaient venues pour voir et non pour être vues, car les voitures étaient fermées. Je profitai de l’intervalle de deux courses pour aller visiter le Devil’s dyke (fossé du diable). Qu’est-ce que le Devil’s dyke ? C’est une excavation qui s’étend presque en ligne droite sur une longueur de sept milles, qui dans certains endroits a plus de cent pieds de largeur, et dont les bords sont relevés par des ouvrages de terre semblables aux remblais d’un chemin de fer. Ce fossé borne le terrain des courses, quoique de l’autre côté la plaine ou la bruyère recommence. On dirait un canal où l’eau est remplacée par l’herbe, qui se courbe et se ride sous le souffle de la brise. Le Devil’s dyke a fort intrigué les antiquaires. Les uns veulent que ce soit un ouvrage des Romains ; d’autres le font remonter aux Bretons, avant le temps de César, tandis que d’autres encore l’attribuent à Uffa, le premier roi des Angles de l’est. Tout porte du moins à croire qu’il fut creusé pour marquer les limites d’une province militaire. L’obscurité qui enveloppe ce monument de l’industrie et de la persévérance humaines lui a sans doute valu son nom, car nos ancêtres rapportaient volontiers au diable les ouvrages dont ils ne pouvaient pénétrer l’origine.

Le lendemain, je consacrai mon temps à visiter les écuries qui font la gloire et la richesse de Newmarket. La ville venait d’éprouver une grande perte. Quelques mois auparavant était mort le duc de Bedford, qui, selon le langage des Anglais, était sportsman dans le cœur, et qui entretenait à Newmarket un des plus magnifiques établissemens de chevaux. Son fils, disent avec un soupir les amateurs de courses, n’hérite nullement des goûts du père pour le turf. En conséquence la riche collection d’animaux rares, — étalons, jumens, poulains, jeunes chevaux en voie d’instruction (horses in training), — formés avec tant de soin et de peine durant la moitié d’une vie d’homme, venait de se disperser sous le marteau du commissaire-priseur. La vente avait produit 7,736 livres sterling, et encore les connaisseurs affirment-ils que cette somme ne représente point le tiers des déboursés du feu duc. Dieu merci, Newmarket conserve un autre patron : je parle de lord Stamford, qui reste ferme comme une ancre sur le turf et protège ainsi la vieille métropole des chevaux. Là est pour ainsi dire son royaume. Dernièrement c’était le birth day (jour de naissance) de lady Stamford ; toute la ville était en fête : de joyeuses volées de cloches proclamaient incessamment l’heureux anniversaire, et un peuple de jockeys s’asseyait à un splendide repas que leur fait servir tous les ans cette main libérale. Les écuries (stables) jouissent d’une réputation européenne : on y est difficilement admis ; mais lord Stamford lui-même ayant bien voulu annoncer ma visite à son trainer (dresseur de chevaux), M. David Dawson, je pénétrai sans résistance dans ce sanctuaire du sport. Le trainer d’un grand seigneur anglais est lui-même un homme d’importance qui a tout un train de domestiques, une maison charmante, un salon orné avec la plus somptueuse élégance, et dont une femme en grande toilette fait délicatement les honneurs. Je fus d’abord conduit dans une cour enfermée par des bâtimens de brique avec deux ailes qui se relient à un édifice central surmonté d’un cadran d’horloge. Au milieu de la cour trônait, dans une loge monumentale, un énorme chien de Terre-Neuve. Tout le long des bâtimens étaient des portes qui s’ouvrent au besoin pour laisser entrer ou sortir les chevaux. Chacun d’eux a sa chambre à coucher. C’est une cellule bien propre, bien éclairée, avec des murs soigneusement blanchis et recouverts de lames de fer, une crèche luisante comme du marbre et un lit de paille fraîche qu’on renouvelle tous les matins : ici l’on ne connaît point le fumier. Chacun de ces chevaux a son groom ou garçon de service pour faire sa toilette et pour veiller à tout. Cette toilette est très compliquée ; elle exige un trousseau complet d’épongés, de peignes, de brosses, de serviettes et d’autres ustensiles qui rappellent le boudoir d’une femme du monde. Les chevaux sont en outre habillés de vêtemens de drap dont plus d’un pauvre de Londres aimerait à se couvrir. Les grooms, qui ont presque tous le même âge (douze ou treize ans) et qui présentent entre eux des traits de famille, couchent eux-mêmes dans les écuries sur des lits qu’on relève pendant la journée, et qui prennent alors la forme d’une commode. Je visitai successivement vingt-sept chevaux, sans compter ceux qui sont dans les prairies ou les haras, et qui s’élèvent au nombre de soixante-dix. Eh bien ! chacun d’eux est relativement une fortune. Ils portent tous des noms connus ou fameux, ils ont figuré avec honneur dans les luttes du turf, et leur généalogie est sans tache. Presque tous ont du sang arabe dans les veines. Quelques-uns d’entre eux sont nés dans l’établissement, d’autres ont vu le jour dans l’Yorkshire, cette terre nourricière des chevaux, ou dans d’autres parties de la Grande-Bretagne ; mais ils sont tous dressés uniquement pour la course. Je m’arrêtai devant une jument qui porte le nom de Little Lady (petite dame), et qui est la favorite de lady Stamford. Cette dernière prend plaisir à lui donner de sa propre main des pommes, des oranges, des gâteaux et d’autres friandises. Ce qui appela surtout mon attention, c’était l’amitié de cette jument pour un chat qu’elle s’amusait à caresser et à poser délicatement sur son dos avec la bouche. Ces sortes d’attachemens ne sont pas rares dans les écuries anglaises[5]. On cite par exemple Chillaby, un cheval de course très féroce, qu’un seul groom osait approcher, et qui portait une affection très tendre à un agneau ; il passait des heures à écarter les mouches qui tourmentaient son ami. Les chefs des écuries se gardent bien de contrarier ces inclinations. Les chevaux pur sang ressemblent, disent-ils, aux jolies femmes ; ils ont leurs fantaisies, leurs caprices, qu’il faut respecter ; cela les tient en belle humeur, les attache à leur cellule, et les rend plus dociles durant les longues heures de solitude et d’oisiveté qu’ils passent loin du turf. C’est surtout le soir qu’il faut visiter les écuries de lord Stamford ; à la lumière du gaz qui éclaire les formes légères et vaillantes de ces merveilleux coursiers, on dirait un château des contes arabes.

Il existe plusieurs autres établissemens du même genre, quoique moins somptueux, à Newmarket ; mais, avant d’insister sur le caractère de ces écuries, ne convient-il pas de nous faire une idée nette de ce que les Anglais appellent cheval pur sang, thorough bred, ou cheval de course, race horse ? Pour cela, j’aurai recours aux lumières d’un membre du Jockey-Club qui a passé sa vie à étudier pour son plaisir la question du turf. L’éducation du cheval anglais a été une œuvre lente, successive, méthodique ; elle a commencé avec les anciens Bretons et se continue, réfléchissant de siècle en siècle les traits de la société qui se développe. Je ne m’attacherai d’ailleurs qu’au race horse. Ce dernier apparaît tard dans l’histoire ; il y avait des courses en Angleterre avant qu’il n’y eût des chevaux de course. On admettait d’abord tous les chevaux qui montraient de la force et de la vitesse, sans trop avoir égard à leur naissance. Ce n’est guère qu’après la restauration qu’on voit se dégager une classe de coursiers entièrement consacrés au turf. Charles II, à l’exemple de Jacques Ier, de Henri VIII et de plusieurs autres rois ses prédécesseurs, avait porté son attention sur le perfectionnement de la race chevaline. Il avait même envoyé un des officiers de sa maison acheter au loin des jumens bien connues sous le nom de jumens royales, royal mares, et d’où descendent plus ou moins les modernes chevaux de course, racers. Cromwell lui-même avait laissé les débris d’un haras célèbre ; son fameux Turc-Blanc, White Turk, figure avec honneur dans les annales du sport, et lorsque les royalistes firent main-basse sur les dépouilles du protecteur, ils trouvèrent cachée dans le caveau d’une église une jument de prix à laquelle on donna, par suite de cette circonstance, le nom de Cercueil, Coffin Mare. Il faut néanmoins arriver au commencement du dernier siècle pour trouver les véritables ancêtres dans la famille des chevaux pur sang. Un des plus anciens est le Darley Arabian, ainsi appelé parce qu’il appartenait à M. Darley et qu’il avait été élevé près d’Alep, dans le désert de Palmyre. Il eut des descendans illustres, parmi lesquels Flying Childers, dont l’histoire ressemble presque à une légende, tant on lui prête sur le turf des exploits héroïques. Plus de vingt années s’étaient écoulées depuis que M. Darley avait démontré la valeur du sang arabe, lorsque lord Godolphin acheta par hasard un cheval d’une forme singulière auquel on a donné le nom de Godolphin Arabian. Les turfites disputent pourtant encore sur une question : était-ce un arabe ou un barbe ? Dans tous les cas, la carrière de ce cheval avait été romanesque et ne peut guère être comparée qu’à celle de Cosmopolite, un cheval du baron de Nivières, qui vient de gagner le prix aux dernières courses de Newmarket. Il avait porté le harnais en France, où il fut acheté. Présenté à lord Godolphin, il passa un temps considérable dans les haras de ce seigneur anglais avant que son mérite fût reconnu. Ainsi que le Darley Arabian, il devint le père d’une dynastie de coursiers mémorables et mourut en 1753, à l’âge de vingt-neuf ans.

Il sera maintenant aisé de répondre à cette question : qu’entend-on par un cheval pur sang, thorough bred ? C’est un cheval dont on peut suivre la généalogie à travers plusieurs générations, et dont les ancêtres ont gagné leurs quartiers de noblesse sur le turf ou ont établi leur réputation dans les haras comme fondateurs d’une race de chevaux supérieurs. Ainsi que l’aristocratie anglaise, le cheval de course est d’origine étrangère. Il descend de sang arabe, barbe ou turc ; mais les soins, l’éducation, le croisement avec la race des chevaux anglais ou écossais et aussi le climat de la Grande-Bretagne ont beaucoup augmenté sa valeur primitive[6]. Il est devenu beaucoup plus grand que ses devanciers, plus long, plus léger, sans rien perdre pour cela de sa puissance musculaire. Toutes les fois qu’un cheval de course anglais a concouru avec les meilleurs chevaux arabes, il a invariablement remporté la victoire.

La pureté du sang étant la première qualité d’un race horse, on devine bien que les Anglais ont apporté une grande attention à la manière de peupler les haras. La plupart des grands seigneurs font reproduire la race des thorough bred dans leurs domaines. Il y a pourtant des établissemens spéciaux connus sous le nom de breeding establishments et dont la spéculation consiste à croiser les meilleurs chevaux de course. Ce n’est point à Newmarket qu’il faut chercher ces établissemens. Il en existe un que j’ai visité à Middle-Park, près d’Eltham. Des prairies ombragées ça et là de quelques grands arbres s’étendent sur une surface de 500 acres. Il y a quatre étalons pour cinquante jumens. Les étalons sont gardés chacun dans une écurie à part, tandis que les cavales errent en liberté dans des paddocks, enclos de verdure divisés par des haies ou des barrières, et sur lesquels s’élève une maison de bois pour la nuit. Ces jumens déliées se portent quelquefois entre elles des défis et se livrent sur le gazon de la vallée à des courses volontaires qui rappellent les beaux jours de leur émulation sur le turf. L’intérêt du chef de cet établissement, M. Blinkiron, est de se procurer à n’importe quel prix le sang le plus fashionable. Durant le dernier siècle, il n’y avait guère que la noblesse qui élevât des chevaux pour les courses ; l’honneur de faire naître un favori contribuait alors beaucoup plus que le gain à l’entretien des haras. Aujourd’hui il n’en est plus ainsi ; à peu d’exceptions près, on élève des chevaux de course par spéculation. Il en résulte que la race s’est beaucoup étendue ; on calcule qu’il se produit maintenant cinq fois plus de ces nobles animaux qu’il ne s’en produisait en 1762. L’art de les croiser a également fait des progrès ; c’est aujourd’hui à la fois une industrie et une science, souvent même une science occulte, à laquelle les éleveurs, breeders, demandent volontiers la pierre philosophale. À travers beaucoup d’incertitude et d’obscurité, car il reste encore plus d’un mystère à pénétrer dans le grand œuvre de la nature, cette science s’appuie du moins sur un principe solide, la transmission des caractères par voie d’hérédité. On ne saurait croire, disent les éleveurs, ce qui coule dans le sang, surtout dans le sang des thorough bred. On voit souvent non-seulement les caractères extérieurs, tels que la couleur, la forme des membres et du sabot, mais aussi les goûts, les vices et certaines excentricités d’humeur, descendre et se prolonger de génération en génération. Les hommes de l’art connaissent si bien ces faits qu’ils rejettent avec une résolution inébranlable le sang d’où pourraient sortir des infirmités héréditaires, et qu’ils corrigent par des croisemens utiles les défauts d’un ordre moins important ou d’une disposition moins tenace. Le premier soin d’un établissement comme celui de Middle-Park est donc de choisir les animaux qui ont acquis de véritables titres à la distinction. Un cheval qui a vaincu dans un grand nombre de courses et qui a figuré avec honneur dans le champ d’Epsom est généralement considéré comme le plus digne de reproduire la race. Il y a pourtant des exceptions, et certains coursiers célèbres sur le turf n’ont obtenu aucun succès dans les haras. On peut, dans certains cas, découvrir la cause de ces espérances déçues : les chevaux les plus renommés arrivent souvent dans les paddocks épuisés par leurs exploits, et il faut plusieurs années de repos pour qu’ils recouvrent toute leur vigueur. C’est ainsi que, d’après les annales des haras anglais, un assez grand nombre de jumens et d’étalons célèbres n’ont donné naissance à leurs meilleurs poulains que quand ils étaient relativement avancés en âge.

À Middle-Park, les cavales, brood-mares, conçoivent, pour la plupart, au mois de janvier et passent les onze mois de leur grossesse dans les prairies. Un charmant spectacle est celui de la mère avec son poulain, je pris plaisir à les voir couchés l’un près de l’autre au pied d’un grand arbre qui jetait de l’ombre sur l’herbe fine et veloutée. La mère, éventant son petit avec une queue soyeuse, l’oreille droite, l’œil inquiet jusque dans le repos, semblait prête à bondir comme un cerf au moindre bruit qui aurait pu menacer l’innocente créature. Quelques-uns de ces jeunes chevaux tettent encore ; d’autres se passent déjà, comme disent les Anglais, des soins de leur dame. Ainsi que des enfans dans la cour d’une école, ces derniers se livrent à des jeux et essaient de bonne heure, en se poursuivant les uns les autres, leurs forces pour la course. Leur jolie tête intelligente, la grâce de leurs contours, l’élégance de leurs mouvemens, la symétrie de leurs formes raffinées, leur démarche aristocratique, tout trahit déjà chez eux une noble origine, et dans certains cas une vocation décidée pour le turf. Ou je me trompe fort, ou ces traits héréditaires du cheval pur sang ont beaucoup contribué à fortifier les idées des Anglais sur la hiérarchie de la naissance. Entre les thorough bred et les half bred (chevaux croisés), il y a, disent-ils eux-mêmes, la différence qui existe entre un homme et un gentleman. L’établissement de Middle-Park se compose en tout de plus de cent chevaux. Chaque année a lieu, au, mois de juin, une vente publique de yearlings (poulains d’un an) qui se vendent déjà un prix considérable. L’un d’eux a été acheté en 1860 quinze cents livres sterling par le colonel Towneley.

Jusqu’ici, le poulain est un diamant brut ; il faut maintenant le polir. Quand un jeune cheval pur sang a été reconnu propre pour le turf, on l’envoie à l’école, training establishment. Ce n’est point une petite affaire que de déterminer, sur l’apparence d’un poulain, les qualités qu’il peut avoir pour la course ; les plus habiles s’y trompent souvent, et de telles erreurs deviennent dans certains cas la source des plus cruels mécomptes. Ce vainqueur en herbe du prochain Derby est en effet quelquefois la dernière espérance d’une noble maison, le dragon ailé sur le dos duquel un gentilhomme ruiné espère franchir l’abîme que les pertes du turf ont creusé dans sa fortune. Cette fois c’est le plus souvent vers Newmarket qu’on dirige le jeune élève. Ici s’ouvre pour lui une carrière toute nouvelle. Aux heures libres et oisives du haras succèdent tout à coup la sévère discipline de l’écurie, les soins minutieux de la toilette et bientôt le dur travail sur le champ de manœuvres. La plupart des training establishments sont de véritables industries ; on y reçoit les chevaux en pension pour un prix convenu, et l’on se charge de les dresser à la course. Quelques amateurs qui entretiennent des institutions semblables à leurs propres frais n’ont pourtant point en vue le profit, mais l’honneur, — ou, comme ils disent, le ruban bleu du turf. Le baron de Rothschild par exemple donnerait volontiers la valeur de trois Derbys pour en gagner un. Eh bien ! le célèbre banquier, malgré de grands sacrifices, n’a pas été heureux jusqu’ici dans ses chevaux, tandis qu’un gentilhomme anglais qui figure depuis peu de temps dans le monde des courses et qui possède un haras relativement peu considérable, le colonel Towneley, a remporté deux années de suite un prix important à Epsom. Il y a donc autre chose que l’argent dans la question du turf ; comme disent les sportsmen, il y a un tact. La plupart des bons trainers, qu’ils agissent pour leur propre compte ou qu’ils président aux écuries d’un grand seigneur, sont de véritables artistes en chevaux : ils font de la science pratique, de l’histoire naturelle en action. La spéculation n’exclut point chez eux l’enthousiasme. On cite à ce propos l’exemple d’un trainer qui avait été chargé d’instruire pour le Derby un cheval nommé Eleanor. À mesure que le grand jour de la lutte approchait, on s’aperçut que cet homme devenait inquiet et hagard. Il ne mangeait plus, ne dormait plus, et finit par tomber tout à fait malade. Comme il gardait le lit pour la première fois de sa vie, les parens du trainer ne doutèrent point qu’il ne touchât à ses derniers momens, et appelèrent le vicaire de la paroisse pour le consoler. Le moribond ne prêta aux discours du bon pasteur qu’une oreille distraite ; il s’agitait sur son lit et gémissait comme un homme dont l’esprit est bouleversé. Enfin le pasteur lui dit : « Mon ami, n’avez-vous point quelque chose sur la conscience qui vous tourmente ? S’il en est ainsi, je vous engage à me le confier. — Oui, reprit l’autre, j’ai quelque chose sur le cœur, et je le dirai, mais à vous seul. » Le pasteur se baissa vers la bouche du mourant, et celui-ci lui murmura dans l’oreille : « Eleanor est un cheval douteux. » Ce cheval douteux gagna néanmoins les deux grands prix, celui du Derby et celui des Oaks. À cette nouvelle, le trainer se releva guéri. Je n’affirmerai pas que tous les professeurs de chevaux poussent si loin le point d’honneur ; mais il est certain qu’ils mettent autant d’amour-propre que d’intérêt dans les succès de leurs élèves.

Il y a différentes méthodes : quelques trainers choient les chevaux qu’ils instruisent, d’autres au contraire les traitent avec la plus grande sévérité ; d’autres enfin, — et ce sont, je crois, les mieux inspirés, — n’ont point de règle fixe ni de parti-pris. Ils étudient le caractère de chaque cheval et adoptent le système qui leur paraît le mieux approprié à la nature du sujet. On peut pourtant dire qu’en général la vie d’un jeune cheval de course n’est point toute couleur de rose. Sur ce dos nerveux et irritable qui n’a porté jusqu’ici qu’un morceau de bois, connu sous le nom de dumb jockey (jockey muet), s’élance pour la première fois un jockey en chair et en os, dont le poids est léger, mais ont la main ferme et les genoux d’acier apprennent tout d’abord au fier animal qu’il a trouvé un maître. On commence par le travail doux (slow ivork), après lequel vient le travail dur (strong work). Après avoir arpenté la plaine au petit galop, un beau matin, à l’heure où l’alouette secoue de ses ailes les fraîches gouttes de rosée, le jeune cheval sort pour prendre sa première sueur (fîrst sweat). La longueur de ces sueurs ou courses forcées augmente avec les facultés de l’animal qui se développent. Dans la plupart de ces manœuvres, il a pour moniteur un autre cheval, car le horse training est fondé jusqu’à un certain point sur le système des écoles mutuelles. Pendant ce temps-là, la qualité et la quantité de la nourriture se trouvent, ainsi que la boisson, strictement mesurées d’après l’ordre des travaux. Si le cou ou les épaules du cheval sont trop chargés de chair, on couvre ces parties de chaudes couvertures pour les alléger par la transpiration. Grâce aux exercices et à ces soins assidus, l’animal acquiert peu à peu des muscles fermes comme de l’acier et une peau luisante, douce au toucher comme une main de femme. L’éducation du trainer a quelquefois métamorphosé certains chevaux à tel point que le propriétaire lui-même ne les reconnaissait plus. Ce n’est point seulement la forme extérieure qu’on cultive, c’est aussi l’énergie morale. La classe des thorough bred, me disait un trainer, se distingue surtout des autres chevaux par l’émulation et par une sorte de sentiment chevaleresque ; sa principale force est dans la tête. Quand l’élève est assez avancé, il reçoit pour ainsi dire la dernière touche de l’artiste, et alors arrive sa première épreuve, first trial, qui a lieu devant un petit nombre de connaisseurs. Jusqu’ici, son éducation s’est faite en quelque sorte à la sourdine, car le plus grand mystère règne dans les écuries des trainers et s’étend sur toutes les manœuvres. Le moment est venu maintenant de le pousser dans le monde.

La plupart des jeunes chevaux qu’on destine au Derby figurent d’abord à Newmarket dans une course connue sous le nom des « deux mille guinées, » two thousand, et qui est comme la préface d’Epsom. Quelques sportsmen ont néanmoins pour méthode de ne point éventer leurs chevaux, et gardent sous le plus grand secret, pour l’événement majeur de l’année, un candidat redoutable, qui prend alors, dans le langage du turf, le nom de « cheval ténébreux, » dark horse. Un des plus prodigieux « chevaux volans (flyers) » dont s’honore la Grande-Bretagne était Éclipse, — ainsi appelé parce qu’il était venu au monde durant la grande éclipse de 1764. Il avait cinq ans quand il fut inscrit pour la première fois sur le programme d’une course. Cette dernière circonstance excita les soupçons et la curiosité. Lorsqu’il parut à Epsom le 3 mai 1769, il balaya tout devant lui. Il avait été élevé par le duc de Cumberland, et à la mort du duc avait été vendu 75 guinées dans les haras. Avant que le cheval eût encore figuré dans la lice, le colonel O’Kelly acheta pour 650 guinées une part de propriété dans les exploits de la future merveille, et plus tard il devint le seul maître de l’animal en payant en plus une somme de 1,100 guinées. À quelqu’un qui voulait ensuite le lui racheter, O’Kelly demanda 25,000 livres sterling comptant et une pension viagère de 500 livres par an de la même monnaie. Il n’y a plus aujourd’hui en Angleterre de cheval qui vaille des prix aussi fabuleux : quelques-uns représentent néanmoins des fortunes. En 1861 même, un cheval de course nommé Klarikof fut brûlé par accident dans un wagon de chemin de fer. Quelques jours avant le Derby, lord Saint-Vincent avait donné l’énorme somme de 500 guinées pour acheter moitié du cheval et moitié des engagemens. Klarikof n’était pourtant point encore un flyer de premier ordre.

Parmi les chevaux qui concourent pour le Derby, quelques-uns s’ensevelissent tout vivans dans leur triomphe. Ils avaient été élevés pour vaincre ; ils ont vaincu, leur rôle est joué. D’autres sortent au contraire de cette rude épreuve déchirés, mais endurcis et comme trempés par le succès. La première année, ils ne figurent guère que dans les courses de Goodwood et de Saint-Léger, où ils ne répondent pas toujours aux chaudes espérances qu’ils ont fait naître. Si quelque chose ressemble aux incertitudes et aux déceptions de la vie humaine, c’est bien le turf : le vainqueur d’aujourd’hui devient plus d’une fois le vaincu de demain. Une foule de causes très légères contribuent à ces péripéties, qui se traduisent dans le monde du sport par d’énormes reviremens de fortune. Je ne parlerai point ici des fraudes ni des pratiques criminelles qui peuvent altérer les chances du turf[7] ; mais il suffit souvent d’une pierre ou du moindre accident pour arrête ? la course foudroyante du favori. J’admire ce mot d’un seigneur anglais qui, au moment où il voyait partir les chevaux sur lesquels il avait parié, s’écria : « Voici mes guinées qui prennent le mors aux dents ; pourvu qu’elles ne fassent pas un écart ! » Le succès dépend aussi pour beaucoup du caractère des coursiers qui, ainsi que tous les pur sang, sont souvent capricieux et, comme on dit, journaliers. Les turfites citent par exemple un cheval nommé Indépendance qui fit plus d’une fois le désespoir des joueurs. Quand il était en belle humeur de courir, tout allait bien, et il éclairait devant lui le terrain avec la hardiesse d’un boulet lancé par la bouche d’un canon ; mais quand au contraire il ne se sentait pas en veine, il bondissait et se dérobait à la lutte malgré les efforts de son jockey : dans le langage du turf, il trouvait bon de fermer boutique, shut up. Un autre coursier célèbre, Euphrate, avait aussi des excentricités curieuses qui ont fort occupé les sportsmen. Comme il avait été dressé de bonne heure au métier, l’expérience lui avait appris que, la veille d’une course, on soumet les chevaux dans les écuries à un régime et à un traitement particuliers. Cette sagacité, jointe à un tempérament très nerveux, le rendait alors inquiet, — ni plus ni moins qu’un général d’armée à la veille d’une grande bataille, — et lui faisait perdre ainsi une partie de ses forces. Le trainer, s’étant aperçu de la chose, jura bien d’éviter désormais avec soin tout ce qui pourrait éveiller les soupçons de l’ombrageux animal et le mettre sur la piste des événemens futurs[8]. Il existe, d’un autre côté, une notable différence dans la manière dont ces acteurs conquièrent leur renommée : les uns paraissent tout d’abord sur le turf avec éclat et éclipsent tout autour d’eux ; d’autres ne s’élèvent que par degrés et arrachent, comme disent les poètes du turf, leurs lauriers de la main du temps. Il y a deux ou trois années triomphait à Ascot un vieux cheval connu sous le nom de Fisherman, et qui est devenu, selon le langage des Anglais, une institution dans le monde des courses. Eh bien ! les débuts de ce coursier célèbre avaient été malheureux ; ce ne fut qu’après plusieurs défaites qu’il rompit la glace à Nottingham, où il gagna un prix désigné sous le nom de trial stakes. Depuis, il avait figuré dans cent quatorze courses et avait vaincu soixante-onze fois. Un jockey avait pris soin de lui quand il était dans les écuries de son ancien professeur (trainer), et chaque fois que le cheval le rencontrait sur le turf, il saluait cet ancien ami par un hennissement de joie. On se figure peut-être que, leur éducation étant terminée, les race horses n’ont plus rien à faire dans l’intervalle des courses ; c’est une erreur : l’exercice (drilling) est pour eux, comme pour les soldats, une occupation de toute la vie.

Un bon cheval de course se maintient généralement avec honneur sur le turf jusqu’à sa sixième ou septième année. Après avoir disputé le prix dans de brillans tournois où il jouissait de toute l’indépendance de sa valeur, il concourt ensuite le plus souvent pour des handicaps. Voilà encore un mot qu’il nous faut expliquer. On donne le nom de handicaps à des courses où l’on cherche à égaliser entre les concurrens les chances de victoire. Un cheval dans toute la fleur de sa réputation ne se commet guère dans ces sortes d’épreuves ; il lui faudrait porter sur le dos une charge trop lourde, — le poids de sa gloire qui se traduit dans ce cas par un poids de plomb[9]. Imposer ainsi plus ou moins chaque cheval selon son âge, son mérite et ses hauts faits passés est une fonction délicate qui exige de la part de celui qui l’exerce des lumières et un talent spécial. L’homme le plus renommé maintenant en Angleterre pour ces sortes d’appréciations, ou, comme disent nos voisins, le plus grand handicapper est l’amiral Rous. Avec le temps commence d’ordinaire pour le race horse, surtout quand il a été victime d’accidens trop fréquens sur le turf, la période de décadence[10]. Il descend alors aux courses de la campagne, dont le prix est une bagatelle. Voyez-vous ce fier coursier, autrefois entouré de tant d’hommages, suer et galoper dans une arène vulgaire pour gagner l’honneur d’être battu avec un fouet à manche d’argent ! O sombre lendemain de la gloire ! . Si encore l’humiliation s’arrêtait là ; mais sur cette pente rapide et glissante le héros de cent journées célèbres tombe encore quelquefois beaucoup plus bas. Je regardais un jour dans les rues de Londres un cheval de cab (voiture de place), qui affichait des airs de gentleman ruiné. Le cocher, en m’ouvrant la portière, me dit : « Vous allez avoir l’honneur d’être traîné par un des anciens favoris du Derby, » et il proclama avec emphase le nom du cheval que j’avais en effet vu figurer sur les annales du turf. Je crus d’abord que c’était une plaisanterie, et il se peut très bien que le cabman m’ait trompé ; mais je me suis néanmoins assuré depuis qu’un assez grand nombre de chevaux qui tirent des voitures de louage sur le pavé de Londres sont d’anciennes illustrations des courses, Il n’en était point ainsi dans les commencemens, où la classe des thorough bred était très peu nombreuse ; mais aujourd’hui que les ressources se sont fort étendues, on ne gagnerait rien à conserver tous les chevaux de course pour la reproduction. « Et puis, me disait un jockey, il en est pour les chevaux comme pour les hommes : les uns sont nés sous une bonne et les autres sous une mauvaise étoile. » Ceux qui sont nés sous un astre heureux terminent au contraire leurs jours dans un haras où ils deviennent les sultans d’un brillant sérail. Là, leurs nouveaux services sont enregistrés et estimés à l’égal des anciens. Quand ils viennent à mourir, — car le sort ne respecte aucune majesté sur la terre, — une notice nécrologique, sorte d’oraison funèbre, apprend au monde le triste événement. Je lisais, il y a quelque temps, dans un journal très sérieux de sport, Bell’s Life in London, les lignes suivantes : « Nous avons à annoncer la mort d’une célébrité, qui a eu lieu à Croft, près de Darlington, le samedi 20 du présent mois (avril). Elle avait été longtemps souffrante à cause d’un abcès qui l’avait presque réduite à l’état de squelette. Tout l’art de la médecine n’a pu arrêter les progrès de la fatale maladie. Alice Hawthorn (car c’est d’elle qu’il s’agit) avait vingt-trois ans, ses succès appartiennent à l’histoire. Nous n’essaierons pas de la suivre dans sa longue et honorable carrière, mais on se souvient… » J’avais beau recueillir mes souvenirs ; je ne connaissais en Angleterre, dans la littérature ni dans les arts, aucune célébrité du nom d’Alice Hawthorn ; je me hâtai donc d’arriver à la conclusion de l’article qui me donna le nom de l’énigme. « On voit par cette impartiale biographie que la vieille jument, depuis sa carrière sur le turf jusqu’à celle dans les haras, s’est assuré une position éminente parmi les gloires de ce temps-ci. » Quel malheur que les chevaux ne sachent pas lire !

Avec le trainer et le race horse, celui qui contribue le plus au gain de ces grandes victoires du turf qui agitent si fort l’opinion publique chez nos voisins est le jockey. Dans le commencement des courses, cette spécialité n’existait guère, ou du moins n’était point si prédominante qu’aujourd’hui. Plusieurs grands seigneurs montaient eux-mêmes leurs chevaux. La reine Anne, cette froide personne, galopa plus d’une fois dans le champ clos aux courses de Doncaster. Une autre femme, la belle et audacieuse mistress Thornton, femme d’un colonel qui était chef du Jockey-Club et prince du saint-empire, parut très souvent dans les mêmes courses sur un cheval, la bride à la main, un fouet entre les dents et la taille prise dans une tunique couleur de peau de léopard, assez courte pour laisser voir la petitesse de son pied et la richesse de ses jupes brodées. À mesure pourtant que se forma une race spéciale de thorough bred, il fallut une race particulière d’hommes pour les gouverner sur le turf. Aujourd’hui quel betting man ignore que la science du cavalier est pour beaucoup dans les efforts et dans les chances heureuses du coursier qui dispute le prix ? Aussi la valeur d’un cheval s’élève ou descend de plusieurs degrés sur le marché des paris en raison du jockey qui le monte. Quelques sportsmen se plaignent amèrement que la classe des jockeys ait perdu en qualité dans ces derniers temps ce qu’elle a gagné en nombre. Où trouver maintenant, disent-ils, un Buckle, un Samuel Chifney, un William Clift, un Scott, et surtout un Jem Robinson ? Ce dernier, surnommé le prince des jockeys, était considéré, il y a quelques années, comme la main la plus sûre à laquelle on pût confier la fortune d’une course. En 1816, un fin et hardi spéculateur, le célèbre Crockford, qui tenait à Londres une maison de jeu, et qui était dans toute la fleur de sa prospérité, engagea les services de Jem Robinson, — alors un garçon de dix-sept ans, — pour le prochain Derby. Un trainer, dans les écuries duquel travaillait Jem, vit avec peine qu’on débauchât ainsi l’un de ses meilleurs élèves. Il s’en vengea en lui donnant à monter pour ce grand jour un cheval nommé Azor, qui semblait n’avoir aucune chance, car au même moment et dans les mêmes écuries florissait un autre cheval, Student (l’Étudiant), qui réunissait en sa faveur toutes les conjectures du turf. Jem Robinson se rendit sur le champ clos avec son insignifiante monture : on partit, et bientôt à sa grande surprise le jockey se trouva seul dans l’arène. Il se tourna sur la selle, et, regardant derrière lui, vit les autres chevaux et les autres jockeys qui le suivaient à distance. Ce regard, prompt comme l’éclair, avait suffi pour le convaincre qu’Azor, méprisé et méconnu, valait mieux que sa réputation. Il fit tant alors des pieds et des mains, du fouet et de l’éperon, qu’après une course à fond il poussa Azor triomphant devant la chaire du juge. Ce fut le premier et le dernier succès de ce cheval, qui a pourtant laissé un nom. Faut-il maintenant attribuer l’imprévu de cette victoire au talent du jockey ou à l’incertitude qui règne très souvent sur la valeur réelle ou accidentelle des coursiers engagés dans la lutte ? Peut-être à l’une et à l’autre cause : toujours est-il qu’un bon jockey fait sortir d’un cheval à un moment donné tout ce que la nature y a mis et ce qu’un autre ne saurait point en tirer[11].

La plupart des jockeys ont commencé par être grooms dans les écuries d’un trainer. Ils ont dormi avec les chevaux dès l’âge le plus tendre, sauté sur le dos des chevaux dès qu’ils pouvaient se tenir, et galopé avec eux dans la plaine dès deux ou trois heures du matin. Leur apprentissage a été rude : ils ont subi le morne silence, la discipline austère, la subordination absolue, quelquefois même le système d’espionnage qui règne dans les training establishments. Cela ne les empêche pas d’ailleurs de boire ni de jurer comme des démons. Très peu d’entre eux ont reçu une véritable instruction ; leur école est le manège. Quelques trainers anglais exercent néanmoins sur le personnel de leurs écuries une sorte de surveillance morale : l’un d’eux, qui vit dans le nord de l’Angleterre, se rend tous les dimanches à l’église, suivi de ses grooms et de ses jockeys, qui marchent en rang comme une armée de soldats. Entre eux, ils parlent une sorte de jargon qui ne manque certes ni d’énergie ni de pittoresque. La plupart des jockeys sont frappés au moral et au physique d’un cachet tout particulier, dont l’empreinte augmente avec l’âge, et qui vient à la fois de la nature et de l’éducation. Leur taille dépasse rarement cinq pieds deux ou trois pouces anglais ; mais ils ont autant de muscles et de nerfs que l’art peut en concentrer dans une si petite forme : je dis l’art, car ces Hercules en miniature doivent en grande partie leur force et leur légèreté aux exercices qu’ils prennent, au régime diététique qu’ils suivent, et aux chaudes couvertures à l’aide desquelles ils provoquent des sueurs abondantes pour se délivrer d’un embonpoint nuisible. Quelques sportsmen se plaignent, il est vrai, du système actuel, qui soumet les jockeys dans la plupart des courses à un poids convenu. Ce système, disent-ils, tend à introduire sur le turf une race de Lilliputiens dont tout le mérite consiste dans l’impondérabilité. Les formes qu’on exige d’eux sont d’ailleurs calculées avec plus ou moins d’excès pour établir une sorte d’affinité entre l’homme et le cheval de course. Démonté, le jockey n’est plus que la moitié de lui-même ; il devient même presque un être ridicule. Il faut le voir à cheval, et alors qui n’admire la grâce, l’élégance, la hardiesse et la résistance flexible de ces petits centaures ? Il y a différentes méthodes ou, comme on dit, différens styles dans la manière de monter les flyers, ces coursiers ailés qui boivent le vent. Par exemple, certains jockeys pensent que, dans une course, il n’y a jamais de temps à perdre ; d’autres au contraire, excellens juges du terrain et de la valeur de leurs adversaires, ne se pressent point au début : ils tiennent la queue jusqu’au moment où ils se glissent dans le groupe des chevaux qui courent, et finissent par tout dépasser en prenant un élan terrible. Il en est aussi qui ont l’art de diviser leur poids en changeant de position sur la selle, et qui, tout légers qu’ils sont, trouvent moyen de s’alléger encore de plusieurs livres. Parmi les jockeys, les uns ont reçu ces dons de la nature ou d’une sorte de science infuse ; d’autres suivent en cela les traditions de leur père, qui était lui-même un jockey, ou celles des grandes écoles d’équitation, qui se continuent comme les écoles de musique ou de peinture.

Un assez grand nombre de jockeys sont mariés. Si j’en crois certains témoignages, ces petits hommes-chevaux, horsemen, ne plaisent point à demi : ou ils ne recueillent que la sympathie et la curiosité un peu dédaigneuses des femmes qui les regardent comme les joujous du turf, ou bien dans d’autres cas ils inspirent des passions fortes et romanesques. La plupart d’entre eux épousent néanmoins des filles de trainer. S’ils ont de la réputation, leur engagement dans la vie est annoncé par les journaux de sport comme on annonce le mariage des artistes ou des princes. Il y a des jockeys pauvres et des jockeys riches ; ces derniers ont même ce qu’on appellerait en France de la fortune. En traversant Nevvmarket, je remarquai dans la grande rue une des plus jolies maisons de la ville pour l’architecture et le bon goût des ornemens ; eh bien ! cette maison avait été bâtie pour un jockey. Le riche et célèbre Crockford, dont j’ai déjà parlé, avait coutume de dire qu’on voyait plus d’argenterie sur la nappe de ses jockeys que sur sa propre table. En 1823, Robinson, ayant gagné dans la même année le Derby et le Saint-Léger, reçut d’un gentilhomme écossais à titre de cadeau la somme de mille livres sterling. Je connais un jockey qui est sorti d’une famille très pauvre : vers l’âge de huit ou dix ans, ses heureuses dispositions ayant été remarquées par un lord, il fut envoyé dans une école de charité ; plus tard il entra dans les écuries de ce même seigneur, qui était un sportsman ; aujourd’hui, selon le langage des Anglais, il vaut une ou deux mille livres sterling par an. Ce ne sont pas seulement les gages qu’il reçoit par année qui font le revenu net d’un jockey ; il est rétribué en sus chaque fois qu’il monte un cheval pour la course, et reçoit le triple dès qu’il gagne le prix. Quelques grands seigneurs lui abandonnent même dans ce dernier cas la valeur de l’argent, se contentant de garder pour eux l’honneur. Comme les victoires ou les défaites du turf se trouvent placées en grande partie dans la main des jockeys, il est de l’intérêt des lords ou même des industriels du turf de payer libéralement ces importans auxiliaires. Nulle puissance dans le monde n’est plus exposée à la corruption ni plus entourée de toute sorte de brigues que celle de ces dompteurs de chevaux. Je ne veux point dire que leur conscience soit plus aisément séduite que celle des autres hommes ; mais la plupart des riches sportsmen trouvent néanmoins prudent de la fortifier par un salaire élevé qui mette les jockeys à l’abri de la tentation. Dois-je lever un autre coin du voile ? La bonne entente entre le maître et le jockey s’appuie généralement sur des motifs honorables : on les récompense bien pour stimuler leur émulation ; mais, si j’en crois les annales secrètes du turf, cette générosité aurait quelquefois encouragé de coupables services. Je suppose un turfite de mauvaise foi, — et il s’en est malheureusement rencontré plus d’un dans le monde du sport, — il soutient à visage découvert sur le marché des paris le cheval qu’il doit faire courir en son nom dans le prochain meeting, mais en sous main il a des agens qui parient contre ce cheval en faveur d’autres héros de la course. Si la somme des paris contre dépasse de beaucoup la ; somme des paris pour son propre coursier, il a dès lors avantage à perdre. Dans ce cas, il donne le mot au jockey : « Tu ne vaincras pas cette fois-ci. » Le jockey se soumet avec peine à cet arrêt, car son amour-propre est en jeu ; mais l’amour-propre cède trop souvent chez l’homme à de fortes considérations pécuniaires. C’est même un adage parmi les jockeys qu’il y a plus d’art à perdre habilement une course avec un bon cheval qu’à la gagner dans les mêmes conditions. Ces faits sont heureusement assez rares ; autrement la noble institution du turf, comme disent nos voisins, ne tarderait point à tomber dans le mépris.

Il y a des jockeys qui se maintiennent sur le terrain des courses jusqu’à cinquante ans ; la plupart d’entre eux néanmoins meurent ou se retirent avec l’âge mûr. En somme, la classe des jockeys ne vit pas longtemps ; cela tient sans doute aux efforts désespérés qu’ils déploient sur le turf, au régime qu’ils suivent, et peut-être aux excès combinés avec certaines privations volontaires. Que font-ils cependant quand ils sont vieux ? Quelques-uns deviennent trainers, d’autres utilisent leur argent dans des travaux agricoles, des fermes ou des entreprises de sport conduites sur une petite échelle. Tant qu’ils sont au service, la loi du turf leur interdit de se mêler dans les transactions aléatoires qui circulent sur le marché à propos des chevaux ; mais je n’oserais point affirmer que tous se soumettent de bonne foi à cette défense, dont il est d’ailleurs facile d’apprécier la sagesse. « Le moyen de ne point se laisser un peu roussir, me disait l’un d’eux, quand on vit au milieu du feu ! » Non loin de Newmarket, je rencontrai un autre jockey qui, devenu trop pesant, a dit adieu au turf, où il figurait avec honneur, et qui vit maintenant à la campagne, au milieu de sa famille, dans une jolie propriété. « C’est égal, ajoute-t-il, le repos me tue, et chaque fois que je vois un cheval de course, mon cœur bondit comme si j’entendais encore le signal : Go ! Après tout, il faut se résigner, la vie ressemble au turf ; voici déjà longtemps que j’ai laissé derrière moi le starting post (poteau du départ) ; Dieu veuille que j’arrive sur mes deux jambes et sans trop faiblir au winning post (poteau de la victoire) ! » Cette dernière réflexion était évidemment inspirée par les idées religieuses qu’on retrouve plus ou moins en Angleterre, surtout à un certain âge, chez toutes les classes de la société.

On connaît maintenant la population active des courses ; au turf se rattachent en outre une foule d’existences parasites. C’est à Londres que nous trouverons le foyer des spéculations et des conjectures qui s’exercent, souvent une année d’avance, sur les événemens qui se préparent à Newmarket. Ce foyer est Tattersall’s.


III

Tout le monde à Londres connaît Tattersall’s, et pourtant il n’est guère d’endroit plus obscur ni plus difficile à découvrir pour un étranger. Vous pouvez passer cent fois devant le coin de Hyde-Park (Hyde-Park corner), laisser derrière vous la statue équestre du duc de Wellington, entrer dans la rue où s’élève l’hôpital Saint-George (Saint George’s hospital), et ne point remarquer néanmoins, tout près de ce dernier édifice, une sombre et triste allée avec une arcade. Eh bien ! c’est par là qu’est notre chemin : au bout de cette ruelle, serrée entre les bâtimens de l’hospice et des constructions irrégulières, se trouve ce fameux établissement que des princes du sang, des évêques et toute l’aristocratie du turf ont souvent honoré de leur présence. Il fut fondé vers 1795 par Richard Tattersall, chef de la dynastie de ce nom, et qui avait été training groom (garçon chargé de dresser les chevaux) chez le duc de Kingston. Cette maison a deux spécialités bien distinctes : c’est un marché de chevaux de luxe et une sorte de bourse où se rassemblent les parieurs (betting men) qui jouent sur les courses. Le marché se tient dans une cour dont le centre est occupé par une espèce de temple à forme circulaire, avec des piliers de bois peint, et une coupole, le tout surmonté du buste de George IV. Sous la coupole est la figure d’un renard assis qui semble personnifier le génie du lieu, je veux dire la ruse. Dans un coin de la cour s’élève le bureau du commissaire-priseur, le grand Tattersall lui-même, qui, armé d’un monstrueux marteau, frappe la clôture des enchères en s’écriant : Sale (vendu) ! Tout le reste de cette aile des bâtimens est rempli par des écuries où passent les plus beaux chevaux du monde et par des salles où se trouvent des voitures de toutes les formes, également à vendre. Au-dessus de la porte cochère, je lus l’inscription suivante, qui me surprit par la grosseur des lettres : « Aucun cheval ne doit sortir d’ici sans être payé. » Vis-à-vis de cette cour, mais de l’autre côté de la ruelle, s’élève la chambre des souscriptions (suscription room), qui, par la forme de l’architecture et par la porte de chêne verni, ressemble assez bien à une chapelle de dissidens. C’est là que se réunit à certains jours et à certaines heures la confraternité des bettors (parieurs). Cette salle est haute, assez vaste, sobrement ornée ; sur les murs, on voit les portraits gravés de quelques patrons du turf et aussi les portraits à l’huile des chevaux célèbres. Au centre se dresse une masse octogonale de bureaux ou de pupitres sur lesquels les membres du club enregistrent les paris ou liquident les comptes. De l’intérieur de la chambre des souscriptions (ainsi nommée parce qu’il faut payer 50 livres sterling par an pour y être admis), on descend par quelques marches de pierre dans un enclos qui doit être un ancien jardin. Là s’arrondit une pièce de gazon entourée d’un chemin circulaire de sable jaune. Ce cercle d’herbe est le fameux betting ring de Tattersall’s ; ce chemin de sable est une sorte de manège où l’on essaie les chevaux durant les jours de vente.

Il faut visiter Tattersall’s par un temps chaud, hot time ; je ne parle point ici de la chaleur de l’été, je parle de l’ardeur des affaires. Cet établissement a en effet son thermomètre et son calendrier, qui se montrent tout à fait indépendans des observations du bureau des longitudes. C’est à la veille des grandes courses, de ces victoires qui exercent toutes les conjectures et agitent par des flux ou des reflux successifs la fortune du marché sur lequel se précipitent les paris, ou bien encore c’est à la suite de ces journées solennelles, le Derby, Ascot races ou le Saint-Léger, au moment où se règlent les comptes, que Tattersall’s présente vraiment une physionomie extraordinaire. Les abords de la sombre arcade sont assiégés par une foule de voitures et d’équipages. Dans la ruelle (lane) qui conduit à la suscription room, vous rencontrez des figures et des costumes dont le prototype ne se voit guère ailleurs, excepté dans les courses ou dans les marchés de chevaux ; ce sont des hommes taciturnes, aux traits durs, vêtus d’un pantalon gris américain très serré et quelquefois boutonné aux jambes, d’un gilet de même couleur, d’un rude paletot dans les poches duquel ils plongent profondément les deux mains, et d’un chapeau à larges bords qui leur donne l’air de quakers du turf : ils viennent plus ou moins de la campagne et ont presque tous un intérêt dans les haras, les écuries ou les établissemens des trainers. À côté d’eux se pressent les botting men de Londres, dont les uns se distinguent par un turfy cut (cachet du turf) très prononcé, tandis que d’autres ne se révèlent qu’à un œil exercé et par de légères excentricités de toilette ; ces derniers portent en général une cravate bleue piquée de points blancs et fixée par une épingle d’or qui représente ou un fer à cheval ou une tête de renard. Ils aiment les joyaux et tiennent à étaler sur leur gilet une lourde garde de montre, tandis que leurs doigts sont revêtus d’anneaux avec des escarboucles.

Tous ces hommes constituent ce que les Anglais appellent des outsiders (gens qui se tiennent en dehors) ; ils ne sont point admis dans le cercle sacré ; ils forment la plèbe de la congrégation. À mesure pourtant que s’élève la tempête du marché, le flot des affaires déborde pour ainsi dire jusqu’à eux. Ils participent alors avec fureur à la hausse ou à la baisse de ces valeurs imaginaires au fond desquelles il y a le nom d’un cheval et la chance plus ou moins douteuse d’une victoire sur le turf. Dans toute la longueur du passage, on n’entend que des conversations comme celle-ci : « Eh bien ! quelles nouvelles de Rataplan ? — Il est venu très râpé sur le marché. — Et le Phœnix ? — Cet oiseau rare a perdu toutes ses plumes dans les mues de la popularité. — Et Black Diamond ? — Excellent ; il est à cinq contre deux. » Entrons maintenant dans le centre de cette agitation, — dans la suscription room, où figurèrent autrefois des princes du sang royal, où se rendent encore aujourd’hui des membres de l’aristocratie anglaise. Tattersall’s est pourtant un terrain neutre sur lequel se rencontrent des conditions sociales très mêlées, et dont l’unique lien est la fièvre des paris, betting fever. Là se détachent en relief sur le fond orageux de la réunion deux figures bien tranchées, l’elderly gentleman, que nous appellerions en France le ci-devant jeune homme, avec un habit bleu à boutons d’or, et le swell. Ce dernier, qui porterait chez nous le nom de fat ou d’incroyable, se trouve le plus souvent attiré dans le cercle des joueurs, betting ring, par l’amour-propre. Trois choses posent un jeune homme dans le monde, une paire de favoris, un voyage sur le continent et un pari sur les chevaux. Il se fait alors présenter par un ami au cercle de Tattersall’s, où, pourvu qu’il ait un nom honorable, il se trouve facilement admis. Le swell est généralement bien vu par les loups-cerviers de l’endroit, car ce lion est le plus souvent un agneau qu’il est aisé de dépouiller. L’ami se charge de lui faire son livre, ce livre ne sera jamais imprimé, comme on pense bien ; mais il doit rapporter plus d’argent que les œuvres de Byron ou de Walter Scott. Faire un livre, en langage de Tattersall’s, consiste à parier certaines sommes pour et contre certains chevaux, de manière que la balance se trouve dans tous les cas très favorable aux intérêts de l’auteur. Ce livre, tout couvert de signes et de caractères hiéroglyphiques, est ensuite remis entre les mains du jeune homme qui, n’étant point encore initié à l’écriture des adeptes, ne sait point trop ce que cela veut dire. Tout ce qu’il comprend après éclaircissemens, c’est que ces signes représentent des transactions, et qu’il gagnera 3 ou 4,000 livres sterling, si, comme il n’y a point lieu d’en douter, les chevaux qu’il a inscrits gagnent le prix de la course. Bientôt l’événement a lieu à Epsom ou ailleurs, et le plus souvent l’officieux ami avertit alors le swell que, contre toute attente, la chance a tourné ; c’est maintenant 4 ou 500 livres sterling que doit le novice, et qu’il devra payer dans deux jours sous peine de perdre son caractère et de voir son nom affiché dans la salle comme celui d’un defaulter, délinquant. Les betting men qui passent pour des hommes sûrs obtiennent quelquefois un délai, ou, comme on dit, le temps de respirer, breathing time. Leur absence néanmoins donne toujours lieu dans la suscription room à de fâcheux commentaires. Quelques-uns profitent en effet de ce répit pour s’esquiver et pour passer la Manche. Je dois pourtant dire que ces faits sont rares : en général les parieurs, quoiqu’ils essuient souvent des pertes considérables, font honneur à leurs engagemens avec une bonne grâce et une dignité toutes britanniques. Ces mêmes hommes négligent quelquefois de payer leurs créanciers et leurs fournisseurs ; mais il ne faut point oublier que les dettes du turf sont des dettes de jeu, des dettes d’honneur, et qu’elles doivent passer avant toutes les autres. C’est ainsi que le duc d’York, le prince de Galles (plus tard George IV) et beaucoup d’autres grands seigneurs anglais, qui ont laissé des déficit énormes, n’ont jamais manqué d’acquitter sur-le-champ les paris qu’ils avaient contractés pour les courses.

L’origine de cette manie du betting a fort occupé les historiens du turf. D’abord elle est dans le caractère anglais : je rencontrai un jour deux enfans qui se disputaient sur la valeur relative de leur balle. L’un d’eux s’écria en fouillant dans sa poche : « Je parie six pence que la mienne rebondira plus haut que la tienne… » Il s’arrêta, car à son grand désappointement la poche était vide. « Eh bien ! reprit-il résolument, je parie ma casquette ! » On parie de bonne heure et sur toute chose en Angleterre. Est-il dès lors surprenant que le turf, qui depuis longtemps attire à un si haut point l’attention des Anglais, ait donné lieu à des transactions aléatoires. Dans les commencemens, c’étaient des défis entre un cheval et un autre cheval. Plus tard les assistans prirent un intérêt dans ces sortes de conjectures et cherchèrent à désigner d’avance le vainqueur au milieu du groupe des concurrens. Cette ardeur de prédire et d’escompter les succès des chevaux de course se répandit ensuite dans la ville, jusqu’à ce que les ouvriers dans les ateliers, les enfans dans les écoles, les domestiques dans les cuisines, prissent l’habitude d’échanger des paris entre eux à la veille du Derby. Ce qu’il y a de nouveau, c’est la science et la méthode qui se sont introduites avec le temps dans cette forme de jeu. Les turfites recherchèrent naturellement les moyens de réduire leurs chances de perte, et de cette étude résulta un système qui est aujourd’hui connu sous le nom de book making (l’art de faire un livre.) Une autre chose également nouvelle est l’existence d’une classe d’hommes qui vit entièrement des paris du turf. Je range ces derniers parmi les parasites, et il me serait difficile de leur donner un autre nom. Qu’on n’aille pourtant pas croire que la vie du bettor soit une vie de désœuvrement : cet homme qui n’a rien à faire est très occupé. Il est sans cesse sur le qui-vive, ou, comme disent les Anglais, sur le look out. Son symbole est l’œil qui figure en tête d’un journal de sport, le Bell’s Life in London, avec cette inscription : Nunquam dormio. Il assiste à toutes les courses, voyage d’une extrémité à l’autre de l’Angleterre, affronte toutes les températures et défie les brises sifflantes du nord-est dans les bruyères de Newmarket. Il a en outre des émissaires et des correspondans dont il contrôle les rapports avec la plus scrupuleuse attention. Sans cesse aux aguets, il recueille toutes les nouvelles du turf, consulte le racing calendar (calendrier des courses) et calcule toutes les chances. Entrez en conversation avec lui : il vous paraîtra peut-être étroit dans ses idées et très ignorant de ce qui intéresse les artistes ou les gens du monde ; mais placez-le sur son terrain, et vous apercevrez bien vite que cet homme a des connaissances très sûres sur beaucoup de points qui vous échappent. Il a surtout sondé tout un côté de la nature humaine ; je n’affirme point que ce soit le côté le plus brillant et le plus honorable, mais du moins il a touché les profondeurs ténébreuses de nos petitesses et de nos misères. Son expérience est incommensurable, et s’il n’embrasse que sa spécialité, il la possède entièrement. Il sait par cœur le nom des chevaux qui ont couru depuis un demi-siècle, leur valeur relative sur l’échelle des distances, depuis un demi-mille jusqu’à trois ou quatre milles, et la manière dont les différens poids qu’on leur impose affecte la vitesse de chacun d’eux. Suivez-le maintenant sur le marché des paris : cet homme est toujours maître de lui au milieu des emportemens de la fortune. Son front marqué, si je puis m’exprimer ainsi, de rides mathématiques a l’impassibilité du sphinx. Avec toutes ces qualités et toutes ces connaissances pratiques, gagne-t-il plus souvent qu’un autre ? Il est permis d’en douter. « Autrefois, me disait l’un d’eux, je pariais sans savoir et je gagnais ; aujourd’hui je parie avec science et je perds, mais j’ai du moins la consolation d’être battu selon toutes les règles de l’art. » La vérité est qu’il y a sur le turf, comme dans tous les jeux de hasard, des chances qui défient toutes les combinaisons de l’esprit humain. Des betting men qui ne connaissent rien du sport, qui ne se soucient point des chevaux, ces futiles créatures dont ils attendent pourtant le gain de la journée, mais qui concentrent toute leur attention sur leur livre, ont très souvent plus de succès que les philosophes du métier.

Il y a des betting men dans toutes les classes de la société anglaise. Des pairs du royaume, des membres du parlement, souvent même des ladies cèdent à l’attrait que leur présente cette vie excitante de périls et d’espérances fallacieuses. Il est donc assez difficile de préciser un type. Je m’attacherai pourtant au book maker. Entre ce dernier et le betting man proprement dit, il existe une nuance qui tend du reste chaque jour à s’effacer. Le bettor parie pour un cheval, tandis que le book maker parie contre tous les chevaux qui doivent courir ; or, comme parmi ceux-ci il n’y en a naturellement qu’un qui gagne, on comprend aisément que le faiseur de livre jouit d’un grand avantage. Le plus célèbre de tous était, il y a quelques années, un nommé Davis. Il avait été charpentier, et travaillait en cette qualité pour le lord-maire actuel de Londres, M. Cubitt. Quand il voulut quitter son état, il alla redemander ses outils à son maître. Celui-ci lui Opposa le règlement de son entreprise de construction. Ce règlement voulait que l’ouvrier qui quittait le métier prévînt le maître quelque temps d’avance, ou bien, dans le cas contraire, qu’il abandonnât ses outils. « Eh bien ! gardez-les, s’écria Davis, vous en aurez plus tôt besoin que je n’en aurai besoin moi-même. » Il tint parole, et quelque temps après ce même Davis, surnommé le Léviathan des book makers, payait à un lord d’Angleterre la somme énorme de quarante mille livres sterling pour un seul pari. Les faiseurs de livres sont en quelque sorte les caissiers du turf ; ils paient ceux qui gagnent avec l’argent de ceux qui ont perdu. On peut dès lors évaluer l’étendue de leurs ressources et de leurs transactions par les comptes qu’ils acquittent. Un témoin oculaire m’a dit avoir vu Davis, le lendemain des grandes courses, descendre sur le marché, avec une redingote littéralement bourrée de billets de banque qu’il distribuait autour de lui comme des annonces à la main. Il fit une fortune considérable et acheta pour son père et sa mère un bien de 30,000 livres sterling. Il vit retiré à Brighton. Nul aujourd’hui ne saurait lui être comparé parmi les book makers de Londres ; quelques-uns pourtant lui ressemblent par deux côtés ; ils sont partis de très bas et sont arrivés très haut sur le chemin de la richesse. Il y en a qui ont poussé une voiture à bras dans les rues de la Cité. Ces fortunes-champignons, comme disent nos voisins, mushroom fortunes, qui se sont élevées en une nuit, Dieu sait dans quelle crypte et sur quel fumier, exercent une sorte de fascination irrésistible sur certaines natures aventureuses. Un ouvrier broyait des couleurs chez un marchand des environs de Londres, lorsqu’un beau matin il disparut de la boutique et ne rentra le soir que fort tard : c’était le jour du Derby. Le maître lui en fit des reproches et ajouta qu’il ne pouvait garder chez lui un ouvrier aussi indiscipliné. « Qu’à cela ne tienne ! répondit l’autre : j’ai gagné aujourd’hui dans quelques heures plus que je ne gagne chez vous durant toute l’année. » Cette déclaration piqua la curiosité du maître qui, ayant tout appris, ne songea plus à blâmer son ouvrier, mais eut au contraire l’idée de s’associer avec lui pour trouver le chemin de cette Californie facile à atteindre. Tous les deux devinrent book makers.

Sans se contenter des gains du jeu, qui à la rigueur peuvent passer pour légitimes, en ce sens qu’ils sont tolérés par la loi, quelques book makers auraient, dit-on, fait fortune en ayant recours à des pratiques tout à fait condamnables. Je n’en signalerai qu’une : on les accuse d’avoir, dans certains cas, acheté le cheval qui réunissait le plus de chances, ou d’avoir agi par des raisons solides sur la volonté du propriétaire, pour que le nom de ce même cheval fût rayé, ou, comme on dit, égratigné du programme à la veille des courses. Cette pratique illicite, qui a même un nom en anglais, milking (traire), laissait par là entre les mains des book makers toutes les sommes qui avaient été pariées sur la tête du favori. On flétrit de l’épithète de blacklegs (jambes noires) les hommes qui se livrent à de telles transactions ténébreuses ; mais plusieurs se soucient peu de la couleur de leurs jambes aussi longtemps qu’elles peuvent les conduire à la fortune. Les book makers constituent entre eux une sorte de franc-maçonnerie dont les membres se reconnaissent à certains signes, à un langage particulier et souvent à un costume de convention. Il y a d’ailleurs dans la hiérarchie de ces confrères-des nuances et des degrés innombrables. Les uns tiennent leur cour à Tattersall’s ou dans d’autres lieux de réunion à la mode, tandis que les plébéiens du métier opèrent souvent en plein air. La loi défend en effet de parier dans les tavernes et dans les autres établissemens publics. S’il existe à Londres des betting offices, ces bureaux de paris ont un caractère tout à fait clandestin. Le commun des book makers trouve alors bon d’établir ses quartiers dans certaines rues où les petits turfites sont toujours sûrs de les trouver. Dernièrement la rue elle-même leur a été disputée. Une plainte fut portée devant les tribunaux contre certains book makers qui tenaient leurs séances quotidiennes dans Bride lane, une ruelle de Londres depuis longtemps célèbre pour les paris en plein vent., et où l’encombrement des betting men était tel que les enfans ne pouvaient plus frayer leur chemin pour aller à l’école. Ce procès fut remarquable par certains traits de mœurs. Toute la confrérie ou, pour mieux dire, toute la bohème du turf y assistait, et attendait avec inquiétude la décision du tribunal. Le juge reconnut hautement que, dans la libre Angleterre, tout le monde avait le droit de perdre son argent, s’il le jugeait agréable, en pariant sur les chevaux. Il nia seulement le droit d’intercepter la circulation publique. Cette dernière défense ne s’adressait pas plus aux betting men qu’aux prédicateurs en plein vent, aux faiseurs de cours publics et aux charlatans. Les affiliés se retirèrent, tristes d’avoir perdu leur cause, mais fiers d’avoir sauvé le principe. Ils en sont quittes pour se réunir maintenant un peu plus loin, parmi les ruines d’un ancien édifice. Ces hommes, dont la probité est contestable à certains égards, ont pourtant un point d’honneur tout spécial. Je me suis souvent étonné de la facilité avec laquelle les bettors confiaient leurs souverains ou même leurs bank notes, signes représentatifs des paris, à des mains parfaitement étrangères, à des hommes dont le domicile est souvent inconnu, dont le caractère n’est guère considéré, et qui pourraient si facilement disparaître. Eh bien ! il est très rare que ces mêmes hommes se dérobent à leurs engagemens : l’escroquerie proprement dite constitue une- exception aussi bien parmi les book makers de l’ordre le plus obscur que parmi les gens du monde. On dit à cela que cette honnêteté relative n’est souvent qu’un sentiment d’intérêt bien entendu. Ces faiseurs de livres perdraient à l’instant même toutes leurs pratiques et ne pourraient plus continuer leur industrie, s’ils ne se montraient irréprochables dans le cercle, d’ailleurs assez large, des transactions qu’autorise la loi du turf. À côté du book maker, dont les habitudes vulgaires sautent aux yeux, je dois placer comme contraste un faiseur de livre d’une tout autre école. Celui-ci mérite jusqu’à un certain point l’épithète de respectable, qui dans la bouche d’un Anglais a une signification bien profonde. J’ai vécu à Londres dans une maison dont un des appartemens était occupé par un gentleman d’une cinquantaine d’années, père d’une nombreuse famille. Cet homme était mystérieux, rangé, méthodique. Il faisait souvent des absences de quelques jours ; sa femme et ses enfans disaient alors qu’il voyageait. Ce dernier terme donnait à entendre qu’il était commis-voyageur pour une maison de commerce, — profession très commune en Angleterre. Ses bills (notes de fournisseurs) étaient toujours acquittés avec la plus sévère exactitude, — circonstance qui, dans les idées des Anglais, ajoute beaucoup au caractère de respectabilité. J’appris plus tard que ce locataire modèle, qui recevait peu de monde et faisait peu de bruit, n’avait d’autre revenu ni d’autre industrie que de parier sur les courses, auxquelles il prenait, comme on dit, un grand intérêt. A. quelque rang qu’ils appartiennent, les faiseurs de livres se distinguent d’ailleurs par une qualité générale : ce sont ce que les Anglais appellent des calculateurs acérés. Leur maxime favorite est qu’on devient commerçant, mais qu’on naît betting man.

Toute la science des paris reposant sur l’art de prévoir, les courses de chevaux ont en outre donné lieu à une autre classe d’hommes qu’on appelle tipsters. Faire un tip, c’est désigner d’avance le cheval qui devra remporter le prix. L’industrie de ces prophètes du turf consiste donc à diriger les spéculations des bettors par des notes ou des renseignemens plus ou moins secrets sur la valeur relative des coursiers engagés dans la lutte. Quelques-uns proposent leurs services par la voie des journaux, au moyen d’une annonce conçue à peu près dans ces termes : « Calchas, cédant au désir de plusieurs membres du Jockey-Club et d’un très grand nombre de notabilités du turf, a l’honneur de prévenir le public qu’il peut prédire à coup sûr le vainqueur dans dix courses sur douze. Songez à cela, et ne perdez point l’occasion de faire une fortune ! Ses invaluables tips pour le Derby, l’Ascot cup et le Saint-Léger sont maintenant prêts et défient toute incertitude. Prix : 2 guinées par an ; pour chaque événement, 1 shilling, que l’on peut adresser en timbres-poste à son domicile, rue, etc. » D’autres, qui ont fondé leur clientèle, n’ont pas besoin de recourir à ces moyens toujours douteux de publicité. Ils ont leurs patrons dans l’aristocratie ou dans la classe moyenne, qu’ils visitent régulièrement et auxquels ils communiquent pour un prix convenu les lumières de leur expérience. Malheureusement le don de seconde vue est aussi rare sur le turf que dans les séances magnétiques, et, malgré toutes les mains qui promettent de lever le voile de l’avenir, la plus profonde obscurité règne jusqu’au dernier moment sur les résultats futurs d’une course de chevaux. À l’exemple des anciennes sibylles, quelques-uns des faiseurs de tips rédigent leurs oracles en vers, sans doute pour ajouter au sens ambigu de leur langage cabalistique. Quand on regarde au peu de portée qu’ont en général ces pronostics, on s’étonne que les augures puissent se rencontrer sans rire sur le turf ; mais l’homme ne rit point de ce qui le fait vivre, et beaucoup de gens en Angleterre n’ont pas d’autre moyen d’existence. Après l’événement, tout le monde veut avoir prédit juste : les devins publient alors dans les journaux de sport une partie de leur tip, et comme ils ont dit du bien de plusieurs chevaux, ils font imprimer naturellement les lignes par lesquelles ils reconnaissaient d’avance les rares qualités du vainqueur, Cette annonce est suivie d’une conclusion invariable : « Sportsmen, montrez-vous généreux ! » Les tipsters attendent en effet, outre leurs gages, une récompense de la part des betting men qu’ils sont censés avoir mis sur la piste du coursier couronné par le succès. Qu’est-ce d’ailleurs qu’un cadeau de deux ou trois souverains pour celui qui vient de gagner des paris considérables ? Une seule question m’arrête : si ces sorciers du turf ont des lumières si sûres, je me demande pourquoi ils les communiquent aux autres, au lieu de les garder pour eux-mêmes ? Dans cette foule obscure des agens qui font métier de prédire l’avenir des courses, il ne faut point confondre les rédacteurs qui hasardent le même genre de conjectures dans les journaux. Ces derniers sont dirigés dans leurs prévisions par des données plus ou moins savantes, et pourtant combien de-fois ne se trompent-ils point ! Cette année surtout le turf a été fertile en surprises. La plupart des grands prix ont été gagnés par ce que les sportsmen appellent des outsiders, chevaux sur lesquels on ne comptait nullement. On m’assure que le propriétaire d’un des vainqueurs a perdu 500 livres sterling : il avait lui-même si peu de confiance dans son cheval qu’il avait parié pour différentes sommes sur les autres chevaux de la course.

Nul fait ne démontre mieux, je crois, la hauteur à laquelle s’est élevée chez nos voisins l’institution si populaire des courses que le grand nombre de journaux qui se rattachent au turf. D’abord toutes les feuilles politiques ont une ou plusieurs colonnes réservées presque tous les jours aux nouvelles du sport, sporting intelligence. En outre il existe à Londres et dans les provinces une foule de journaux spéciaux qui tiennent au courant de tout ce qui se passe dans les haras, les écuries, le betting market (marché des paris) et les différens jockeys clubs. Quelques-uns de ces journaux s’occupent uniquement du monde du sport, d’autres, comme Bell’s Life in London, jettent en même temps un regard sommaire sur les affaires politiques du moment. Le Bell’s Life a les proportions et, dans son genre, l’autorité du Times. Il est curieux de voir, dans ce cas, l’espèce d’intérêt qu’il prend aux grands événemens qui agitent l’Angleterre et l’Europe. La moindre course de chevaux occupe dans ses colonnes plus de place que les débats de la chambre des communes. Après tout, ces proportions représentent exactement les idées de certains sportsmen sur l’importance relative des événemens du turf et des événemens de l’histoire contemporaine Que leur parlez-vous de l’entrée de Garibaldi à Naples ! Kettledram a gagné le Derby, voilà pour eux la grande victoire du jour. Lord Palmerston ou le comte Derby se retire du ministère ; qu’est-ce cela ? « M. Ten Broek se retire du turf à la suite de lourdes pertes d’argent, » à la bonne heure, voilà une nouvelle ! Quelques-uns de ces vétérans de l’ancienne école verraient avec moins de peine décroître la prospérité des fabriques ou des colonies anglaises qu’ils ne verraient tomber en d’autres mains la couronne du turf. Pour éviter cette calamité nationale, ils sont prêts à tous les sacrifices. Je ne parle point, bien entendu, de certains lords intelligens qui mènent de front les affaires de sport et les affaires de l’état ; je n’ai en vue qu’une exception, mais bien réelle et bien tenace dans ses goûts. Après le nombre, un autre fait, non moins remarquable, est l’énorme publicité dont jouissent en Angleterre certains journaux entièrement dévoués à la spécialité qui nous occupe. J’ignore s’il existe en France un journal de courses ; mais dans tous les cas je parierais bien que ce journal compte peu d’abonnés. Eh bien ! en Angleterre, le Sporting Life, dirigé avec beaucoup de talent par M. Dorling, fils du propriétaire du Grand-Stand à Epsom, se tire en moyenne à soixante mille numéros. Outre les journaux, il se publie des magazines et toute une littérature de sport. À cette littérature, qui se recommande par des ouvrages remarquables, dois-je rattacher une branche inférieure, mais vivace et toujours verdoyante ? Je veux parler des chansons que les ménestrels colportent dans les courses, surtout dans les courses du nord de l’Angleterre, et qu’ils hurlent en s’accompagnant d’un instrument de musique. Ces chansons, comme on peut s’y attendre, sont rudes et grossières. Au point de vue de l’art, elles n’ont guère de valeur ; mais elles conservent le souvenir de plusieurs événemens du turf et ne sont point étrangères à l’histoire des mœurs. Sous ces deux rapports, elles ont offert assez de valeur à un Anglais pour qu’il se donnât la peine de les recueillir. Ceux qui seraient curieux de connaître ces naïfs monumens de la verve populaire doivent consulter Ritson’s Poetic Garland.

À la queue des existences excentriques et bizarres qu’on trouve greffées sur le turf, je ne dois pas oublier le tramp. Le tramp est une institution sociale de la vieille Angleterre, — une institution, je l’avoue, qu’elle verrait tomber sans peine, mais qui menace au contraire de s’accroître. On donne le nom de tramps à une classe d’hommes indéterminée qui vit plus ou moins à l’état de vagabondage. Le gouvernement anglais a publié dans le Blue book de 1848 un rapport très intéressant sur la vie, les mœurs et même sur l’organisation de ces bohémiens anglais. On évalue leur nombre à plus de soixante-cinq mille. Combien sur cette quantité suivent les courses de chevaux ? C’est une proportion qu’il serait difficile d’établir. On peut cependant se faire une idée de leur prédilection pour le turf en voyant la multitude en haillons qui couvre les dunes d’Epsom durant la nuit qui précède le Derby. Il serait dangereux de s’aventurer alors dans leur royaume ténébreux sans l’assistance d’un sergent de police. La sombre bruyère présente pourtant au loin un spectacle unique avec ses hauteurs couronnées de feux de bivacs. Chacun de ces feux, alimenté par des ronces sèches et des broussailles, est entouré d’une vingtaine de night tramps (vagabonds de nuit), hommes et femmes, dont les uns sont étendus par terre et ont l’air de sommeiller, tandis que les autres, assis sur l’herbe, présentent à la flamme leurs traits durs, leurs visages bronzés et leur contenance taciturne. On dirait, suivant la réflexion du sergent qui m’accompagnait, il y a deux ans, dans cette ronde de nuit, que les derniers ont contracté l’habitude de dormir tout éveillés. Il ne faut point confondre ces groupes de tramps avec les groupes de gypsies qui ont aussi leurs feux et qui ont planté dans différens quartiers leur ville » de tentes. Aucune alliance réelle n’existe entre le noble sang de Pharaon et celui des Indiens blancs, — comme on appelle quelquefois les vagabonds anglais. Tout le monde pourtant ne couche point à la belle ou à la vilaine étoile. Il y a des hangars construits en planches sous le toit desquels se rassemble l’aristocratie des tramps. Quelques-unes de ces baraques portent même le nom prétentieux d’hôtels. Voici par exemple l’Irish hotel (hôtel Irlandais), dans lequel les voyageurs, hommes, femmes, enfans, couchent pêle-mêle, formant un inextricable monceau de têtes, de bras et de jambes étendus dans toutes les directions. Ces hangars servent de dortoirs pour les hommes pendant la nuit et d’écuries pendant le jour poulies chevaux. Vous rencontrez de plus les baraques des rafraîchissemens (booths), dans lesquelles certains habitués se tiennent attablés toute la nuit, tandis que d’autres dorment bruyamment sur les tonneaux, sur les bancs et jusque sous les tables. Quelques maîtres de cabarets en plein vent ont toutes les peines du monde, à l’époque des courses d’Epsom, à se débarrasser de leurs pratiques durant la nuit. L’un d’eux, qui avait besoin de fermer boutique vers deux heures du matin, avertit les traînards qu’ils eussent à se retirer. Il se trouvait parmi eux un vigoureux gaillard, connu sous le nom de roi des tramps, qui refusa net d’obéir. Le maître du booth, qui était lui-même un Anglais robuste, lui jeta tout un seau d’eau à la tête, et, profitant de l’état de stupeur dans lequel se trouvait l’autre à la suite de cette aspersion, il le poussa violemment dehors par les épaules. Le roi des tramps fit entendre des menaces terribles ; en effet, avant la fin des courses, la baraque était détruite par les flammes. Cet acte sauvage ne rétablit pourtant point auprès de ses confrères la réputation du roi ; il avait reçu un affront dont il ne se releva point, et, la nuit même où la baraque prenait feu, sa majesté vagabonde était brûlée en effigie sur les dunes. Évidemment toute cette population nomade est attirée à Epsom pour un but ; quel est ce but ? D’abord elle vient voir les courses, car elle professe la plus grande estime pour le noble art de horsemanship (équitation) ; ensuite elle cherche sous toutes les formes à ramasser quelques sous. Parmi les tramps, les uns vendent, toute sorte de choses, telles que des nez de carton et de faux favoris pour ceux qui veulent se déguiser pendant la fête ; d’autres chantent, d’autres mendient. Nous rencontrâmes avec le sergent de police sur la bruyère un homme qui faisait semblant d’avoir perdu la vue et de se faire conduire par son chien. « Ah çà ! l’homme, lui dit le sergent, vous n’êtes point du tout aveugle. — Il est vrai, reprit l’autre, ouvrant tout à fait les yeux, comme s’il avait reconnu au ton impératif de son interlocuteur qu’il était inutile de feindre ; mais ce n’est point tout que de songer au présent, vous savez qu’il faut aussi prévoir l’avenir. Je me fais plus vieux tous les jours, et je puis bien perdre la vue dans quelques années d’ici : c’est un accident contre lequel je prends mes précautions en apprenant à mon chien à me conduire. Les chiens d’aveugle sont d’ailleurs très recherchés depuis quelque temps, et, s’il ne sert point pour moi, il servira pour un autre. » On peut par là se faire une idée de tous les artifices auxquels a recours le tramp sur le terrain des courses pour se procurer des moyens de vivre.

L’institution du turf manquerait en Angleterre d’un couronnement nécessaire, s’il ne s’y superposait une assemblée d’hommes qui fassent autorité en matière de sport et qui jouissent d’une haute situation dans le monde. Il y a bien, comme nous l’avons vu, Tattersall’s qui imprime le ton aux transactions d’argent ; mais il fallait en outre un conseil qui eût la haute main sur le gouvernement des courses. Ce conseil existe, c’est le Jockey-Club. Il représente en quelque sorte la chambre des communes dans la constitution du sport ; de son sein émanent les motions d’ordre, les lois et les réformes qui intéressent le monde des amateurs de chevaux. Cette assemblée est en même temps un tribunal, une sorte de grand sanhédrin auquel on défère toutes les disputes qui peuvent s’élever sur le turf ; ses jugemens sont sans appel. Le Jockey-Club se compose de soixante nobles et gentlemen dont le caractère est honoré. Ce tribunal a eu quelquefois à juger des fraudes commises dans les courses : il serait trop long de s’étendre sur ce côté de la question ; mais il est un fait que je ne saurais passer sous silence, tant il souleva de bruit en Angleterre. Aux courses d’Epsom, en 1844, un cheval faussement désigné sous le nom de Running-Rain (la pluie qui court) gagna le grand prix du Derby. Après une enquête, il fut reconnu qu’il y avait eu substitution de personne ; le faux Running-Rain n’était autre qu’un nommé Maccabeus, un cheval de quatre ans qu’on avait peint pour la circonstance, et qui, ayant une année de plus que les autres chevaux légalement engagés dans la course, se trouvait posséder sur eux un grand avantage. Cet intrigant ayant été démasqué, le prix fut conféré, d’après la décision du Jockey-Club, au coursier qui était arrivé le second. Ainsi, pour cette fois du moins, le crime fut puni et l’innocence récompensée sur le turf.

L’institution des courses est, on l’a vu, mêlée de bien et de mal en Angleterre. Il serait inutile d’insister sur le côté immoral des transactions du turf, et je laisserai volontiers à d’autres le plaisir des déclamations faciles. Ce n’est pas aux Anglais qu’on apprendra la fragilité ou le caractère douteux de ces fortunes suspendues au galop d’un cheval. Ils connaissent en outre et déplorent tous les jours les dangers qu’entraîne la fureur croissante des paris, les inconvéniens qui en résultent pour le commerce et les perturbations que ces pertes de jeu introduisent sous le toit domestique. Ce n’est point eux non plus qui couperont une branche de divertissement entée sur l’amour-propre national par la seule raison que cette branche est chargée de parasites. Les Anglais ne s’attachent guère qu’aux résultats généraux ; beaucoup de grandes et belles choses dans leurs institutions s’appuient, ils le reconnaissent eux-mêmes, sur une infinité de détails contestables ou décidément mauvais. Que leur importe ? Logiciens d’action, ils vont droit au but qu’ils se proposent d’atteindre ; aucune objection ne les ébranle, et ils laissent volontiers au temps le soin de déraciner le mal ou d’en réprimer les excès. Ils ont ambitionné la palme dans les jeux isthmiens ; aucun sacrifice ne leur a coûté pour la conquérir, et ils ne reculeront pour la conserver devant aucune des conséquences fâcheuses qui peuvent se rattacher aux usages du turf. S’étant dit un jour : « Ayons les plus beaux chevaux du monde ! » les Anglais ont cherché à stimuler par tous les moyens le goût des courses. Sans aimer le jeu ni l’agiotage, ils les acceptent comme des auxiliaires regrettables, mais puissans, qui entretiennent dans certaines classes de la société le feu sacré du sport. Leur principe est qu’on ne fait rien de bon sans enthousiasme, et dans la Grande-Bretagne la question d’argent ne se montre point étrangère aux excitations de la fantaisie. Ne se cache-t-il point d’ailleurs dans le turf un intérêt sérieux ? Des personnes se demandent si les courses de chevaux sont réellement utiles à l’agriculture ou à l’industrie, et quelques-unes d’entre elles inclinent à penser que ces bêtes de parade ne servent qu’aux plaisirs de riches amateurs. Cette opinion ne résiste point en Angleterre au contrôle des faits. Le race horse constitue ce que les Anglais appellent un standard, c’est-à-dire un type, un idéal qui maintient le reste de la race chevaline à une hauteur respectable. Pourquoi rejetterais-je une comparaison qui m’a été faite plus d’une fois par des turfites ? Les grands écrivains d’un pays, disent-ils, ne représentent point toujours la supériorité du pays lui-même ; ce sont, si l’on veut, des esprits de luxe, des esprits d’élite : qui oserait pourtant nier qu’ils ne servent à élever dans les masses la moyenne de l’intelligence ? Eh bien ! la beauté physique a aussi besoin d’être soutenue par des modèles, et c’est à ce besoin que répond, en ce qui regarde les chevaux, la classe des thorough bred. Croisés avec d’autres types plus robustes et plus résistans, ils donnent de vaillans élèves pour l’agriculture et le travail. C’est grâce à eux en partie que l’Angleterre, le pays où la moyenne de la vitesse est plus grande que partout ailleurs, a formé son excellente race de chevaux de trait. Quelques économistes se sont même demandé si ce n’était point à son amour pour les animaux, et pour le cheval en particulier, que l’Anglais devait ses succès dans les colonies. Partout en effet où ce peuple entreprenant se jette sur le désert, il y arrive avec la masse des forces qu’il s’est données dans la nature vivante, et à l’aide desquelles il efface les distances, transforme le sol et propage la vie de société. Une institution qui répond si bien au goût de la nation anglaise, qui est à la fois un amusement et un moyen de conquête, ne saurait périr pour quelques abus. Aussi les moins enthousiastes et les plus désintéressés dans la question des paris reconnaissent-ils que la Grande-Bretagne a eu raison d’entourer de toute sorte d’attraits et de solennités des jeux au fond desquels on distingue l’accroissement de la puissance humaine sur la matière.


ALPHONSE ESQUIROS.

  1. Ces pratiques étaient autrefois très communes, et les misérables qui se livraient à de tels actes y mettaient même de temps en temps un certain point d’honneur. Il y a un demi-siècle, un nommé Daniel Dawson, qui, pour son compte ou pour celui de quelque grand seigneur, trouvait plaisir à empoisonner avec de l’arsenic le breuvage des chevaux dont il craignait les succès sur le turf, fut pendu à Doncaster. Il soutint la mort avec la fermeté d’un martyr, et exprima la conviction qu’il « irait au ciel de ce saut-là. »
  2. On donne le nom de stone (pierre) à un poids de 14 livres.
  3. Cette ancienne résidence royale est maintenant occupée par un traîner (éleveur de chevaux).
  4. Les Anglais se demandent ce qu’on entend sur la terrain de nos courses par chevaux français ; ces derniers sont tous d’origine britannique ; ils ont été pour la plupart élevés en Angleterre et selon la méthode anglaise. On peut en dire autant des jockeys.
  5. Un cheval devait figurer, il y a quelque temps, dans des courses qui ont lieu tout a l’extrémité du nord de l’Angleterre ; le favori de ce cheval (c’est un chat que je veux dire) fut envoyé dans une corbeille par le chemin de fer.
  6. On a observé que des chevaux anglais transportés dans d’autres pays dégénéraient au bout de quelque temps. Voilà le fait : faut-il maintenant l’attribuer uniquement au climat ? La vérité est, je crois, que le cheval de course, étant un produit artificiel, a besoin pour se soutenir à la même hauteur de la main du peuple qui l’a créé.
  7. La moindre drogue ou même un mors empoisonné, connu sous le nom de painted bit, a plus d’une fois paralysé l’ardeur des meilleurs chevaux.
  8. Euphrate avait encore une autre habitude singulière, qui était de tirer la langue quand il était de belle humeur et qu’il se sentait en train. C’était un signe dont profitaient les habiles parieurs : l’animal les avertissait ainsi qu’ils pouvaient lâcher la bride à la spéculation.
  9. On donne à cette charge surérogatoire le nom de poids mort (dead weight) par opposition à la charge du jockey, qui est le poids vivant.
  10. Celui qu’on saluait naguère des noms les plus flatteurs est maintenant, d’après le langage du turf, une vis (screw), une drogue sur le marché.
  11. Voici un autre exemple de la supériorité de certains jockeys : Chifney, voyant dans une course un jeune camarade qui, selon le langage du turf, prenait trop de libertés avec son cheval, lui dit : « Où vas-tu comme cela, mon garçon ? Tiens-toi près de moi, et tu arriveras le second. » Le jeune jockey retira son cheval en arrière et le mit de front avec celui de Chifney. Il s’ensuivît une lutte durant laquelle l’avantage parut d’abord égal des deux côtés ; mais à la fin le succès tourna comme Chifney l’avait prédit.