L’Angleterre et la vie anglaise/36

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L'ANGLETERRE
ET
LA VIE ANGLAISE

XXXV.
LA VIE POLITIQUE.
II. - LE REFORM BILL, LES OUVRIERS ET LES DEMONSTRATIONS POPULAIRES.



Il est peu de spectacles plus instructifs que celui de la lutte entre les choses et les partis au-delà du détroit, Qui voulait dans le parlement anglais de la réforme électorale ? Ce n’est aujourd’hui un mystère pour personne que cette mesure comptait très peu d’amis sincères dans les rangs de la chambre des communes. Combien elle inspirait encore moins de confiance et de sympathie à l’assemblée des lords ! Il suffit d’avoir suivi avec attention les débats des deux chambres pour se faire une idée des alarmes que soulevait ce monstre né des agitations populaires. Ceux même, whigs ou tories, qui jugeaient prudent de se rallier au projet de réforme ne pouvaient toujours se refuser le plaisir ou la consolation d’en signaler les dangers. « Il a reçu, ainsi que disait un ami de M. Bright, autant de pierres que de votes. » Et toutefois il est aujourd’hui ce que les Anglais appellent the law of the land, une des lois organiques du royaume. Un tel événement ne nous enseigne-t-il point qu’il existe chez nos voisins une influence capable de courber à un moment donné la résistance des grands pouvoirs de l’état ? Cette force, on peut la désigner d’un mot, c’est l’opinion publique. Je voudrais indiquer dans cette étude comment se forment les courans du progrès qui entraînent en Angleterre le gouvernement lui-même. L’initiative du chef de l’état a tant habitué dans d’autres pays à chercher derrière les événemens la main d’un homme, qu’on pourrait bien se tromper sur la manière dont les choses se passent chez nos voisins. Un pareil ensemble de faits n’est-il point d’ailleurs de nature à nous éclairer sur les mœurs politiques d’une nation qui, tout en confiant à d’autres le soin de la représenter et de la conduire, reste toujours maîtresse de sa volonté ?


I

Le germe du reform bill de 1867 se trouvait déposé d’avance dans le reform bill de 1832 ; aussi est-il impossible pour l’observateur de séparer dans son esprit ces deux grandes mesures législatives concourant l’une après l’autre à étendre et à purifier le système électoral en Angleterre. Pourtant quelle différence dans le caractère des deux époques ! En 1831, ce qu’on poursuivait dans la lutte était la victoire de la classe moyenne sur l’aristocratie, tandis que les droits politiques des travailleurs, — tout le monde le reconnaît aujourd’hui, — avaient été entièrement méconnus. Non-seulement on s’était bien gardé d’admettre à l’exercice de la souveraineté nationale de fraîches recrues choisies parmi les rangs de la classe ouvrière, mais il est à présent démontré que dans plusieurs villes du royaume-uni des artisans jouissant sous l’ancienne constitution de la franchise électorale se virent dépouillés de leur privilège par les dispositions de la nouvelle loi. Comment donc se fait-il que les masses prirent alors part à un mouvement dans lequel pour leur compte elles n’avaient aucun intérêt direct ? La classe moyenne, avant de s’appuyer sur l’ardeur et l’impétuosité de ses valeureux auxiliaires, n’avait point manqué de leur donner le mot d’ordre. « Aidez-nous, disaient bien haut ses orateurs, et nous vous aiderons ; prêtez-nous main-forte pour élargir la brèche, et une fois entrés dans la place nous vous en ouvrirons les portes. » Cette promesse, il faut l’avouer, fut quelque temps oubliée dans la victoire, et la partie de la nation qui avait le plus concouru matériellement à attaquer le monopole de la noblesse ne profita guère du succès de ses efforts. Cependant des voix s’élevaient pour réclamer l’exécution des engagemens contractés dans la chaleur de la lutte. Dès 1852, les whigs étant au pouvoir, lord John Russell proposa de reprendre et de modifier l’œuvre à laquelle il avait attaché son nom. A partir de ce jour, les esprits clairvoyans durent comprendre que le système représentatif n’était point fixé par la loi de 1832. Un second reform bill, envisagé par les uns comme un bien et par les autres comme un mal inévitable, apparut à tous sur les hauteurs de l’horizon politique.

Cette question, d’abord vague et ténébreuse, ressemblait aux esprits de l’abîme qui, dans les anciennes légendes de mer, attirent les navigateurs vers de perfides écueils. Contre de pareils dangers, cinq ministères appartenant à différentes couleurs vinrent successivement échouer. Il suffira d’indiquer d’un trait le genre d’obstacles que rencontrait une telle mesure en Angleterre. Chaque parti, on oserait presque dire chaque homme d’état, avait en tête son projet de réforme qui le plus souvent ne coïncidait guère avec les vœux du pays. Au milieu de cette confusion, beaucoup d’électeurs qui avaient obtenu leur affranchissement politique grâce aux efforts combinés de la classe moyenne et de la classe ouvrière étaient maintenant les premiers à vouloir exclure le travail manuel du privilège conquis par eux en 1832. Pour saisir la force des argumens qu’ils opposaient à une nouvelle extension du suffrage, il faut savoir que nos voisins considèrent l’exercice de la souveraineté nationale bien moins comme un droit que comme une fonction ; or toute fonction exige de celui qui s’en acquitte certaines garanties. Le vote est un dépôt que l’état remet entre les mains des seuls électeurs jugés par lui dignes de sa confiance. Les ouvriers étaient-ils préparés à recevoir le mandat qu’on réclamait en leur nom ? Plusieurs parmi les hommes d’état affectaient le doute à cet égard. Ce qui avait le plus lieu d’étonner, c’est que de leur côté les travailleurs montrèrent tout d’abord très peu d’empressement pour l’honneur qu’on voulait leur faire. Apparente ou réelle, cette indifférence fut diversement interprétée par les orateurs de la chambre des communes et par les journaux. Les uns avec la joie du triomphe y virent un aveu de l’impuissance des ouvriers anglais à se gouverner eux-mêmes et à jouer un rôle dans l’état. Les autres, tout en déguisant leur tristesse, cherchèrent des explications qui n’expliquaient rien ou même s’efforcèrent de nier un fait qui sautait pourtant aux yeux. Libéraux et tories ne remontèrent point, je crois, aux véritables motifs qui dictèrent dans les commencemens la conduite des travailleurs. Ce n’était nullement insouciance de leur part, c’était calcul.

Avec le bon sens qui les distingue, les ouvriers anglais se dirent que, faibles, dispersés, sans argent, ils pesaient pour un atome dans les destinées du pays. Qu’avaient-ils pour eux ? Le nombre. C’était peu de chose en face d’institutions qui mesurent surtout les hommes à la fortune au talent et aux situations acquises. Avant de compter dans le monde politique, il leur fallait conquérir une place dans la société. L’exemple était parti d’en haut : c’est en s’associant et en disciplinant leurs forces que l’aristocratie d’abord, puis la classe moyenne, avaient étendu leur influence dans l’état. Les workmen suivirent la voie qu’on leur avait tracée ; ils s’organisèrent. Beaucoup d’entre eux se rendaient d’ailleurs justice et savaient parfaitement qu’ils étaient inférieurs en instruction et en lumières à ce qu’on nommait par habitude dans la Grande-Bretagne ruling classes, les classes gouvernantes. L’espace de trente-cinq ans qui s’est écoulé entre le premier et le second reform bill a été mis à profit par les ouvriers anglais : ils ont combattu chez eux la misère, l’ignorance et d’autres causes de dégradation. Une grande partie de ce travail occulte a échappé aux hommes politiques s du royaume-uni, assez mal informés de ce qui se passe dans les couches profondes de la société. Ces mêmes ouvriers, dont on accusait le silence et l’abstention, entendaient d’une certaine manière leurs intérêts. Ayant beaucoup plus de confiance en eux-mêmes et dans leur système d’organisation appuyé sur des efforts personnels que dans des mesures légales dont ils saisissaient encore vaguement la portée, les travailleurs de la Grande-Bretagne concentrèrent toutes leurs espérances sur l’œuvre qu’ils avaient commencée. Dans un pays où la propriété est la racine des droits et de l’influence sociale, ils voulaient constituer leur importance avant de se mêler à l’agitation politique. Ayant vu d’assez près les classes ouvrières en Angleterre, je crois être à même de me faire une idée juste de leurs intentions. Quelle raison avaient ces braves workmen de se méfier d’un étranger ? Eh bien ! de leurs discours et de leurs actes il résulte pour moi une conviction, c’est qu’avant de prendre part à la lutte ils ont tenu à préparer leurs armes.

Qu’on veuille bien se rappeler l’opinion qu’on avait en France des ouvriers anglais sous le règne de Louis-Philippe. Ici même un économiste dont tout le monde regrette la perte, M. Léon Faucher, écrivait sur la triste condition du travail manuel au-delà du détroit des études que les lecteurs de la Revue n’ont sans doute point oubliées. Certes je ne crois nullement qu’il ait rien exagéré, et pourtant combien ces tableaux chargés de sombres couleurs ressemblent peu à la situation présente des soldats de l’industrie chez nos voisins ! Les écrivains anglais constatent eux-mêmes un grand changement à cet égard dans le sort des ouvriers[1]. Il s’est néanmoins trouvé chez nous des esprits absolutistes qui, opposant l’ancienne misère des classes laborieuses aux institutions constitutionnelles dont jouit la Grande-Bretagne, ont voulu tirer de ce contraste un argument contre la liberté. Beaucoup d’ouvriers français, trompés par ce sophisme, ne virent de salut pendant un temps que dans un système de protection, et ils demandaient à l’état, quel qu’il fût, de les couvrir contre la concurrence. De telles illusions peuvent bien servir à un moment donné les projets de la dictature ou, du despotisme, mais elles ne sauraient tenir contre les faits. Si la lutte était nécessairement défavorable aux intérêts du travail, à coup sûr il y a longtemps que l’ouvrier anglais aurait été écrasé., Organisation du système de l’industrie, division des classes, rivalité des moyens de production, il a tout contre lui, et pourtant il résiste, il grandit tous les jours, que dis-je ? il commence à effrayer. Quelques-uns se plaignent déjà de ce qu’il fait la loi aux maîtres ; un pas de plus, et l’on assure qu’il serait à même de jeter, l’épée de Brennus dans la balance de l’état. Contre une aristocratie implantée dans le sol et entourée d’éclat, contre une classe moyenne ; très intelligente et concentrant dans ses mains une masse formidable de capitaux, quelles ont pourtant été les armes du workman ? Il n’en a qu’une la liberté. C’est par le droit de réunion, c’est au moyen de la presse et de la parole qu’il tient tête à toutes les autres influences. Au gouvernement il demande non point de le protéger, mais de le laisser faire par lui-même. Qu’a-t-il d’ailleurs besoin du secours de l’état ! Ces mêmes ouvriers d’outre-mer, qu’on représentait, il y a quelques années, comme les esclaves des machines, donnent aujourd’hui l’exemple et le mot d’ordre à la plupart des coalitions et des grèves. Quand les circonstances l’exigent, ils vont même jusqu’à offrir l’hospitalité de leur libre sol et de leurs libres institutions aux émissaires venus de l’étranger qui chez eux ne peuvent ni parler ni s’entendre sur certaines questions d’intérêt vital. Pour ceux qui se sont confiés dans les forces et les bonnes intentions du gouvernement personnel, la leçon est dure, mais décisive.

A quoi pourtant s’occupaient les travailleurs anglais durant les années qui suivirent le premier reform bill et qui précédèrent l’agitation politique de 1866 ? Loin de moi l’intention d’embrasser l’ensemble de leurs efforts, il suffira bien d’indiquer quelques traits essentiels. Un de leurs premiers soins a été de fonder entre eux des Sociétés de bienfaisance et de secours mutuels connues sous le nom général de friendly societies. Plusieurs de ces institutions existaient dès la première moitié du XVIIIe siècle, mais ce n’est guère que vers 1832 qu’elles prirent un développement considérable, Aujourd’hui ces friendly societies dépensent par an dans le royaume-uni plus de 3 millions de livres sterling (75 millions de francs) à soigner leurs malades, à enterrer leurs morts, à secourir leurs veuves et leurs orphelins. L’organisation de quelques-unes d’entre elles ferait trembler tout autre gouvernement que celui d’un peuple libre. Les deux grands ordres sont la Manchester unity of odd fellows et l’ancient order of foresters. Le premier (celui des odd fellows), qui compte dans ses rangs 387,990 ouvriers et qui possède un fonds de réserve de 2 millions de livres sterling (50 millions de francs), est gouverné par un conseil de directeurs reliant les 3,671 loges sous la même autorité. Le second (je parle des foresters), qui se compose de 224,000 membres et qui distribue pour environ 220,000 livres sterling (5 millions 500,000 francs) de secours par an, obéit de son côté à un conseil exécutif de onze officiers. Qu’on se figure un tel état de choses sur le continent, une société qui échappe à toute surveillance et du sein de laquelle un petit nombre d’individus peuvent en moins d’une semaine, par un simple mot d’ordre, diriger vers un but commun les forces d’un demi-million d’artisans ; c’est pour le coup qu’on crierait à l’anarchie. Eh bien ! ces friendly societies[2] entourent au contraire le gouvernement anglais d’une ceinture d’assurance et de protection. Comment cela se fait-il ? Les ouvriers d’outre-mer respectent dans la constitution de leur pays un ordre de choses qu’ils n’ont aucun intérêt à renverser. Sans police secrète et sans armée (du moins si l’on fait la comparaison avec d’autres états), le pouvoir se défend chez nos voisins par la liberté qu’il garantit à toutes les classes de la société.

Il faut bien se garder de confondre les friendly societies avec les trades’ unions. Ces dernières n’avaient aucun moyen d’être jusqu’à ce qu’une modification de la loi permît aux sociétés ouvrières de régler les conditions du travail. Elles prirent naissance dans un temps où les enfans étaient enfermés jusqu’à seize heures de suite dans les fabriques de la Grande-Bretagne. Les trades’ unions ressemblent aux friendly societies en ce qu’elles distribuent des secours à leurs membres dans les cas de maladie ou d’accident ; mais, non contentes d’exercer les devoirs de la charité, elles prétendent en outre couvrir les différens corps de métiers d’un système de protection et de défense mutuelle. Ce sont les organes d’un mécanisme encore très imparfait sans doute, destiné plus tard à se modifier, peut-être même à disparaître entièrement, ainsi que tant d’autres systèmes, dans le développement de la vie industrielle : ce qui me paraît du moins certain, c’est qu’on ne réussirait point à les détruire par la force. Ces institutions, malgré leurs défauts, ont rendu de grands services à la classe ouvrière ; c’est surtout grâce à leurs efforts que la journée de travail a été réduite à dix heures en Angleterre[3]. Lorsque le ten hours’ bill qu’elles avaient depuis longtemps réclamé passa devant la chambre des communes, les orateurs ne manquèrent point pour annoncer la déchéance prochaine de l’industrie britannique. Dieu merci, l’état de plus en plus florissant des manufactures et des usines a donné un éclatant démenti aux sinistres prophéties des alarmistes. A plus d’un égard, la discipline de ces associations a été utile, elle a contribué en somme à élever l’habileté, le courage et l’intelligence des travailleurs[4].

On reproche, il est vrai, aux trades’ unions certaines mesures tyranniques consenties par les membres eux-mêmes en vue de sauvegarder les intérêts du métier ; mais n’est-ce point au prix de ces sacrifices que plusieurs d’entre eux avaient déjà conquis sous l’ancienne loi électorale leur liberté politique ? Croire que le prix du travail puisse être dicté arbitrairement par l’influence de certaines organisations ouvrières au lieu d’être réglé par le cours du marché serait sans doute une monstrueuse erreur économique ; est-ce bien d’ailleurs l’illusion que nourrissent les trades’ societies ? Les chefs intelligens de ces confréries sont les premiers à s’en défendre, et s’ils se proposent de maintenir à une certaine hauteur le tarif des salaires, ils savent très bien que les diverses industries se suicideraient en exigeant des maîtres au-delà d’une part raisonnable dans les bénéfices. Ces sociétés sont-elles d’ailleurs les seules en Angleterre qui aient voulu imposer un prix aux services de leurs membres ? Non vraiment, les professions libérales avaient donné l’exemple. Les confréries de docteurs en médecine et de légistes ont aussi leurs règlemens qui taxent d’une manière souveraine la bourse du public. Tout physician qui recevrait pour ses visites au-dessous du prix orthodoxe (une guinée) serait considéré par ses collègues comme un charlatan et un transfuge. Ainsi en est-il pour les avocats, que l’ordre entier accuserait de gâter le métier, s’ils travaillaient au-dessous du cours fixé par les statuts. N’est-ce point après tout la même méthode que les ouvriers anglais ont voulu appliquer à un autre ordre de faits pour ne point laisser avilir les salaires ?

Le système des grèves est sans contredit un système brutal, c’est la guerre, et comme tel il doit nécessairement nuire aux intérêts du capital et du travail ; mais il faut bien se dire que ce ne sont point les trades’ unions qui l’ont inventé. Les strikes (grèves) sont si conformes aux traditions et aux mœurs du peuple anglais qu’on les trouve à chaque instant dans le passé et dans certains genres de service où l’on ne s’attendait guère à les rencontrer. Dans un temps où l’art du machiniste n’avait point encore trouvé le moyen d’imiter sur la scène le mouvement de la mer, on étendait une toile peinte en vert sous laquelle de jeunes garçons courant çà et là, frétillant et gambadant, rappelaient plus ou moins les soubresauts de l’orageux élément. Le théâtre de Drury-Lane employait une troupe de ces gamins de Londres pour une des pièces de Pâques, et Elliston, le directeur d’alors, les avait d’abord engagés à un shilling par soirée ; mais comme le succès de la pantomime commençait à baisser, il réduisit de moitié leurs salaires. Les vagues se rassemblèrent aussitôt dans un meeting où il fut décidé que toute la mer ferait grève. En conséquence le soir même, tandis que de faux éclairs faisaient rage sur la scène, que le faux tonnerre résonnait de son mieux dans la coulisse, l’Océan, à la stupéfaction de tous, demeurait calme et plat comme un tapis. Le souffleur hors de lui leva un coin du voile et enjoignit aux flots de faire leur devoir. « Des vagues à six pence ou à un shilling ? » demanda une jeune voix qui sortait du fond de l’abîme. « A un shilling, » répondit résolument le souffleur qui n’avait point d’autre alternative. Dès que ce mot magique eut été prononcé, la mer se remua en toute conscience comme si elle eût été agitée par une vraie tempête.

Les grèves étaient très fréquentes pour fixer les diverses branches de l’industrie bien avant les trades’ unions. Seulement dans cette lutte inégale contre les maîtres, l’ouvrier était toujours vaincu. Ce que le concours de ces sociétés a apporté de nouveau dans la physionomie des strikes est un élément de force et de durée. Serait-il juste pour cela de dire qu’elles les encouragent ? Je ne le crois nullement. Il en est de cette guerre comme de toutes les autres : on en vient tout de suite aux mains avec une nation faible dont on espère avoir aisément raison ; mais deux grandes puissances bien armées sont beaucoup moins promptes à s’engager dans une lutte dont elles prévoient l’une et l’autre les conséquences. Maîtres et ouvriers y regardent aujourd’hui à deux fois avant d’entamer un conflit qui doit se prolonger des mois et même des années. Ce n’est qu’après avoir épuisé de part et d’autre tous les moyens de conciliation qu’on se risque, en désespoir de cause, à brûler ses vaisseaux. Il est d’ailleurs bien plus facile d’attirer un petit nombre d’hommes dans une entreprise téméraire que de gagner la volonté de plusieurs milliers d’individus qui ont tous quelque chose à perdre. Aussi la déclaration de guerre est-elle toujours précédée d’une enquête ; les griefs de la loge mécontente doivent être soumis à un conseil, qui examine attentivement la nature du débat, les chances de la lutte et les ressources de la société. De telles formalités, on en conviendra, sont plutôt faites pour prévenir que pour seconder les grèves. Et pourtant les strikes n’éclatent encore que trop souvent. C’est alors un spectacle triste et grand. que celui de ces masses volontairement absentes des ateliers, sombres et inquiètes, parcourant la ville en silence pour se rendre à leurs meetings. On devine aisément la morne sollicitude des femmes d’ouvriers, la terreur du lendemain qui se répand comme un nuage sur le foyer domestique. Sans doute ces hommes poursuivent par la souffrance du moment un intérêt personnel ; mais ils croient en même temps obéir à un devoir envers leur classe et leur profession. De toutes les grèves que j’ai vues à Londres, celle des maçons m’a laissé le plus pénible souvenir. Les chantiers de construction étaient vides, les travaux suspendus, les intérieurs désolés, et pourtant l’ordre ne fut pas un instant troublé dans la ville. Ailleurs l’ouvrier sans travail rejette volontiers sur le gouvernement une partie de sa mauvaise humeur, et je ne m’étonne point qu’il en soit ainsi. Quand c’est l’état qui concentre tous les pouvoirs, on lui demanderait volontiers de faire la pluie et le beau temps, de mûrir les moissons et d’ouvrir au flanc des rochers les sources de la prospérité publique. Quiconque s’arroge l’autorité absolue doit s’attendre à être regardé comme responsable de tout ce qui arrive. En Angleterre, où le gouvernement ne s’attribue au contraire que des fonctions très limitées, nul n’exige de lui au-delà de ce qu’il peut donner. L’ouvrier sait très bien que le prix du travail repose sur un contrat privé et que l’état n’a rien à voir dans sa querelle avec les maîtres. Tout ce qu’il revendique est l’usage plein et entier de sa liberté personnelle. En s’abstenant de travailler dans l’espoir d’améliorer les conditions mêmes du travail, il use d’un droit que nul ne lui conteste, quoique beaucoup regrettent la nature des moyens auxquels il a recours.

Les trades’ unions représentent en Angleterre une grande accumulation de forces et de capitaux[5]. C’est cette puissance même qui a soulevé contre elles dans ces derniers temps une sorte de croisade. Des faits déplorables sont venus fort à point aggraver les accusations de leurs adversaires. Il faut avoir vu la ville de Sheffield pour comprendre la nature des attentats qui s’y sont commis. Sous un dôme de fumée qui ne laisse que rarement entrevoir la couleur du ciel, au bord d’un fleuve sombre et bourbeux, véritable Styx de l’industrie, au milieu de noirs amas de charbon de terre et de fournaises toujours allumées, vivent des ouvriers condamnés à certains métiers homicides. Renfermés à l’atelier dans de sinistres bâtimens de pierre qui ressemblent à d’anciennes forteresses démantelées, étrangers au progrès des autres classes, les saw-grinders (émouleurs de scies), par exemple, forment un groupe d’un caractère à part qui tranche sur la population locale. Indifférens pour eux-mêmes à la durée de la vie, respectant très peu celle des autres, ce sont à coup sûr des instrumens dangereux entre les mains d’un chef fanatique. Ce qui s’est passé à Manchester parmi les maçons annonce, il est vrai, que la fureur des gros salaires et l’idolâtrie des intérêts matériels peuvent entraîner d’autres corps de métiers dans, de semblables crimes. On oublie pourtant que les maîtres restent libres d’employer ou de refuser les hommes appartenant aux trades’ unions, et que plusieurs ne se font point faute de se servir de leur droit. Si déplorables que soient de pareils faits, il ne faut point en outre perdre de vue que ces confréries étaient encore plus dangereuses dans un temps où, considérées comme illicites, elles avaient besoin de s’entourer d’un mystère encore plus impénétrable. Le moyen de combattre de tels actes de violence est-il bien en effet de mettre hors la loi les sociétés ouvrières et de les encourager ainsi à se couvrir d’un voile ? Ne serait-ce point plutôt de les reconnaître et de les admettre aux mêmes avantages que les autres compagnies de bienfaisance et de secours mutuels[6] ? Telle est, il y a lieu de le croire, la conséquence à laquelle sera conduit le gouvernement anglais par l’enquête ouverte sur les trades’ unions.

À ces confréries des corps de métiers beaucoup chez nos voisins préfèrent les sociétés coopératives. Ce système, qui est ne d’hier, a déjà conquis l’approbation d’hommes éminens dans le parlement, dans l’église et dans la noblesse. Au lieu de s’attacher tout d’abord comme en France à la production des objets industriels, ces sociétés débutèrent au-delà du détroit sur un tout autre terrain. Le pauvre est en général celui qui paie le plus cher tout ce qu’il achète. Dans la plupart des cités anglaises occupées par les grandes manufactures, l’ouvrier habite des quartiers obscurs et entassés où abondent de petites boutiques. Dans un pareil voisinage, les marchands, pourvus d’un maigre capital, achetant en détail, revendant le plus souvent à crédit, sont obligés de débiter à un haut prix des denrées d’une qualité inférieure. Frappés de ces inconvéniens, les ouvriers résolurent de se faire eux-mêmes leurs propres boutiquiers. L’exemple partit de Rochdale, et avec quelle autorité[7] ! Un tel succès était certes bien de nature à inspirer la confiance. Beaucoup d’autres sociétés s’établirent en Angleterre plus ou moins d’après le même modèle. Tous les essais n’ont point été également heureux. Plusieurs de ces tentatives ont avorté soit à cause d’un vice dans le système, soit par suite de l’inexpérience des hommes qui les dirigeaient. Cependant la situation des diverses sociétés qui survivent est en somme très favorable[8]. Enhardis par le succès, des ouvriers du même métier se sont peu à peu associés non plus pour acheter en commun les objets de consommation, mais pour exercer leur industrie et en écouler par eux-mêmes les produits. Cette nouvelle forme de la coopération est sans contredit celle qui rencontre en Angleterre le plus d’obstacles, qui exige de la part des artisans le plus de sacrifices et se trouve par conséquent la plus exposée aux revers. Diverses branches du travail manuel ont pourtant atteint dans cette voie des résultats heureux. L’une de ces sociétés, North of England wholesale co-operative society, limited, après deux années seulement d’existence, réalise, dit-elle, par an pour 250,000 sterling (6,250,000 francs) d’affaires. Un vieux lord, au sortir d’un atelier coopératif qu’il avait visité avec intérêt, déclara lui-même avoir vu dans ce temps-ci deux choses que dans sa jeunesse on aurait traitées de fables, « des voitures qui couraient sans chevaux et des ouvriers qui travaillaient sans maîtres. » D’un autre côté, des chefs de manufactures, mus par un sentiment de justice et déterminés par la force de l’exemple, ont intéressé pour une certaine part leurs travailleurs dans les bénéfices.

Partout le rêve de l’ouvrier est de devenir propriétaire ; mais, excepté dans les légendes, les maisons ne descendent point du ciel toutes bâties. Il s’est pourtant formé chez nos voisins des sociétés connues sous le noms de building societies, se proposant de fournir à l’artisan un toit qui lui appartienne. Le mécanisme de ces institutions varie selon les localités et les idées des fondateurs[9] ; mais en somme elles tendent toutes vers un but, — aider le locataire à devenir le propriétaire de sa maison en payant par mois à la société, durant une certaine période, une somme qui n’excède pas de beaucoup le taux ordinaire du loyer. Dans plusieurs endroits, ces building societies se sont greffées dès l’origine sur les freehold land societies, qui s’efforcent de diviser la terre entre leurs membres à peu près aux mêmes conditions. Le plus souvent elles achètent en bloc de grands domaines qu’elles partagent en divers lots parmi leurs actionnaires ou leurs souscripteurs. Sur ces terrains ainsi dépecés s’élèvent plus tard des cottages au seuil desquels l’ouvrier anglais peut s’asseoir le dimanche sous son berceau de houblon ou de clématite. Sans doute la maison ne lui appartient nullement par ce fait seul qu’il y réside, il faut la payer ; mais à chaque échéance, au lieu de verser entre les mains du propriétaire un argent qui ne lui confère aucun droit, il éteint une dette à l’expiration de laquelle il sera bien réellement chez lui. A. Birmingham, de 9 à 10,000 artisans habitent dans la ville ou dans les environs de jolies maisonnettes qui d’ici à quelques années ne devront plus rien à personne. On évalue en Angleterre et dans le pays de Galles à 2,000 le nombre de telles sociétés, comptant environ 200,000 membres. L’argent qu’elles reçoivent s’élève à 11 millions de livres sterling sur lesquelles 8 millions ont été convertis en terre et en maisons. Il est bien vrai que les ouvriers ne sont point les seuls inscrits sur les listes des souscripteurs, mais ils y figurent très certainement pour au moins les deux tiers. Un des avantages moraux est que le travailleur propriétaire ou en train de le devenir prend beaucoup plus d’intérêt que le locataire à son intérieur, soigne de grand cœur dans son petit jardin des arbres qu’il verra croître, et met de l’amour-propre à orner le nid dans lequel il élèvera sa famille.

Les ouvriers anglais ont toujours été en somme beaucoup mieux payés dans la Grande-Bretagne que sur le continent ; ce qui leur manquait le plus jusqu’ici, c’était la prévoyance. Pour développer chez eux le germe de ce sentiment ont été fondées au-delà du détroit les caisses d’épargne, qui en un quart de siècle reçurent un dépôt de 40 millions de livres sterling, appartenant surtout à la classe des artisans et des domestiques. Voulant étendre aux campagnes et aux petites villes les bienfaits de cette institution, M. Gladstone eut l’idée d’y adjoindre les post-office savings banks. Le bureau de poste qui reçoit les lettres du travailleur enregistre et encaisse ses économies. Le pauvre a maintenant dans la Grande-Bretagne plus de trois mille banquiers toujours à ses ordres, et entre les mains desquels il peut confier les plus petites sommes, même le denier de la veuve (d’où le nom de penny savings banks). Un des grands avantages de ce nouveau mécanisme est que l’ouvrier ayant déposé son argent dans un des trois mille bureaux de poste est à même de le retirer dans un autre. Qu’il aille de village en village, comme c’est souvent le cas pour diverses industries, et les épargnes du travailleur errant, quoique placées à intérêts, voyagent en quelque sorte avec lui. Comme l’économie, surtout celle du prolétaire, est une vertu naturellement ombrageuse qui n’aime point à mettre les autres dans la confidence de ses affaires, le maître de poste est seul autorisé à voir les comptes, et encore se trouve-t-il obligé par la loi à garder le secret sur le nom des déposans. Ce fonctionnaire public n’est d’ailleurs qu’un simple commis, et dans le cas où il viendrait à se sauver avec l’argent, l’état demeurerait responsable. La création de post-office savings banks révéla de plus un fait qui surprit M. Gladstone lui-même : c’est l’étendue des ressources et des économies accumulées entre les mains de la classe ouvrière. Au moment où fut inauguré ce système, une députation de la société des mécaniciens se présenta chez le ministre pour savoir si les trades’ unions seraient admises aux mêmes privilèges que les friendly societies en ce qui regardait les caisses d’épargne. Ces ouvriers lui déclarèrent alors avoir en réserve 67,000 livres sterling (1,675,000 fr.), et ils venaient demander son avis sur la manière de placer cette somme. Une telle démarche et l’aveu d’une telle prospérité frappèrent M. Gladstone au point qu’il en parla plus tard devant la chambre des communes.

Les efforts des ouvriers anglais pour améliorer leur bien-être méritent à coup sûr d’appeler l’attention de la France ; mais combien ils ont encore plus fait pour assurer le développement moral de leur classe ! Croyant avec la plupart des philosophes et des économistes de leur pays que l’homme sans instruction est un capital dormant, ils ont cherché à ouvrir chez eux ces sources vives de richesses qui résident surtout dans l’intelligence. Parmi les établissemens ayant le plus contribué à répandre les lumières dans les sombres régions du travail manuel, il faut citer les mechanics’ institutes. Il y a maintenant près d’un demi-siècle que lord Brougham leur prêta son concours ; mais ces institutions ne prirent vraiment un grand essor qu’à partir de 1835. Le mouvement était descendu d’en haut ; il fut pourtant convenu dès l’origine que les deux tiers ou même les trois quarts des membres formant le comité de direction seraient choisis parmi les ouvriers eux-mêmes. Depuis lors les applications de ce principe ont été poussées beaucoup plus loin ; dans un assez grand nombre de tels établissemens fondés à une époque récente, le comité tout entier se compose d’hommes payés à la semaine et vivant de leur salaire. En 1861, il existait chez nos voisins plus de 1,200 mechanics’ institutes, réunissant 200,000 membres, et tout porte à croire que le nombre s’en est encore augmenté. Dans les villes et même les villages au sein desquels fleurissent de semblables sociétés, l’élite des artisans, au lieu de prendre vers le soir le chemin du cabaret, se rend dans un bâtiment d’apparence agréable, où elle trouve des salles bien chauffées, bien éclairées, et tous les moyens de s’instruire. Une excellente bibliothèque, des salons de lecture avec des tables couvertes de journaux et de revues, des classes du soir pour l’écriture, l’arithmétique et la géographie, des cours publics sur les différentes branches de la science et de l’histoire, tels sont quelques-uns des avantages offerts à leurs abonnés par beaucoup de mechanics’ inslitutes. D’autres ouvrent des concours, distribuent des prix et dirigent vraiment l’éducation des travailleurs dans toute l’étendue d’un district[10]. Ce n’est pas toujours dans les grandes cités où abondent les foyers de distractions que de telles académies ouvrières portent les meilleurs fruits ; on est quelquefois tout surpris de rencontrer dans les hameaux les plus fermes soutiens de ces institutions et les artisans les plus curieux de cueillir à l’arbre de la science. Qui ne devine l’influence de pareilles réunions sur la moralité des hommes occupés pendant le jour dans les ateliers ou les fabriques ? Plus l’ouvrier s’occupe des intérêts sérieux de l’esprit, et plus il s’éloigne des plaisirs grossiers. Pour le détourner des tap-rooms (chambres obscures et enfumées des public-houses) se sont aussi formés des clubs encouragés dans ces derniers temps par lord Shaftesbury et lord Lyttelton. Les working mens’ clubs (clubs d’ouvriers), établis d’après le même principe ou peu s’en faut que les brillantes sociétés de Pall-Mall, offrent à leurs membres un centre de conversation intéressante, des livres, des journaux, des concerts d’amateurs. Quelques-uns d’entre eux possèdent une bibliothèque spéciale se rapportant à telle ou telle branche d’industrie, ou de vieux recueils de ballades que leur aurait enviés Walter Scott. Au-dessus de toutes ces institutions s’élèvent les working mens’ colleges (collèges d’ouvriers), qui à Sheffield, à Halifax, à Salford, à Ipswick, à Londres, se proposent d’étendre à toutes les conditions sociales les bienfaits d’une instruction supérieure[11]. L’auteur de Tom Brown’s school days, M. Thomas Hughes, déclare lui-même avoir beaucoup acquis au contact du City of London College, dont il est un des principaux orateurs.

Après tant de généreux essais, faut-il s’étonner que l’ouvrier anglais soit maintenant respecté par les hommes de toutes les opinions ? Libéraux et tories rivalisent entre eux pour lui témoigner leur zèle et l’intérêt qu’ils prennent à sa cause. Je ne voudrais même point affirmer que les uns et les autres n’exagèrent quelquefois ses mérites ; mais après tout on ne flatte que ce qui est puissant. Le révérend C. Kingsley, professeur d’histoire moderne à Cambridge, nous apprend que les élèves des universités parlent aujourd’hui des classes ouvrières sur un tout autre l’on que celui qui leur était familier il y a trente ans. Il n’y a guère que les maîtres qui se plaignent du travailleur, et encore que lui reprochent-ils ? A les entendre, il est devenu trop exigeant. Si l’Angleterre voit à présent quelques-unes des branches de son industrie menacées par la concurrence étrangère, ils attribuent le fait aux prétentions de la main-d’œuvre. Il est vrai qu’où l’industrie anglaise était habituée à ne trouver que des acheteurs elle rencontre souvent depuis quelques années des fabricans et des rivaux ; mais la seule cause de ce changement est-elle bien le haut prix auquel les artisans de la Grande-Bretagne vendent leurs services ? Avec le temps, les Anglais ont engagé l’industrie européenne à profiter de leurs succès et de leurs leçons, à peu près comme ces généraux victorieux qui apprennent à leurs adversaires l’art de les battre. D’un autre côté, les seigneurs des grands chantiers de travail habitent chez nos voisins de somptueuses maisons, mènent un train de prince et demandent peut-être aux affaires plus qu’elles ne sauraient accorder au luxe. Dans cette lutte contre des difficultés créées par la force même des choses, les maîtres ont d’ailleurs à craindre un ennemi bien plus dangereux que les trades’ unions et les autres sociétés ouvrières de défense mutuelle : c’est l’émigration. Le travailleur anglais n’est point du tout, comme le nôtre, enraciné au sol natal ; il sait qu’il y a d’autres terres sous le soleil où il peut exercer ses bras. Derrière les mers qui entourent son île vivent bien loin, du côté du couchant, des populations parlant sa langue. En Amérique, en Australie, dans la Nouvelle-Zélande, il retrouve sa race, ses usages, sa religion, les lois de la mère-patrie retrempées aux sources de la démocratie moderne. Quelle considération pourrait donc l’enchaîner aux rivages de la Grande-Bretagne ? C’est du haut de cette indépendance que les ouvriers anglais dictent surtout des conditions au capital. « Nous serons payés tant, ou nous nous en irons, » tel est le mot d’ordre et la menace qui accompagnent souvent les grèves. — Qu’ils s’en aillent ! s’écrient de leur côté les partisans de la résistance ; mais avec chaque ouvrier capable qui émigré s’éloignent une force et un élément de richesse pour l’Angleterre.

On comprendra maintenant que les working men associés, organisés, fortifiés par leurs économies, y regardassent à deux fois avant de compromettre dans l’agitation politique les avantages qu’ils avaient acquis. Quels motifs ont pu les déterminer à sortir de leur réserve et de leur silence ? C’est ce qu’il nous faut dire en retraçant quelques-uns des faits qui se sont passés dans ces derniers temps au-delà du détroit.


II

Après les élections de 1865, tout le monde croyait à une victoire du parti libéral. Le ministère avait obtenu dans le pays une majorité de soixante-dix membres, et pourtant combien on s’était trop hâté de lui attribuer les avantages de la lutte ! Parmi les députés réélus, beaucoup appartenaient de cœur à l’ancienne politique du cabinet personnifiée par lord Palmerston. La mort du premier ministre changea tout à coup la situation. Au fond, il n’y avait qu’un homme de moins, et déjà l’organisation des partis se sentait ébranlée. C’est que cet homme d’état en disparaissant de la scène démasquait le reform bill. Tant qu’il avait vécu, il avait réussi à écarter le fantôme qui semait la terreur et la discorde dans les rangs de la majorité. Ceux qui lui succédaient ne pouvaient continuer la même tactique. Lord John Russell, qui avait pris sa place, M. Gladstone, chef de la chambre basse, leader of the other house, et quelques autres membres du cabinet, s’étaient engagés devant le parlement ou devant les électeurs. Tout le monde attendait d’eux un projet de réforme. On sait comment ils tinrent leur promesse et à la suite de quelles manœuvres ils essuyèrent un échec. L’erreur, on le reconnut bientôt, avait été de confondre les libéraux avec les reformers. Parmi ceux qui se séparèrent alors de M. Gladstone, plus d’un aujourd’hui regrette tout bas d’avoir combattu un honnête et timide bill demandant si peu aux esprits timorés. Toutefois la mesure fut repoussée, et les libéraux durent quitter le pouvoir. Il serait bien difficile de deviner la pensée secrète de lord Derby et de M. Disraeli lors de leur avènement aux affaires. Toujours est-il que leurs amis déclaraient la réforme électorale tout à fait enterrée ; la chambre n’en voulait point, le pays n’y tenait nullement, et, selon eux, ce que le nouveau cabinet avait de mieux à faire était de couvrir du voile.de l’oubli ce mauvais rêve. De son côté, le ministère tory refusait de s’engager devant la chambre sur une question délicate, obscure, contre laquelle tant d’autres avaient échoué. Il y a donc tout lieu de croire que cette mesure eût été ou ensevelie sous le silence ou indéfiniment ajournée, si l’opinion publique n’était intervenue et n’avait ranimé la lutte. Les classes ouvrières étant les plus intéressées dans un tel projet de loi, c’est naturellement vers elles que se dirigèrent les regards et les espérances des chefs qui présidaient au mouvement.

Les trades’ unions, nous l’avons vu, avaient des hommes, une organisation et de l’argent : avec de tels élémens, on peut agir ; mais les anciens règlemens leur interdisaient de s’occuper de politique. Une fois, il est vrai, elles avaient donné signe de vie à propos de la guerre civile des États-Unis. Durant tout le temps qu’avait duré la disette du coton, les ouvriers du nord de l’Angleterre s’étaient montrés héroïques. Quelle terrible crise ils avaient traversée ! à quelles épreuves cruelles avait été soumise leur patience ! Ils avaient donné au monde un grand exemple, non-seulement en supportant avec courage les horreurs de la faim, mais encore en résistant à de perfides conseils. Dans un moment où presque tous les journaux anglais avaient épousé la cause du sud et accusaient les états du nord d’être les auteurs de la misère publique jusqu’au-delà des mers, il fallut aux fîleurs du Lancashire un rare bon sens et un grand respect du droit pour ne point céder aux avis qu’on leur donnait de toutes parts. « Prononcez-vous, leur disait-on, encouragez le gouvernement de la Grande-Bretagne à seconder les confédérés, et le coton reviendra. » Leur réponse fut unanime : « non, point d’intervention. » En vérité ils songeaient moins à leurs propres souffrances qu’aux flétrissures de l’esclavage. Avant tout, cette grande injustice devait être réparée. Jusqu’au bout, ils suivirent avec une sympathie inébranlable pour les états du nord les chances d’une guerre qui les ruinait. Un tel dévouement, l’obstination avec laquelle des hommes mourant de faim sacrifièrent à un principe leurs intérêts les plus chers est dans l’histoire de ce temps-ci un fait assez rare pour qu’il mérite d’être signalé. Cette noble conduite rehaussa d’ailleurs le caractère du travailleur anglais, et fortifia chez lui le sentiment du devoir qui est le satellite du droit. Les ouvriers de Londres avaient été beaucoup moins atteints que ceux du coton district par la crise commerciale ; mais ils professaient en général les mêmes opinions et le même intérêt pour la cause des nègres. En avril 1863, un grand meeting des trades’ unionists de la capitale eut lieu dans Saint-James’s Hall. M. John Bright, avec son éloquence bien connue, et après lui quelques orateurs ouvriers, MM. George Howell, Odgers, Cremer, Conolly, dénoncèrent l’esclavage, ce drapeau sous lequel s’étaient enrôlés les ennemis de l’Union, comme l’opprobre des temps modernes. Une adresse fut envoyée à Abraham Lincoln, et, à part quelques penseurs et quelques journaux de la classe moyenne, les artisans furent presque les seuls dans la Grande-Bretagne qui durant cette longue lutte tendirent à leurs frères de l’autre côté de l’Atlantique une main amie.

Cette intervention des trades’ unionists de Londres à propos des affaires d’Amérique était un fait nouveau dans les annales du travail ; mais ce précédent toutefois était loin d’engager l’avenir. Appliquerait-on le même système de conduite à la politique intérieure et surtout à la question de la réforme électorale ? Ces sociétés ouvrières avaient été jusque-là des boucliers destinés à défendre certains intérêts, convenait-il d’en faire une arme pour conquérir des droits ? Certes les exemples ne manquaient point pour autoriser un tel changement de rôle. En Angleterre, tout a un caractère politique, les clubs, les universités, les sociétés d’agriculture, l’église même. Pourquoi les institutions fondées par la classe ouvrière échapperaient-elles à une des conditions, après tout, de la liberté ? Cependant plusieurs unionists hésitaient encore à risquer dans la lutte les avantages qu’ils avaient recueillis de leurs sociétés de protection et de bienfaisance. Qui les a déterminés ? Un fait étrange et qu’on aurait de la peine à croire sans le témoignage des ouvriers eux-mêmes, c’est que le plus mortel ennemi de la réforme électorale est celui qui à son insu et contre sa volonté a le plus contribué en Angleterre au succès de cette grande mesure. Ce sont les discours de M. Lowe devant la chambre des communes durant la discussion du reform bill en 1866 qui ont atteint et blessé au vif le cœur des working men. Ces attaques, dirigées avec un rare talent contre le caractère des classes vivant du travail manuel, ont peut-être servi à faire repousser le reform bill de M. Gladstone ; mais le fer lancé par une main vigoureuse et savante était resté dans la plaie, et les ouvriers anglais jurèrent de l’arracher pour s’en faire un instrument de combat. Il ne faut d’ailleurs point oublier que les vicissitudes de cette question, apparaissant comme un mirage à chaque nouvelle législature et disparaissant ensuite dans une défaite, avaient mis depuis quinze ans à une rude épreuve la longanimité des masses. L’Anglais passe pour patient, et il l’est ; mais il ne faut point trop jouer avec cette disposition naturelle. Je me souviens d’avoir attendu un jour pendant une heure à la porte d’un théâtre de Londres dont les acteurs avaient été retardés par une fête de famille : d’abord je m’étonnais du calme et du silence de la foule, qui contrastaient avec notre impatience française ; mais tout à coup, la mesure de la tolérance étant comble, les portes furent forcées par une tempête comme je n’en ai jamais vu. Les peuples se montrent dans l’histoire ce qu’ils sont dans la vie privée, et c’est parce que les pouvoirs dans la Grande-Bretagne ont eu jusqu’ici l’oreille assez fine pour distinguer le moment où la patience des masses était à bout que les barrières de l’état n’ont jamais été renversées.

Trois centres d’action politiques s’établirent en Angleterre pour diriger le mouvement, — la reform league, la national reform union, et la working men association. Le premier de ces comités (reform league) est celui qui a le plus figuré devant le public durant ces deux dernières années, Dès 1861, quelques hommes avaient conçu l’idée d’appuyer l’agitation politique sur une alliance avec les sociétés ouvrières. du premier meeting eut lieu à cet effet dans Freemason’s Tavern. Cependant la ligue, comme elle s’intitule, ne prit vraiment consistance qu’après la mort de lord Palmerston. Elle commença, ainsi que débutent en Angleterre toutes les œuvres de ce genre, par une profession de foi, un appel de fonds et la formation d’un comité dont M. Beales fut nommé président[12]. C’est aujourd’hui une des plus fortes organisations qui puissent exister dans un état libre. Au mois d’avril 1867, elle comptait 107 succursales (branches) dans la ville de Londres et 337 dans les provinces, embrassant ainsi tous les grands centres industriels du royaume. La seconde société (national reform union) représente surtout l’alliance de la classe moyenne libérale avec la classe ouvrière. Les chefs sont M. George Wilson et M. Morley, un des hommes riches de Londres qui, comme il le dit lui-même, « a beaucoup à perdre et rien à gagner dans les tourmentes politiques. » Enfin la working men reform association obéit aux ordres de M. George Potter, qui a su s’assurer la confiance de plusieurs London trades’ unions.

Entre ces trois comités, un observateur attentif aurait bien remarqué des nuances d’opinions assez distinctes. La reform league, par exemple, s’était hautement prononcée pour le suffrage universel (manhood suffrage) protégé par le scrutin secret (ballot), tandis que la national reform union se contentait d’un suffrage restreint appuyé sur la condition du domicile (household suffrage). M. Bright lui-même a toujours été en faveur de cette dernière mesure, et, tout en haranguant des meetings qui affichaient des prétentions plus avancées, il n’a jamais renoncé pour son compte à fixer des limites au vote. Nos voisins reprochent surtout au suffrage universel la docilité de ce système envers les faits accomplis. Ce qui s’est passé ailleurs n’était point de nature à recommander ce mode d’élection au bon sens pratique des Anglais et à leur amour de la liberté. Beaucoup parmi ceux-là mêmes qui ont salué chez nous en 1848 le suffrage universel comme un hommage rendu à la souveraineté du peuple auraient aujourd’hui mauvaise grâce à dissimuler leurs amères désillusions. Dans la Grande-Bretagne, où règne une si notable différence entre les ouvriers de la terre au sein des campagnes et les artisans des villes, le danger d’étendre aveuglément l’exercice d’un droit politique est encore bien plus frappant que dans les autres pays. La misère et l’ignorance de ce que les Anglais appellent agricultural labourers, leur situation dépendante des maîtres du sol, les exposent à plus d’un genre d’erreur ou de séduction. Quoi qu’il en soit, manhood ou household suffrage, tout cela était bien en avant du reform bill présenté par M. Gladstone devant la chambre des communes. Les divers comités résolurent pourtant d’appuyer en 1866 les efforts du ministère libéral, tout en consignant leurs réserves et en espérant mieux pour l’avenir ; mais quand fut rejeté ce projet de loi, les masques tombèrent. En Angleterre, la résistance ne fait guère qu’exciter les exigences des partis. Ceux qui auraient consenti d’abord à une simple réduction du cens électoral se montrèrent tout à coup beaucoup moins traitables, et se rangèrent autour des devises inscrites sur les drapeaux de la reform league. On raconte que M. Gladstone aurait dit.alors aux députés qui l’avaient abandonné dans la lutte : « Vous n’avez pas voulu de mon plan de réforme électorale, en bien ! vous en aurez un autre qui vous étonnera et que vous serez forcés de voter. » C’est ce qui est arrivé.

Si le ministère de lord Derby avait un instant nourri l’espoir de se maintenir au gouvernail sans être assailli par plus d’une bourrasque, le ton irrité de la presse, les meetings de nuit et aux flambeaux dans Trafalgar-Square, ce centre de Londres, les véhémens défis des orateurs en plein vent, tout dut bientôt l’avertir qu’il s’était trompé. La chambre, tout en repoussant le bill de M. Gladstone, avait laissé derrière elle une dette morale qui déjà s’était accrue des arriérés, et c’est au nouveau cabinet que s’adressait l’opinion publique pour en obtenir le règlement. Dans un tel état de choses, le gouvernement anglais n’avait le choix qu’entre deux partis à prendre : il devait pactiser avec la tempête ou lui résister. Un instant il parut incliner vers ce second système. Un grand meeting qui avait été convoqué par la reform league dans Hyde-Park trouva les grilles et les entrées défendues par une armée de police sous les armes. Certes-le gouvernement, il faut lui rendre cette justice, ne déniait point au peuple anglais le droit de se réunir ni d’exprimer ses opinions. Ce qu’il contestait hautement, c’était qu’il convînt de transformer une promenade de Londres en un théâtre de démonstrations politiques. On connaît pourtant les scènes regrettables auxquelles donna lieu cette interdiction, — les grilles arrachées, les plates-ban des dévastées, les pierres elles-mêmes descellées par les rudes mains des envahisseurs. Un spectateur ignorant de ce qui s’était fait la veille aurait pu croire qu’un déluge avait passé par là. Du 23 au 25 juin 1866, la lutte continua entre le peuple, qui voulait entrer ou rester dans le parc, et les policemen unis aux soldats, qui cherchaient à le repousser. Comme il arrive toujours en pareil cas, l’exaspération croissait de moment en moment, lorsqu’il fut convenu avec le gouvernement que celui-ci retirerait les troupes et que le président ainsi que le conseil de la reform league chercheraient à rétablir l’ordre. Le soir du 25 en effet, les chefs du mouvement apparurent sur le terrain transformés en messagers de paix, et d’un signe ils dispersèrent la foule, qui s’évanouit aussitôt. Le ministère a été deux fois malheureux avec la question des parcs. Est-ce à dire que sa conduite ait été timide ? Je crois au contraire qu’il s’est montré très sage en évitant un conflit avec des masses, exigeantes. En Angleterre, le gouvernement n’a point la ridicule prétention de sauver la société, qui ne se croit nullement en péril tant que la nation dispose librement de ses destinées. Sans doute il aurait pu se donner le facile plaisir de déployer une grande force armée et peut-être même recueillir les tristes honneurs d’une victoire plus ou moins ensanglantée, mais combien graves auraient été les conséquences ! A quoi lui aurait-il servi de rester, comme on dit, maître du terrain dans un pays où le fait brutal ne prouve rien et où les auteurs de toute répression violente ont bientôt à compter avec les mille voix de l’opinion publique indignée ? Et puis le pouvoir est bien faible chez nos voisins tant qu’il ne se sent pas très certain d’avoir pour lui le droit. Les parcs de Londres appartiennent-ils au peuple ou à la reine ? La preuve que le ministère lui-même n’était pas entièrement fixé sur cette question, c’est qu’il demanda plus tard l’avis des magistrats et du parlement[13]. Il y avait dans ce cas de la part du cabinet tory un véritable courage moral à reculer devant d’honorables scrupules et à ne point poursuivre jusqu’au bout un acte d’autorité.

Cependant la ligue et les autres sociétés réformistes continuaient d’agiter la population. Les meetings succédaient aux meetings. Une fois par semaine, au tomber de la nuit, le piédestal de la colonne de Nelson dans Trafalgar-Square se transformait en tribune. Cette place de Londres est l’une des plus bruyantes et des plus traversées par les voitures ; toutefois entre la colonne et le musée de tableaux (national gallery) s’étend une sorte de plate-forme en granit occupée par des jets d’eau et des statues. C’est là que se tenait le parlement de Westminster. Le spectacle était à coup sûr curieux : sur une estrade en bois adossée à la base du monument de Nelson figuraient les orateurs et le conseil de la reform league, M. Beales, le colonel Dixon et quelques autres. Des drapeaux formaient une sorte de tenture autour de laquelle flambaient des langues de feu ressemblant à autant de torches renversées. De jeunes ouvriers, gravement assis sur les grands lions de bronze qui accompagnent les bas-reliefs de la colonne, maintenaient envers et contre tous la position qu’ils avaient escaladée. Le reste de l’auditoire se massait autour de l’estrade, et, debout sous un ciel grésillant, écoutait les discours qu’à cause du bruit des voitures et par suite de la distance des orateurs on entendait fort mal. Les agens de l’autorité, qui avaient reçu le mot d’ordre, évitaient d’intervenir dans les groupes, et les réformistes faisaient eux-mêmes leur police. Le respect du droit de discussion est chez nos voisins une habitude prise, une seconde nature. Un policeman de Londres me racontait dans une autre circonstance qu’un orateur en plein vent lui avait donné beaucoup de besogne. — « Pour lui imposer silence ? demandai-je avec la bonne foi d’un étranger. — Non, reprit-il d’un l’on calme, pour empêcher qu’on ne fouillât dans ses poches et dans celles de ses auditeurs ; il y a tant de pick-pockets ! »

Les meetings furent à plusieurs reprises secondés par les démonstrations populaires. Les adversaires de toute réforme électorale ne cessaient de répéter que les ouvriers anglais étaient indifférens à cette mesure, a Où se trouvaient ceux qui réclamaient des droits politiques ? » À ce défi qui était en même temps un appel, les trades’ unionists répondirent : Nous voici ! On trouva même bientôt qu’ils se montraient beaucoup trop. Il suffira d’indiquer à distance les traits principaux qui m’ont le plus frappé dans ces grands concours de peuple enrôlé au service d’une idée. Par deux fois j’ai vu défiler dans les rues de Londres l’armée du travail, l’avant-garde des chefs et des maréchaux ferrans à cheval avec leurs écharpes et leurs rosettes, les divers corps de métiers s’avançant musique en tête avec des centaines de bannières déployées, des modèles indiquant l’industrie particulière de chaque groupe et portés en triomphe. La police et l’armée brillaient par leur absence ; qu’avait-on d’ailleurs besoin de leurs services ? La tenue et la discipline de cette multitude enrégimentée étonnaient de vieux généraux eux-mêmes accourus pour voir un tel spectacle du haut du balcon de leur club. La vérité est que les chefs du mouvement, sentant qu’une grande responsabilité pesait sur eux, avaient pris d’avance toutes les mesures et toutes les précautions pour éviter le désordre. On n’agite pourtant ni la foule ni l’océan sans amener l’écume à la surface. Ce que les ouvriers avaient le plus à craindre dans cette circonstance, c’était l’intervention des roughs, classe d’hommes indéterminée et vivant au jour le jour, sombre élément qui accompagne à Londres toutes les démonstrations à peu près comme les corbeaux suivent les armées pour profiter de la défaite et du butin. Ils réussirent pourtant à réduire une telle cause d’émeute, et si quelqu’un eut à se plaindre de la rapacité de ces dangereux alliés, ce furent les reformists eux-mêmes.

L’attitude de l’ouvrier anglais dans de telles processions a d’ailleurs quelque chose de bien particulier. Calme et sérieux, il est là comme il serait à l’atelier, faisant en conscience la besogne du jour. Hier il travaillait pour nourrir sa famille, aujourd’hui il travaille pour conquérir ce qu’il considère comme un droit politique, et ses traits, bronzés par le soleil ou endurcis par une vie de labeur, expriment le même air de résolution affairée. Ne menaçant et n’offensant personne, il n’en est que plus fermement décidé à obtenir ce qu’il demande. Nulle colère, nulle amertume : une sorte de joyeuse humeur saxonne éclatait au contraire dans les saillies de la foule ainsi que dans les devises et les bons mots à peu près intraduisibles dont se montraient couvertes les bannières. Il est vrai que, surtout dans la manifestation du 11 février 1867, on aurait vainement cherché sur les enseignes ces hommages à la royauté qui en Angleterre accompagnent le plus souvent les réclamations du peuple. A la vue du bonnet rouge, du drapeau rouge, des étoiles (symbole de la république des États-Unis), un observateur superficiel aurait pu s’imaginer que l’Angleterre était à la veille d’une révolution. De tels emblèmes sont pourtant très loin d’avoir chez nos voisins la signification qu’ils prendraient ailleurs. Les Anglais professent trop de confiance dans la forme de leur gouvernement pour le croire menacé par quelques couleurs un peu plus vives et par des emprunts à l’histoire des autres nations. L’air de la Marseillaise et d’Yankee Doodle (chant américain) ne saurait ébranler un ordre de choses fondé sur la liberté. Que la reine se fût montrée sur le chemin de la procession, et non-seulement les rangs se seraient ouverts pour lui livrer passage, mais encore elle eût été entourée des signes du respect le plus sincère. Dans un pays où les rôles sont profondément distincts, nul n’accuse le chef de l’état des obstacles que peut rencontrer telle ou telle mesure politique. Les Anglais n’estiment d’ailleurs que les droits qu’ils ont conquis eux-mêmes et ne comptent que sur leurs efforts toujours couronnés de succès.

Cependant la ligue de la réforme ne négligeait aucune occasion pour rappeler aux multitudes l’objet de la lutte dans laquelle le pays se trouvait engagé. Une des démonstrations dont on a le moins parlé est celle qui eut lieu le lundi de la Pentecôte sur l’ancienne bruyère de Blackbeath, et pourtant elle ne manquait point de caractère. Ce jour-là, les ouvriers de Londres et des environs se rendent en foule dans le parc de Greenwich et se répandent sur la commune qui l’avoisine pour célébrer la fête du soleil. Une foire s’était installée sur les terrains vagues qui s’étendent du côté de Blackheath, et des hommes, la tête ceinte d’une couronne de papier, se livraient, selon l’usage, à toute sorte de divertissemens. Cependant à l’écart de cette joie grossière et bruyante s’élevaient sur plusieurs points de l’immense common des estrades chargées de tentures et de drapeaux, qui ne se distinguaient pas beaucoup à première vue des baraques des saltimbanques. Ailleurs on aurait à tout prix évité ce rapprochement par la crainte du ridicule ; mais les Anglais, quand ils poursuivent un dessein de quelque importance, ne s’arrêtent point à de tels détails. On reconnaissait bientôt d’ailleurs que ces estrades étaient des chariots déforme rustique sur lesquels étaient venus les orateurs, et dont, après avoir dételé les chevaux, on avait modifié l’arrangement au moyen de perches et de bannières. Les acteurs du drame qui se jouait ici étaient bien connus de certains ouvriers comme les membres de la reform league, et sur l’une des voitures se tenait assise une femme qui devait prendre la parole, Mme Harriet Law. Trois grands meetings se formèrent ainsi sur la plaine autour des chariots découverts et transformés en tribunes. Il était alors curieux d’embrasser du regard l’ensemble de la lande, qui abondait en contrastes : d’un côté une population insouciante, tout entière aux plaisirs du jour et portant sur la tête la couronne de la folie, de l’autre des groupes d’artisans sérieux écoutant d’un air grave discuter leurs intérêts. Le profil des orateurs se détachant sur l’horizon enflammé du soleil couchant, les applaudissemens de la foule montant jusqu’au ciel, la vaste bruyère remuée en quelque sorte par l’enthousiasme de la multitude, tout cela formait un spectacle qui empruntait quelques traits de grandeur à la nature et au sentiment de la liberté. Cette même commune de Blackheath avait autrefois vu des rassemblemens plus tumultueux ; elle avait servi de théâtre aux insurrections de Jack Cade et de Wat Tyler. De tels souvenirs historiques ne faisaient que mieux ressortir la condition actuelle des ouvriers anglais ; pour vaincre, il leur suffit aujourd’hui des armes de la parole et des moyens d’action que leur laisse la loi.

Le mouvement en faveur de la réforme électorale n’était d’ailleurs point concentré dans Londres : il avait au contraire ses quartiers-généraux à Birmingham, à Manchester, à Glasgow, dans une partie de l’Yorkshire et sur beaucoup d’autres points. Là, des foules de cent et deux cent mille hommes quittaient leurs travaux à un jour donné, marchaient avec ordre et se réunissaient sur quelque lande déserte, obéissant pour ainsi dire à un signe et à la voix d’un orateur populaire. Lorsque des hommes comme lord Derby déclarent qu’il y avait péril en la demeure, on peut bien les croire sur parole. En vain chercherait-on à dire que les Anglais n’ont point l’humeur turbulente et belliqueuse des races latines. On oublie que nos voisins avaient fait deux révolutions dans un temps où la France tremblait encore sous la monarchie absolue de Louis XIV. Si depuis ils se sont rattachés à leur gouvernement et si l’esprit de conservation domine parmi les ouvriers eux-mêmes, c’est précisément parce que la nation avait obtenu ce qu’elle voulait ou du moins le moyen de le conquérir. Tout peut ici s’obtenir avec le temps par la force morale de l’opinion publique, aidée de la presse, du droit de réunion et de la liberté de la parole ; mais du jour où cette large voie ouverte aux progrès et aux réformes pacifiques viendrait à se fermer, le flot monterait, et la menace éclaterait avec la fureur de la tempête. Certes les classes supérieures, le parlement et les grands pouvoirs de l’état ont tout intérêt à prévenir une telle agitation. Il est bien vrai que, dans cette dernière campagne pour la conquête d’un droit, l’irritation des esprits n’en était point encore arrivée au point de 1832, où des ouvriers de la province (on le sait aujourd’hui) aiguisaient leurs piques pour marcher sur Londres. Les hommes d’état qui vivaient alors et qui gouvernent aujourd’hui l’Angleterre avaient d’ailleurs gardé bonne mémoire de ces temps orageux et n’avaient nul désir d’en provoquer le retour. Des rassemblemens capables, comme l’a dit un orateur tory, il de balayer devant eux des armées, » devaient sans doute appeler l’attention des ministres, et cependant le danger n’était pas que dans la rue. La discussion à laquelle avait donné lieu le reform bill commençait à entraîner les esprits bien au-delà des limites d’une simple mesure parlementaire. C’était la constitution elle-même qui de jour en jour se trouvait appelée à la barre de l’opinion publique.

Ces foules qui réclament un droit et poursuivent une conquête morale sont-elles d’ailleurs bien celles que doit craindre l’Angleterre ? Elle a dans son sein d’autres ennemis. Presque au même temps où s’avançait dans Londres l’armée pacifique des réformistes éclataient à Deptford, à Greenwich et jusqu’aux portes de la capitale des troubles d’une nature fâcheuse. Le long du cours de la Tamise se groupent plusieurs industries qui vivent surtout de la navigation. Durant l’été, tout va encore assez bien ; mais, quand l’hiver suspend les travaux, s’agitent des masses d’hommes désœuvrés qui menacent de déployer le drapeau noir de la faim. Jusqu’ici le danger n’est pas très grand, la force publique intervient avec prudence, et l’émeute rentre sous terre après avoir commis quelques actes de violence et de pillage. Le lendemain la charité intervient et au moyen de souscriptions locales apaise par des secours le mécontentement de la misère. N’y a-t-il pourtant point là l’indice d’un mal très sérieux et un avertissement dont les hommes d’état doivent tenir compte ? Quelques conservateurs s’effrayaient en 1866 des devises inscrites sur les drapeaux de l’agitation réformiste ; mais, qu’ils le sachent bien, il existe dans la Grande-Bretagne une autre menace plus formidable encore : c’est le sombre silence des masses sans opinion et sans idée. En donnant satisfaction aux vœux des ouvriers éclairés, l’état comprime le germe d’autres mouvemens qui seraient le désespoir et la honte de la civilisation. Dieu me garde pourtant de croire que le gouvernement anglais ait eu peur ; des motifs plus nobles ont sans doute déterminé sa conduite, et d’un autre côté comment s’expliquer le changement qui s’est fait en une année dans les idées du ministère et du parlement au sujet de la réforme électorale ? C’est ce qu’il reste à dire en indiquant le caractère et les conséquences de cette mesure politique.


III

Il serait injuste de supposer qu’une question de portefeuille ait aveuglé des hommes d’état dont la réputation et la valeur n’ont presque rien à attendre de l’éclat passager du pouvoir. Ayons meilleure opinion de la nature humaine et gardons-nous de croire qu’elle n’obéisse qu’à des intérêts personnels. Le sentiment de la justice, l’amour du bien national, ne sont point étrangers, Dieu merci, à ceux qui dirigent chez nos voisins les affaires du gouvernement constitutionnel. Dans un pays où domine l’esprit public, la responsabilité du pouvoir est immense. Tout lui fait un devoir de sacrifier quand il le faut ses propres vues et celles de son parti à la nécessité des temps. Nul mieux que M. Disraeli n’était préparé par son tempérament et par le tour de son intelligence à un grand acte d’abnégation politique. Il est de ceux qui, comme il le dit lui-même, « ont vu mourir dans leur vie beaucoup de privilèges, » et qui se résignent volontiers à la perte de quelques avantages tant qu’ils peuvent ressaisir un lien entre leur passé et les intérêts de l’avenir. Certains tories avaient depuis plusieurs années reconnu avec leur chef l’utilité d’une réforme dans le système représentatif ; mais est-ce bien d’eux qu’on aurait attendu le household suffrage ? Lord Derby et M. Disraeli jugèrent pourtant avec raison qu’aucune autre mesure ne satisferait le pays. Sur ce terrain, le ministère n’avait certes rien à craindre du parti radical, qu’il était résolu à étonner par l’étendue de ses concessions ; mais ne devait-il point aussi compter avec les membres de la droite ? Comment ces derniers accueilleraient-ils un projet de loi qui bouleversait toutes leurs idées ? Il fallait à coup sûr de fortes raisons et un grand art pour conquérir certains caractères ombrageux dans les rangs d’une majorité peu sûre et peu compacte. Cependant la chose était plus facile en Angleterre que partout ailleurs. Soit esprit de discipline ou sagesse, les conservateurs d’outre-mer savent très bien renoncer à leur système de résistance lorsque l’exigent la volonté des chefs et la force des événemens. M. Disraeli lui-même n’était-il point décidé à leur montrer l’exemple de la bravoure et de la confiance en la nation ? Il était évident que le pays voulait une réforme électorale, et le parti tory n’avait-il point tout intérêt à prendre hardiment l’initiative d’une large mesure bien faite pour déconcerter ses adversaires ? C’est avec cette conviction que le ministère allait aborder le parlement.

A peine les chambres furent-elles assemblées qu’on put s’apercevoir du travail qui s’était fait dans les esprits. M. Lowe, un des seuls hommes, il faut lui rendre cette justice, dont l’opinion fût demeurée inflexible, dut cruellement souffrir des caprices de la faveur politique. Tout autour de lui quelle révolution morale ! L’orateur qui l’année dernière exprimait les sentimens de la majorité (il y a bien lieu de le croire aux applaudissemens dont sa, voix était couverte) faisait maintenant valoir avec la même éloquence les mêmes argumens au milieu d’une salle qui n’avait plus d’échos. En vain cherchait-il à conjurer par de sinistres prédictions une mesure qu’il considère comme grosse de catastrophes, à l’ancien enthousiasme de la droite avait succédé le glacial silence de l’incrédulité. Il est vrai que l’embryon de réforme électorale proposée d’abord par M. Disraeli a subi de son côté de bien étranges métamorphoses. Presque toutes les garanties dont il avait jugé à propos d’entourer le household suffrage, soit par conviction personnelle, soit pour ménager les scrupules de ses amis, ont successivement disparu dans la discussion. Le reform act de 1867, tel qu’il sortit enfin des débats et des diverses épreuves du vote, est autant l’œuvre de l’opposition que celle du ministère. En général habile, M. Disraeli a su plus d’une fois battre en retraite pour s’assurer après tout la victoire. Ayant refusé de faire du bill une question de parti, il n’en était que plus libre d’abandonner au besoin ses positions menacées et de se replier sur le principe même de la loi. Avec quel art il sut à diverses reprises dérober ses meilleures flèches dans le carquois de ses adversaires ! En écoutant parler le chancelier de l’échiquier, plusieurs songeaient à M. Bright, dont les instrumens de combat avaient en quelque sorte passé sous l’armure du gouvernement. Le nouveau système électoral appartient bien à toute la chambre ; mais si M. Gladstone, M. Stuart Mill et quelques autres y ont introduit certains élémens, M. Disraeli peut du moins revendiquer la plus grande part du succès. De toute autre main que celle d’un ministère tory un pareil projet de loi n’aurait jamais été accepté ; les libéraux n’auraient pas même osé le présenter, tant ils auraient été assurés d’une défaite.

Si le concours d’un cabinet appuyé par les conservateurs pouvait seul entraîner la chambre des communes vers une mesure aussi radicale, qu’était-ce donc en ce qui regarde la chambre des lords ? C’est surtout là qu’on considérait comme odieux un système de réforme derrière lequel on apercevait distinctement l’influence de M. Bright et la victoire des agitations populaires. « La voix est bien celle de Jacob, mais les mains sont celles d’Ésaü, » disait un membre de la chambre haute rappelant un passage de la Bible au sujet du bill que défendait le ministère tory. Sans l’autorité de lord Derby et sans le prestige de l’ancien drapeau aristocratique sous lequel s’abritait tout à coup le household suffrage, il est probable que le projet de loi aurait rencontré de la part des nobles lords du royaume une bien autre résistance. De son passage à travers la chambre haute, le reform act ne garde aujourd’hui qu’une seule modification, et encore cet amendement peut-il être considéré comme un hommage indirect rendu aux idées de M. Stuart Mill sur la représentation des minorités[14]. D’autres y ont vu une vengeance personnelle contre M. Bright, condamne, selon toute vraisemblance, par le nouvel arrangement des votes à être élu côte à côte avec un collègue tory pour la ville de Birmingham. Le moyen dans tous les cas de s’étonner que beaucoup de nos voisins aient envisagé la nouvelle loi comme l’œuvre du parti radical patronnée par une administration de conservateurs ?

Le reform act de 1867 est à coup sûr beaucoup plus démocratique que le bill de 1866. Il abolit la restriction du cens que M. Gladstone avait respecté tout en l’abaissant. Le projet de loi proposé par le chef du parti libéral devait admettre environ 300,000 nouveaux électeurs aux honneurs du scrutin, c’est aujourd’hui de 1 million et demi de votans dont il est question en Angleterre. Au suffrage universel la mesure soutenue par le talent et les efforts de M. Disraeli n’oppose guère d’autre limite que la garantie du domicile et le paiement de la taxe des pauvres. Cette dernière condition pourra bien donner lieu à plus d’un genre de difficultés que tout le monde prévoit, et une autre législature devra sans doute modifier sur ce point le texte des statuts[15]. Quoi qu’il en soit, l’Angleterre n’a point perdu pour attendre, et la nouvelle loi satisfait à peu près les esprits les plus exigeans. Ce triomphe a sans doute retrempé les forces du parti tory ; le moteur du progrès s’est en quelque sorte déplacé, et par un de ces changemens subits qui distinguent l’aristocratie anglaise on a vu s’ouvrir et s’aplanir le chemin du côté même où l’on attendait un obstacle. Nullement effrayés des libertés et des droits de la multitude, surtout quand ils sont au pouvoir, les conservateurs ont au-delà du détroit l’art de vaincre leurs adversaires en les devançant quelquefois dans la pratique des réformes. D’un autre côté, les classes ouvrières, quoique attachées de cœur à M. Bright et reconnaissantes envers M. Gladstone de ce qu’il a fait pour elles, se souciaient assez peu de quelles mains elles recevraient leur affranchissement politique. Le seul parti qui ait un peu souffert dans la victoire même de ses idées est le parti libéral. Déjà désorganisé en 1866 par une tentative infructueuse, il a vu depuis s’accroître dans ses rangs les défections et les causes de discorde. Heureusement les opinions ne s’effraient point en Angleterre de ces échecs passagers. Les partis politiques, bien loin d’être accusés chez nos voisins de troubler et d’agiter le pays, ont toujours été considérés au contraire comme les sauvegardes du gouvernement, qu’ils avertissent et dirigent même quelquefois dans un moment de danger. Appuyés sur des groupes d’intérêts distincts, sur des traditions anciennes et sur les vœux des générations nouvelles, ils ne s’éteindraient au-delà du détroit qu’avec le dernier souffle de la liberté. On n’en est point là, Dieu merci, et les amis de M. Gladstone attendent avec confiance le flot qui tôt ou tard doit le ramener aux affaires-. Ces temps de défaite profitent aux hommes d’état eux-mêmes, qui acquièrent ainsi de l’expérience et sentent mieux le besoin de contracter des liens étroits avec la partie éclairée de la nation qu’ils représentent.

Quelle influence exercera une telle extension du suffrage électoral sur les destinées de l’Angleterre ? Telle est la question qui préoccupe tous les esprits sérieux. On raconte que Walter Scott, prenant beaucoup trop à cœur les intérêts de l’aristocratie, mourut en partie du chagrin que lui causa le reform bill de 1832. S’il avait pu voir les trente-cinq années de prospérité qui ont suivi cette grande mesure, il aurait sans doute été le premier à sourire de ses terreurs. Je n’ai point entendu dire que le second reform bill ait encore fait mourir personne ; mais des voix solennelles, parmi lesquelles on distingue celle de Carlyle, le dénoncent déjà comme un nuage chargé de toutes les tempêtes de l’avenir. Il faut ajouter que la majorité des Anglais ne partage nullement cette manière de voir. Le droit d’élection appuyé sur une base plus large ne change en rien les conditions morales d’un pays. On ne recueille jamais du scrutin que ce que l’histoire, l’éducation et les influences personnelles ont semé depuis des siècles au cœur de la nation. Parce qu’il existe aujourd’hui chez nos voisins un suffrage plus étendu, M. Disraeli en serait-il moins éloquent ? le marquis de Westminster en sera-t-il moins riche ? Tous les avantages de la naissance, de la fortune et du talent continueront très certainement de peser dans la balance des votes. Ce qu’on redoute, il faut le dire tout de suite, c’est la classe ouvrière, qui jusqu’ici était tenue à l’écart et qui a maintenant conquis sa part d’intervention dans les affaires de l’état. En quoi pourtant son accession serait-elle un danger ? La Grande-Bretagne est un des pays où depuis un demi-siècle on s’est le plus occupé des intérêts du travail. Tous les partis ont l’un après l’autre concouru à l’accroissement du bien-être et à la diffusion des lumières dans les rangs inférieurs de la société. Lord Stanley, par exemple, n’est-il point un des plus zélés promoteurs des mechanics, institutes ? Secondés tour à tour par les whigs et les tories, les ouvriers anglais se montrent aussi divisés entre eux sur le terrain des opinions que les hommes des autres classes. Il serait donc puéril de croire que leur influence se porte tout entière dans les élections du côté des mêmes candidats. Ceux qui auraient besoin de se rassurer n’ont d’ailleurs qu’à bien considérer l’esprit de la nouvelle loi. Dans les idées de nos voisins, la chambre des communes doit être une copie en miniature de la nation. Le pays est un mot vague : dans le pays, il y a des conditions sociales qui différent entre elles, des intérêts distincts, des opinions qui appartiennent à certains groupes. Le meilleur système électoral aux yeux des Anglais est celui qui exprime le mieux toutes ces nuances. Or jusqu’ici le capital, l’industrie, le talent, se trouvaient très bien représentés au sein du parlement ; mais en était-il de même du travail manuel ? C’est pour combler cette dernière lacune que les législateurs ont cru à propos d’admettre les ouvriers à la faveur du vote dans des conditions qui ne peuvent d’ailleurs ni déborder ni absorber les intérêts des autres classes. Une telle mesure ainsi comprise ne se montre nullement destinée à détruire, elle doit plutôt fortifier la constitution anglaise, dont elle élargit la base.

Ce dont on cherche le plus à effrayer la Grande-Bretagne est le fantôme des trades’ unions. Ces confréries ouvrières disposent à coup sûr d’une organisation très forte, et tout annonce chez elles le dessein de s’en servir dans les élections. En agissant ainsi, ne suivront-elles point d’ailleurs l’exemple des autres classes, qui ont également des associations puissantes pour leur tenir tête ? Et puis, sous l’impression de faits dont la connaissance était bien de nature à jeter l’alarme dans les esprits, n’exagère-t-on point de beaucoup l’influence et les menées secrètes des unionists sur un tout autre terrain que celui du travail ? Les Broadhead ne sont point des hommes politiques, et ce n’est nullement de leur bouche que les ouvriers recevraient le mot d’ordre pour des entreprises qui exigent le grand jour et le concours d’un nombre considérable de membres appartenant à diverses industries. Les travailleurs anglais se sont trouvés trop bien de la liberté pour renoncer aujourd’hui à un régime sous lequel depuis moins d’un demi-siècle ils ont conquis tant d’avantages et une véritable importance dans l’état. Quelle tyrannie, fût-elle instituée à leur profit, aurait pu leur donner la force morale que nul ne leur conteste aujourd’hui ? Ayant grandi dans la lutte, et sous l’empire d’une constitution dont le principal mérite est de respecter tous les droits, ils ne connaissent guère cette soif de l’égalité qui, faute de mieux, court s’abreuver aux égouts du despotisme. Certes ils peuvent très bien se tromper sur certaines questions d’économie politique ; mais, tout en défendant le terrain de leurs expériences, ils ne se paient ni de mots ni de chimères. Ce qui les distingue est-au contraire la foi dans des institutions politiques laissant chacun maître de son sort et responsable de ses œuvres. Ces institutions, que gagneraient-ils d’ailleurs à les changer ? Dans d’autres pays, les classes éclairées trouvent encore le moyen de résister dans une certaine mesure aux influences énervantes, du gouvernement personnel, contre lequel l’intelligence fournit du moins quelques armes pour se défendre ; mais combien un pareil système altère tout autrement le caractère de l’ouvrier ! Perdant alors la confiance en ses propres énergies, il n’espère plus rien que d’un homme. Les travailleurs d’outre-mer, n’ayant jamais passé sous un tel régime, n’attendent de l’état que ce que lui demandent les autres classes de la société, — quelques lois générales de protection et surtout la liberté d’agir par eux-mêmes.

Le seul danger qui accompagne l’extension du suffrage est l’ignorance. L’Angleterre, étant entrée dans la voie de la démocratie, devra sans doute suivre l’exemple de l’Amérique, où l’on compte sur la diffusion des lumières bien plus que sur l’autorité pour faire respecter les lois et la volonté de tous. « Occupons-nous d’apprendre à lire à nos futurs maîtres, » disait avec quelque amertume, mais après tout avec beaucoup de sagesse M. Lowe. La Grande-Bretagne avait déjà compris ce devoir peu d’années après le succès du premier reform bill. L’état, qui en 1832 ne donnait pas un denier à l’instruction publique, dépense aujourd’hui près de 700,000 livres sterling (17,500,000 francs) par an pour l’éducation des enfans de la classe ouvrière. Peut-être sera-t-il urgent de multiplier les sacrifices, d’élever le niveau de l’enseignement primaire et même de rompre le lien qui l’attache à l’église. Toutes les réformes s’enchaînent, et c’est seulement à cette condition qu’elles modifient le caractère des institutions anciennes sans les troubler ni les détruire. On peut d’ailleurs juger des progrès qu’ont faits l’éducation et le goût de la lecture dans tous les rangs de la société anglaise par l’accroissement du nombre des journaux. Il n’existait en 1832 dans la Grande-Bretagne que très peu de feuilles quotidiennes, et le prix de l’abonnement les mettait tout à fait hors de la portée des classes ouvrières. Aujourd’hui l’artisan se rendant le matin à l’atelier peut acheter pour un denier le Daily Telegraph, le Standard ou le Morning Star, huit grandes pages d’impression donnant toutes les nouvelles du globe. Un rapport de la chambre des communes nous apprend qu’il se publiait en 1866, pour l’Angleterre et le pays de Galles, 1,393 journaux. Derrière les feuilles quotidiennes, dont quelques-unes se tirent à un nombre formidable d’exemplaires, s’envolent tous les samedis les journaux de la semaine, qui se vendent également à très bon marché et dont le nom est légion. Ce qui a donné lieu à cet essor de la presse est en grande partie l’exemption du timbre, de l’impôt sur le papier et d’autres droits que le fisc prélevait autrefois sur l’expression de la pensée en Angleterre. Bien loin de regarder le silence comme une sorte de correctif du suffrage plus ou moins universel, nos voisins cherchent au contraire dans la liberté de la presse et de la parole le remède aux blessures dont pourrait souffrir la constitution de la part des classes nouvellement affranchies. Le moyen de conjurer les maux réels ou imaginaires qui menacent, dit-on, les sociétés modernes n’est pas de faire la nuit sur une nation, c’est au contraire d’y appeler la lumière.

Pour l’instant, la reform league et les autres associations politiques se proposent surtout la conquête de quelques mesures destinées à compléter et à fortifier l’extension du suffrage. Un de leurs rêves est le ballot ou scrutin secret, que le plus grand nombre des démocrates anglais considèrent à tort ou à raison comme devant protéger la liberté des votes. La ligue de la réforme a d’ailleurs devant elle une rude tâche ; ne s’agit-il point déjà de préparer les élections ? C’est s’y prendre d’un peu loin, car à moins d’une dissolution imprévue le parlement doit encore vivre cinq années. Dans ce pays de lutte, où l’on attache avec raison tant d’importance à l’organisation des partis, la prévoyance est d’ailleurs une des vertus politiques. Surveiller la liste des électeurs, avertir et conseiller les ouvriers qui ne sont point encore familiers avec l’usage de leurs droits, les aider même, s’il le faut, à satisfaire aux conditions du nouveau système, tel est un des devoirs que s’impose la reform league. Cette association se distingue à coup sûr par une grande activité. Ses bureaux, qui se trouvent à Londres dans Adelphi-Terrace, une sorte de quai élevé sur la Tamise du côté des récens travaux devant donner au fleuve des rivages de pierre, consistent surtout en un rez-de-chaussée, dont les murs tapissés à l’intérieur d’affiches politiques et de placards indiquent assez clairement l’intention des chefs. De cet humble local partent de temps en temps des ordres du jour, des convocations de meetings et des appels à l’opinion publique. Il est évident que la ligue se ménage aussi le droit de choisir ou d’appuyer, quand il en sera temps, certaines candidatures. Ses membres les plus connus appartenant à la classe moyenne ou à la classe ouvrière s’exercent d’avance pour la lutte des hustings. Le vœu des travailleurs est sans contredit d’envoyer quelques-uns de leurs représentans à la prochaine assemblée, et tout porte à croire qu’ils réussiront dans un petit nombre de villes. En quoi après tout leur présence sur les bancs de la chambre des communes effraierait-elle le gouvernement ? L’Angleterre est le pays du monde où les classes supérieures entr’ouvrent le plus volontiers leurs rangs pour admettre les hommes recommandés par le talent ou désignés par le choix de leurs concitoyens. N’y a-t-il point plus d’un exemple d’ouvriers parvenus dans la Grande-Bretagne à une situation éminente ? Les députés du travail manuel, il est aisé de le prédire, seront accueillis avec honneur par les représentans de la fortune qui conserveront du reste vis-à-vis d’eux tous les avantages de la naissance et de l’éducation. Ce n’est pas tout encore que d’être élu, il faut vivre et comme membre du parlement supporter durant la session des frais assez considérables. A moins que les trades’ unions ne se cotisent pour faire à chacun de leurs candidats une somme de 5 à 600 livres sterling par an, ou que la chambre des communes n’alloue plus tard à ses membres une indemnité, le nombre des ouvriers anglais siégeant au parlement sera beaucoup trop restreint pour exercer une grande influence sur la direction des affaires. A part quelques questions de travail sur lesquelles ils pourraient fournir des lumières spéciales, les députés artisans ne feraient d’ailleurs que suivre et appuyer en politique le système des hommes de la classe moyenne dans lesquels ils ont placé leur confiance, MM. Gladstone, Bright et Stuart Mill.

Une occasion toute naturelle se présentait pour les ouvriers anglais d’expliquer leurs intentions et de signaler les fruits qu’ils entendent recueillir de leur victoire. Une fête et un banquet ont eu lieu le 30 septembre au Palais de Cristal pour célébrer le reform act de 1867. Par malheur, cette démonstration n’a point tout à fait répondu à ce qu’on pouvait en attendre. Les démocrates sont encore bien loin d’avoir dérobé à leurs adversaires cet admirable esprit de discipline qui distingue le parti tory. La première idée d’un grand banquet libéral réunissant autour de la même table certains membres de la chambre des communes, les chefs du mouvement populaire, plusieurs milliers de personnes, avait été conçue par la reform league, qui comptait sur l’alliance et le concours des deux autres associations politiques. Il n’en fut rien, et M. George Potter, prenant en quelque sorte l’avance sur M. Beales, voulut frapper de son cachet le succès de la journée. Le résultat était dès lors facile à prévoir : une seule branche de l’organisation réformiste, celle de la working men’s association, prit une part active dans les arrangerons de la fête et fit presque tous les frais du rassemblement. Il est dans les mœurs de nos voisins de mêler les plaisirs et les divertissemens à la politique. Aussi les exercices athlétiques et divers genres d’amusemens occupèrent-ils durant l’après-midi la naïve curiosité des spectateurs, qu’à leurs manières on reconnaissait aisément pour des ouvriers de Londres. Les mêmes instrumens de cuivre qui avaient sonné la marche dans les processions réformistes exécutaient des airs de danse et de polka. Les mêmes bannières qui avaient guidé les confréries ouvrières dans les rues de la capitale se déployaient au vent avec un air d’orgueil, mais sans avoir été trouées ni déchirées par aucune bataille. Les écharpes, les rosettes, les uniformes, qu’on avait vus défiler à certains jours sur un autre terrain annonçaient assez la force d’une organisation politique survivant au triomphe d’une idée. Vers le soir, le palais de verre qu’un incendie n’a guère ménagé il y a un an s’illumina, des cordons de lumière accentuèrent les lignes de cette architecture fantasque. On feu d’artifice tiré dans le jardin présenta le bouquet de la fête. Au milieu des fusées et des chandelles romaines, des fontaines et des jets d’eau revêtant tour à tour la couleur changeante des flammes, se détachaient en traits de lumière ces mots significatifs : reform act of 1867.

A peine les derniers feux de Bengale s’étaient éteints que l’on se réunit dans la salle du banquet, décorée de drapeaux et de devises. Le fond était occupé par un orchestre devant lequel s’étendait la grande table du comité où siégeaient le président, M. Ceorge Potter, quelques membres du parlement et d’autres gentleman. Parmi eux se distinguait sir John Bowring, un des vétérans de la cause libérale et un ancien disciple de Jeremy Bentham. Après une courte prière dite selon l’usage avant le repas par un ecclésiastique n’ayant pas craint de se joindre à la manifestation, les convives, pour la plupart ouvriers, s’assirent devant les autres tables bien garnies, et la musique joua pendant tout le dîner. C’était maintenant le tour des toasts ; celui de la reine et de la famille royale ne fut point oublié, puis le président déclara que la classe ouvrière acceptait le reform act de 1867 comme un à-compte (instalment). Les discours prononcés à ce banquet n’étaient d’ailleurs guère de nature à nous éclairer sur les véritables sentimens des travailleurs anglais. Il y avait beaucoup plus à apprendre sous ce rapport du meeting qui avait été tenu en plein air durant la journée dans un coin du jardin. Là des orateurs plébéiens, avec la rude éloquence inculte qui distingue quelques-uns d’entre eux, avaient énergiquement exposé leurs griefs et réclamé justice pour l’Irlande. Il ne faudrait point en conclure que les ouvriers anglais sympathisent avec les fenians mais ils accusent le parti orangiste d’avoir refoulé par des mesures arbitraires une population ignorante et malheureuse vers l’abîme des sombres utopies et des actes de désespoir. Les unionists avaient été des premiers à réclamer le pardon de Burke et d’autres chefs condamnés à mort, dont le ministère de lord Derby a généreusement commué la sentence. Un des orateurs les plus remarquables du mouvement réformiste, M. Conolly, est lui-même un maçon irlandais. Sa parole vive, imagée, pittoresque, a plus d’une fois étonné John Bright, qui se connaît en éloquence. Il est à regretter qu’il ait gardé le silence dans cette occasion ; mais par l’ensemble des discours et par le caractère de la fête on pouvait clairement juger de l’esprit de la classe ouvrière dans la Grande-Bretagne. Résolue à se servir plus que jamais du droit de discussion, elle ne demande qu’à la force morale les moyens de pousser la porte entr’ouverte qui lui ménage désormais une entrée dans l’état.

Le nouveau reform act n’est ni l’œuvre d’un homme ni celle d’un parti ; c’est la conquête de la nation, et comme tel il ne saurait inspirer aucune inquiétude. Tout porte au contraire à croire que cette juste et utile mesure ralliera de plus en plus les ouvriers anglais à un régime de liberté. Il n’y a guère de pays où ils eussent autant d’obstacles à surmonter et autant de préjugés à vaincre que dans la Grande-Bretagne. Concentrés eux-mêmes dans un égoïsme de caste dont les statuts des trades’ unions portent trop souvent la trace évidente, ils ont plus d’une fois élevé des barrières contre leur propre affranchissement. Qui les a en partie ramenés vers la vie politique ? L’énergie d’une constitution sous laquelle chacun peut choisir ses armes et le terrain de la lutte. L’avantage des Anglais est que, n’attendant point leur sort des mains qui tiennent le pouvoir, ils ne demandent nullement à ceux qui les gouvernent la permission d’être libres, — c’est un droit qu’ils prennent. Tenus en équilibre les uns par les autres, les élémens de la société ne sauraient d’ailleurs jamais dépasser certaines limites. Il n’est aucun parti qui voudrait pour lui-même d’un succès destiné à effacer dans l’état l’antagonisme des opinions. Il se peut que la classe ouvrière, moins familiarisée avec les règles du gouvernement constitutionnel, se montre dans les commencemens plus envahissante ; mais elle sera bientôt ramenée par la force des choses ainsi que l’exemple des autres classes vers des prétentions justes et modérées. Le consentement de tous ou presque tous est ici nécessaire à certaines réformes, et si cette condition exige l’aide du temps, elle écarte du moins le danger des réactions politiques. Contre les terreurs qu’inspirent à quelques-uns les progrès de la démocratie, les Anglais ne vont point chercher leur protection à l’ombre d’un maître, ils se : tiennent fermes sous l’égide d’institutions qui assurent à la société elle-même le libre exercice de tous les droits et de toutes les résistances.


ALPHONSE ESQUIROS.

  1. On peut consulter Progress of the working class, by J. M. Ludlow and Lloyd Jones, livre plein de faits, d’aperçus et d’idées, écrit par deux hommes de talent, l’un savant légiste, l’autre ancien ouvrier.
  2. Aux sociétés déjà nommées, il faut ajouter le Loyal order of ancient shepherds. (l’ordre loyal des anciens bergers), l’ancien ordre des druides, les ordres unis des jardiniers libres (United orders of free gardners) et quelques autres encore. Autrefois les membres de ces confréries se montraient extrêmement jaloux d’étaler en public leurs étranges costumes, leurs écharpes, leurs tabliers et leurs nœuds de rubans. Aujourd’hui les ouvriers anglais attachent beaucoup moins d’importance à ces signes extérieurs. Les foresters se rendent pourtant tous les ans au Crystal Palace, où leur uniforme théâtral, qui rappelle celui de Robin Hood, leur procession et les exercices à l’arc, auxquels ils se livrent sur les tapis verts, attirent généralement un grand concours de spectateurs.
  3. Elle était autrefois de douze, quatorze et même quinze heures. Encore ne faut-il point perdre de vue que les "ouvriers anglais jouissent maintenant pour la plupart d’un demi-congé (half-holiday) dans l’après-midi du samedi.
  4. Un des principaux avantages qu’ils aient recueillis de la pratique des trades’ societies a été d’apprendre à gouverner eux-mêmes leurs affaires. L’administration de si nombreux intérêts exige à coup sûr des lumières et des qualités personnelles ; aussi la plupart des ouvriers qui figurent à la tête de ces confréries sont-ils des hommes d’ordre, de conscience et de capacité.
  5. Quelques chiffres donneront une idée de leur importance. La société des ouvriers mécaniciens (Amalgamated society of engineers, machinists, etc.) compte 30,984 membres, jouit d’un revenu de 1,891,807 francs, et tient en main un fonds de 2,883,241 fr. Dans l’espace de quinze années, elle a dépensé en secours mutuels et autres dons la somme de 12,117,925 francs. Celle des charpentiers et des menuisiers (Amalgamated society of carpenters and joiners), fondée en 1860, embrasse déjà plus de 8,000 membres et possède en caisse plus de 326,300 francs. Une autre plus ancienne (Operative house carpenters’ and joiners’ society) se compose de 10,000 ouvriers des mêmes corps d’état. On peut par là juger de la force des confréries appartenant aux autres métiers, maçons, fondeurs de fer, etc. Les ouvriers évaluent a 700,000 le nombre de leurs camarades engagés dans les différentes sociétés. Le chiffre total des ressources d’argent est inconnu, mais doit être certainement très considérable.
  6. Dans l’état présent des choses, ces sociétés sont obligées de se mouvoir en dehors la légalité. Elles ne peuvent obtenir devant les tribunaux le redressement de certains torts ni la punition de certaines fraudes commises par les membres de leur administration. Un tel état de choses doit nécessairement contribuer à faire d’elles les sociétés secrètes du travail.
  7. De vingt-huit qu’ils étaient en 1844, avec un capital de 700 francs, ces courageux pionniers (Rochdale equitable pioneers’ store) comptent aujourd’hui dans leur association 6,246 membres, possèdent un fond de 2,499,725 francs, ont traité en 1866 pour 6,228,050 francs d’affaires, et ont partagé entre eux cette même année 798,275 francs de profits.
  8. Quiconque veut connaître l’état exact de la question en Angleterre doit consulter le rapport officiel de M. Tidd Pratt en 1865.
  9. Quelquefois les membres conviennent entre eux de payer une certaine somme par semaine (soit 1 sh. 3 deniers) pour une action de 100 liv. sterl. Chaque fois que les ressources de la caisse le permettent, on tire au sort, et le possesseur du numéro gagnant peut choisir une maison, qui est alors achetée en son nom par la société. Les chances sont d’ailleurs disposées de manière que dans l’espace de dix ou douze ans tous les souscripteurs soient également favorisés. L’acquéreur se trouve au commencement dans la situation d’un propriétaire dont la maison est hypothéquée pour toute la valeur ; mais il se libère envers la société dans un temps déterminé au moyen de versemens mensuels ou trimestriels. D’autres building societies avancent tout de suite l’argent nécessaire à l’achat de l’immeuble ; cette dette doit ensuite leur être payée avec les intérêts dans un laps de temps de quelques années par celui qui entre en possession des lieux. Ces dernières alimentent leur caisse au moyen d’actions et de dépôts hypothéqués sur les terrains et les bâtimens de la compagnie.
  10. Un savant distingué, le docteur Hudson, chargé d’examiner les candidats, déclare que les classes ouvrières du Lancashire offrent dans leurs rangs des compétiteurs qui dépassent invariablement la classe moyenne. « En mathématique, ajoute-t-il, en chimie, en français, même en histoire d’Angleterre et en géographie, les commis de magasin et les teneurs de livres de Manchester sont très inférieurs aux ouvriers fileurs d’Oldham et des autres petites villes. »
  11. Le programme des études ferait honneur à plusieurs de nos universités. On peut en juger par le working mens’ College de Londres, qui a des classes de dessin, de musique vocale, d’histoire et de géographie, de grammaire et de littérature anglaise, de vieil anglais, de français, d’allemand, de latin, de grec, d’arithmétique, de géométrie, de trigonométrie, d’algèbre, de tenue des livres, de botanique, de physique et de zoologie. Des vingt-huit professeurs dont le nom figure sur le programme, douze sont d’anciens élèves de l’institution. En dépit du titre working mens’ College, les étudians ne sont pas tous des ouvriers ; il n’y en a guère que la moitié qui travaillent des mains, les autres sont des commis de boutique. Les résultats des examens destinés à contrôler les progrès des uns et des autres témoignent d’ailleurs que la supériorité serait plutôt en faveur des artisans, assure M. Ludlow, un des maîtres du collège.
  12. Né en 1803, M. Edmond Beales fit ses études à l’université de Cambridge, où il atteignit en 1829 le degré de M. A. (maître ès-arts). Il occupait en 1866 le poste assez recherché de revising barrister du comté de Middlesex, quand il fut destitué par le nouveau ministère tory à cause du rôle qu’il avait joué dans les agitations politiques. Ailleurs le fait n’aurait rien eu de surprenant ; il fut remarqué et blâmé en Angleterre, où l’on peut très bien exercer des fonctions publiques tout en différant d’opinion et de conduite avec les membres du gouvernement.
  13. La proposition de M. Hardy, votée par la chambre des communes, semblait devoir trancher la question ; mais le ministère tory retira ce projet de loi par déférence pour le parti radical.
  14. M. Mill avait proposé d’étendre à toute l’Angleterre un système d’après lequel l’électeur non-seulement serait maître de son vote, mais encore choisirait lui-même ses candidats. Les minorités, aujourd’hui absorbées, supprimées par les majorités, pourraient, en vertu d’un mécanisme qu’indiquait l’orateur, compter pour ce qu’elles valent dans le gouvernement du pays. C’est cette idée que dans un intérêt de parti la chambre des lords a voulu appliquer à un petit nombre de grandes villes pour y balancer l’influence démocratique.
  15. Jusqu’ici, pour beaucoup de petites maisons et de cottages à bon marché, c’est le propriétaire qui se charge d’acquitter lui-même tous les impôts. D’après les dispositions du nouveau reform act, nul locataire ne pourra pourtant être électeur à moins qu’il ne verse lui-même entre les mains du percepteur la taxe des pauvres. Il est il craindre que le recrouvrement ne soit dans plus d’un cas très laborieux, car les ouvriers logés à la semaine ont contracté l’habitude de se regarder comme exempts de toute autre charge une fois qu’ils ont payé leur loyer.