L’Année rustique en Périgord/01

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Imprimerie de la Vézère (p. 7-13).

GERMINAL

De la terre échauffée par les rayons du soleil vainqueur de l’hiver, montent des senteurs champêtres. Au bord des prés, le long des chemins, fleurissent les peupliers, les frênes, les ormes, et les érables, que nous appelons « azeraüs ». Sous les futaies, au bas des talus rocheux, les pervenches tapissent le sol et, le long des haies — des « randals » — les prunelliers développent leurs fleurs blanches. Au milieu des bruyères, les genêts à balais, les ajoncs, se couvrent de fleurs d’or ; et, dans les taillis où brille l’écorce argentée du bouleau, les bourgeons s’entr’ouvrent au souffle tiède du printemps.

C’est le renouveau de l’année ; la terre s’éveille après le sommeil hivernal. Dans les buissons, les oiselets volètent ; les pinsons chantent dans les vergers et, dans les pêchers fleuris et les amandiers aux fleurs neigeuses, les chardonnerets se poursuivent et font l’amour.

Partout la sève monte sous l’écorce des arbres, et les « drôles » font des sifflets et des « charamèles » en tapant à petits coups avec le manche de leur couteau sur un bout de lilas ou de saule. Il semble, en prêtant l’oreille, qu’on entende un bruit léger, comme la germination des plantes sortant lentement du sein de la terre en gésine.

Sur les coteaux pierreux du Périgord, le paysan fouit sa vigne. Devant lui, sa femme, en chemise de grosse toile par-dessus ses cotillons, ramasse et noue les sarments de la taille en un petit faisceau appelé « javelou » en patois, très idoine à faire les crêpes au temps des vendanges, et dont la flamme claire chassera l’humidité des premiers jours de brumaire.

Çà et là, dans les combes, sur les croupes arrondies, le bouvier, en tablier de cuir, fait les semailles de printemps, après avoir épandu le fumier sur la terre qui lui rendra ce fient en produits nourriciers.

À l’orée d’un pré, contre une bordure de chênes, la bergerette garde ses brebis en faisant sa chausse, tandis que l’aïeul, armé d’un « piochou » léger qui lui sert aussi de bâton, abat les taupinières. S’il n’est guère ingambe, le « grand » plante au jardin des laitues qui feront des salades rafraîchissantes pour le « merenda » au temps des « métives ».

Sur le toit de la fuie bourgeoise, les pigeons roucoulent à force et, dans la cour des métairies, les coqs d’Inde énamourés rouent autour de leurs femelles avec des gloussements détonants et des bruits d’ailes stridents.

Le printemps astronomique arrive le premier germinal ou vingt et un mars, mais le printemps vrai retarde quelquefois, comme les hirondelles, malgré le dicton :

Per sen Jose
L’iroundelo ve.

En cette saison encore indécise, l’hiver a parfois des retours offensifs. Dans la semaine sainte, par exemple, le mauvais temps vient assez régulièrement, comme l’omelette traditionnelle de Pâques, appelée pour cette raison pascado en de certaines régions du Périgord. De ce retour annuel, les gens superstitieux concluent que la nature s’associe au deuil de l’Église attristée par la mort de Christ.

Souvent, entre deux ensoleillées, les giboulées mêlées de grésil — de « granisso », comme nous disons — surviennent soudain et mouillent jusqu’à la peau le paysan aux champs. Lui ne s’en étonne pas ; il sait qu’il faut de l’eau pour faire « profiter le revenu » et pousser l’herbe !

Pluie d’avril pour l’homme, pluie de mai pour le bétail.

C’est une dure vie que celle de ce paysan qui nous nourrit tous, mais elle est saine et forte. Il subit stoïquement les intempéries des saisons, les colères de la nature et ses rudes caresses : le froid, la pluie, le vent, la neige et le soleil brûlant. Son « sans-culotte » — ainsi appelons-nous la veste qu’au temps de la Révolution on nommait carmagnole — son sans-culotte est déchiré, ses pieds sont terreux dans les sabots informes, mais qu’importe ? Debout sur son champ, son lourd « bigot » ou hoyau à la main, il est maître, il est roi. Sa figure est hâlée, sa poitrine velue est tannée, mais il est dur à la maladie comme à la peine et dort d’un bon sommeil dans ses draps d’étoupe, près de sa femme, rude comme lui. Celui-là c’est le vieux, l’ancien paysan propriétaire ; le nouveau est moins fruste.

Cet homme, quoique pauvre, est heureux, parce qu’il n’a pas de besoins factices, que peu lui suffit et qu’il est libre. Toute la semaine il ahane, mais le dimanche il fait sa tournée sur ses champs et se réjouit intérieurement en voyant de belles espérances de récolte. Sa propriété est ordinairement composée d’un noyau et de pièces séparées quelquefois, comme le veut la nature des cultures.

Aux pentes d’un « terme » est sa vigne avec une cabane ronde couverte de pierres plates en cul de four. Au-dessus, des friches, des bruyères avec une douzaine de châtaigniers à fruits et, à la cime, un taillis ou « garrissade » aux chênes clair-semés qui, avec le récurage des arbres de bordure, lui fournit le chauffage.

Dans la combe sont ses terres à blé, plantées de quelques noyers qui lui donnent l’huile à manger et celle du « calel ». C’est là aussi qu’il sème ce « blé rouge » où grimpent les haricots, ce maïs proscrit par la savante agriculture, mais qui pourtant sert à élever la volaille, à engraisser les cochons — parlant par respect — et qui fait ces bons « millassous » cuits dans la tourtière, et ces bonnes « rimottes » frites dans la poële, à l’huile de noix. S’il joint à cela un champ en terrain plus léger pour faire des pommes de terre, le voilà un peu plus à l’aise. Enfin, s’il a plus bas dans la plaine — dans une « rivière », comme il appelle un vallon arrosé par un cours d’eau — un petit pré suffisant pour tenir une paire de veaux de harnais pendant le temps des labours, et une bourrique pour faire du fumier et transporter sa « besogne » à l’ « oustal », il a le nécessaire.

Ce n’est pas lui qui demande la comassation que voudraient imposer des agriculteurs en chambre. Il sait qu’il lui faut des terres de qualités différentes pour ses diverses cultures : des bois pour le chauffage, et même des friches en mauvais terrains où paissent sa chèvre et sa demi-douzaine de brebis, lorsque les « retoubles » ou éteules sont retournés par son araire ; tout cela ne se trouve pas ordinairement ensemble réuni.

Le bien de notre homme n’est pas grand, mais il en est mieux travaillé par une culture intensive, et il produit assez pour le nourrir et sa famille. Marius distribua quatorze Jugera de terre à ses soldats en disant : « Aux dieux ne plaise qu’un seul citoyen romain trouve trop petite la portion de terre qui suffit à le nourrir ! » Et moi je voudrais que tout travailleur des champs eût, en toute possession au moins quatorze « journaux » de terre assortie. Cela fait, dans notre pays, un peu plus de cinq hectares et demi, et ce serait suffisant, en fertilité moyenne, pour une famille vaillante. Mais le moyen que tous nos pauvres Jacques-sans-terre aient le nécessaire lorsque d’autres ont tout le superflu ?

Il y a en Périgord de nombreux domaines de plusieurs centaines et même de milliers d’hectares cultivés par de malheureux métayers, bordiers, tierceurs, qui y vivent à peine, et par toute une population de mercenaires, journaliers, ouvriers agricoles, qui reçoivent un salaire dérisoire des opulents propriétaires de ces terres immenses. J’ai honte pour ceux-ci de le dire : il en est qui, pour de longues journées de douze et quatorze heures, donnent trente misérables sous à des hommes qui ont le plus souvent un loyer à payer et une famille à nourrir ! Qu’on songe aux pensées qui assaillent ces pauvres ahaniers en voyant qu’un seul homme oisif possède la terre, alors qu’eux, dont le métier est de la travailler, n’en ont pas de quoi semer un grain de blé !

Oh ! quelles réminiscences farouches de leurs pères, les Croquants du Périgord !

Comment, au mépris de la justice, de l’équité, de l’humanité, des accaparements sont-ils possibles ? Que valent la légalité qui les a permis et la société qui les tolère ?

Ah ! sans doute, il faut respecter la propriété qui vient du travail ; mais est-ce donc que ces immenses domaines ont été créés par un labeur honnête ? Quelle considération doit-on au hasard successoral ? aux viles combinaisons matrimoniales ? aux caprices testamentaires ? Faut-il respecter ces terres seigneuriales acquises de l’or des tripots ou d’origine isthmique ? Quel respect mérite la propriété qui vient de l’usure, du vol, de la prostitution, du brigandage féodal, du brigandage industriel ou financier ?

La propriété même qui vient du travail doit être limitée. Il ne faut pas que l’homme plus fort, plus courageux, plus intelligent que les autres hommes, puisse abuser de ses avantages jusqu’à priver par l’accaparement les plus faibles ou moins bien doués, de la portion nécessaire à laquelle ils ont droit étant hommes. Nul ne devrait occuper plus de terre qu’il n’en peut mettre directement en rapport, car le travail seul légitime la possession. C’est pour cela qu’autrefois il était permis à tout homme de cultiver une terre abandonnée et d’en faire les fruits siens. Que la limite maximum soit reculée assez pour développer l’énergie humaine et stimuler le travailleur ; mais il faut une borne après laquelle celui-ci mettra son ambition non plus à étendre sa propriété, mais à l’améliorer.

La loi Licinia, qui limitait la quantité de terre qu’un citoyen pouvait posséder, eut les plus heureux effets. Les vieux historiens de Rome sont d’accord pour le constater. Tous la citent avec éloge pour avoir empêché, puis retardé, la constitution de ces immenses domaines qui dépeuplèrent et ruinèrent l’Italie.

« Il ne suffit pas, dans une bonne démocratie, dit Montesquieu, que les portions de terre soient égales, il faut qu’elles soient petites ».

Or, il y a en France un territoire agricole de quarante-neuf millions d’hectares, sur lesquels cinq cent mille individus possèdent trente-deux millions d’hectares ; cinq millions cinq cent mille propriétaires se partagent les cinq millions d’hectares restant, très inégalement, le plus grand nombre n’ayant qu’un lopin.

Les d’Orléans ont d’immenses domaines de trois et quatre mille hectares, sans parler des vingt-quatre mille hectares de bois arrachés à la France ruinée par la guerre ; et la tribu des Rothschild a accaparé, dit-on, des dizaines de mille hectares !

Et il y a plus de trois millions de travailleurs qui n’en possèdent pas un pouce !

À quand notre loi Licinia ?

Pendant que je posais ce point d’interrogation, là-haut sur les coteaux boisés reverdis, chantait le coucou, et je me remémorais le proverbe périgordin :

Entre martz e abriü,
Saubrez si lou coucu
Es mort ou viü.