L’Année terrible/Prouesses borusses

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L’Année terribleMichel Lévy, frères (p. 87-89).

                         V

La conquête avouant sa sœur l’escroquerie,
C’est un progrès. En vain la conscience crie,
Par l’exploitation on complète l’exploit.
A l’or du voisin riche un voisin pauvre a droit.
Au dos de la victoire on met une besace ;
En attendant qu’on ait la Lorraine et l’Alsace,
On décroche une montre au clou d’un horloger ;
On veut dans une gloire immense se plonger,
Mais briser une glace est une sotte affaire,
Il vaut mieux l’emporter ; à coup sûr on préfère
L’honneur à tout, mais l’homme a besoin de tabac,
On en vole. A travers Reichshoffen et Forbach,
A travers cette guerre où l’on eut cette chance
D’un Napoléon nain livrant la grande France,
Dans ces champs où manquaient Marceau, Hoche et Condé,
A travers Metz vendue et Strasbourg bombardé,
Parmi les cris, les morts tombés sous les mitrailles,
Montrant l’un sa cervelle et l’autre ses entrailles,


Les drapeaux avançant ou fuyant, les galops
Des escadrons pareils aux mers roulant leurs flots,
Au milieu de ce vaste et sinistre engrenage,
Conquérant pingre, on pense à son petit ménage ;
On médite, ajoutant Shylock à Galgacus,
De meubler son amante aux dépens des vaincus ;
On a pour idéal d’offrir une pendule
A quelque nymphe blonde au pied du mont Adule ;
Bellone échevelée et farouche descend
Du nuage d’où sort l’éclair, d’où pleut le sang,
Et s’emploie à clouer des caisses d’emballage ;
On rançonne un pays village par village ;
On est terrible, mais fripon ; on est des loups,
Des tigres et des ours qui seraient des filous.
On renverse un empire et l’on coupe une bourse.
César, droit sur son char, dit : Payez-moi ma course.
On massacre un pays, le sang est encor frais ;
Puis on arrive avec le total de ses frais ;
On tarife le meurtre, on cote la famine :
— Voilà bientôt six mois que je vous extermine ;
C’est tant. Je ne saurais vous égorger à moins. —
Et l’on étonne au fond des cieux ces fiers témoins,
Les aïeux, les héros, pâles dans les nuages,
Par des hauts faits auxquels s’attachent des péages ;
On s’inquiète peu de ces fantômes-là ;
Avec cinq milliards on rentre au Walhalla.
Pirates, d’une banque on a fait l’abordage.
On copie en rapine, en fraude, en brigandage,


Les Bédouins à l’œil louche et les Baskirs camards ;
Et Schinderhannes met le faux nez du dieu Mars.
On a pour chefs des rois escarpes, et ces princes
Ont des ministres comme un larron a des pinces ;
On foule sous ses pieds le scrupule aux abois ;
En somme, on dévalise un peuple au coin d’un bois.
On détrousse, on dépouille, on grinche, on rafle, on pille.

Peut-être est-il plus beau d’avoir pris la Bastille.