L’Antoniade/Prologue du Premier âge

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L’Antoniade
L’Antoniade (p. 173-176).


PROLOGUE.

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Dans ce siècle, aveuglé d’orgueilleuses lumières,
Qui va jusqu’à nier les vérités premières ;
Qui, saisi de vertige, en sa fiévreuse ardeur,
Court vers le précipice aidé par la vapeur ;
Dans ce siècle éclairé, cet âge utilitaire,
Où de l’humanité l’idole est la matière ;
Où le roi c’est le peuple, et l’argent c’est le dieu,
Faux dieu que l’on adore et poursuit en tout lieu ;
Dans un siècle de luxe, ivre comme le nôtre :
D’où vient l’étrange effort d’un ascétique apôtre ? —
Sur le monde, aujourd’hui, règne un vénal pouvoir ;
On n’entend que le bruit de l’actif laminoir,
Le choc d’hommes charnels et de lourdes machines ;
Semant sur leurs chemins de stériles ruines ;
On n’entend qu’une voix : « En avant ! en avant ! »
Voix que l’écho répète et qu’apporte le vent ;
Voix qui trouble en son nid la douce créature,
Portant l’effroi de l’homme au sein de la nature !
Dans ce siècle effréné, qui, sans guide et sans foi,
Pour réprimer la chair, n’admet aucune loi :
D’où vient l’étrange effort d’un mystique poète ?
Pense-t-il, à sa voix, que le siècle s’arrête ?
Pense-t-il, — le rêveur ! — qu’ému de ses accents,
Le monde avec amour lui brûle un grain d’encens ;
Et que le couronnant, dans un beau jour de fête,
En lui jetant des fleurs, il l’accueille en prophète ? —

 Voilà ce que m’a dit, troublant mon oraison,
Un esprit positif, le bon sens, la raison ;
Mais je n’ai pas voulu, moi, dans ma sainte ivresse,
Écouter les leçons de la froide sagesse ;
Et comme un insensé dédaignant la cité,
Troubadour de la Croix, plein de sérénité,
Au désert j’ai suivi la séraphique Muse,
Amante du repos, humble et grave recluse,
Et, devant son autel, ne cessant de prier,
J’ai mérité le nom d’inactif ouvrier ;
Le nom de prêtre oisif et d’apôtre inutile,
Frappé de l’anathème, écrit dans l’Évangile ;
J’ai mérité le nom et le blâme offensif,
Que le siècle décerne à tout Contemplatif :
Mais ce nom glorieux, je l’aime et je l’accepte ;
J’ai loué le conseil au-dessus du précepte ;
Oui, je me suis assis, humble aux pieds du Sauveur,
Et j’accepte, en son nom, le titre de rêveur !
 Ah ! si j’avais voulu me rendre plus utile,
Mieux comprendre le monde et l’esprit mercantile,
Dans des chants applaudis, de son luxe énervant
J’eusse au loin publié l’éloge décevant ;
Oui, si j’avais voulu me montrer moins sauvage,
J’eusse d’un siècle esclave exalté l’esclavage ;
Et puis, stigmatisant les sublimes rêveurs,
Les anges d’oraison, les vrais adorateurs,
J’eusse, — accordant ma lyre au bruit de l’industrie, —
Chanté tous les excès de ma jeune patrie !
Mais pour l’homme, le choix n’est pas facultatif ;
Chacun doit accomplir un rôle impératif ;
Chacun, suivant sa vie, agitée ou tranquille,
Obéissant toujours au Moteur Immobile,
Doit, selon ses attraits, ses dons, ses facultés,
Accomplir ses devoirs, à Dieu seul rapportés :
L’unité multiforme en tout se manifeste,
L’harmonie est partout, — partout l’accord céleste ;
Comme les fleurs, les fruits, les hommes sont divers ;
L’ordre éclate en l’Église et brille en l’univers ! —
 Tandis que dans la nuit, pour enlacer les âmes,
On prépare en secret d’insidieuses trames ;
Que la Nécromancie, en son impiété,
Le faux illuminisme, au langage exalté,
Le Spiritisme impur, comme un sombre vampire,
Sur la chair affranchie étend son morne empire ;
Que le peuple despote, aveugle niveleur,
Sous son marteau brutal abat chaque hauteur ;
Et contemplant les fronts qu’il abaisse et domine.
Triomphe en son progrès d’une œuvre de ruine ;
Tandis que tout conspire, en ce siècle de fer.
Pour abolir l’Église, au nom de Lucifer :

Moi, j’élève la voix pour prendre sa défense ;
Et voulant égaler la louange à l’offense,
Chacun, au fond du cœur, m’absoudra, je le sais,
Si mon zèle m’entraîne à de pieux excès ;
Si, brûlant d’un amour dont le siècle s’étonne,
Je parle avec l’accent du rude Jacopone ;
Et, sans respect humain, disant la vérité,
Je viens heurter l’orgueil de la majorité !
L’amour a sa folie et la foi son délire ;
Le cœur bondit de joie, à l’espoir du martyre ;
Il est doux de mourir pour la cause de Dieu ;
À qui meurt pour la foi, par l’épée ou le feu,
À qui tombe martyr, l’auréole est promise ;
Par l’heureuse victime une palme est conquise ;
Et l’élu vers le ciel triomphant dans son vol,
Laisse un sang fécondant qui fait germer le sol !
Oh ! qu’il faut de courage et qu’il faut d’héroïsme,
Pour vaincre le torrent du matérialisme,
Pour remonter le cours du fleuve impétueux,
Restant calme au milieu des flots tumultueux !
J’ai vu des cœurs ardents, fatigués de la lutte,
Tomber du rang de l’ange au-dessous de la brute ;
Et n’acceptant de lois que de l’orgueil des sens,
Dériver, dans le monde, à leurs plus vils penchants !
Mais, dans ce monde athée, où la Mammocratie
Semble imposer ses lois à la hiérarchie,
Malgré tant de croyants apostats parmi nous,
De l’héroïsme encor je sens battre le pouls ;
Je sens qu’un chaste amour exalte encor les âmes,
Et qu’il brûle toujours de virginales flammes,
Et qu’il plane au-dessus des temples abattus,
L’esprit de poésie et des saintes vertus.
Oui, de l’antique foi, des vertus de nos pères,
Il reste parmi nous des cœurs dépositaires ;
Et si Dieu suscitait quelque Antoine éloquent
On verrait naître encor l’enthousiasme ardent ;
De l’Esprit adoptant la Règle Érémitique,
Des ascètes nouveaux peupleraient l’Amérique ;
Et leurs saintes vertus, embaumant nos déserts,
Seraient un contrepoids aux crimes des pervers I
Pour expier l’orgueil et l’erreur du génie,
La haine de la croix insultée et bannie,
La plainte, le blasphème et l’affreux désespoir,
Et le poison que verse un vain et faux savoir ;
Pour combattre un esprit hostile à l’équilibre,
Et les instincts fougueux d’un peuple aveugle et libre,
Et le mal que la Presse enfante chaque jour :
Il faut du juste en pleurs la prière et l’amour ;
Il faut du juste, exempt de haine et de malice,
L’héroïque martyre et l’innocent supplice ;

Il faut des cœurs, unis dans un amour divin,
L’angélique concert qui s’élève sans fin : —
Telles, pendant l’orage, au bord d’un sombre gouffre,
Où la foudre en tombant laisse une odeur de soufre,
D’humbles fleurs, que le tremble abrite de l’éclair,
De leur vierge encensoir au loin embaument l’air ;
Ou telle, dominant la brumeuse atmosphère
Du Rhône impétueux, la Vierge de Fourvière,
Aux bruyants ateliers de cupides bourgeois,
À l’active avarice, oppose un contrepoids !