L’Architecture de la Renaissance/Livre II/Chapitre 1

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Librairies-imprimeries réunies (p. 135-186).

LIVRE II

FRANCE


CHAPITRE PREMIER

HISTOIRE ET CARACTÈRES GÉNÉRAUX DE LA RENAISSANCE FRANÇAISE


La Renaissance des arts à la cour de France. Études sur le xvie siècle, par le comte de Laborde, t. Ier, 1850 ; t. II, 1865. — Geschichte der Renaissance in Frankreich, von Wilhelm Lübke. Stuttgart, 1868. — The Renaissance of art in France, by Mrs Mark Pattison. London, 1879. — La Renaissance en Italie et en France à l’époque de Charles VIII, par Eugène Müntz. Paris, 1885. — La Renaissance en France, par Léon Palustre. 3 vol. in-folio. Paris, 1879-1889.

Durant plus de deux siècles, il a été de mode chez nous de considérer comme une époque d’impuissance et de barbarie la période plus que millénaire qui sépare la chute de l’art gréco-romain, à la suite des invasions, de son rétablissement progressif sous Charles VIII, Louis XII et François Ier. Pour ne pas perdre la réputation d’homme de goût, il fallait déclarer hardiment que la France civilisée, la France artistique et littéraire, ne datait que des guerres d’Italie, que la Renaissance fut le rayon de lumière qui dissipa l’obscurité dans laquelle avaient vécu nos ancêtres depuis Clovis.

Après les travaux qui ont illustré les cinquante dernières années et dont les principaux sont dus à Caumont, Didron, Lassus et Viollet-le-Duc, il n’est plus possible de tenir un pareil langage. Sauf pour quelques esprits attardés, dans l’histoire de l’architecture, la France du moyen âge mérite de prendre place à côté de la Grèce antique. On peut varier d’opinion sur la valeur relative des formes monumentales, on peut hautement préférer le siècle de Périclès à celui de Philippe-Auguste et de saint Louis, le Parthénon à la cathédrale d’Amiens ; mais on ne peut nier que la France n’ait, comme la Grèce et seule avec elle, créé une architecture parfaite de tout point. Les principes sont opposés, il est vrai, la première basant son système sur les poussées ou pressions obliques, la seconde sur la stabilité inerte ; mais des deux parts, dans l’application, apparaît la même logique absolue. Que le monument soit religieux ou civil, chacun de ses membres n’en occupe pas moins une place inévitable, chacune de ses pierres n’en est pas moins éloquente dans l’explication de la fonction qui lui incombe. Partout le dehors laisse entrevoir le dedans, sur lequel il se modèle, dont il n’est à proprement parler que la conséquence et la manifestation.

Et cette recherche de la logique a certainement précédé de beaucoup le xiiie siècle, qui vit l’apogée de l’architecture si improprement appelée gothique. Car on n’enfante pas spontanément des chefs-d’œuvre, et une longue préparation est nécessaire pour arriver à quoi que ce soit de supérieur et de définitif. De même est-ce en persévérant dans une voie si profitable que nos maîtres maçons sont parvenus, durant trois siècles, à maintenir leur immortelle création. Mais avec le temps on finit toujours par abuser des meilleures choses, et dès la fin du règne de Charles VII commença une évolution qui ne pouvait manquer de mener promptement le style gothique à sa perte. Impossible de voir des formes plus tourmentées, une richesse plus mal distribuée. L’ornementation semblait condamnée à une exubérance maladive qui, résultat inattendu ! vu la délicatesse des détails, accusait la sécheresse des lignes au lieu de la dissimuler.

Il était temps de fournir un meilleur emploi à la surabondance de verve et de vie si particulière à nos artistes, et la Renaissance vint à point pour cela. Grâce à elle, notre génie national, un instant alangui, retrouva toutes ses énergies. Il s’élança dans la voie nouvelle, heureusement ouverte devant lui, et saisit avec empressement l’occasion d’exercer pour la troisième fois les aptitudes créatrices dont l’art roman et l’art gothique portaient si merveilleusement témoignage. La Renaissance ne fut donc pas, comme on s’est plu souvent à le répéter, un malheur, mais elle constitua au contraire un bienfait, et nous pouvons admirer ses productions sans être accusés d’irrévérence et d’injustice envers les époques précédentes.

Tout en étant d’une manière directe ou par voie d’interprétation des émanations de l’antiquité, les monuments élevés à la fin du xve siècle ou durant le cours du xvie conservent une originalité qui leur est propre, et on ne saurait les confondre avec ce que l’Italie nous offre dans le même temps. Non seulement les qualités qui distinguent la race française y dominent au grand avantage de l’agencement général, mais on y trouve encore comme un reflet de l’état momentané des esprits aussi bien que des institutions alors en honneur.

Les découvertes modernes, comme il était assez facile de le prévoir, n’ont point été favorables à ceux qui se plaisaient à reconnaître partout la main des Italiens. Là même où le doute était permis, la balance s’est trouvée pencher de notre côté. Pour répondre à ce que l’on attendait d’eux, il fallait que les architectes fussent imbus des traditions nationales, demeurassent en correspondance avec le sentiment de tous. Des étrangers naturellement eussent importé leur manière, au lieu d’adopter la nôtre. En vain quelques-uns d’entre eux, comme Serlio par exemple, s’évertuaient-ils à présenter des projets, on ne leur permettait jamais de passer à l’exécution. La place que Frà Giocondo, le Primatice et tant d’autres occupaient indûment dans l’histoire a été victorieusement rendue à des maîtres français. Sur ce point, il n’y a plus et il ne saurait plus y avoir de dissentiments aujourd’hui.

De Louis XI à Louis XIII, les prélats italiens furent nombreux en France, où les plus riches bénéfices devenaient facilement leur lot ; mais, chose extraordinaire, cette invasion d’un nouveau genre n’eut aucune influence sur le mouvement des arts. L’unique préoccupation de tous, évêques et abbés, semblait être de palper des revenus. Ceux par exception qui, momentanément, s’astreignirent à la résidence, n’amenèrent point d’artistes et se bornèrent, quand ils entreprirent quelque chose, à des travaux insignifiants. Aussi, le style employé avait-il peu d’importance, et c’est en pur gothique que, sous l’évêque Lascaris de Tende (1523-1530), furent élevées certaines parties de la cathédrale de Beauvais. À Auch, bien qu’à une date plus récente (1551-1586), les archevêques Hippolyte et Louis d’Este se désintéressèrent également de la direction imprimée autour d’eux à l’architecture. Si Julien de la Rovère, le futur Jules II, rêva un instant d’introduire la Renaissance à son abbaye de Saint-Gilles, dont la magnifique basilique romane avait été pauvrement achevée au xiiie siècle, il ne mit jamais la main à l’œuvre. Deux membres de la même famille, Léonard et Antoine de la Rovère, successivement évêques d’Agen (1487-1538), firent bien poser quelques assises à leur cathédrale, mais seulement après arrêts du parlement de Bordeaux, rendus à la requête de la municipalité. Quant à César des Bourguignons, son premier soin en arrivant à Limoges fut de congédier les ouvriers qui travaillaient à Saint-Étienne. La Renaissance ne trouva pour la protéger, parmi les membres du clergé, que des Français, et tout le monde connaît les noms de Georges d’Amboise (Rouen et Gaillon), Jean Le Veneur (Tillières), Georges d’Armagnac (Rodez), Geoffroy d’Estissac (Poitiers et Maillezais), Jean de Langeac (Limoges), Jean Danielo (Vannes), Jean d’Amoncourt (Langres), Claude de Givry (id.), Hector d’Ailly (Toul), Jean de Mauléon (Saint-Bertrand de Comminges), etc.

Dans l’ordre civil, l’absence de Mécènes italiens est plus facile à expliquer. Nos rois ne pouvaient distribuer des fiefs comme ils distribuaient des bénéfices. Pour récompenser magnifiquement César Borgia, qui lui apportait de la part de son père, Alexandre VI, le bref de divorce avec Jeanne de France (1498), Louis XII n’avait pas le choix, et seul le duché de Valentinois, récemment cédé par la Savoie, était à sa disposition Louis de Gonzague, troisième fils du duc de Mantoue. Frédéric II, en 1565, devint duc de Nevers, non par don royal, mais par mariage avec Henriette de Clèves. Les financiers, qui se faisaient eux-mêmes leur situation, tinrent certainement plus de place que les grands seigneurs. Ils aimèrent surtout davantage à bâtir, et il suffit de citer à Paris l’hôtel Torpanne et l’hôtel Sardini.

On croit généralement que le moyen âge se montra, en France, hostile à l’antiquité ; c’est là une erreur qu’il importe de relever. Sans parler de la tentative de Charlemagne, qui affecta plus les lettres que les arts, ne voyons-nous pas dans un très grand nombre d’édifices romans, non seulement des motifs de décoration, mais encore des procédés de construction empruntés aux nobles débris dont notre sol était couvert ? Des parties considérables d’églises, en Bourgogne et en Provence, semblent arrachées à des monuments antiques. Au milieu du xiie siècle, à Saint-Denis, berceau du style gothique, la nécessité seule fit de Suger un novateur. La première pensée du grand abbé, au moment de la reconstruction de la basilique, avait été de demander au pape les colonnes des thermes de Dioclétien. Au-dessus d’une porte, suivant la tradition antique, il plaça une mosaïque. Un des successeurs immédiats de Suger, sous Philippe-Auguste, ayant à orner la vasque d’un lavatorium, ne trouva rien de mieux que de faire figurer à la bordure Neptune, Pan, Sylvain et autres divinités de l’Olympe. Ces aspirations vers l’antiquité restèrent, toutefois, des accidents ; la marche générale de l’art n’en subit aucune déviation. Pour que, de différents côtés, se manifestassent des velléités de rompre, au moins dans la forme, avec un passé glorieux, il fallait, en même temps qu’un affaiblissement et une dégénérescence des principes en honneur, une succession d’événements dont le xive siècle à son déclin vit le commencement.

En 1382 mourait à Naples la reine Jeanne, laissant pour héritier Louis Ier, comte d’Anjou, qui ne put faire valoir ses droits contre un prétendant plus heureux. Un petit-fils de Louis, René, dont les goûts artistiques ont rendu le nom célèbre, réussit un peu mieux un demi-siècle plus tard, et durant quatre ans (1438-1442) se maintint en possession, outre la capitale, d’un territoire assez important. La maison d’Anjou s’étant éteinte en 1481, les rois de France prirent sa place, et l’un des premiers soins de Charles VIII, en montant sur le trône, fut d’organiser une expédition (1495) dans laquelle il recueillit beaucoup de gloire, mais aucun profit. Son exemple devait néanmoins être suivi peu après par Louis XII, qui, du commencement à la fin de son règne, n’eut pas d’autres préoccupations que de se transporter successivement aux deux extrémités de la péninsule. Car aux droits provenant de la maison d’Anjou et concernant le royaume de Naples se joignaient ceux qu’il tenait sur le Milanais du mariage (1389) de son aïeul Louis d’Orléans, frère de Charles VI, avec Valentine Visconti, fille du duc Jean-Galéas. François Ier, à son tour, ne devait pas négliger l’occasion de guerroyer au delà des Alpes, et c’est par la bataille de Marignan qu’il débuta sur la scène du monde.

Ainsi, durant près d’un siècle et demi, la France eut en quelque sorte les yeux continuellement tournés vers l’Italie, et au besoin on pourrait s’étonner que les changements apportés à l’architecture ne se soient pas, dans les deux pays, manifestés à distances plus rapprochées. Mais nos compatriotes, traités de barbares par un peuple qu’ils tenaient, de leur côté, en souverain mépris, se sentaient peu disposés à entrer dans la voie de l’imitation. Au lieu d’être générale, de s’étendre tout au moins à la plupart des chefs, l’action fut d’abord isolée et simplement limitée à quelques grands seigneurs laïques ou ecclésiastiques, voire même à quelques gentilshommes perdus dans la foule, qui, faiblement préoccupés de conquêtes, avaient l’esprit plus libre et l’admiration plus facile.

Du reste, pendant ce temps, un sourd travail de transformation s’opérait en France sous des influences diverses. Dès la fin du xive siècle, à Dijon, on en voit poindre l’aurore dans les œuvres d’un sculpteur flamand, Claux Sluter, considéré à bon droit, bien qu’à longue distance, comme le véritable ancêtre de Michel Colombe. Le duc de Berry († 1416), frère de Charles V, s’il continue à construire comme un Français de son siècle, — le château de Mehun-sur-Yèvre, le palais de Poitiers, les Saintes-Chapelles de Riom et de Bourges sont là pour le prouver, — devance les Médicis dans la recherche des camées, des médailles, des peintures anciennes, soit grecques, soit romaines. Quelques années plus tard, le roi René également montre un goût assez vif pour les objets antiques ; il collectionne des pierres gravées et s’essaye à copier des inscriptions. Mais ce sont surtout les deux Charles d’Anjou, frère et neveu de René, successivement comtes du Maine, qui accentuent le mouvement en appelant au cœur de la France et en retenant le plus longtemps possible un sculpteur de talent, Francesco Laurana.

Chose à remarquer néanmoins, durant un premier séjour de six années (1460-1467), le maître ne semble pas avoir eu une seule fois l’occasion de s’exercer à quelque œuvre importante. Les princes angevins et Louis XI à leur suite se bornent à commander une série de médailles, qui, outre leur beauté reconnue, constituent de précieux documents iconographiques. Pour trouver trace d’une création digne d’être signalée, il faut descendre jusqu’à l’époque où (1475) le jeune Charles d’Anjou fit, dans la cathédrale du Mans, élever un tombeau à son père. Laurana, qui revenait alors de Sicile, comme on pouvait s’y attendre et, du reste, comme on le désirait sans doute, ne manqua pas d’affirmer hautement ses préférences en empruntant à l’antiquité non seulement courbes et moulures, mais encore ornements de toute sorte, tels que griffes de lion, bordure de godrons, cartouches à queues d’aronde soutenus par des Amours. La chapelle Saint-Lazare, à la cathédrale de Marseille, dont la construction dura huit ans (1475-1483), accuse les mêmes tendances. Ce grand travail, toutefois, n’est pas entièrement de la main de Laurana, qui, occupé, vers le même temps (1476-1481), au retable de l’église des Célestins, à Avignon, dut se faire aider par un compatriote, Thomas de Côme. À l’instigation de son neveu et héritier, le roi René s’était donc décidé, bien qu’un peu tard, à patronner l’art charmant entrevu près d’un demi-siècle auparavant, quand il traversait l’Italie juste au moment où florissaient Ghiberti, Donatello, Brunellesco et Alberti.

Nous venons de voir le rôle joué par Charles d’Anjou. Grâce à ce prince, le plus ancien monument de la Renaissance se trouve non en Provence, mais dans le Maine. Il n’a servi de rien au beau pays compris entre le Rhône et le Var d’être pour ainsi dire, au point de vue des mœurs comme à celui des traditions de toute sorte, un prolongement de l’Italie. La persistance des formes antiques dans les monuments d’architecture romane et la durée de cette dernière jusqu’à la fin du xiiie siècle, sous Philippe le Bel, expliquent peut-être pareil fait. Le style gothique était depuis trop peu de temps adopté pour qu’on pût déjà l’abandonner. Parmi les artistes appelés d’Italie par les papes résidant à Avignon (1309-1377), on ne voit guère que des peintres et des miniaturistes. Toutes les grandes constructions sont confiées à des architectes français qui, le plus souvent, nous le savons par des documents récemment publiés, viennent de la province de leurs Mécènes. Pétrarque, plus occupé de littérature que d’art et, d’ailleurs, vers la fin de son séjour (1342-1347), profondément hostile au maintien de la papauté de ce côté des Alpes, n’a eu et ne pouvait avoir qu’une action insignifiante. En aucune façon on ne voit qu’il ait poussé à l’imitation des nombreux et beaux monuments des bords du Rhône. Privés de toute direction, les maîtres maçons continuèrent de plus en plus à négliger la source où s’abreuvaient leurs pères, et c’est un Italien,

Giuliano da San-Gallo, qui, au xve siècle, vient chez nous enrichir son album des plus précieux motifs d’architecture. Cet exemple, il ne faut pas l’oublier, fut suivi assez longtemps après par Vignola, Palladio et San-Micheli.

Fig. 35. — Chapelle Saint-Lazare, à Marseille.

Jusqu’ici, nous n’avons rien dit des miniatures de Jean Foucquet. Il y a là cependant un témoignage du goût très prononcé de l’un de nos compatriotes pour tout ce qui touche à l’architecture antique, dès le milieu du xve siècle. Le Livre d’heures d’Étienne Chevalier est rempli de fonds de tableaux inspirés des monuments romains. On y trouve notamment plusieurs fois répétées les colonnes torses couvertes de pampres conservées à la basilique de Saint-Pierre, où elles sont données comme provenant du Temple de Jérusalem. Les Antiquités judaïques, enluminées quinze ans plus tard, c’est-à-dire en 1470, reflètent les mêmes préoccupations et avec raison jouissent d’une réputation non moins considérable.

L’initiative prise par Jean Foucquet n’eut guère d’influence sur l’architecture, qui, pour être transformée, demande le concours de beaucoup de volontés. Sauf la tentative signalée au Mans dans la région du Nord, on continua sous Louis XI à suivre l’ancienne pratique. L’esprit bourgeois qui régnait à la cour était peu favorable aux arts ; il n’y avait nulle part d’idées élevées ni délicates. Du reste, pendant les premières années du règne de Charles VIII, les choses demeurèrent à peu près dans le même état. Au château du Verger, en Anjou, tout le corps de logis principal, élevé de 1482 à 1490, appartient encore au gothique quintessencié, et c’est seulement la partie antérieure, très probablement due au Blésois Colin Byard, appelé en 1499 par le maréchal de Gié, qui, comme plan et comme ornementation, se ressent de la Renaissance.

On a beaucoup parlé des artistes italiens venus en France à la suite de l’expédition de Naples, en 1495 ; mais parmi eux ne figurent guère que des jardiniers, des peintres, des orfèvres, des menuisiers et des « faiseurs de hardes ». Et ce choix s’explique facilement. Le roi et ses compagnons, plus enthousiasmés des provinces du midi que de celles du centre, ainsi que nous en avons la preuve, étaient loin, dans leurs préoccupations, de mettre l’architecture au premier rang. « Au surplus, écrivait de Naples Charles VIII à son beau frère Pierre de Bourbon, vous ne pourriez croire les beaulx jardins que j’ay en ceste ville. Car, sur ma foy, il semble qu’il n’y faille que Adam et Ève pour en faire ung paradis terrestre. Et avecques ce, j’ay trouvé en ce pays des meilleurs paintres, et auxditz vous envoyerés, pour faire aussi beaulx planchiers (tableaux) qu’il est possible, et ne sont des planchiers de Bauxe, de Lyon et d’autres lieux de France en riens approchans de beaulté et richesse ceux d’icy ; pourquoi je m’en fourniray et les meneray avecques moy pour en faire à Amboise. » De son côté, le cardinal Briçonnet, évêque de Saint-Malo, faisait ainsi part de son admiration à la reine Anne : « Madame, je vouldroye que vous eussiez veu ceste ville et les belles choses qui y sont, car c’est ung paradis terrestre. Le Roy, de sa grâce, m’a voulu tout montrer à ma venue de Florence, et dedans et dehors la ville ; et vous asseure que c’est une chose incréable que la beaulté de ces lieux bien appropriez en toutes sortes de plaisances mondaines. »

Les travaux du château d’Amboise, commencés des l’année 1490, avaient été suspendus durant l’expédition de Naples. Aussitôt le retour du roi, ils furent repris pour ainsi dire sans changements, ce qui montre dans quel sens nous devons prendre certaines parties du passage suivant de Commines : « Le roy Charles huictiesme estoit en son chasteau d’Amboise, où il avoit entreprins le plus grant ediffice que commencera, cent ans a, roy, tant au chasteau que a la ville ; et se peut veoir par les tours, par où l’on monte à cheval, et par ce qu’il avoit entreprins à la ville, dont les patrons estoient faictz de merveilleuse entreprinse et despense et qui de longtemps n’eussent prins fin. Et avoit amené de Naples plusieurs ouvriers excellens en plusieurs ouvraiges, comme tailleurs et peinctres ; et sembloit bien que ce qu’il entreprenoit estoit entreprinse de roy jeune, et qui ne pensoit point à la mort, mais esperoit longue vie : car il joignit ensemble toutes les belles choses dont on lui faisoit feste en quelque pays qu’elles eussent esté vues, fust France, Italie ou Flandre. »

Si l’expédition de Naples n’a pas produit l’effet immédiat qu’on aurait pu supposer tout d’abord, elle a certainement hâté une transformation préparée de longue date. Les grands seigneurs, vivement impressionnés par les magnificences déployées sous leurs yeux, revenaient avec l’esprit mieux disposé à glisser sur la pente où ils étaient déjà. Ils voulaient, sinon plus de luxe, au moins un luxe compris d’une autre façon. Dans ces conditions, l’architecture ne pouvait être longtemps négligée, et de fait, c’est de ce côté-là que se portera bientôt le plus grand effort. En attendant, on se contente de mettre un frein à l’exubérance maladive qui menaçait de tout envahir. Une petite place est créée aux motifs les plus délicats ; l’ornementation, sans être moins riche, devient moins touffue.

Nous avons déjà parlé de Michel Colombe ; c’est assurément à ce célèbre sculpteur, retiré à Tours depuis l’année 1470 environ, que la meilleure part doit être attribuée en tout ceci. Ses œuvres, d’un sentiment si profond et d’une exécution si parfaite, ne seront pas dépassées plus tard. Dans les dispositions générales, il sait, tout en s’écartant peu des données du moyen âge, renouveler et embellir. Les collaborateurs, d’ailleurs, ne lui manquent pas, et parmi eux figure, pour la partie ornementale, un Italien du nom de Jérôme de Fiésole. Cet artiste, un document en fait foi, est l’auteur non seulement des arabesques qui tapissent les nombreux pilastres du tombeau de François Ier, duc de Bretagne (1501-1507), à la cathédrale de Nantes, mais encore des rinceaux si gracieusement jetés autour du tombeau des enfants de Charles VIII (1506), à la cathédrale de Tours. En outre, la même main se reconnaît à Solesmes (Sarthe), dans les deux grands et beaux pilastres, datés de 1496, que l’on est, tout d’abord, quelque peu étonné de voir mêlés à des ornements en pur gothique. Il y a là, certes, un nouvel argument en faveur de l’attribution à Michel Colombe du groupe de statues figurant l’Ensevelissement du Christ. Jérôme de Fiésole faisait partie de l’atelier du maître tourangeau, et il ne fût pas allé au dehors se mettre à la disposition d’un autre sculpteur.

Personnellement, Louis XII ne semble pas avoir été très désireux d’imprimer à l’architecture une meilleure direction. La partie du château de Blois élevée sous son règne laisse à peine soupçonner par quelques détails la transformation en train de s’opérer. Mais autour de lui, et même dans sa famille, on se montre beaucoup plus avancé. C’est certainement la reine Anne qui a commandé les deux tombeaux mentionnés tout à l’heure. Quant à Georges d’Amboise, le célèbre ministre, on sait quelle merveille il éleva, dans la vallée de la Seine, à Gaillon, de 1497 à 1509. Enfin, l’ancien hôtel de ville d’Orléans, terminé en 1498, est déjà un heureux mélange de la Renaissance et du moyen âge. L’architecte Charles Viart y fait clairement pressentir les admirables qualités qu’il développera plus tard à l’hôtel de ville de Beaugency et dans l’aile dite de François Ier, au château de Blois.

On le voit, dès la fin du xve siècle, l’évolution commencée sous Louis XI est bien près d’être accomplie. On pressent le moment où toute résistance va disparaître, et les vieux maîtres eux-mêmes se rallient d’autant plus volontiers au nouveau programme qu’en définitive il ne s’agit pas pour eux de sacrifier complètement leur passé. Le fond, dans la plupart des cas, demeure identique et les efforts principaux se portent vers l’enveloppe, sur ce qui doit donner au monument une physionomie plus jeune et plus régulière. Aussi, suivant nous, la Renaissance française doit-elle être définie, non la réapparition sans changements, mais l’adaptation raisonnée et parfaitement logique des formes de l’art gréco-romain aux dispositions adoptées par le moyen âge et plus particulièrement par l’architecture gothique.

Dans ces conditions, on ne saurait songer, ainsi qu’il a été souvent proposé, à faire des deux premiers Bourbons les continuateurs des Valois. À peine si quelques constructions trahissent alors l’ancien goût français. Le moyen âge est bien mort, et les temps modernes représentés par l’art classique triomphent définitivement. Au moins ne voyons-nous qu’en Bretagne, aux environs de Troyes et dans la région toulousaine se prolonger jusqu’à la fin du règne de Louis XIII la brillante floraison de la Renaissance. Il ne faut pas non plus négliger de dire que l’avènement de Henri IV (1589) est loin de marquer une limite précise. Les brusques changements se rencontrent rarement dans les manifestations humaines, quelles qu’elles soient, et toute nouvelle direction n’est pleinement acceptée qu’après une période de transition plus ou moins longue.

La Renaissance, durant les cent années environ où sa domination ne fut pas contestée, subit elle-même différentes transformations que l’on a essayé de caractériser suivant la manière plus particulièrement en honneur sous tel ou tel souverain. C’est ainsi que l’on dit le style Louis XII, le style François Ier, le style Henri II. Peut-être faudrait-il également dire le style Henri III, car tout n’est pas demeuré sans changement depuis la mort de François Ier jusqu’au milieu du règne de Henri IV. Sous Charles IX, on constate déjà les indices d’une nouvelle interprétation de l’antiquité ; l’art parcourt une dernière phase que l’histoire a le devoir de ne pas négliger.

Le style Louis XII, dont les limites, suivant les provinces, sont assez variables, outre les dix-sept années indiquées par son titre (1498-1515), comprend la fin du règne de Charles VIII et le commencement de celui de François Ier. Les lignes anguleuses et sèches, durant ce temps, tendent de plus en plus à s’adoucir. Le chapiteau, presque abandonné depuis Charles VI, reprend sa place et le pilastre apparaît à la suite des arabesques qui peuvent difficilement se passer de surface plane. Bientôt après se montre l’entablement. L’arc aigu, jurant désormais avec ces dispositions nouvelles, est sacrifié. Chose étrange ! il disparaît plus rapidement que dans l’Italie même où si souvent il est associé à une décoration et à des encadrements inspirés de l’antique. En France, à peu d’exceptions près, sa présence n’est plus tolérée, dès le début du xvie siècle, que dans les voûtes des églises et les grandes ouvertures inscrites sous ces voûtes. On lui préfère le plein cintre et l’arc en anse de panier.

Dans le détail des moulures et des membres d’architecture, on voit les profils gothiques se mêler d’une façon assez étrange aux arabesques, aux médaillons, aux losanges importés par les Italiens, ainsi qu’aux différents éléments des ordres classiques. Il est à observer cependant que ces derniers se présentent encore timidement : ce ne sont pas eux qui déterminent les fortes saillies ; ils ne sont employés qu’en pilastres, ou, si la colonne survient, elle fait office de pilier, s’affranchit de ses proportions normales et souvent apparaît couronnée d’un chapiteau de fantaisie n’ayant de corinthien que les volutes. Par une autre singularité, et sans qu’il y ait eu de la part des artistes la moindre préoccupation de pastiche archéologique, — l’archéologie, au xve et au xvie siècle, ne consistait qu’à connaître assez superficiellement l’antiquité romaine, — l’architecture de la Renaissance, durant ses deux premières périodes, se trouve rapprochée de l’architecture romane et de l’architecture gothique rudimentaire. De nombreux chapiteaux, qui ne remontent pas au delà de 1520, semblent de loin avoir été exécutés au xiie siècle ; on est revenu au pilier monocylindrique, à peu près abandonné depuis le temps de saint Louis ; les bases de nouveau se chargent de griffes, comme sous Louis VI, Louis VII et Philippe-Auguste.

Dans la manière de couronner les édifices, la Renaissance française ne se montre pas moins l’héritière du moyen âge. Jusqu’à la mort de Louis XII et même bien au delà, quand il s’agit des églises, les voûtes d’arêtes sur nervures sont seules usitées. Loin de s’abaisser, les toitures tendent plutôt encore à s’élever, et quelques-unes d’entre elles arrivent parfois à doubler la hauteur totale. De là le maintien des lucarnes se détachant sur l’ardoise sombre ; presque toutes sont flanquées de clochetons, de pinacles, naturellement mis en harmonie avec le reste. Entre les murs et les combles s’opère ainsi une sorte de transition ; la corniche ne sépare pas brusquement une partie droite d’une partie oblique. Ajoutons que ce dernier membre d’architecture, dans une certaine mesure, par ses découpures, cherche à donner l’illusion des mâchicoulis dont les représentants de l’ancienne féodalité avaient peine à se séparer. Les belles corniches à coquilles que Viart aime à disposer sous ses balustrades, destinées à remplacer les créneaux sacrifiés, n’ont pas d’autre origine.

Le château de Gaillon qui, nous l’avons dit, fut terminé en 1509, résumait la plupart des caractères indiqués. Dans la cour de l’École des beaux-arts, à Paris, on peut voir, depuis la fin du siècle dernier, les plus importants débris de cette somptueuse habitation. Sur place, il ne reste plus guère que le pavillon d’entrée, la chapelle basse, une tour d’escalier et le mur de soutènement, du côté de la vallée.

Le style François Ier commencerait vers l’année 1520, si l’on voulait faire exactement coïncider son avènement avec la fin du précédent. Mais en bien des endroits les caractères particuliers à la seconde période se montrent dès l’année 1515, tandis que dans d’autres ils persévèrent durant une partie du règne de Henri II. Pareille observation, d’ailleurs, devient presque inutile, tant on est obligé de la répéter souvent. Il y a toujours eu des architectes qui ont précédé ou dirigé le mouvement et d’autres qui l’ont suivi en se traînant et comme à regret.

L’époque de François Ier est celle qui représente le mieux chez nous la Renaissance dans son histoire, dans son esprit et dans ses caractères.

Sous Louis XII, l’architecte était encore le maître maçon, le tailleur de pierre, l’appareilleur du moyen âge. Il était non pas peintre et sculpteur comme en Italie, mais souvent sculpteur ou plutôt « tailleur d’images » ; comme ses prédécesseurs. Soucieux avant tout des traditions de l’art ou se croyant lié par elles, il ne se faisait novateur que par nécessité ou sous l’influence soit d’une volonté supérieure, soit de retentissants exemples.

Fig. 36. — Château de Gaillon.

Peu après l’avènement de François Ier, les choses tendent à changer rapidement. L’architecte français, sentant sans doute qu’il vaut bien certaines célébrités étrangères prônées autour de lui, surtout qu’il dépasse en mérite quelques personnalités encombrantes dont le rôle est de donner des conseils généralement peu écoutés, s’affirme dans son œuvre, lui imprime une individualité propre, un cachet qui établit entre les édifices sortis de ses mains des traits communs, en même temps qu’il supplée aux documents relativement à la part qui lui revient dans leur construction : Dès lors, il existe également, de ce côté des Alpes, de grands architectes de la Renaissance ; il existe des écoles personnelles, non à la place, mais dans le voisinage des écoles régionales demeurées toujours vivaces.

Quelque penchant que l’on eût à s’abandonner au caprice, à se laisser guider par son admiration de l’antiquité, la fidélité aux principes qui, depuis cinq siècles, avaient présidé aux évolutions de l’art, n’en demeure pas moins intacte. Dans nos édifices, la logique prédomine, et en toutes choses il est tenu compte des habitudes, des besoins et des goûts. Ajoutons à cela certaines conditions matérielles peu favorables aux innovations. Avant la fin du xvie siècle, peu de constructions furent élevées d’un seul jet. Le clergé avait ses églises, les seigneurs leurs châteaux, et l’engouement pour les formes antiques n’alla pas jusqu’à induire les uns et les autres à jeter bas des monuments vastes, somptueux et solides, que le dédain n’atteignait pas encore. D’ailleurs il y avait là des souvenirs auxquels nos pères n’étaient pas insensibles, et les possesseurs de fiefs notamment répugnaient à abattre des tours qui témoignaient de l’ancienneté de leurs droits. S’il s’agissait d’un château situé dans l’enceinte d’une ville, il y avait aussi à tenir compte des difficultés de s’étendre, par conséquent de modifier et de régulariser le plan primitif. Puis — et c’était là la principale considération — la démolition d’épaisses courtines n’allait pas sans de grandes dépenses ; il fallait se borner à des remaniements ou à des reconstructions partielles.

Les architectes, ainsi gênés dans leurs mouvements et n’ayant que de rares occasions d’édifier un monument de toutes pièces sur un terrain choisi par eux, se trouvèrent moins tentés de rechercher la symétrie. Leurs efforts, conformément à la tradition, tendirent surtout à obtenir un certain effet pittoresque, à établir une correspondance entre les dispositions intérieures et l’arrangement extérieur. Habilement ils parvinrent à allier deux arts qui semblaient être l’exclusion l’un de l’autre, et tempérèrent la froideur des imitations antiques par la variété et la richesse de leurs combinaisons.

Nous dirons en parlant des églises ce qu’on fit de l’arc brisé. Dans les monuments civils, l’arc en anse de panier ne tarda pas lui-même à devenir très rare. Le plein cintre ressaisit presque toute la puissance qu’il avait eue avant le milieu du xiie siècle. Réfugié le plus souvent sous un entablement et serré entre des colonnes, il détermine les espacements et maintient dans les portes et les galeries du rez-de-chaussée, jusqu’aux approches du règne de Henri III, une certaine largeur relative. Si les fenêtres par leurs croix de pierre formant meneaux rappellent les deux siècles précédents, les frontons dont elles sont couronnées constituent une innovation. En outre, les ordres antiques s’accusent très franchement, imposent sur les façades les lignes principales, se multiplient et tendent à confisquer à leur profit la décoration que l’art roman et l’art gothique prodiguaient dans les embrasures des baies.

Cette dernière transformation, qui généralement est complète dès l’année 1550, clôt la seconde période. On pourrait presque dire qu’avec elle s’achèvent les temps de formation de la Renaissance, car, entre les deux moitiés du xvie siècle, il a une différence considérable, et le style Henri II, au moins en ce qui concerne le système décoratif, est le point de départ d’une ère nouvelle.

Les ordres antiques, prenant de jour en jour plus d’importance, arrivent bientôt, sans respect pour les traditions nationales, à jouer dans les constructions le rôle principal. Avec eux on a la prétention de suffire à tout, et si les surfaces laissées libres réclament des ornements, c’est de moins en moins que la sculpture est mise à contribution. La grâce, la souplesse, la verve, la finesse, la légèreté qui rendent si attachantes, malgré leurs fréquentes imperfections, les productions de notre moyen âge et du premier demi-siècle de la Renaissance, sont considérées comme des qualités dont on peut se passer ou comme des défauts à éviter. Souvent l’architecte, trop vivement pénétré de son propre mérite et ne voulant partager avec personne la gloire d’avoir fait une œuvre remarquable, accorde au sculpteur une place si petite que celui-ci, ainsi que nous le voyons à Rome dès le temps de Bramante, ne peut guère être tenté d’intervenir d’une façon quelconque dans l’arrangement général.

Sous Henri II, certaines fenêtres, comme à Cœuvres (Aisne), ne produisent guère l’effet que de trous réguliers percés dans un mur lisse. Les portes donnant sur les cours, pour la plupart, affectent également une grande simplicité. Mais l’ornementation ne disparaît pas subitement, et tout d’abord on se contente de la changer de place. Négligeant quelque peu frises, corniches et chapiteaux, elle envahit le fût des colonnes, sans doute pour justifier la célèbre invention dont Philibert de l’Orme nous entretient dans le Premier tome de l’architecture : « S’il a esté permis, dit-il, aux anciens architectes, en diverses nations et païs, d’inventer nouvelles colonnes ainsi que feirent les Latins et Romains la Thuscane et composée : les Athéniens, l’Athénienne : et longtemps devant lesdicts Latins et Romains, ceux de Dorie, la Dorique : de Ionie, la Ionique : et Corinthiens, la Corinthienne : qui empeschera que nous François n’en inventions quelques unes et les appellions Françoises, comme pourroient estre celles que ie inventay et fis faire pour le portique de la chappelle qui est dans le parc de Villiers coste Rets (Villers-Cotterets) du temps et regne de la maiesté du feu Roy Henry ? Vray est que pour la nécessité où ie me trouvay, de ne pouvoir recouvrer promptement, et sans grands frais, des colonnes toutes d’une pièce, ie les fis faire de quatre ou cinq pièces, avec beaux ornements et moulures, qui cachent leurs commissures : de sorte qu’à les voir il semble qu’elles soient entièrement d’une piece, se monstrants fort belles et de bien bonne grace. » En réalité, loin d’innover, Philibert de l’Orme ne faisait guère que suivre l’exemple donné par les maîtres maçons du xiie siècle. La colonne dite française a son prototype dans les colonnes annelées de l’architecture gothique rudimentaire.

Durant la seconde moitié du xvie siècle, il y eut véritable abus des ordres antiques. Non seulement les colonnes s’entassèrent les unes sur les autres, s’accouplèrent dans les intervalles des baies ou dans les embrasures ; mais lorsqu’on voulut en limiter le nombre pour éviter la monotonie des répétitions, on ne crut pouvoir mieux faire que d’exagérer l’ampleur de celles employées. Là où une superposition semblait indispensable, vu l’élévation des façades, vint prendre place un ordre unique et cossal. Et cette disposition défectueuse eut un grand succès grâce à Jean Bullant, qui, après s’en être fait le promoteur à Écouen, l’appliqua successivement à Chantilly et à Fère-en-Tardenois. Il est vrai que l’architecte préféré du connétable de Montmorency, quelque peu effrayé de sa hardiesse, s’étudia à en diminuer l’effet. Au petit château de Chantilly, ses pilastres chevauchent sur les deux étages, de manière à n’occuper tout à fait ni l’un ni l’autre. En outre, l’entablement supérieur est coupé par les fenêtres, ce qui, à notre avis, est une imperfection aussi grande, sinon pire que la première. Androuet du Cerceau, quelques années plus tard, ne connut pas de telles hésitations. Les grandes constructions dont il fut chargé, au Louvre et ailleurs, sont là pour le prouver.

Fig. 37. - Petit château de Chantilly.

On considère souvent les bossages comme une importation florentine. De fait, c’est surtout depuis l’arrivée en France de Catherine de Médicis que ce mode d’ornementation fut en grand honneur. Mais les exemples fournis par le moyen âge, dès le xiie siècle, rendent au moins incertaine la question d’origine. On ne voit pas pourquoi nos architectes seraient allés chercher des modèles au delà des monts. La célèbre grotte des Pins, à Fontainebleau, terminée en 1531, par conséquent bien avant le mariage de Henri II, passe aujourd’hui à bon droit pour une œuvre française. Il n’est plus personne qui, à son sujet, évoque encore le nom de Serlio.

Le génie français, tel que l’avait fait ou entretenu la pratique de l’architecture gothique, répugnait à se raidir dans des lignes symétriques et compassées, ainsi que le veut l’architecture antique, ainsi du moins qu’elle le voulait dans l’esprit de ceux qui l’étudiaient sans toujours la comprendre. Les grandes façades plates à fenêtres rigoureusement comptées, rigoureusement ouvertes les unes au-dessus des autres et avec les mêmes espacements, les angles nus, les longs bandeaux ininterrompus ne l’ont jamais séduit, et, autant qu’il l’a pu, il a été fidèle aux tourelles gracieuses, aux encorbellements hardis, aux tuyaux de cheminées luttant d’élévation avec les toits. Ces bons souvenirs s’allient à la lourdeur des dernières conceptions de la Renaissance et leur donnent un cachet pittoresque propre à faire oublier un instant que l’on marche vers la majesté ennuyeuse, ou, comme disait Viollet-le-Duc, vers « l’ennui majestueux » des constructions de Louis XIV.

Durant le moyen âge, nos sculpteurs, formés par la seule intuition de ce qui convenait aux différents édifices, étaient devenus d’une habileté et d’une fécondité extraordinaires. Pour eux, au début de la Renaissance, il s’agissait donc, non de créer tout à nouveau, mais de développer en la transformant l’ancienne manière. Plus tard, il est vrai, les choses changèrent un peu, et à l’époque où nous sommes arrivés, extérieurement, comme en Italie, la statuaire tendait à prévaloir. L’ornementation proprement dite, avec ses qualités de verve et d’abondance, continua seulement à se produire au dedans des églises où tombeaux, retables, jubés, stalles et boiseries restèrent jusqu’à la fin des chefs-d’œuvre d’harmonie et de délicatesse. Dans le but d’aider à une élégance que paraissait trop peu favoriser l’art classique, on prolongea plus longtemps pour ces petits monuments secondaires les ornements de la première moitié du xvie siècle. Il est tel jubé du temps de Henri IV, par exemple celui de Saint-Étienne-du-Mont, à Paris, qu’à la finesse des découpures et même à certaines formes procédant du gothique, on prendrait au premier abord pour une conception du temps de Louis XII. Ainsi les accessoires, qui ont tenu une si grande place dans les débuts de la Renaissance, recouvrent à la fin toute leur importance.

Nous n’avons pas encore épuisé la mention des caractères qui méritent d’être signalés. De même qu’aux différents siècles précédents, dès la fin du règne de Louis XII on vit se former des écoles régionales. L’art, suivant les provinces, s’accusa par des variétés assez difficiles parfois à déterminer d’une manière rigoureuse, mais dont l’existence ne saurait échapper à tout regard tant soit peu exercé. Quelques écoles sont limitrophes, d’autres isolées. Les premières embrassent une province comme la Bretagne, la Normandie, la Touraine, l’Orléanais, la Bourgogne ; les secondes sont concentrées presque tout entières dans une ville, par exemple Toulouse et Troyes. Nous ne parlons pas de certains foyers assez nombreux, mais pour ainsi dire sans rayonnement. Même en tenant compte de ces derniers, on n’arriverait pas à une répartition complète de l’ancien territoire. Plusieurs provinces, telles que le Berry, l’Angoumois, la Provence et l’Île-de-France, n’ont pas d’écoles, et les monuments, souvent remarquables, qu’on y trouve y sont comme dépaysés.

Dans l’Île-de-France, les choses se sont passées d’une manière qui mérite d’attirer tout particulièrement l’attention. Plusieurs grands architectes, Pierre Chambiges, Jean Bullant, Philibert de l’Orme, ont créé autour d’eux des centres d’action, considérés à bon droit comme des écoles personnelles. D’autre part, l’influence exercée par certains monuments produisit un résultat analogue, et l’on a coutume de dire : « l’École de Fontainebleau », bien que ce terme désigne plutôt la réunion des artistes, peintres, sculpteurs et architectes successivement employés à la construction et à la décoration de l’immense palais.

Au point de vue de l’individualité, l’école bretonne figure au premier rang. Il n’y a presque rien de commun entre les manifestations qui se produisent au delà d’une ligne allant de Dinan à Guérande et celles qui ont pour théâtre les provinces voisines. L’union politique avec la France, à la fin du xve siècle, n’eut aucune influence sur l’architecture, dont l’esprit au contraire devint de plus en plus local. Et la raison de cet état de choses tient à deux causes différentes. La matière employée, qui est le granit, se prête difficilement à certaines combinaisons. Il faut, en bien des circonstances, qu’il s’agisse de la construction proprement dite ou de l’ornementation, plier devant des nécessités auxquelles on ne peut se soustraire. Les programmes également créent des conditions toutes nouvelles. Dans un pays où les architectes, contrairement à ce qui se voit ailleurs, ne sont appelés qu’à satisfaire aux besoins des fidèles, l’église elle-même est négligée, et les efforts se portent sur les accessoires, tels que clocher, porche et sacristie. En outre, autour du principal édifice s’en groupent d’autres, qui souvent acquièrent une grande importance. Nous voulons parler des ossuaires, des entrées de cimetières, des calvaires, des fontaines. L’ensemble de ces hors-d’œuvre, d’une exécution parfois assez grossière, est captivant ; le génie de la Bretagne s’en dégage tout entier.

En Normandie, la Renaissance, à la fois religieuse et civile, se distingue par une sorte d’exubérance qui n’exclut pas l’exquise finesse des détails. Architectes et sculpteurs, admirablement doués, se plaisent aux combinaisons hardies, cherchent à étonner, et finalement, tant il y a de grâce et d’élégance, enlèvent les suffrages. Les hôtels, non moins beaux et non moins nombreux que les châteaux, témoignent d’une richesse presque générale. La haute bourgeoisie, qui a gagné de l’argent dans le commerce, ne veut pas rester au-dessous de la noblesse. Quant au clergé, il trouve pour le seconder les meilleures volontés. Principalement dans le département de l’Eure, les églises reconstruites avec luxe ne sauraient se compter. Mais rien ne l’emporte sur le chœur de Saint-Pierre de Caen, ce chef-d’œuvre d’Hector Sohier. À l’opposé de la précédente, l’école normande rayonne au dehors : la province du Maine presque tout entière lui appartient, et c’est à la Ferté-Bernard qu’il faut aller chercher l’une de ses manifestations les plus précieuses.

On peut réunir sous le nom d’école de la Loire les édifices, particulièrement civils, répandus dans l’Orléanais, la Touraine et l’Anjou. Cette école est éminemment l’école française, car depuis Louis XI jusqu’au drame sanglant qui, en 1588, mit fin aux jours du duc de Guise, et termina en réalité le règne de Henri III, nos rois passèrent le meilleur de leur temps sur les bords du grand fleuve, entraînant avec eux princes, seigneurs, riches parvenus, écrivains et artistes. Du reste, toute l’activité est loin d’être concentrée en un seul lieu. Orléans, Tours, et jusqu’à un certain point Angers, s’efforcent de rivaliser avec Blois, qui, placé dans des conditions plus avantageuses, demeure en définitive, particulièrement au temps de François Ier, le plus brillant foyer de la Renaissance.

La Bourgogne est une de nos provinces qui non seulement accueillirent avec le plus de faveur les idées nouvelles, mais encore contribuèrent le plus à leur assurer dans la suite un grand développement. On n’avait pas oublié l’éclat jeté sous les quatre derniers ducs, et Dijon devint, comme au siècle précédent, un centre artistique considérable, bien que resserré dans des limites assez étroites. Le nord du duché, en effet, c’est-à-dire la partie représentée aujourd’hui par le département de l’Yonne, sans qu’on puisse facilement en indiquer les causes, semble avoir subi une autre influence. Quant à la région qui s’étend au sud, de Charolles à Bourg, elle ne participe que peu ou point au mouvement. La grande et belle église de Brou, bâtie de 1505 à 1532, appartient tout entière au gothique dégénéré, tel qu’on le comprenait en Belgique à la fin du xve siècle et même longtemps après. Marguerite d’Autriche, veuve de Philibert le Beau, prince de la maison de Savoie, ne songea pas un instant à faire venir des artistes d’Italie. Des négociations furent d’abord engagées avec Michel Colombe, au moins pour ce qui concernait les tombeaux, par l’entremise de Jean Perréal ; mais, fatiguée des agissements de ce dernier, esprit brouillon s’il en fut jamais, et peut-être aussi influencée par son entourage, la princesse se décida à confier la direction des travaux au Brugeois Louis van Boghen, qui s’adjoignit pour la sculpture les deux frères Conrad et Thomas Meyt.

Fig. 38. — Puits dans la cour d’une maison de la rue Juiverie, à Lyon.

La ville de Lyon, par sa position non loin de la frontière et ses relations continuelles avec l’Italie, eût dû, semble-t-il, entrer de bonne heure dans le mouvement. Néanmoins, c’est le contraire qui arriva. Le séjour dans son sein de Florentins illustres, tels que les Médicis, les Pazzi, les Pitti, les Strozzi, les Capponi, les Ricci, venus volontairement ou amenés par les commotions politiques, ne servit absolument de rien. Assurément la population riche et éclairée, dès le milieu du 15e siècle[1], ne pouvait ignorer ce qui se passait au delà des monts ; mais loin de profiter elle-même et de faire profiter les autres de cet avantage, loin de prendre l’initiative qui s’imposait pour ainsi dire, elle se tint volontairement à l’écart ou du moins n’attacha son nom qu’à des œuvres sans valeur. Il est vrai que Philibert de l’Orme est né à Lyon ; mais le célèbre architecte, au moment de son retour d’Italie, en 1536, ne fut occupé qu’à construire une maison, rue Juiverie, et à doter l’église Saint-Nizier d’un portail en rotonde, si tant est que le plan exécuté partiellement un demi-siècle plus tard soit de lui.

Nous avons fait entendre que les monuments d’Orléans appartenaient à l’école de la Loire. Le fait est exact pour quelques-uns d’entre eux, comme l’ancien hôtel de ville par exemple. Mais les délicieuses maisons que connaissent aujourd’hui tous les architectes français ont un caractère purement local qui, à côté de l’école régionale, révèle l’existence d’une école orléanaise. Il y a donc tout lieu de mettre Orléans sur le même pied que Troyes et Toulouse, c’est-à-dire de classer cette ville parmi celles qui ont joué à elles seules un rôle important.

À Troyes, nul mélange ne se produit, et nous assistons au développement d’une école pleine de sève qui a pour chefs, outre les architectes-sculpteurs Dominique Florentin (Domenico del Barbiere) et François Gentil, trois ou quatre maîtres maçons distingués. Son origine, quoi qu’on ait dit, est bien antérieure au grand incendie de 1524 ; mais la reconstruction ou la restauration de sept églises, endommagées en même temps qu’une grande partie de la ville, lui donna certainement une impulsion considérable. Sans renoncer absolument à employer le style gothique, ainsi qu’en témoigne le chevet de la Madeleine, rebâti en 1531, plus de goût se montra dès lors pour les formes nouvelles qui, vers le milieu du règne de François Ier, l’emportèrent définitivement. Et cet état de choses eut une longue durée. Jusqu’en 1610 environ, l’école de Troyes, école toute religieuse, dont le rayonnement est assez étendu, ne cessa pas un instant de déployer une puissance qui se manifeste bien moins par l’ampleur des constructions que par leur originalité.

Fig. 39. — Portail de la Dalbade, à Toulouse.

À Toulouse, au contraire, de même qu’à Orléans, on ne rencontre guère que des monuments civils. En outre, suivant une légende vieille de deux cents ans, un seul homme, Nicolas Bachelier, à la fois architecte et sculpteur, aurait imprimé au mouvement sa direction et mis la main aux œuvres les plus différentes. Il est vrai que nous savons maintenant à quoi nous en tenir sur ce point. D’observations présentées par M. J. de Malafosse à la Société archéologique du Midi, le 20 avril 1886, il résulte, en effet, que la Renaissance, dès la première moitié du règne de François Ier, était florissante à Toulouse, car de cette époque datent l’hôtel Bernuy et le portail de la Dalbade. Aucun caractère local ne se faisait alors sentir, et, s’il en est différemment un peu plus tard, vers 1545 environ, l’honneur n’en revient pas uniquement à Nicolas Bachelier et autres membres de la même famille. Sans difficultés on saisit la trace d’une école rivale qui, en face de l’hôtel d’Assezat, par exemple, élève l’hôtel Catelan. Ajoutons que le petit nombre des textes contemporains relatifs au célèbre artiste parlent de l’ingénieur — les premières études du canal destiné à unir l’Océan à la Méditerranée furent faites sous la direction de Bachelier — et du maître maçon, mais jamais du sculpteur, ce qui diminue encore la valeur de la tradition.

L’école toulousaine a un goût prononcé pour les cariatides engainées, les faux mâchicoulis, les moulures anguleuses ; ses fenêtres, que surmonte un épais linteau, sont surchargées de sculptures tant sur les meneaux du croisillon que sur les pieds-droits. Au pourtour des cours, les mêmes ouvertures se trouvent parfois inscrites dans des travées à arcades simulant un portique dont on a utilisé la profondeur. Presque toujours les détails, d’une grande lourdeur, font souvenir du voisinage de l’Espagne. Ce défaut n’est nulle part plus sensible que dans la façade de l’hôtel connu sous le nom de Maison de Pierre, en raison du genre de matériaux partout employés. Sa construction, due à Dominique Bachelier, fils de Nicolas, remonte seulement au règne de Henri IV. Et la Renaissance, à Toulouse, ne finit pas avec ce prince ; on en trouve des traces jusque sous Louis XIV.

Aux trois écoles qui précèdent nous pourrions en ajouter une quatrième, celle de Fontenay-le-Comte, en Bas-Poitou. Là, sous l’influence de nombreux lettrés, parmi lesquels figura un instant Rabelais, fut un centre actif qui a laissé dans le château voisin de Coulonges-les-Royaux une éclatante manifestation de sa puissance. Aussi François Ier, en 1540, crut-il devoir octroyer à la petite ville cette glorieuse devise : felicivm ingeniorvm fons et scatvrigo

Au xvie siècle, la plupart des villes se suffisant à elles-mêmes, rien ne serait plus facile à un observateur minutieux que de multiplier les petites écoles locales. Certaines d’entre elles, comme celles de Riom et de Périgueux, se distinguent surtout par un ensemble de dispositions particulières aux édifices destinés à l’habitation.

Ainsi que cela s’était vu au moyen âge, quelques monuments d’une importance capitale ont, à la Renaissance, donné lieu à de nombreuses imitations. Quand on ne les reproduisait pas tout entiers dans de moindres proportions, on cherchait au moins à rappeler leurs traits les plus caractéristiques. Il suffit pour se convaincre de ce que nous avançons de parcourir, par exemple, la région autour de Gisors. La grande église des Saints-Gervais-et-Protais revit en quelque sorte dans celles de Magny, Vétheuil, Montjavoult et tant d’autres qu’il est inutile de citer.

Les grands architectes de la Renaissance se distinguent véritablement les uns des autres soit par des combinaisons dans les plans et les ordonnances, soit par certains détails qui, sans leur appartenir en propre, reviennent sous leurs mains avec une fréquence et une affectation tout à fait significatives. L’étude de ces différents caractères a une grande importance, car seule elle permet d’entrer dans la voie des rapprochements, de rectifier avec certitude des attributions erronées ou trop incertaines. Sans avoir presque étouffé les écoles géographiques, comme en Italie, les écoles personnelles en ont gravement troublé l’unité. Leur intervention néanmoins est beaucoup plus une nouvelle source d’informations qu’un élément d’anarchie ; l’art ne saurait perdre à retrouver, joint au cachet général d’une époque ou d’une société, le cachet spécial et la pensée d’un homme de génie.

Les œuvres des architectes de la Renaissance sont loin d’être toutes anonymes, et si, trop souvent, la postérité a fait fausse route à leur égard, il en faut accuser la négligence avec laquelle avaient été fouillées jusqu’ici les archives publiques et privées. Mais, désormais, la France a retrouvé ses titres de noblesse, elle est en droit de revendiquer des productions bénévolement mises au compte de personnalités étrangères. Bien plus, une sympathie universelle seconde les efforts des chercheurs et des érudits ; leurs découvertes sont considérées comme un événement, et la renommée s’en empare aussitôt. On voudrait tout connaître de ces beaux génies qui illustrèrent le xvie siècle, pénétrer dans l’intimité de leur existence en même temps que posséder la liste de leurs travaux.

Au premier rang des architectes qui ont dû au mouvement indiqué de reprendre au grand jour une place méritée figure assurément Pierre Chambiges. Son père, nommé Martin, que des documents montrent successivement occupé à trancher les difficultés relatives à de grandes constructions (cathédrales de Sens, de Troyes et de Beauvais, pont Notre-Dame, à Paris), était un maître expérimenté dont les leçons ne laissèrent pas de lui profiter. En tout cas, il fut de bonne heure distingué par François Ier, qui d’abord lui confia une partie des agrandissements de Fontainebleau (cour du Cheval-Blanc), puis l’appela à bâtir ou à transformer les trois châteaux de la Muette, Challuau et Saint-Germain-en-Laye. L’ancien hôtel de ville de Paris, quoi qu’on en dise, lui devait également beaucoup plus qu’à Dominique de Cortone. Mais il ne faut pas le confondre avec un autre Pierre Chambiges, son fils ou son neveu sans doute, qui, en 1567, fut chargé d’élever la petite galerie du Louvre. D’après l’épitaphe que l’on voyait jadis dans l’église Saint-Gervais, à Paris, sa mort eut lieu en 1544.

Fig. 40. - Plan des Tuileries, suivant le projet de Philibert de l’Orme.

Pierre Lescot (1510-1578), l’un des hommes qui font le plus d’honneur à l’art français, n’appartenait pas, comme le précédent, à une famille d’architectes. C’était un magistrat, membre du Parlement de Paris, dont les dispositions, véritablement extraordinaires, se révélèrent, en 1541, par la construction du jubé de Saint-Germain-l’Auxerrois. Suivant toute vraisemblance, l’amitié qui le liait à Jean Goujon ne lui fut pas inutile. On pourrait croire aussi, en voyant certaines combinaisons, que Pierre Chambiges, au début, exerça sur lui quelque influence. Ses œuvres authentiques, en dehors du jubé déjà cité, sont la fontaine des Innocents, l’ancien hôtel de Ligneris, aujourd’hui Carnavalet, et le nouveau Louvre, qu’il commença en 1546, par ordre de François Ier. Malheureusement, l’aile principale, celle qui devait s’élever au fond d’une cour carrée et une partie de l’aile du midi, furent seules achevées par l’illustre architecte.

Fig. 41. — Partie centrale des Tuileries.

En même temps que Pierre Lescot, vivait Philibert de l’Orme (1515-1570), dont le talent, fait principalement de science et de raison, personnifie le mieux la seconde évolution de la Renaissance. Maniant, du reste, aussi bien la plume que l’équerre, il a supérieurement écrit sur son art et le Premier tome de l’architecture (1567), les Nouvelles inventions pour bien bastir (1571) sont des livres que, même de nos jours, on ne consulte pas sans profit. Plus haut, il a été question de la nouvelle colonne dite française, et nous ne croyons pas utile de revenir sur cette création, dont le mérite est incontestable, bien qu’un peu exagéré par son auteur. Les principales constructions dues au maître sont le château de Saint Maur-les-Fossés (1546), le tombeau de François Ier à Saint-Denis (1550), le château d’Anet (1552) et le château des Tuileries (1564). En outre, durant les années où il conserva la surintendance des bâtiments du roi, il mit personnellement la main à plusieurs résidences telles que Villers-Cotterets et Fontainebleau. Dans cette dernière, depuis que le bel escalier donnant sur la cour du Cheval-Blanc n’existe plus, — il a été remplacé au xviie siècle par une conception de Jacques Lemercier, — on montre surtout la tribune de la chapelle Saint-Saturnin, le plafond et la cheminée de la galerie Henri II.

Jean Bullant, né au plus tôt vers 1512, contrairement à l’opinion reçue jusqu’à nous[2], n’a pu fournir les plans du château d’Écouen, commencé très probablement en 1532 ou 1533. Mais après avoir fait ses preuves dans diverses constructions des environs, il a été appelé, en 1550, à continuer l’œuvre d’un nommé Charles Billard ou Baillard. La manière propre à chacun des deux maîtres est facile à reconnaître : Bullant a seulement élevé l’aile de droite et appliqué contre celle de gauche quatre hautes colonnes corinthiennes surmontées d’un entablement, le tout servilement imité du temple de Jupiter Stator, à Rome. Quel que soit le respect de Jean Bullant pour l’antiquité, il ne laisse pas d’innover, ainsi qu’on peut le voir à Écouen, où des arcs pénètrent dans les frontons, où des fenêtres viennent couper le couronnement, où des ordres classiques montent du bas d’un étage au milieu de l’étage supérieur. Ces particularités très caractéristiques ont permis, entre autres choses, de restituer au grand architecte le petit château de Chantilly et le pont-galerie de Fère-en-Tardenois. Quant aux nombreuses églises bâties en style de la Renaissance dans la région autour d’Écouen, elles accusent, sinon toujours la main de Jean Bullant, du moins son influence.

Fig. 42. — Château d’Écouen.

Le Parisien Gilles Le Breton, comme Pierre Chambiges, n’a pris place que depuis peu de temps parmi les grands architectes du xvie siècle. La majeure partie du château de Fontainebleau est pourtant son œuvre, et seul il a tout conçu, tout dirigé durant vingt-cinq ans, de 1527 à 1552. Mais pour rétablir la vérité sur ce point, il a fallu la production de documents aussi nombreux que décisifs. Les tenants de Serlio et autres Italiens ne se laissaient pas facilement convaincre, bien qu’ils n’eussent pour eux qu’une tradition menteuse. Et cette obstination est d’autant moins compréhensible que le talent de Gilles Le Breton est en réalité fort contestable. Si cet architecte brille parfois dans l’agencement des lignes, dans l’habileté à tirer parti de certaines conditions désavantageuses, il manque trop souvent dans l’ornementation de cette abondance et de cette grâce sans lesquelles on a peine à concevoir la Renaissance du temps de François Ier.

Naguère encore le château dit de Madrid ou du bois de Boulogne, si malheureusement détruit par la Révolution, était attribué à un céramiste italien, Jérôme della Robbia. Mais nous savons aujourd’hui d’une manière certaine que les plans en furent dressés (1528) par un architecte tourangeau, Pierre Gadyer. À la mort du maître (1531), la direction des travaux, jusqu’à leur achèvement en 1560, passa successivement entre les mains de deux autres Tourangeaux, Gatien et Jean François.

De même, contrairement à une opinion trop répandue et qui ne repose absolument sur rien, est-ce à une famille d’architectes français qu’est due la construction de la grande et belle église Saint-Eustache, à Paris. La première campagne, qui dura de 1532 à 1545 et aboutit à élever le transept ainsi que quatre chapelles au nord du chœur, fut conduite par Pierre Lemercier, dont le talent avait été mis en évidence à Pontoise, son pays d’origine, par certains embellissements de l’église Saint-Maclou. En 1578, au moment de la reprise des travaux, la direction se trouva confiée à l’un des fils de Pierre Lemercier, nommé Nicolas, et c’est le gendre de ce dernier, Charles David, qui, au commencement du xviie siècle, termina l’immense édifice.

Fig. 43. — Château de Bournazel.

Jacques Androuet du Cerceau, né à Orléans dans les dernières années du règne de Louis XII, mort à Paris sous Henri III, est surtout connu comme dessinateur et graveur de monuments. Son principal ouvrage, les Plus excellents bastiments de France (1576), nous a conservé le souvenir de nombreux châteaux disparus, en même temps qu’il permet de retrouver les anciennes dispositions de ceux encore existants. Peu de constructions peuvent lui être attribuées avec certitude. À Montargis, le chœur de l’église n’est même pas tout entier son ouvrage. Il n’a fait, en 1565, qu’ajouter un pendant à l’aile droite, élevée de 1540 à 1545. Jacques Androuet du Cerceau laissa deux fils, l’un et l’autre architectes distingués. L’aîné, Baptiste († 1590), est l’auteur des plans de Charleval, dont la construction fut si malheureusement interrompue à la mort de Charles IX. Il avait aussi dressé le projet du Pont-Neuf, à Paris (1578), exécuté un peu plus tard par Guillaume Marchand. Quant au second, Jacques II, qui vécut jusqu’en 1614, il paraît avoir bâti l’ancien pavillon de Flore, aux Tuileries, ainsi que les deux galeries jadis adjacentes, au nord et à l’est.

Clément Métezeau, premier du nom, — le second (1581-1652) est le célèbre inventeur de la digue de la Rochelle, — vivait à Dreux durant la première moitié du xvie siècle. En 1516, il est chargé de continuer la construction de l’hôtel de ville, commencé quatre ans plus tôt sous la direction de Pierre Caron, et, en 1524, il ajoute un portail à l’église paroissiale. Son fils, Thibaut (1533-1596), architecte de Henri III, s’installe, semble-t-il, d’assez bonne heure à Paris. C’est lui qui dressa les plans et exécuta en partie la première moitié de la grande galerie du Louvre.

Sur les bords de la Loire, outre Charles Viart et Colin Byard dont il a été déjà question, nous trouvons Pierre Nepveu dit Trinqueau, l’immortel architecte du château de Chambord ; Bastien et Martin François, deux des esprits les plus avancés de leur temps, ainsi qu’en témoignent, à Tours, le clocher nord de la cathédrale (1507), la fontaine dite de Beaune (1510) et le cloître de Saint-Martin (1508-1519) ; Jean de Lespine, la plus grande gloire artistique de l’Anjou, qui eut probablement des conseils à donner hors de sa province, car son genre se reconnaît à Solesmes et dans le corps principal du château de Valençay.

La Normandie n’est pas moins bien partagée. Au début, Pierre Fain et Guillaume Senault construisent le château de Gaillon, l’une des merveilles de la Renaissance ; Roland Leroux élève dans la cathédrale de Rouen le tombeau de Georges d’Amboise. Puis, à Caen et dans les environs, Hector Sohier, dont l’exubérance s’allie au goût le plus exquis, de 1515 à 1545, manifeste son génie ; à Gisors, trois générations d’architectes du nom de Grappin (Jean Ier, Robert et Jean II), sans atteindre à la même hauteur, font preuve d’un talent véritablement original.

Fig. 44. — Détails de Bournazel.

Dans les provinces de l’est, Bourgogne et Franche-Comté — cette dernière alors séparée de la France, — Hugues Sambin (1518-1602), que les documents qualifient tantôt de menuisier, tantôt d’architecteur, en la seconde qualité a bâti, à Dijon, une partie de la façade si curieuse de l’église Saint-Michel, à Besançon, un corps de logis des bâtiments municipaux, aujourd’hui transformés en palais de justice. La caractéristique de son style est une grande habileté dans la distribution des ornements dont il abuse quelque peu, Parmi les émules de Sambin, il faut citer Charles Ribonnier, qui se distingua, à Dijon, dans la construction du palais de justice et, près de Langres, dans celle du grand et beau château du Pailly.

Enfin le Rouergue ne doit pas être oublié, car il produisit, au cours du xvie siècle, un grand nombre d’architectes, parmi lesquels Jean Salvanh, Baduel et Guillaume Lissorgues tiennent le premier rang. La Renaissance, qui s’était déjà manifestée sous l’évêque François d’Estaing (1501-1529), trouva dans son successeur Georges d’Armagnac (1530-1562) un protecteur aussi généreux qu’éclairé. Ce prélat, d’ailleurs, avait pour ami et pour conseiller le célèbre Guillaume Philandrier, qui, en 1541, publia un commentaire sur Vitruve. Si le château de Gages, bâti par Salvanh, aux environs de Rodez, n’existe plus, nous admirons encore celui de Bournazel, œuvre de Baduel, et celui de Graves dû au talent de Lissorgues.

Fig. 45. — Château de Graves.

Nous nous sommes efforcé plus haut de faire comprendre comment se développa le mouvement de la Renaissance. La transformation, d’abord assez lentement opérée, a été étudiée par règne, ce qui, tout en mettant à peu près chaque chose au point, ne semble pas suffisant pour faire valoir la grande figure de François Ier. Nul prince, en effet, ne s’identifia peut-être aussi complètement avec les tendances de son époque. Capricieux, chevaleresque, épris de toute beauté et de toute grandeur, il ne négligea rien pour assurer le triomphe des novateurs, auxquels les nombreuses constructions qu’il entreprit furent d’un puissant secours. Presque dans le même temps ou du moins à peu d’années de distance, on le voit ajouter une aile au château de Blois, renouveler les deux châteaux de Fontainebleau et de Saint-Germain-en-Laye, commencer dès la base et conduire très avant ceux de Villers-Cotterets, Chambord, Madrid, la Muette, Challuau et Folembray. Il n’est pas jusqu’au vieux Louvre de Philippe-Auguste et de Charles V qui, dans les dernières années du règne, ne fût jeté bas pour faire place à la merveille que nous connaissons. Et l’exemple parti de si haut ne pouvait manquer d’être suivi. De toutes parts on se mit à rajeunir les vieilles habitations quand on n’en bâtissait pas de nouvelles. La France en peu d’années changea d’aspect. Grâce à l’action personnelle du roi, l’évolution depuis longtemps commencée se trouva rapidement atteindre le but désiré.

Si François Ier personnifie le mouvement général de la Renaissance, l’esprit de cette grande époque paraît en quelque sorte s’être incarné dans un écrivain de génie, François Rabelais. On a pourtant, tout au moins dans le domaine artistique, un peu trop grandi le rôle du célèbre curé de Meudon, et nous ne saurions mieux faire que de citer à ce sujet l’appréciation de Charles Lenormant : « Il est, dit-il, du propre des hommes de la trempe de Rabelais de causer une profonde illusion sur la nature de leur esprit. Comme à eux seuls il est donné de communiquer à la pensée qui circule une forme ineffaçable, on leur fait honneur à eux seuls aussi de cette pensée, quand la plupart du temps on ne devrait voir en eux que de merveilleux écouteurs aux portes, des corsaires ayant lettres de marque sur tout le commerce des idées, des gens qui du droit que la forme leur assure prennent leur bien où ils le trouvent, geais immortels parés des plumes de mille paons qui ne vivent qu’un jour, exécuteurs de cette pensée supérieure qui confond les espérances les plus légitimes de notre orgueil et transporte perpétuellement les conceptions individuelles du légitime propriétaire à d’infidèles fermiers[3]. »

Dans l’impossibilité où il se trouvait de construire un édifice réel, Rabelais a mis en œuvre toutes les ressources de son imagination pour grouper les éléments d’un édifice idéal. La description donnée dans le chapitre 52 de la Vie très horrificque du grand Gargantua apparaît comme le résumé des doctrines artistiques en même temps que des aspirations et des rêveries qui avaient cours alors. Mais s’il s’agit d’une fiction, les détails sont néanmoins si nombreux et si précis que Lenormant n’a pas eu trop de peine à produire graphiquement une reconstitution.

L’abbaye de Thélème ou de Volonté présentait la figure d’un hexagone appuyé à chaque angle d’une grosse tour ronde. D’autres tours servant d’escaliers faisaient en outre saillie sur deux corps de bâtiments. Au centre de la cour intérieure, également à six côtés, se superposaient les vasques d’une magnifique fontaine. Dans l’arrangement des pièces tout était combiné pour les agréments du corps et les plaisirs élevés de l’esprit. Les femmes au midi, les hommes au nord — car Thélème comme Fontevrault était une abbaye mixte — trouvaient à portée bibliothèque, galerie de tableaux et salles de bains. Des constructions accessoires au pourtour achevaient de rendre ce séjour délicieux. Elles comprenaient un théâtre, un cirque, un jeu de paume, une fauconnerie. Rabelais évidemment a voulu railler l’esprit païen et sensuel de tant de seigneurs ecclésiastiques du xvie siècle. Mais ces derniers, comme Jean du Bellay, à Saint-Maur-les-Fossés, comme Hamon Le Barbier, à Kerjean (Finistère), aimaient mieux bâtir des châteaux que des abbayes. Aussi, non seulement ne trouve-t-on rien qui approche tant soit peu du modèle indiqué, mais encore les changements même de peu d’importance sont plus rares dans les monastères que partout ailleurs.


  1. Les Médicis vinrent à Lyon en 1455.
  2. Voir la Renaissance en France, t. II, p. 48 et suiv.
  3. Rabelais et l’architecture de la Renaissance. Paris, 1840, p. 3.