L’Ardoise de l’oncle Jean

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L’ARDOISE DE L’ONCLE JEAN

Un de nos plus grands plaisirs, dans notre enfance, était de venir passer les après-midi du jeudi chez l’oncle Jean. Mes frères appréciaient beaucoup le jardin, ou encore la galerie décorée d’armes et de trophées, recueillis au cours des nombreux voyages du vieux capitaine de vaisseau. Quant à moi, je préférais les récits, palpitants d’intérêt, que nous faisait notre oncle, à cette heure indécise que certains appellent « entre chien et loup », et que nous avions nommée « l’heure des voyages ».

Réunis autour du vieillard, au coin de la grande cheminée où pétillait un gai feu de bois, nous suivions le narrateur, en imagination, bien loin, jusqu’en Amérique ou en Australie… Il avait tant d’aventures extraordinaires à nous conter ! et il les disait si bien, que nous l’écoutions sans nous lasser ; jamais pourtant aucune de ces histoires merveilleuses ne fit sur moi une impression aussi profonde que le simple récit d’un souvenir d’enfance de mon oncle. Je fus seule à l’entendre ; mes frères étaient au jardin, et moi je regardais des albums d’images. En rangeant ceux-ci dans la bibliothèque, j’aperçus sur un rayon une ardoise ébréchée, branlante dans son cadre de bois ; je demandai à mon oncle pourquoi il l’avait placée là. Il se retourna et, m’attirant sur ses genoux, me dit :

« Fillette, cette ardoise me rappelle un vif chagrin et en même temps une très grande joie que j’eus à ton âge ; je ne puis la voir sans émotion, et je l’ai gardée en souvenir de la leçon qu’elle symbolise pour moi. »

La voix de mon oncle s’était faite grave ; je ne compris pas très bien alors le sens de ses paroles, et peut-être s’en aperçut-il ; il continua :

« On venait de me donner un petit bateau à voiles et je me réjouissais à la pensée de le faire naviguer sur le bassin du jardin. Mais, ce jour-là, ma mère étant souffrante, la femme de chambre ne put m’accompagner comme à l’habitude, et l’on m’envoya jouer tout seul au jardin. Ma mère me permit d’emporter mon bateau pour le faire flotter sur les tonneaux d’eau de pluie du potager, non sans m’avoir recommandé d’être prudent, de ne pas me salir, et défendu d’approcher du bassin.

« Je partis tout joyeux, fier de mon indépendance, et résolu à ne pas trahir la confiance que l’on plaçait en moi.

« Pendant une heure je fus très sage : le jardinier vint admirer mon bateau… Bientôt cependant je me lassai de ces prouesses faciles :

le tonneau offrait une surface par trop restreinte !… quel plaisir ce serait de voir mon esquif voguer sur la pièce d’eau, au milieu de la pelouse ! Je me mis à raisonner ainsi en moi-même : « Il n’y a vraiment aucun danger : je ferai attention à ne pas me salir, et je ne me pencherai pas au-dessus du bassin ; je voudrais voir si mon bateau marche bien, et puis, enfin, qu’est-ce que je risque ? le jardinier travaille là tout près, aux plates-bandes. Si maman le savait, elle me permettrait sûrement d’essayer !… rien qu’un tour !… »

« Ah ! fillette, la tentation était trop forte pour moi ! Je luttai un instant ; au fond de moi-même une voix bien connue me disait : « On te l’a défendu ; si tu étais consciencieux, tu ne désobéirais pas. » Mais cette voix, je n’avais pas envie de l’écouter, je la trouvais importune, et… je me dirigeai vers le bassin, avec mon bateau.

« Tu parais étonnée ? c’est pourtant vrai, mon enfant ; ton oncle Jean fut un bien méchant petit garçon, ce jour-là !

« Mon bateau fit deux fois le tour du bassin ; il se conduisait à merveille et j’étais heureux… pas tout à fait, cependant… un certain malaise troublait mon bonheur. Tout en regagnant la maison, je pensais :

« Eh bien ! qu’ai-je à me reprocher ? je ne me suis pas sali, il n’y a pas eu d’accident, maman trouvera que j’ai été raisonnable. » Je calmai de la sorte mes faibles remords ; mais, à peine rentré, qu’est-ce que j’appris ?…

« Maman était très malade ; une fièvre violente s’était déclarée, le médecin était inquiet et recommandait le repos le plus absolu. On me dit qu’il ne me serait pas permis de voir ma mère avant plusieurs jours.

« Oh ! quel coup ce fut pour moi ! Ah ! comme ma conscience parla haut alors ! Je crus que maman allait mourir, que je ne la reverrais plus ! et la seule pensée de ma désobéissance me devint intolérable.

« Quoi ! je lui avais désobéi, en cachette même, à cette bonne mère, que j’aimais tant, et cela quand elle était malade, et on me défendait de courir lui confesser ma faute et lui demander son pardon ! J’étais bien malheureux ! Plus je réfléchissais à ma conduite, plus je me sentais misérable ! Mon air si triste fit croire que la maladie de ma mère m’avait vivement impressionné et l’on ne me posa aucune question. Je m’endormis en sanglotant et m’éveillai le lendemain avec l’impression de sortir d’un mauvais rêve. La vue de mon bateau, cause indirecte de mon malheur, raviva mon chagrin ; je le cachai au fond d’un placard, comme si j’avais pu en même temps me débarrasser de mes remords.

« Mon repentir était sincère, et j’aurais été soulagé de tout dire à ma mère, mais il n’y fallait pas songer ; maman était trop malade, et pendant toute une semaine je ne pourrais lui adresser la parole ni la voir.

« Bientôt, incapable de supporter plus longtemps mon angoisse, je suppliai qu’on me laissât au moins parler à ma mère à travers la porte, mais la défense du docteur était formelle, je dus en prendre mon parti. En désespoir de cause, je recourus à un moyen extrême : j’écrivis sur mon ardoise, cette même ardoise que tu viens de voir : « J’ai « désobéi, j’ai lancé mon bateau sur le bassin. Si tu peux me pardonner, efface ces lignes ! » et je priai qu’on présentât ma pétition à ma mère aussitôt qu’elle se réveillerait. Ce fut dans une vive anxiété que j’attendis le résultat de la démarche ! Enfin, on me rapporta mon ardoise : elle était effacée ! Ma mère, si bonne, avait tout de suite fait signe qu’on y passât l’éponge.

« Ah ! comme je compris alors combien ma mère m’aimait, malgré toutes mes fautes !

« Je me sentis soulagé d’un poids immense quand j’eus l’assurance de mon pardon ; et, plus d’une fois depuis, à l’heure de la tentation, le souvenir de cette journée a été pour moi une sauvegarde ; je ne crois pas avoir jamais de nouveau trahi la confiance de ma mère.

« Enfant, rappelle-toi l’ardoise de l’oncle Jean, si tu es tentée de désobéir, ou de faire en cachette ce que tu sais être mal. Pense au chagrin qu’en éprouverait ta mère, et aux cuisants remords qui t’accableraient ensuite.

« La conscience est un guide sûr : sa voix ne nous trompe pas ; écoute-la toujours, chère petite ; c’est le secret de la paix et du bonheur. »

M. S.