L’Armée et la démocratie/02

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L’Armée et la démocratie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 70 (p. 418-450).
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L'ARMEE ET LA DEMOCRATIE

II.[1]
LE SERVICE DE CINQ ANS. — LE REMPLACEMENT.

Le séjour dans l’armée doit être égal pour tous les citoyens, parce que tous paient la même dette ; il peut être court parce qu’ils ont seulement à acquérir l’instruction militaire : telles sont les deux idées qui, dans l’œuvre aujourd’hui entreprise, triomphent et triomphent l’une par l’autre. Des législateurs résolus à imposer à tous un service de même durée avaient besoin de croire que le soldat se forme vite. Ils ont justifié par une théorie militaire une conception politique.

A quiconque se propose pour but unique l’intérêt de l’armée, l’erreur fondamentale des novateurs apparaît : pour faire un soldat, l’instruction est nécessaire, mais l’instruction ne suffit pas. Dans les autres carrières, il est vrai, dès que l’instruction est achevée, l’homme est apte à remplir les fonctions apprises. Et ceux qui appliquent cette règle au métier militaire auraient raison si le soldat exerçait son art, comme il s’y prépare, dans la sécurité des champs de manœuvre et de tir. Ces logiciens oublient une seule chose, c’est que son métier met le soldat en face de la mort. L’effroi qu’elle inspire a pour effet ordinaire d’anéantir en l’homme toutes les facultés, sauf l’instinct de vivre, et celui qui sait le plus ne sait plus rien, sinon la fuir. Pour demeurer quand elle s’avance, l’oublier quand elle frappe, et dans l’horreur du champ de bataille ne songer qu’à l’exécution méthodique des ordres, il faut que l’homme ait dompté le sentiment le plus fort de la nature. Son intelligence même ne peut être sans trouble si son cœur est troublé, et il n’a vaincu l’ignorance que le jour où il a vaincu la peur.

L’ignorance cède aux études, c’est-à-dire au temps. Combien de temps faut-il pour instruire des soldats ?

Fixer un délai identique pour tous, c’est admettre que tous sont dressés au même métier ou à des métiers de difficulté égale. Or l’armée se compose de troupes diverses par l’armement, la tactique, et qui ne sont pas destinées au même rôle dans la guerre. Ces différentes troupes, pour se préparer efficacement à la lutte, doivent être libérées d’autres soins. Fabriquer les armes, préparer les approvisionnemens, les garder en bon état et en quantité convenable, transporter le matériel et les hommes, soigner les blessés, tenir compte de toutes les dépenses, sont autant de fonctions indispensables et que les combattans ne peuvent remplir. Elles sont confiées à d’autres, et ceux-ci, à leur tour, ne s’exercent pas à disputer la victoire sur les champs de bataille. L’armée est donc l’assemblage des fonctions les plus diverses et leur multiplicité se rattache à deux groupes : celui des combattans et celui des auxiliaires.

Si l’armée devait être l’école de toutes, le temps de présence sous les drapeaux varierait pour chaque conscrit d’après le corps auquel il serait affecté, et cette variété deviendrait extrême dans les corps auxiliaires qui sont voués aux professions les plus nombreuses. Un fait simplifie tout. Les corps auxiliaires rendent à l’armée des services identiques à ceux que la société civile demande à certaines professions. Les mécaniciens, fondeurs, ajusteurs, forgerons, selliers, cordonniers, tailleurs, boulangers n’accomplissent pas un autre travail que, dans l’armée, les ouvriers d’état ; les cochers et voituriers font le même service que le train des équipages ; les employés de commerce savent tenir en ordre les magasins et les écritures aussi bien que les soldats d’administration et les secrétaires d’état-major ; nul n’est plus apte à assurer la rapidité des communications et des trains militaires que les employés des chemins de fer et de télégraphes, à composer les greffes de justice militaire que les étudians en droit, à former le personnel des infirmiers que les élèves en médecine. Leur vocation naturelle a donné aux uns et aux autres, avant vingt ans, la connaissance de leur métier. L’armée qui les appelle alors, et peut parmi eux choisir les meilleurs, n’a pas à les former, mais seulement à s’en servir. Il suffit qu’elle les initie aux habitudes particulières qu’elle apporte dans l’exécution de travaux familiers pour eux. Sous la surveillance de bons cadres, ils seront en quelques mois plies aux exigences de la discipline, et, cela fait, n’auront plus rien à apprendre. Le mieux sera alors de les rendre à la vie civile, où ils continueront à se former, et plus ils seront laissés à leurs occupations habituelles, plus ils deviendront habiles à celles qui leur incombent en temps de guerre.

Les combattans, au contraire, sont destinés à des fonctions sans analogues dans la vie civile. Pour se servir d’eux, l’armée doit les former. Mais, comme les auxiliaires, ils se partagent en différens métiers, et en métiers de difficultés fort inégales. Le plus simple est celui de l’infanterie. Le fusil est une arme que les tirs et la chasse rendent familière à beaucoup d’hommes dès la jeunesse, la marche est le mouvement le plus habituel à tous dès l’enfance. Ces moyens d’action sont si peu compliqués, qu’il est possible d’en instruire les écoliers eux-mêmes. Ainsi préparé, le conscrit, après six mois, sera affermi dans la connaissance de son arme et de ses théories. Il n’est pas, au contraire, de profession composée de services plus multiples que l’artillerie. L’homme s’y sert de trois armes, le fusil, le sabre, le canon ; à la fois fantassin, conducteur d’attelages, cavalier, il y exerce trois métiers. En consacrant six mois à chacun des arts qu’il doit réunir, il ne possède, après trois ans, que les plus faciles, et des autres que les rudimens. La cavalerie, qui n’a ni canons à servir ni voitures à traîner, semble moins lente à instruire. Seuls, des hommes ignorans de son rôle concluront ainsi. La cavalerie doit tirer de ses montures un tout autre parti que l’artillerie. L’une ne se meut que sur les terrains praticables aux pièces ; l’autre, qu’elle éclaire au loin l’armée, qu’elle charge contre des masses ennemies, qu’elle soit poursuivie par elles, doit passer partout, à toutes les allures, soutenir longtemps les plus vives ; son salut, celui de tous, peuvent dépendre de sa promptitude. Le cavalier digne de ce nom n’est jamais détourné de son rôle ni de son chemin par le souci de sa solidité ; non-seulement il est sûr d’obtenir, sur-le-champ, de son cheval ce qu’il veut, mais il sait ce qu’il peut lui demander ; et, par la manière dont il la ménage, il met à profit toute cette force à laquelle il commande, sans l’épuiser. Les Allemands eux-mêmes n’estiment pas que trois ans suffisent à une pareille préparation, et ils offrent aux cavaliers des avantages particuliers pour les retenir au service une quatrième année. En France, où l’équitation n’est pas un exercice national, comme dans les races germanique et slave, cinq ans suffisent à peine pour faire un cavalier égal à ceux qu’on forme en quatre ans en Allemagne, et ce cavalier restera inférieur à ceux qu’une vie entière de courses vagabondes forme dans les plaines de la Russie.

Quand même, pour former les soldats, il n’y aurait qu’à les instruire, l’inégale difficulté du métier qu’ils apprennent aurait donc pour conséquence une inégalité dans la durée du service. Mais ce n’est rien que le soldat soit instruit s’il n’est intrépide. D’où lui viendra le courage ?

Dans le monde antique, la guerre mettait en question l’existence même d’une société, non-seulement la suprématie politique, mais la propriété du sol, des biens, des personnes. Peu de choses alors pouvaient être obtenues si elles n’étaient conquises, et surtout rien ne pouvait être conservé sans être défendu. Le pouvoir, la richesse, la volupté, étaient les fruits de la victoire, la défaite dépouillait de tout. Le vaincu savait son sort : pour sa patrie la ruine, pour sa famille la dispersion, pour sa femme ou ses filles l’outrage, pour lui la mort prompte des supplices ou lente de la captivité. La ruine de l’état était la perte des particuliers. C’est pourquoi tout homme valide devenait dans chaque conflit un soldat volontaire. En défendant son pays, il se défendait lui-même. La fuite lui apportait des maux plus grands que le combat. Toutes les énergies, toutes les tendresses, toutes les cupidités, toutes les craintes se transformaient en courage.

Le christianisme apaisa la férocité des anciennes luttes et donna naissance à de nouvelles. Qu’elles missent aux prises, dans des batailles de races, les croisés d’Europe contre les musulmans d’Asie et d’Afrique, ou qu’elles déchirassent en sectes ennemies l’unité de la religion, elles aussi appelaient chaque homme à soutenir sa propre cause. Jaloux de rendre à la vérité témoignage par les armes, certain de combattre pour un maître qui, dans le secret même des cœurs, voit la vaillance et la Lâcheté, il savait que fuir était renier Dieu, combattre le confesser, mourir le voir. La lâcheté devenait une offense infinie, le courage une épreuve passagère ; l’espoir d’une récompense et la crainte d’un châtiment qui dépassaient la vie humaine planaient sur tous les champs de bataille ; et dans chaque homme la valeur du soldat était faite par l’enthousiasme du martyr. Ainsi, dans ces longs siècles, la guerre satisfaisait les deux ambitions les plus puissantes de la nature : le désir d’acquérir les biens de ce monde, la volonté de mériter ceux de l’autre.

Les guerres de religion ont disparu, les guerres d’intérêt se sont transformées. Elles ont pour but d’apporter des changemens à la puissance des états et non à la condition des particuliers. Les défaites les plus désastreuses coûtent au vaincu des rectifications de frontières et des indemnités en argent. Dans les provinces qui changent de souveraineté politique, ni la famille, ni la propriété ne subissent d’atteintes ; des lois, de jour en jour moins différentes, assurent partout aux hommes les mêmes droits. Les indemnités les plus lourdes, supportées par tous les citoyens, n’enlèvent à chacun qu’une faible part de ses biens. Les contre-coups de la victoire et de la défaite sur le développement de la richesse, s’ils sont incontestables, ne sont ni immédiats ni universels. De même que la lutte est limitée dans ses résultats, elle l’est dans ses moyens d’action. Un droit des gens gouverne la guerre même, formé peu à peu par la douceur croissante des mœurs. Il ne confond plus dans une nation les armées, auxquelles est réservé le sort des belligérans, et la population, qu’il tend à traiter comme neutre. Les pays envahis subissent encore d’inévitables excès, mais les violences contre les personnes deviennent plus rares, contre les biens, plus méthodiques ; les réquisitions ont remplacé le pillage, et la discipline des vainqueurs protège le vaincu contre eux-mêmes.

Il en résulte que le sort des états et celui des particuliers, autrefois solidaire, est devenu distinct. La nation peut remporter le plus éclatant triomphe sans que nul des nationaux en tire un avantage direct, elle peut subir les plus humiliantes déchéances sans que nul des citoyens soit atteint profondément dans son intérêt. Ce qui blesse les intérêts de l’homme, c’est la guerre même. Elle l’enlève à ses affections, à ses travaux, à sa liberté ; la défaite les lui rend tout comme la victoire. Ce qui importe à l’égoïsme de l’individu, ce n’est plus l’issue de la guerre, mais sa brièveté. La plus honteuse paix lui vaut mieux que la lutte la plus glorieuse, car la bataille le menace de la mort et la défaite ne le menace que de l’impôt. La guerre, dont l’atrocité grandit avec le progrès de la science, demande donc aux hommes leur vie sans leur offrir aucun des avantages qu’ils seraient disposés à acheter, sans leur donner aucune crainte pour la conservation des biens qu’ils seraient prêts à défendre. Voilà pourquoi la guerre n’est plus détestée seulement par les mères, mais par les peuples.

Comment ce fils du peuple destiné à lutter contre des ennemis qu’il ne hait point, pour une cause que d’ordinaire il ignore, sans avantages à attendre, avec d’extrêmes périls à courir, sera-t-il l’égal de ceux qui défendaient leurs autels et leurs foyers ? Ses intérêts l’appellent hors de la mêlée, des sentimens désintéressés peuvent seuls l’y retenir. Ses instincts sont pacifiques, il faut le rendre guerrier par des vertus acquises. Métamorphose difficile ; pourtant l’homme a cette puissance de se créer une seconde nature, qui dompte parfois la première. Si l’honneur lui révèle ses lois austères, si la religion du drapeau le touche, si la fidélité le lie, si la pusillanimité et le courage apparaissent à sa conscience comme des formes du bien et du mal, il deviendra capable de combattre et de mourir. Mais cette seconde nature ne se forme que par l’habitude, et l’habitude par une éducation. L’esprit militaire est l’anéantissement de toutes les rébellions qui s’élèvent dans l’homme contre la souffrance et le sacrifice ; il est la mort volontaire d’une volonté dans laquelle ne survit que l’obéissance. Cette obéissance héroïque naît chez le soldat quand, ayant éprouvé le courage, la science et le cœur de ses chefs, il ne doute plus : elle s’élève alors à la hauteur d’une foi. Cette foi se développe plus ou moins vite, suivant l’état d’âme où se trouve l’homme qui entre dans l’armée et cet état dépend lui-même de l’éducation que, depuis l’enfance, la société où il vit lui a donnée.

S’il appartient à une nation où l’autorité est stable, où la hiérarchie militaire se confond avec la hiérarchie sociale, où d’éclatans succès ont fait de l’armée l’orgueil de tous, il y entre préparé d’avance aux sentimens qu’il y doit acquérir : de fierté pour son rôle, de respect pour ses chefs, de confiance dans la force dont il devient un élément. Nulle part ces conditions ne sont mieux réalisées qu’en Allemagne. Dans le pays de la nation armée, chacun dans l’armée garde le rang qu’il avait dans la nation. Le conscrit, arrivant de son village ou de la ville, reconnaît dans ses officiers les seigneurs de la terre qu’il cultive, les fils des industriels qui lui donnent du travail, les représentans de classes qui exercent à ses yeux les droits de la tradition, de la richesse, de l’intelligence. Son orgueil ne songe pas à se révolter contre des inégalités qui lui assurent partout un patronage. Il est déjà dressé à obéir, et trois ans suffisent à perfectionner ce soldat, que, depuis vingt ans, la société prépare. le sentiment militaire est si répandu que, chaque année, sans attendre l’âge du service, une foule de volontaires rejoignent les corps : ils fournissent aux écoles de sous-officiers trois fois plus de candidats qu’elles n’en peuvent recevoir. Ce sentiment militaire est si durable que les soldats rengagés après trois ans de service sont seuls admis au rang de sous-officiers. Et c’est dans une nation si guerrière et encore féodale que ses généraux découvrent une décadence de l’esprit militaire : à la vue des changemens apportés sans cesse par l’instruction, le luxe, la haine naissante des classes à l’ancienne structure sociale, ils prévoient qu’un plus long délai deviendra bientôt nécessaire pour avoir d’aussi bons soldats.

Mais si un pays est égalitaire, si l’effort des lois, secondant la passion générale, s’oppose à l’établissement de toute hiérarchie, si les autorités, temporaires et formées par la volonté du peuple, sont vouées à la discussion et, par suite, au mépris de ceux qui les ont faites et les peuvent défaire, si la multitude, seule maîtresse de l’état, a pour flatteurs ceux qui devraient la conduire, ce pays est mal disposé au service militaire. La valeur naturelle peut survivre, la discipline est morte ; et l’intelligence naturelle rend l’instruction facile, mais l’obéissance malaisée. Plus un peuple est aristocratique, plus l’éducation des armes y est rapide ; plus il est démocratique, plus l’éducation est lente. Si cela est vrai, nulle part le soldat n’est plus long à former qu’en France. Les partisans du service court objectent en vain l’exemple des marins-fusiliers et canonniers. Si le matelot, après quelques mois d’instruction, n’a plus rien à apprendre, c’est que son éducation était déjà faite. La population maritime, à la différence de la population terrestre, se prépare dès l’enfance. Le matelot continue d’exercer sur la flotte le métier auquel il s’est librement voué ; la guerre n’ajoute qu’un péril de plus aux périls accoutumés de son existence. Ajoutons que cette existence, en le tenant soumis aux lois et aux chefs maritimes, lui a rappelé en toute occasion leur autorité et ses devoirs. Qu’il navigue à la pêche ou au commerce, le pavillon des bâtimens de guerre ne lui est pas apparu seulement comme le symbole de la patrie, mais comme une protection. Dans tous les incidens dont la mer est prodigue, le sang-froid, l’habileté des officiers ont eu en lui un témoin. C’est d’eux qu’il tient son métier, puisqu’il leur demande les brevets constatant ses aptitudes ; c’est par leurs soins que sa famille touche, durant ses absences, une part de sa solde et des secours ; c’est par leurs soins qu’il recevra sur ses vieux jours sa pension. Ses chefs lui apparaissent comme des êtres supérieurs, dévoués et justes autant qu’habiles : pour les respecter, les aimer, il n’a pas besoin d’avoir vécu avec eux sur les navires de l’état. Quand il s’y embarque, la seule chose qui manque à ce soldat tout formé est la connaissance des armes.

Combien autre est le conscrit qui rejoint son corps ! Il avait vécu jusque-là, il compte vivre dans l’avenir étranger au métier militaire. Rien de ce qu’il a appris ne lui servira dans l’armée ; rien de ce qu’il apprendra dans l’armée ne lui servira dans la vie civile. L’ordre auquel il obéit lui a d’avance paru la grande épreuve de sa jeunesse, l’obstacle à tous ses projets. Il ne connaît rien des officiers dont il va dépendre, et ces chefs, avant d’avoir sa confiance, lui imposent les idées les plus contraires à celles qui lui ont été données jusque-là. Il sort d’un monde livré à l’instabilité, où les grands succès sont pour l’audace des idées ou de la fortune, où chacun se pique d’être et de rester son maître, il entre dans un monde où toutes les situations sont définies, les rangs superposés d’une manière stable, où les moindres actes sont prévus, tout ordonné ou interdit, où la liberté la plus suspecte est celle de la parole, où la raison supérieure est d’obéir sans raisonner. Si au moment où le soldat franchit le seuil de ce passage silencieux et sombre, il aperçoit à l’autre extrémité la lueur de l’autre issue, il gardera l’œil fixé sur cette clarté libératrice, négligeant de rien voir dans les ténèbres qui l’entourent, et son éducation ne se fera pas. Mais l’homme est incapable d’ajourner au-delà d’une certaine limite son désir d’être heureux. Quand il sait sa captivité courte, il songe à en sortir ; quand il la sait longue, il songe à y vivre. Que la servitude militaire occupe une part considérable de sa vie, alors seulement il prendra son parti d’oublier et d’apprendre. Il abandonnera à l’entrée de sa carrière nouvelle ses idées anciennes avec le vêtement apporté du dehors. Il essaiera de prendre goût à ce qu’il fait ; il en comprendra l’importance et par cela même la dignité ; une estime nouvelle de lui-même lui révélera autour de lui des raisons d’estimer les autres ; la camaraderie l’entourera de ses liens à la fois rudes et doux et l’élèvera peu à peu jusqu’à l’esprit de corps. Quand il respectera sa profession, il sera capable de voir ce qui rend ses chefs dignes de confiance ; quand il les jugera grands, il sera prêt à les suivre où qu’ils le conduisent.

Quelle est la durée nécessaire pour accomplir cette transformation ? A des époques où la France était plus obéissante et plus militaire, le service de sept ans semblait nécessaire. La faute a été grande de l’abandonner. Mais cette faute a été commise en 1868, confirmée en 1872. Un retour vers le passé est au-dessus des courages. Il y a des époques dont il ne faut pas attendre qu’elles réparent rien : ne pas aggraver le mal est le seul bien dont elles soient capables. Force est donc de s’en tenir à la loi de 1872. Cinq ans peuvent être acceptés comme strictement suffisans, à la condition expresse que ces cinq ans soient effectifs, et que le droit abusif de renvoyer les classes par anticipation soit enlevé aux ministres.

Si trois ans de service sont une charge insupportable pour les finances et pour les carrières, que faudrait-il dire du service de cinq ans ? Mais, de même que tous dans l’armée n’ont pas besoin d’un temps égal pour s’instruire, tous n’ont pas besoin de posséder à un égal degré l’éducation.

Elle est nécessaire pour préparer au devoir du combat. Les soldats des services auxiliaires n’ont pas à le remplir. Ce ne sont pas eux qui se heurtent dans les chocs suprêmes où la nation entière avance ou recule avec chacun de ses champions. Dans les troupes auxiliaires, la plupart exercent leur métier hors de la zone dangereuse, et ceux qui s’en approchent le plus demeurent encore à distance, de la mêlée. Peu menacés par les balles, ils n’ont guère à craindre que les coups égarés de l’artillerie. Ils n’éprouveront donc pas dans l’accomplissement de leur tâche ce trouble que donne aux âmes trop neuves l’imminence du péril, et pour braver des risques médiocres une vertu ordinaire leur suffit. Un seul service, celui des ambulances, expose, à l’égal des combattans, ceux qui vont dans le feu ramasser les blessés. Mais cette œuvre de miséricorde sera confiée aux jeunes hommes dont la carrière est de soigner et de guérir. S’il faut ailleurs un égal dévoûment, on le trouvera chez les jeunes hommes qui aspirent au sacerdoce. Leur vocation révèle qu’ils n’ont à apprendre ni la pitié pour les maux des autres ni le dédain de la mort.

Les services auxiliaires n’ont formé longtemps qu’une portion très faible des effectifs. La petitesse des armées, qui permettait de vivre sur le territoire ennemi, la rudesse des mœurs, qui ne se faisait pas scrupule de l’épuiser par le pillage, la vigueur des hommes, qui ne pliait pas sous de lourdes charges, l’imperfection des armes, qui tiraient lentement, tout contribuait à restreindre le bagage, tenu pour un embarras. Aujourd’hui encore, sur 500,000 hommes que la France entretient en temps de paix, les troupes d’administration et du train n’en comptent pas plus de 25,000 ; mais il faut prendre garde que des travaux d’écritures, d’atelier, de domesticité occupent d’une façon permanente un certain nombre d’hommes classés parmi les combattans. Si l’on rend son nom véritable à tout le personnel qui est consacré aux services auxiliaires, ou n’en saurait évaluer le total à moins de 10 pour 100 de l’effectif. Cette proportion, convenable pour le temps de paix, serait de beaucoup insuffisante pour le temps de guerre. Durant la paix, les troupes, dispersées dans les villes, forment partout une faible partie de la population, les ressources locales leur fournissent les vivres ; ainsi se trouve assuré sur place le service le plus considérable. Les autres n’offrent guère plus de difficultés ; avec des garnisons permanentes, des magasins établis non loin d’elles, des besoins réguliers, le temps ne manque ni pour prévoir, ni pour produire, ni pour transporter. La guerre à peine résolue, il faut concentrer les armées ; le gain de quelques jours, de quelques heures dans cette opération donne à l’adversaire le premier prêt une supériorité souvent définitive, et rien n’est plus important dans une campagne que la rapidité de ces premiers mouvemens. Les masses d’hommes ainsi réunies ne peuvent compter pour vivre sur les ressources des pays qu’elles couvrent. Tout ce qui leur est nécessaire doit être préparé d’avance, partir avec elles, non-seulement former sur le théâtre de la lutte des magasins où elles puisent, mais, comme elles sont mobiles, se mobiliser à leur suite en convois ; et le cours ininterrompu de toute cette activité relie le pays qui fournit les ressources au champ de bataille qui les emploie. Or ici règne l’imprévu : les événemens de guerre jettent tout à coup des armées hors de la route qui leur était tracée ; avec les armes actuelles, il ne faut pas une longue bataille pour épuiser les munitions ; et une heure de mêlée abat plus d’hommes que les ambulances n’en reçoivent dans une année de paix. Partout ce sont des multitudes qui réclament à la fois du pain, des cartouches, et des secours. Que la promptitude soit insuffisante dans la concentration des troupes, que les approvisionnemens soient mal distribués dans les magasins, qu’ils manquent dans les convois ; que dirigés sur des points où les armées devaient se rendre, ils ne soient pas remplacés par d’autres sur les positions inattendues où elles attendent ; qu’ils parviennent même, mais trop tard, ils auront été précédés par la faim, par la défaite, par la mort. La régularité de ces services est la condition non-seulement de la victoire, mais de l’existence pour les armées modernes. Si un ordre imperturbable et sans cesse rétabli ne gouverne pas le désordre des événemens, plus ces armées seront nombreuses, plus elles seront vite anéanties.

Or, pour assurer cet ordre, il faut des hommes, beaucoup d’hommes. L’on ne s’en rend pas compte, semble-t-il, et, en restreignant les effectifs des corps auxiliaires, pour accroître ceux des corps combattans, on croit augmenter la force de l’armée. Grave erreur dont nos dernières guerres auraient dû nous guérir. A-t-on oublié ces immenses approvisionnemens entassés sur toutes les voies de garage, encombrant tout de leur richesse inutile, et déchargés, à la paix, des wagons où ils avaient été placés aux première jours des hostilités ? ces transports de troupes, plus longs par les voies ferrées qu’ils ne l’auraient été par les routes ? ces trains de matériel, pris par l’ennemi, tandis qu’ils attendaient le moment de suivre à leur tour les lignes obstruées par d’autres trains ? ces troupes dépourvues de vêtemens et de nourriture ? ces blessés abandonnés sans secours ? Que manquait-il aux compagnies de chemins de fer pour débarquer ces approvisionnemens, rendre libres leurs voies, et leur matériel ? Des hommes. A l’administration, pour réunir, disposer en ordre, distribuer cette richesse, et rendre compte de son emploi ? Des hommes. Au train des équipages, pour faire parvenir au moment opportun les vivres, les munitions ? Des hommes. Au service des ambulances, pour recueillir sur les champs de bataille la moisson sanglante que le fer avait fauchée ? Des hommes. Barbarie plus grande que celle de la guerre même, car l’une ne tue que ses ennemis, et l’autre laisse périr ses enfans. Quand nos troupes combattaient à jeun, ou, faute de cartouches, cessaient de combattre, auraient-elles été moins fortes si quelques-uns des soldats, au lieu de souffrir inutilement avec les autres, leur avaient apporté des munitions et des vivres ? Auraient-elles été moins nombreuses sur les champs de bataille si une partie des troupes immobilisées dans des haltes avait, en dégageant les voies, assuré la rapidité des transports ? Auraient-elles perdu tant de Français si l’on eût relevé sur l’heure et pansé ceux qui ne sont morts que d’avoir été secourus trop tard ?

Il n’est pas un des changemens apportés à l’organisation des armées modernes qui n’ait pour conséquence le développement des services auxiliaires. Ce n’est pas trop, en temps de guerre, de les porter à 20 pour 100 de l’effectif. Si on leur fait passer, à ces soldats, six mois sous les drapeaux, et que, pour en garder toute l’année le même nombre, on en convoque la moitié seulement à chaque semestre, on aura pourvu à la fois aux besoins de la paix et à ceux de la guerre.

Maintenant, parmi les combattans, tous ne sont pas destinés au même rôle, et il y a deux sortes de troupes. Les unes, dès le commencement des hostilités, doivent chercher l’ennemi et le combattre. Les autres, formées en arrière, doivent marcher plus tard et remplir les vides que le feu aura faits dans les rangs des premiers. Les unes sont les troupes de campagne, les autres les troupes de remplacement. Le sort des guerres est presque attaché au résultat des premiers engagemens et de moins en moins semble-t-il qu’on puisse, au cours de la lutte, rétablir la fortune d’abord compromise. Donner à toutes ces troupes une valeur égale est un faux calcul. Elles présentent une qualité homogène et elles sont destinées à des épreuves inégales. Le soldat destiné à pénétrer sur le champ de bataille à la fin de la campagne, ou même à demeurer dans les dépôts sans prendre contact de l’ennemi, est formé comme le soldat qui supportera le grand choc : l’un aura trop de valeur pour son rôle, l’autre n’en saurait avoir assez. L’armée serait plus forte qui exercerait moins celui qui a moins de chances de se battre ou de se battre à des heures moins décisives, et consacrerait en revanche à former le soldat de première ligne le temps qu’elle économise sur la formation du soldat de remplacement. L’éducation est indispensable seulement à la portion de l’armée qui doit faire les grands efforts. Les troupes de remplacement, qui dans leurs jours d’attente trouvent le loisir de se former, qui arrivent en ligne quand les grands coups sont portés et quand il n’est plus besoin de la même vigueur, qui pénètrent par petites portions dans des troupes vite vieillies par la campagne et exaltées par le succès, seront entraînées sans le ralentir par le flot humain qu’elles grossissent. A elles encore il suffit de connaître le métier. Or, dans la guerre, les troupes de première ligne forment les deux tiers, les troupes de remplacement le tiers de l’effectif total. A mesure que les effectifs des armées s’accroissent, la proportion des troupes qui ne combattent pas augmente. Le temps manque pour assembler, l’espace même pour mettre en bataille ces multitudes. En 1870, les Allemands avaient levé 1,400,000 hommes : ils n’en avaient pas en France plus de 400,000 quand ils ont remporté leurs premières et décisives victoires. Même à la fin d’une campagne qui avait étendu les opérations du Rhin à la Loire et à l’océan, quand ils comptaient sur le sol français plus de 1,000,000 de soldats, ils n’en avaient pas plus de 600,000 sur les champs de bataille. L’imagination de ceux enfin qui, en France et en Allemagne, ont voulu prévoir des luttes plus grandes encore dans l’avenir, n’a pas trouvé au début d’une campagne emploi à plus de 700,000 hommes de chaque côté.

Ce n’est, pas à dire que toutes les armes doivent comprendre deux catégories de soldats voués à un temps de service différent. Il faut que les moins bons soient instruits, et il y a, on l’a vu, des armes où l’instruction ne dure pas moins de cinq ans. Dans l’artillerie, dans la cavalerie, les hommes avant ce délai n’auraient pas acquis une connaissance complète de leurs devoirs, et même mêlés à des troupes faites, même animés de la meilleure volonté, seraient pour ces troupes une cause d’affaiblissement. D’ailleurs quand on considère le rôle des armes spéciales, on reconnaît qu’il leur faut une qualité supérieure. L’artillerie a vu son importance grandir dans ce siècle à chaque guerre[2]. Elle prépare l’action, elle couvre la retraite, elle exerce sur les forces qu’elle combat ou qu’elle soutient une influence morale supérieure à son efficacité matérielle. Rendre cette arme parfaite, c’est rendre meilleures toutes les autres. Pour la cavalerie, c’est elle qui prend le contact de l’ennemi, recueille les informations d’où peut dépendre tout le succès, livre les premiers engagemens ; chacun de ceux qui la composent peut être employé isolément à des incursions qui exigent dans l’homme des facultés multiples et l’entière possession du métier[3] ; enfin, en France, où la cavalerie est moins nombreuse que dans les principales armées de l’Europe, elle doit être tout entière prête à couvrir contre les tentatives de la cavalerie ennemie la mobilisation et la concentration des troupes. Il importe donc de porter ces armes au plus haut degré de puissance, et, pour cela, de n’y introduire que des élémens éprouvés par le service de cinq ans. Si les armes spéciales n’ont que des soldats de cinq ans, l’infanterie recevra plus que son tiers en soldats de six mois. Mais elle les peut employer utilement. Nulle part les troupes de remplacement ne sont si indispensables, parce que nulle part les marches et le feu ne font autant de vides. Des soldats de six mois les combleront. Ils ont les connaissances indispensables ; il leur manque, il est vrai, l’esprit militaire, mais les soldats de cinq ans le possèdent, et comme dans l’infanterie les hommes n’opèrent jamais isolés, les nouveau-venus se formeront en agissant sous le regard de leurs anciens. Le mélange des uns et des autres formera un ensemble solide tant que les soldats de cinq ans l’emporteront en nombre sur ceux de six mois.

Que l’on cherche les meilleurs moyens de donner soit l’instruction, soit l’éducation militaire, on aboutit donc à ce résultat que le temps de service ne doit pas être le même pour tous les soldats. Aux troupes de remplacement et aux services auxiliaires l’éducation n’est pas indispensable, et une instruction de six mois suffit. Les services auxiliaires forment 20 pour 100, et les troupes de remplacement 30 pour 100 de l’effectif. Les troupes de combat, auxquelles l’éducation et par suite le service de cinq ans sont indispensables, forment l’autre moitié. D’où cette conséquence, que le contingent doit être divisé en deux parts égales : l’une appelée à servir six mois, l’autre cinq ans.


II

Quel pouvoir désignera les soldats pour l’une ou l’autre de ces destinées si différentes ? Un seul est assez impartial, assez irresponsable : le sort. Mais il est aveugle aussi. Il peut appeler pour six mois les hommes les plus incapables de former les corps auxiliaires et les plus disposés au métier des armes, il peut appeler pour cinq ans les hommes dont les professions trouveraient dans les services techniques un emploi utile, et auxquels un long séjour sous les drapeaux est insupportable. Comme il ne tient compte ni des volontés ni des aptitudes, le sort apporte du désordre dans les services et du mécontentement dans les esprits. L’armée serait plus forte si chaque homme était mis à la place pour laquelle il est fait, et en l’occupant obéissait à son propre choix. Qu’entre les conscrits retenus dans l’armée pour cinq ans et désireux d’en sortir après six mois, et les conscrits libérables après six mois et résignés à demeurer cinq ans, l’entente s’établisse, et qu’ils prennent la place les uns des autres, leur libre arbitre aura diminué la part d’injustices et de maux que traîne après soi le hasard.

Beaucoup d’idées justes sont compromises par la mauvaise renommée d’un mot. L’acte qu’on vient d’indiquer s’appelle le remplacement. Le remplacement existait dans l’ancienne armée. Comme alors une partie de la jeunesse française devait seule le service militaire, le remplacé passait au nombre de ceux qui ne portaient les armes ni en paix ni en guerre. Une guerre vint où ces bras immobiles manquèrent à la défense de la patrie. Au moment où l’assemblée nationale proclamait comme la leçon de la défaite le service universel, le remplacement lui apparut tel qu’il était la veille encore, le droit pour des Français de rester neutres entre leur pays et ses ennemis. Si dans l’armée nouvelle comme dans l’armée ancienne le remplacement avait dispensé d’être soldat, elle eût bien fait de refuser ce privilège à la lâcheté. Mais avec l’excès habituel aux passions nouvelles, l’assemblée interdit le remplacement pour défendre le service universel que le remplacement ne menaçait pas. Sous une loi qui impose à tous le service militaire, le remplacement n’est plus pour des soldats le droit de quitter l’armée, mais la faculté d’y changer de place. Il laisse intactes leurs obligations en temps de guerre, il leur permet de se substituer les uns aux autres durant la paix.

Cette substitution est avantageuse à ceux qui la demandent ; elle ne porte aucun changement à la condition des autres soldats, aucune atteinte à l’organisme militaire, puisqu’elle n’enlève ni un homme au contingent, ni une heure au service ; elle accroît la force de l’armée, qu’elle compose non par la contrainte mais par de libres choix. L’état a-t-il le droit de l’interdire ? Quand deux hommes se sont entendus pour accomplir l’un la tâche de l’autre, sous quel prétexte briser leur contrat ? Eux, par leur convention, laissent intacte la force dont l’état a besoin ; l’état par son refus blesse sans intérêt deux intérêts. Dira-t-on que le remplacement ruine l’égalité ? mais l’inégalité résulte de la nécessité même qui établit un service de durée différente : supprimer le remplacement, c’est vouloir que cette inégalité soit contrainte, non choisie ; c’est imposer à ceux qui régleraient leur sort par leur volonté commune le respect du hasard qui les a blessés. Dira-t-on que l’immoralité du contrat est dans le prix payé au remplaçant par le remplacé ? C’est reconnaître que, gratuite, la convention serait licite ; et comment la rémunération d’un acte licite le transformerait-elle en un acte immoral ? Il y a donc dans l’argent quelque chose de vil ? On ne s’attendait guère à trouver cette singulière délicatesse dans le siècle où nous sommes, ce dédain aristocratique sur les lèvres qui le professent. C’est une démocratie où l’horreur des fonctions gratuites s’est élevée à la hauteur d’un principe, où les plus importantes, les plus humbles, les moins durables, les plus inutiles ont leur solde, où le député reçoit son traitement, le conseiller municipal des grandes villes son jeton de présence, le juré sa taxe, l’électeur sénatorial son indemnité, qui s’indigne si un homme, pour prendre la place d’un autre dans un métier rude, sans profits et pour quatre années et demie, accepte un salaire ! Qu’est donc, dans l’armée elle-même, le traitement des officiers, qu’est la prime des sous-officiers, et leur retraite, sinon le prix de leur temps ? Si ce prix modeste n’avilit pas l’officier, pourquoi déshonorerait-il le soldat ? et tout serait-il donc mauvais ici, parce que le salaire du service, au lieu d’être à la charge de l’état, ne lui coûtera rien ?

Non-seulement ce prix est légitime, mais il est indispensable pour acquérir à l’armée les hommes que leur goût y porte. Qu’on réfléchisse à la manière dont se décident les vocations. Elles naissent par une sympathie mystérieuse entre certaines natures et certains genres de vie. Mais les plus désintéressées des carrières ne dépouillent pas l’homme de la condition commune : pour vivre il faut un gain. Les plus incertaines lui donnent l’espoir, sinon de la fortune, au moins du pain quotidien. Les plus élevées, si elles n’offraient qu’une existence précaire et une misère certaine dans l’avenir, garderaient-elles nombre de fidèles ? L’état ne l’ignore pas : pour assurer le recrutement de celles dont il a besoin, il y attache des avantages matériels dont les moindres assurent ceux qui les adoptent contre les besoins du présent et ceux de la vieillesse. Qu’offre l’armée à l’homme incapable d’exercer un commandement, mais animé par l’ambition de bien servir et attaché par goût à ce métier ? Aucun gain dans le présent, aucune ressource dans l’avenir, pas même le droit de rester tant qu’il est valide près du drapeau. Ce n’est pas une carrière, c’est une impasse. Après quelques années le soldat le meilleur est chassé par l’âge avec les économies faites sur une solde de cinq sous par jour, sans qu’il ait chance de trouver dans la vie civile emploi du service acquis dans son état, sans que son état lui ait laissé le loisir d’acquérir les connaissances utiles dans la vie civile. On se lamente sur la décadence des goûts militaires : on devrait admirer plutôt qu’il se trouve encore par an quelques milliers de volontaires pour affronter une semblable destinée. La société laisse libre ou favorise toutes les carrières, une seule exceptée, celle de soldat, et, par la misère dont elle l’entoure, elle l’étouffe.

Sans doute si l’état devait assurer aux soldats de vocation une solde ou des retraites, la dépense serait excessive. Mais le rem pi cernent fournit à ces soldats les ressources que le budget ne possède pas ; il satisfait, par la libéralité des particuliers, à une dépense d’intérêt public. Tant qu’il a existé, les vocations n’ont pas fait défaut. Le prix du remplacement assurait à l’homme un gain à peu près égal à ce qu’il aurait obtenu dans un autre métier ; c’était assez. Chaque année 30 à 40,000 conscrits, le tiers ou la moitié du contingent, se faisaient remplacer. Jamais il n’a manqué d’hommes disposés à servir. Ils étaient fournis à la fois par les conscrits qu’un bon numéro dispensait du service et par les anciens soldats qui après un congé voulaient rester au corps. Ceux-ci mêmes étaient les plus nombreux, car partout L’habitude fortifie l’attachement, et chez eux la vocation militaire était devenue définitive. Grâce au remplacement, l’armée a compté jusqu’à 200,000 vieux soldats. S’il était rétabli, les conscrits désireux de trouver des remplaçons seraient plus nombreux encore que dans le passé. L’accroissement de la richesse et un incontestable affaissement de l’esprit militaire dans la nation ne permettent pas de croire que leur nombre fût inférieur à 40,000 hommes. Pour les remplacer, deux catégories de substituans se présenteront : des conscrits de la classe ayant six mois de service à accomplir, et d’anciens soldats qui auraient achevé leurs cinq ans. Choisir les remplaçans parmi les hommes de la classe est la méthode la plus simple : deux conscrits prennent la place l’un de l’autre. Mais si l’on voulait recruter dans cette catégorie tous les substituans, on n’en trouverait pas. Presque tous aimeraient mieux, après leurs six mois de service, se vouer à une profession et se préparer des gains durables que recevoir un salaire provisoire avec la certitude d’être à vingt-cinq ans sans métier et hors de l’armée. Pour qu’ils y entrent, il faut qu’ils espèrent, par des engagemens successifs, trouver sous les drapeaux une carrière. D’ailleurs, quand ils se présenteraient assez nombreux, le remplacement aurait pour unique résultat de donner satisfaction aux convenances des individus, il n’aurait pas l’avantage principal qu’il en faut attendre.

Prendre un ancien soldat, c’est mettre dans l’armée, à la place d’un homme dont l’éducation est à faire, un homme dont l’éducation est faite, à la place d’un conscrit de vingt ans un homme plus propre par son âge aux épreuves de la guerre. La vigueur physique de l’homme atteint son apogée de vingt-cinq à trente-cinq ans, et elle dure longtemps après[4]. Si l’on accepte des remplaçans de vingt-cinq et de trente ans, la perspective de deux rengagemens attirera, par surcroît, les conscrits qui ont le goût du métier ; l’armée s’enrichira de vétérans qui, formés pendant cinq années, y demeureront dix autres dans la plénitude de l’expérience et de la force. Non-seulement ils ont une supériorité technique, ils ont une supériorité morale, et le plus grand service qu’ils rendent est l’influence qu’ils exercent. Le service de cinq ans est loin de donner aux hommes la plénitude de la valeur militaire. Pas plus avec le service de cinq ans qu’avec celui de trois, l’armée ne devient pour les hommes une carrière. Tout l’avantage est qu’ils se préparent plus lentement à la quitter. Or l’homme ne se donne pas tout entier à ce qu’il ne croit pas durable : celui-là seul est sauvegardé de la tiédeur et de l’indifférence qui contemple dans son avenir un prolongement de son état présent, juge toutes choses importantes ou secondaires selon leur lien avec sa carrière et trouve en elle la source de ses douleurs et de ses joies, c’est-à-dire la vie. De tels sentimens ne sont naturels qu’à des soldats de profession ; des soldats de profession, s’ils sont en assez grand nombre, les inspireront à tout le monde. Leur expérience fait d’eux les premiers dans les corps de troupes. Grâce à eux, le conscrit, dans les premières tristesses qui facilement se tournent en dégoût, voit le métier qu’il redoute choisi par des hommes semblables à lui, et, en découvrant qu’il semble enviable à d’autres, le trouve moins odieux pour lui-même. Dans les heures de loisir les souvenirs, les regrets, les entretiens des soldats contraints à servir leur chantent sans cesse ces airs du pays natal, qu’on défendait jadis de jouer devant les troupes suisses pour ne pas amollir leur courage. Quand la voix du vieux soldat s’élève, c’est de l’armée qu’il parle, de ses batailles, de ses chefs, c’est sa vie que tantôt il célèbre, que tantôt il chansonne ; avec lui les conversations, les espérances, la gaîté même fortifient l’esprit militaire. Il fait ce que nul chef ne peut accomplir, joint la familiarité d’un égal à l’autorité d’un éducateur, dirige sans contrainte les volontés que la discipline est impuissante à gouverner, veille dans les instans où elle se repose, gardien incomparable que son point d’honneur oblige à relever sans cesse aux yeux des autres la dignité de la profession adoptée par lui.

Avec ses anciens soldats, l’armée retrouvera ses anciens sous-officiers. Le service de cinq ans aura donné le loisir de les former ; le remplacement permettra de les conserver cinq et dix ans. On ne commettra pas la faute de ne permettre le remplacement qu’aux simples soldats. Si ces hommes, attirés d’ordinaire au service par la volonté de se créer des ressources, étaient contraints d’opter, après cinq ans, entre la prime que l’état offre aux sous-officiers rengagés et le capital que reçoivent les soldats remplaçans, le grade deviendrait pour eux un désavantage, la plupart refuseraient les galons ou, à l’expiration de leur congé, les rendraient pour toucher, comme remplaçans, une somme plus forte. La fonction de sous-officier se recruterait malaisément et, à chaque départ de classe, serait délaissée par les plus capables de la bien remplir. Pourquoi les contraindre à une option funeste soit à leurs intérêts, soit à la dignité du grade ? Que sont les sous-officiers, sinon des soldats meilleurs que les autres ? et quel désavantage y a-t-il pour l’armée si à des recrues sont substituées des hommes d’élite ? Admettre les sous-officiers comme remplaçans, c’est porter le dernier coup à un préjugé autrefois répandu dans l’armée et peut-être survivant encore contre ceux qui « se vendent ; » c’est réhabiliter un marché entre tous honorable, puisque la chose livrée est la vie consacrée au pays, avec un faible gain pour l’homme qui l’offre et au grand avantage de la nation qui la reçoit. Le soldat qui pourra joindre à sa solde de sous-officier le capital du remplacement sera retenu sous les drapeaux ; l’état, pour le garder, n’aura plus besoin de lui offrir les primes ni les retraites, si coûteuses et si inefficaces, qu’il dépense aujourd’hui. L’argent des particuliers suffira, là encore, à assurer un service public. Le seul danger à craindre est que les gradés soient trop nombreux comme remplaçans. Le remède sera de déterminer dans quelle proportion il convient d’admettre les vieux sous-officiers pour assurer la solidité du cadre, sans arrêter l’avancement des sous-officiers nouveaux. Le nombre total est de 40,000 : en réservant la moitié des emplois aux hommes de la classe et la moitié aux anciens sous-officiers, on établirait la meilleure organisation.

Par cela même que ces sous-officiers demeureront en nombre dans l’armée, il redeviendra facile de choisir parmi eux ceux qui doivent atteindre la dignité d’officier. Ils l’obtiendront, comme autrefois, vers leur dixième année de service, mûris par le temps et non gonflés tout à coup par un faux savoir. Les deux catégories d’officiers, ceux du rang et ceux des écoles, retrouveront chacune la part qui convient et leur coopération assurera de nouveau la valeur du commandement.

Tels sont les résultats qu’amène la présence des vieux soldats. La remplacement, qui les donne, a manqué à la loi de 1872. Faute du remplacement, toutes les institutions ont été compromises. Le rétablissement d’une seule mesure restaurera toute la hiérarchie de l’armée.

Le nombre des vieux soldats admis à remplacer doit néanmoins être limité. En effet, toutes les fois qu’à un conscrit est substitué un vétéran, un homme qui connaît le métier libère un homme qui l’aurait appris et celui-ci, au lieu de s’instruire cinq ans, est instruit six mois. Ainsi, la valeur de ceux qui possèdent l’éducation militaire augmente, mais leur nombre diminue. Cette double conséquence modifie dans un sens contraire la composition de l’armée active et celle des réserves. Si des vétérans prenaient seuls la place des 40,000 conscrits qui, chaque année, voudront éviter le service de cinq ans, l’armée active garderait à la fois 200,000 soldats exercés qui avaient achevé leur service, et 200,000 remplacés qu’elle formerait au service de six mois. L’armée active gagnerait en qualité et en nombre. Mais, d’une part, les 200,000 vétérans qui continueraient à lui appartenir manqueraient de vingt-cinq à trente ans à la réserve, de trente à quarante ans à l’armée territoriale. D’autre part, les 200,000 remplacés entreraient dans la réserve et l’armée territoriale après avoir été instruits six mois au lieu de cinq ans. Les réserves perdraient en qualité et en nombre ; et, composées en très grande majorité de soldats de six mois, elles ne présenteraient plus la proportion de vieux soldats nécessaire pour assurer la solidité d’une troupe.

Pour atténuer ce mal, un article de loi suffit. Les remplaçans de vingt-cinq et de trente ans paient à l’état la dette d’autrui quand ils n’ont pas achevé de payer la leur. Leur présence prolongée dans l’armée active, où ils exercent une profession rétribuée, ne saurait les dispenser de leurs obligations personnelles et leur contrat avec un particulier leur conférer le privilège de ne pas servir dans la réserve et dans l’armée territoriale. L’état leur fait déjà une faveur en n’exigeant pas qu’ils y figurent avec les hommes de leur classe ; à l’expiration de leurs engagemens, ils accompliront le service qu’ils doivent encore dans les réserves. Ils y figureront cinq ou dix ans plus tard, mais ce ne sera pas le seul exemple d’un devoir militaire accompli dans ces conditions. Les conscrits qui obtiennent des sursis d’appels ne demeurent-ils pas dans l’armée plusieurs années après leur classe ? L’obligation imposée aux remplaçans ne sera pas moins juste : peu onéreuse, elle sera acceptée d’eux sans répugnance. Leur âge ne les rendra pas moins capables que des hommes plus jeunes de faire campagne, tant la vie militaire tient le corps souple et sain ; il augmentera leur autorité et la valeur des troupes qui auront de tels instructeurs.

Si l’on pense que, même alors, elles contiendraient en proportion trop forte des soldats de six mois, et si l’on veut y accroître le nombre des soldats de cinq ans, le remède est de choisir une partie des remplaçans parmi les conscrits de la classe. L’armée active possédera des soldats moins bons, mais elle donnera l’éducation à plus d’hommes. Le moyen de concilier ces intérêts contraires est de prendre par moitié les remplaçans parmi les jeunes et parmi les vieux soldats.


III

Il est facile sur ces bases d’établir une constitution rationnelle de l’armée. La dernière loi qui ait été étudiée assez sérieusement pour fournir des chiffres exacts, celle de 1872, fixe le contingent à 160,000 hommes. Le sort les partagera en deux portions de 80.000 hommes : la première destinée au service de cinq ans, la seconde au service de six mois. La première perdra, année moyenne, 40.000 conscrits remplacés et qui passeront dans la seconde. Leurs remplaçans seront 20,000 conscrits qui passeront de la seconde dans la première, et 20,000 vieux soldats. Par suite, l’effectif de la première sera de 80,000 hommes, celui de la seconde s’élèvera à 100,000.

Le nombre d’hommes entretenus sous les drapeaux sera :

Soldats entretenus cinq ans, 80,000, soit pour cinq ans, 400,000, plus la portion permanente : elle est aujourd’hui de 133,000. Mais une partie des volontaires et des rengagés ne figureront plus à ce titre, et resteront dans l’armée comme remplaçans, et il est à prévoir qu’elle ne dépassera pas 100,000 hommes. Total 500,000, soit,


avec 12 pour 100 de pertes 440. 000 hommes.
Soldats entretenus six mois, 100,000, soit pour un an 50,000, et avec 4 pour 100 de

pertes

48.000 —
Total 488.000 hommes.

Les forces préparées ainsi seront les suivantes :

Armée active. — Cinq classes.


500.000 soldats de cinq ans 440.000 hommes.
500.000 soldats de six mois 440.000 —
Total 880.000 hommes.

Cette égalité entre les deux effectifs ne se prolonge pas au-delà de l’armée active, parce que si tous les soldats de six mois passent dans la réserve, tous les autres n’y passent pas. Les 100,000 hommes de la portion permanente sont pour la plupart des officiers, gendarmes, engagés dans les troupes étrangères, et qui, ou ne quittent pas l’armée active, ou, s’ils la quittent, n’ont plus envers l’état aucune obligation. Des volontaires, au nombre de 15,000, 10,000 soldats retenus par suite de condamnations, quelques officiers las de la carrière avant la retraite forment seuls la portion destinée à passer dans les réserves et qu’on peut ajouter à la première portion. Ces 25,000 hommes sont formés par un contingent annuel de 5,000, qui élève la première portion à 85,000.

Quand elles forment la réserve, la première portion est réduite par les pertes de 85,000 à 75,000, la seconde portion de 100,000 à 88,000. Elles donnent les effectifs suivans :

Réserve de l’armée active. — Quatre contingent.


Soldats de cinq ans : 75.000, moins 8 pour 100 : 69.000 276.000
— six mois : 88.000 — 81.000 324.000
Total 600.000

Armée territoriale. — Cinq contingens.


Soldats de cinq ans : 69.000, moins 10 pour 100 : 62.100 310.500
— six mois : 81.000 — 72.900 364.500
Total 675.000
Réserve de l’année territoriale. — Six contingens.


Soldats de cinq ans : 62.100, moins 12 pour 100 : 55.000 330.000
— six mois : 72.900 — 64.100 384.000
Total 714.000


Total de l’armée active 1.480.000 hommes
Total de l’armée territoriale. 1.389.000 —
Total général 2.869.000 hommes.

Ces effectifs se partageront comme suit entre les différentes armes. :


Artillerie Cavalerie Infanterie Services auxiliaires Total
Contingent de 5 ans Armée active Effectif annuel 14.500 13.000 71.000 1.500 «
Contingent de 5 ans Armée active Effectif total 63.000 57.500 312.000 6.500 440.000
Contingent de 5 ans réserve Effectif annuel 10.800 9.600 53.500 1.100 «
Contingent de 5 ans réserve Effectif total 40.000 36.000 196.000 4.000 276.000
Contingent de six mois Armée active Effectif annuel 60.000 40.000 «
Contingent de six mois Armée active Effectif total 264.000 176.000 440.000
Contingent de six mois Réserve Effectif annuel 53.000 35.000 «
Contingent de six mois Réserve Effectif annuel 195.000 129.000 324.000
Total 103.500 93.500 967.000 315.500 1.480.000

Les mêmes proportions se retrouveront dans les effectifs de l’armée territoriale.

Le nombre des soldats est augmenté. L’armée, en effet, garde les remplacés, et elle a de plus les remplaçans qui avaient achevé leur temps de service. Grâce à eux, même en maintenant les dispenses établies par la loi de 1872 et en restreignant le contingent à 160,000 hommes, on a à sa disposition 180,000 hommes, plus que ne donne le service de trois ans, même en portant atteinte à toutes les carrières. On gagne au total 350,000 hommes.

Surtout la valeur des troupes s’accroît. Leur plus grande force est dans l’armée active et non dans les réserves. Cette armée active suffit par ses propres moyens, non-seulement à l’instruction des hommes et à la garde du territoire, mais au service des colonies et à des expéditions même considérables. Elle peut puiser dans les 100,000 vieux soldats que le remplacement lui donne et qui sont les plus aptes à faire campagne une force toujours prête, et capable d’agir sans troubler l’instruction des jeunes -soldats. Si une guerre européenne éclate, l’armée sous les drapeaux ne suffit pas sans doute à la soutenir. Mais elle demeure la force principale que toutes les autres viennent accroître. Au moment d’une mobilisation générale, les 276,000 soldats de cinq ans qui forment sa réserve entreront dans une armée active de plus de 440.000 hommes : inférieurs par le nombre, ils ne seront supérieurs ni par l’instruction ni l’âge aux soldats de trente à trente-cinq ans, ayant servi de dix à quinze ans ; dans ce milieu ils verront des exemples et se reformeront rapidement. A son tour, cette masse de 700,000 soldats de cinq ans exercera un ascendant sur la masse, égale en nombre, des soldats et des réservistes de six mois. Ces hommes qui ont l’instruction, pénétrant dans une société où vit une forte tradition, la recevront à leur tour. Ce serait assez pour qu’une telle armée présentât dans son ensemble une solide structure, mais la manière de mettre en action ses divers élémens permet de la rendre bien plus puissante.

Elle n’aura pas tout entière, on le sait, emploi sur les champs de bataille. Au début des opérations, 700,000 hommes à peine peuvent se mettre en ligne. Or, l’armée sous les drapeaux, jointe aux 276,000 réservistes qui ont fait cinq ans, compte plus de 700,000 hommes. Les troupes de campagne peuvent donc n’être composées que de soldats de cinq ans[5].

Qu’ils soient en présence d’une armée faite par le service de trois ans, où il n’y ait pas de soldats qui aient servi davantage, où dans l’armée active la moyenne du service n’atteint pas deux ans, de quel côté sera la science, la solidité, l’élan, la victoire ?

Sans doute, dans l’une de ces armées, les troupes de remplacement auront trois ans de service et dans l’autre six mois. Il n’est pas douteux que les premières seront supérieures aux secondes. Mais quand elles devraient se mesurer en cet état les unes contre les autres, il n’y aurait pas à s’effrayer que les troupes de seconde ligne soient inférieures, si l’on a assuré par là la supériorité aux troupes de première ligne. Ce sont celles-ci qui frappent les coups décisifs, ce sont elles qu’il faut rendre, s’il se peut, parfaites. Quand elles auront vaincu, les troupes de remplacement auront peu de chose à faire. Et le service de trois ans est contraire aux besoins de la guerre, parce que, composant l’armée active d’hommes qui ont en moyenne deux ans de service, et les réserves d’hommes qui ont trois ans, il forme avec ses élémens les plus mauvais les troupes de campagne, et avec les meilleurs les troupes de remplacement.

D’ailleurs les rencontres ne se produiront pas entre les soldats de six mois et ceux de trois ans. Les troupes de remplacement sont des dépôts où les hommes attendent et d’où ils sont dirigés, à mesure du besoin, sur les troupes de combat. Les soldats de six mois pénétreront donc, par faibles fractions, dans l’armée formée par les soldats de cinq ans. C’est encadrés dans un solide ensemble qu’ils affronteront les champs de bataille. Ils ne seront jamais assez nombreux pour en diminuer sensiblement la valeur. Dans la guerre de 1870, sur plus d’un million d’hommes présens en France, les Allemands en ont eu 130,000 hors de combat. Les troupes de campagne n’ont pas fait appel à un plus grand nombre pour combler leurs vides. Quand même 130,000 soldats de six mois viendraient prendre dans notre armée de 700.000 hommes la place de 130,000 vieux soldats, elle resterait par sa composition supérieure a l’armée adverse. Il faudrait une bien sanglante lutte pour que l’adjonction de ses réserves amoindrit l’une, et pour que l’adjonction de ses réserves améliorât l’autre. Et tandis que, dans l’armée de cinq ans, les troupes deviennent plus mauvaises à mesure que la guerre dure, parce que les coups à porter sont moindres ; dans l’armée de trois ans, l’armée reçoit les élémens les plus solides après que les grandes rencontres ont tout décidé, et il faudrait que son armée active eût disparu tout entière pour qu’elle eût avec ses réserves ses plus solides soldats.

Tel est, en effet, l’ordre inverse dans lequel l’une et l’autre méthode de recrutement disposent les troupes. La faiblesse de l’une est de former par une éducation identique des troupes destinées à des rôles différens, de mettre par la composition de l’armée active et des réserves les élémens les plus médiocres en première ligne et en seconde les meilleurs. La supériorité de l’autre est de proportionner la valeur des troupes à leur importance, de les ranger de telle sorte que les premiers chocs soient soutenus par les plus éprouvées, et que les moins sûres soient réservées pour les périls moins grands. Les anciens, pour symbole de la puissance militaire, avaient choisi la lance. Elle est une et pourtant diverse : toute de fer, elle serait trop lourde ; toute de bois, elle serait inefficace ; faite de l’un et l’autre, elle est forte, et, pourvu que son extrémité soit forgée d’un solide métal, l’arme entière s’enfonce dans la blessure ouverte par lui.


IV

En même temps que cette organisation donne au pays plus de puissance, elle lui coûte moins de sacrifices. Au lieu d’entretenir deux armées, l’une pour la grande guerre, l’autre pour les guerres coloniales, et toutes deux s’élevant à 700,000 hommes, elle assure les deux services par l’entretien annuel de 488,000 hommes. Elle laisse à la France plus de 200,000 hommes et de 200 millions que le service de trois ans exigera. Non-seulement elle libère l’avenir de cette charge écrasante, mais elle permet de réduire les dépenses qui aujourd’hui pèsent sur le budget. La présence de vieux soldats rendra inutiles les primes, les retraites, et tout l’appareil scolaire qu’il faut pour former en hâte et retenir les sous-officiers. Le commandement sera dégagé de sa tâche la plus rebutante, l’armée allégée de pédantisme ; et, autant qu’il est possible de voir dans l’obscurité des budgets, on obtiendra de ce chef une première économie de 10 à 15 millions.

Une autre sera plus considérable. Le long service accompli par la majorité des hommes durant cinq années laissera en eux une empreinte durable. Elle perpétuera jusque dans les réserves, où les soldats ayant passé dix et quinze ans dans l’armée seront en nombre, l’esprit militaire. Ces réserves n’auront pas besoin des exercices périodiques qu’il faut aux troupes médiocrement instruites pour les rappeler au métier oublié. Les rappels, qui prennent aux réservistes un mois, aux territoriaux quinze jours de leur temps, deviendront inutiles. Sans doute ils ne sont pas faits uniquement pour l’instruction des soldats. Les grandes manœuvres sont l’école des grands commandemens. Mais il y a plusieurs manières de s’y former, et le profit serait plus grand pour les généraux de suivre chaque année, comme spectateurs et juges, des opérations bien conduites dans un seul corps d’armée, que de participer, dans l’activité désordonnée de manœuvres partout entreprises, à des opérations sans vraisemblance et mal préparées. Les afflux d’hommes qu’elles amènent sous les drapeaux donnent aux officiers de troupes le moyen de manier des effectifs plus approchés des formations de guerre mie ne le sont les effectifs habituels. Mais il suffit de réunir sur les champs de manœuvres les effectifs de plusieurs unités tactiques pour égaler les formations de guerre et donner aux officiers le moyen de s’exercer à leur emploi. Quant aux officiers de l’armée territoriale c’est aussi dans l’armée active qu’il convient de les dresser à leurs fonctions : là seulement, en présence de troupes et de chefs formés à la discipline et au savoir, ils apprendront ce qu’ils doivent exiger de leurs soldats et d’eux-mêmes. Quant aux hommes, les appels sont loin d’augmenter en eux les qualités militaires. Si les réservistes ont oublié, ce n’est pas le maniement des armes, c’est l’obéissance. Ce qu’ils ont besoin d’apprendre, c’est la régularité de la vie qu’ils ont autrefois menée. Or ils rentrent dans l’armée au moment où elle-même la perd, au moment où à l’ordre de la caserne succède le désordre inévitable des marches et des cantonnemens. Moins soumis à l’action directe des chefs, témoins d’un relâchement dans la soumission qui serait réprimé en temps ordinaire, ils ont gardé le souvenir d’une discipline supérieure à celle qu’ils contemplent, et le double sentiment qui survit en eux est la répugnance d’avoir subi de nouveau les rigueurs de l’armée et le désenchantement de ne l’avoir pas retrouvée égale à celle qu’ils ont connue. Les hommes de l’armée territoriale sont soumis à une épreuve d’une autre nature, mais non moins funeste à la discipline. Les cadres de cette armée n’ont pas tous une grande expérience militaire. L’œil du soldat est toujours ouvert sur la faiblesse de ses chefs. Les convocations sont des rendez-vous donnés à l’esprit de critique, et le plus souvent, quand elles sont achevées, l’homme a perdu sa confiance dans ceux qu’il devra suivre en temps de guerre. Supprimer ces appels sera un moyen de maintenir l’esprit militaire et de rayer au budget une dépense annuelle de 25 millions.

Mais le gain le plus précieux n’est pas celui de l’argent, c’est celui de la liberté laissée aux citoyens. Le service de trois ans frappe tout le monde, suspend toutes les carrières et compromet les plus importantes. Ici le sort n’impose à la moitié des jeunes hommes qu’un service de six mois, et la chance d’un séjour aussi court est offert même à l’autre moitié condamnée au service de cinq années. Grâce au remplacement, les jalousies démocratiques cessent même d’être redoutables, et quand des sectaires persisteraient à refuser la dispense du service à ceux qui se destinent aux fonctions publiques, à l’enseignement, au sacerdoce, le remplacement réparerait le mal accompli par la loi. Il permet aux jeunes gens que de grandes entreprises, des propriétés importantes réclament, de ne pas interrompre longtemps leur activité dont le pays a besoin. Et il ne faut pas croire que ce privilège soit réservé à la richesse. Quand le volontariat d’un an a été établi, il s’est trouvé en grand nombre des artisans, des domestiques même prêts à payer 1,500 francs pour prix d’une réduction dans la durée du service. Quand le remplacement ou l’exonération existaient, toutes les professions, même les plus humbles, profitaient de la faveur offerte. Des combinaisons multiples permettaient à chacun de s’assurer par des versemens minimes le prix d’un homme si le sort lui était contraire. Les sociétés d’assurance se sont multipliées, et rien n’est favorable au pauvre comme ces institutions qui lui demandent seulement la constance dans l’épargne pour lui constituer, avec les plus faibles ressources multipliées par le temps, un capital. A supposer qu’un remplaçant coûte dans l’avenir 3,000 à 4,000 francs, tout père de famille pourra, en versant à la naissance de son fils 250 à 325 francs, s’assurer que ce fils, après le tirage, aura, si son numéro le destine au service de cinq ans, la somme nécessaire à offrir à un substituant. Ce père est-il trop pauvre pour donner d’un coup quelques cents francs, il peut constituer le même avoir à son fils par des versemens de 5 à 6 francs par trimestre[6]. Les facilités sont telles que non-seulement le bourgeois, mais l’ouvrier, non-seulement l’ouvrier dont le métier est un art et qui gagne 10, 15 ou 20 francs par jour, mais quiconque ne consomme pas chaque jour la totalité de son salaire est en situation de payer cette assurance. Toutes les carrières qui offrent à l’homme le moyen de vivre, brillantes ou humbles, lui donnent le moyen de se prémunir contre le long chômage du service militaire. Les pauvres comme les riches se feront remplacer, les pauvres plus que les riches y auront intérêt, car cinq ans passés sous les drapeaux n’ôteraient aux uns ni leur état dans le monde ni leur fortune, et, en enlevant aux autres l’habitude du métier où peut-être ils excellent, elle les frapperait dans leur existence même. S’il est si facile de trouver l’argent pour ne pas servir, quels hommes consentiront à servir pour autrui ? Ceux à qui l’exercice de leur profession n’assure pas un gain égal à la somme offerte aux remplaçons. Ce sont, d’une façon permanente, les jeunes paysans qui, ne possédant pas de terre, trouvent avec peine à louer leurs bras et mènent, sans espoir d’avenir, la rude existence de domestiques agricoles. Ce sont ensuite les ouvriers des professions qui souffrent et chôment toutes tour à tour, et souvent plusieurs ensemble. Il en est sans cesse d’habiles, de laborieux, d’honnêtes, qui ne parviennent pas à vivre de leur travail, avili par la concurrence. Ils forment dans les villes, où les habitans des campagnes, en quête d’une fortune meilleure, viennent grossir leur nombre, une population pour laquelle l’existence du lendemain est un problème. Le travail libre la repousse, l’état ne lui offre d’autre ressource que l’engagement gratuit dans l’armée, c’est-à-dire une captivité conduisant à la misère. Ils attendent une fortune meilleure, c’est la faim qui vient la première et qui les entraîne au mal. Si le remplacement existe, tout homme a dans sa giberne de soldat sinon un bâton de maréchal, du moins un contrat qui peut assurer son existence présente et la vie des siens pour plusieurs années. Les crises industrielles ou agricoles, les congés et les grèves seront les agens de recrutement. Au moment où ces hommes deviendraient dangereux pour la société, ils seront recueillis par l’armée.

Parmi eux, sans doute, elle en trouvera plus d’un d’une moralité douteuse, mais il ne faut pas craindre pour elle l’influence de ces élémens morbides. Autant ils sont délétères dans la vie ordinaire, autant ils s’atténuent dans la saine atmosphère de l’armée. Elle enlève aux mauvais instincts presque toutes les occasions d’agir, elle les transforme. La discipline devient une conscience pour les natures qui ne trouvent pas en elles-mêmes une règle assez impérative du devoir. Certaines troupes d’Afrique, dans lesquelles nul n’a un passé sans tache, sont admirables de vertus militaires : ces naufragés de l’honneur se sont attachés comme à une dernière épave à leur honneur de soldat. A plus forte raison, l’armée doit-elle s’ouvrir à ceux qui, poursuivis par la misère et sur le point de céder à ses tentations, demandent asile. Ouvrir les portes des casernes, c’est fermer les portes des prisons : avec des hommes qui auraient attenté à l’ordre, l’armée fera des hommes qui le défendront. Et il ne faut pas dire que la société aura pour gardiens des prolétaires, car elle aura créé à ces prolétaires des intérêts à sauvegarder. Elle leur aura donné, avec le capital du remplacement, le commencement d’un patrimoine. Quelques-uns le dissiperont ; mais ceux-là, s’ils fussent restés dans la vie civile, auraient cédé au même esprit de désordre et grossi les rangs des déclassés : le joug militaire les sauvera d’eux-mêmes. Ils seront peu nombreux, d’ailleurs, la France étant le pays où les habitudes d’épargne sont le plus générales. D’ordinaire le remplaçant, après avoir reçu son prix, voudra assurer à lui ou aux siens une ressource durable, et quand il quittera l’armée, à vingt-cinq ans, ce capital de 3,000 ou 4,000 francs sera intact. S’il juge la ressource insuffisante et qu’il demeure dans l’armée, c’est une fortune qui se constitue pour lui : après quinze ans, le soldat qui a remplacé trois fois aura de 9,000 à 12,000 francs, et, s’il en a capitalisé les intérêts de 14,000 à 18,000 francs. Que, fils des villes, il soit tenté par l’industrie, il a le capital, c’est-à-dire le premier outil avec lequel on gagne la richesse ; que, fils des champs, il ait la salutaire passion de la terre, il est assuré de vivre sur son domaine. Voilà le dernier résultat de la substitution, et le plus élevé. Elle fait sortir de l’armée ceux qui sont le plus utiles dans les carrières diverses, le plus sûrs de leurs gains, le plus épris de leur vocation ; elle fait entrer dans l’armée ceux qui rendaient à la société le moins de services et ceux à qui la société offrait moins d’avantages. Elle oblige les premiers à donner aux seconds une part de leurs ressources, elle prélève un impôt payé par ceux qui ont à ceux qui n’ont pas, elle fait passer sans contrainte ni humiliation pour personne 100 à 150 millions par an des mains de ceux qui possèdent dans les mains de ceux qui ne possédaient pas.

Sans doute, ce régime lui-même a ses victimes. Ce sont les jeunes hommes, qui, chaque année, seront désignés par le sort pour le service de cinq ans et manqueront de ressources pour se faire remplacer. Mais ceux-là seront à la fois sans patrimoine et sans travail. Leur malheur n’est donc pas qu’ils appartiennent à l’armée, car, libres, ils n’auraient rien de mieux à faire que d’y entrer. La vie militaire est pour eux plus douce que pour d’autres ; leur misère goûte la joie inconnue à plusieurs d’une nourriture saine et d’un gîte assuré. Leur malheur est qu’ils ne reçoivent pas le capital attribué aux remplaçans. Après cinq ans, ils pourront, à leur tour, continuer cette existence et en obtenir un salaire. Les plus maltraités par la loi ne seront pas tellement à plaindre. Fussent-ils plus malheureux, d’ailleurs, il n’y a pas d’institution sociale qui n’ait ses déshéritas. S’il est nécessaire que certains pâtissent pour l’avantage de tous, n’y a-t-il pas justice à condamner à la servitude militaire ceux qui souffrent moins dans l’armée et n’ont pas de place dans la société civile ? Quel est leur nombre ? Sur 180,000 hommes, entrant chaque année au service, 100,000 ne serviront que six mois, 40,000 seront satisfaits d’être payés pour servir cinq ans. Près des quatre cinquièmes se tiendront pour favorisés, un cinquième portera sa charge sans compensation. Or, en démocratie, pour savoir si une institution est supportable, il ne faut pas considérer de quel poids elle pèse, mais sur combien d’hommes elle porte. Les incommodités les plus minimes, si elles frappent un grand nombre, soulèvent l’opinion ; les injustices les plus criantes, si elles atteignent seulement quelques-uns, n’excitent que des plaintes sans écho. Voilà pourquoi la loi qu’on défend ici joint à ses autres avantages un avantage sans lequel les autres n’existent pas : elle sera stable.

Par la même raison, elle restaurera l’esprit militaire. Le jour où les citoyens ne craindront plus, dans toute complication politique, le danger d’un appel sous les drapeaux, mais verront tout prête à l’action une armée de soldats payés pour se battre, ils deviendront plus soucieux des intérêts du pays au dehors, moins rebelles aux entreprises avantageuses, bons gardiens d’un honneur qu’ils n’auront pas à défendre eux-mêmes. A proportion qu’ils se font plus sûrs de leur repos, ils seront plus sensibles au prestige militaire, plus fiers de l’armée, plus passionnés pour la gloire. La gloire est le sang des autres. Et, si peu héroïque soit-il, ce patriotisme du plus grand nombre fera naître chez quelques-uns des sentimens plus nobles que lui. La renommée des soldats, la gratitude rendue à leurs services, l’enthousiasme soulevé par leurs succès inspirera de généreux désirs et ne laissera pas périr la race de ceux auxquels ils ne suffit pas d’applaudir la victoire. Par cela seul que la justice rendue pur ceux qui ne combattent pas à ceux qui combattent deviendra un hommage national, elle sera féconde : honorer le courage, c’est le créer.


V

Il faut conclure ; c’est-à-dire opter. L’armée construite d’après un plan politique répond mal aux besoins de la guerre, l’armée établie avec l’unique souci de créer la puissance militaire est seule conforme à l’intérêt social. Quel obstacle empêche que la meilleure l’emporte ? Le despotisme de deux formules. Elle n’emprunte rien de sa force à l’égalité, elle ne la met pas tout entière dans le nombre.

Ne jugerons-nous pas enfin les mots qui semblent nous interdire de penser ? L’égalité est-elle l’unique bien qu’une démocratie doive assurer ? L’important est-il que les hommes aient une destinée semblable ou une destinée heureuse ? et, s’il est un moyen de faire les uns moins pauvres, les autres plus libres, de réduire le fardeau de presque tous, de donner, dans l’intérêt de la société elle-même, l’essor aux intelligences et aux activités, de tels avantages ne valent-ils pas qu’on les achète, s’il est nécessaire, par quelque dissemblance de conditions, et la démocratie exige-t-elle qu’on les sacrifie tous à l’égalité ? Est-il certain même qu’on rende par ce culte barbare hommage à un principe véritable et qu’on réalise dans l’état un ordre conforme à la nature humaine ? Plus on étudie le monde, plus on reconnaît que l’inégalité seule est naturelle et l’égalité toujours factice et que son idolâtrie a partout pour résultat dernier de supprimer la liberté. Mais quand même l’idéal le plus élevé de la société politique serait de supprimer entre les hommes toutes les différences, serait-ce une raison pour appliquer ce régime à l’armée ? L’enceinte qui entoure la cité a-t-elle la forme des demeures pacifiques qu’elle abrite ? Si l’égalité qui fait les démocraties pures ne fait pas les démocraties puissantes, faut-il lui livrer les institutions militaires ? Laquelle vaut mieux enfin, d’une armée si démocratique qu’elle laisse la démocratie sans défense ou d’une armée, qui, sans être construite suivant les règles démocratiques, soit assez forte pour défendre la démocratie ?

Cette démocratie, il est vrai, s’est fait de la force militaire un idéal semblable à elle-même, elle ne le trouve que dans le nombre. Elle se défie d’une armée où, sans doute, tous les citoyens sont appelés, mais où l’on ne prétend pas donner à tous la même valeur et qui, dressant la plus grande partie des hommes au rôle de troupes auxiliaires, concentre tous ses soins sur une élite qu’elle destine aux grandes actions militaires. Une telle organisation est contraire non-seulement à une opinion jusqu’ici dominante en France, mais aux faits qui triomphent ailleurs. Presque toutes les nations de l’Europe, obéissant à la même loi, tendent à abaisser le temps du service et à accroître les contingens. La plupart, qui voient croître avec une grande rapidité leur population, sont contraintes de réduire la durée de l’instruction militaire pour la donner à tout le monde et croient, en affirmant l’importance du nombre, adopter le système militaire le plus conforme à leurs intérêts.

Elles-mêmes se trompent. Si le nombre est le maître, les peuples latins ne peuvent résister aux peuples germaniques, ni les germaniques aux slaves ; la race blanche même unie dans son effort ne saurait arrêter la race jaune ; et peut-être le sein mystérieux de l’Afrique porte-t-il les derniers conquérans du monde. Mais parmi les nations, il en est une que la loi du nombre menace non pas d’une condamnation lointaine, mais d’une déchéance immédiate : c’est la France. Par la population, elle est la dernière des grandes puissances, et bientôt cessera de compter parmi elles. Toutes les autres s’accroissent, elle demeure stationnaire. Plusieurs, dont la population, au commencement du siècle, n’égalait pas la moitié de la sienne, compteront avant la fin du siècle deux fois plus d’habitans. En 1872, elle a établi son système militaire pour avoir autant de soldats que l’Allemagne. Depuis quinze ans, l’Allemagne s’est accrue de 8 millions d’âmes, elle a 1 million de combattans de plus que n’en peut armer la France. Si la multitude est la puissance, la France n’a rien à attendre du présent, et moins encore de l’avenir. Mais est-il vrai qu’un homme en vaille un autre, qu’il suffise à une armée d’avoir compté les ennemis pour être victorieuse ou vaincue ? et la raison admet-elle cette loi brutale qui, dans la hiérarchie de la puissance, place au dernier rang les races latines conquérantes du monde, pour mettre au premier les multitudes barbares de l’Afrique et de l’Asie ? Non, le destin d’une race n’est pas écrit d’avance sur les tables de population ; les défaites des grandes nations, les triomphes des petites remplissent l’histoire ; et la guerre est une épopée où la vaillance et le génie triomphent sans cesse du nombre. Sans doute, le nombre est un élément de la force, mais non la force tout entière : la force, comme l’homme qui l’exerce, est esprit et matière, et le corps, c’est le nombre, mais l’âme, c’est la vaillance. C’est un fait presque banal dans les annales du courage que des troupes aient lutté avec succès contre des forces doubles ; l’on en a vu tenir tête à des adversaires cinq fois plus considérables. Si de trop grandes disproportions semblent interdire le combat, il n’y a pas de limite certaine au-delà de laquelle il soit commandé à l’héroïsme de désespérer. Tandis que la loi du nombre, attachant le succès à un fait que les combattans ne peuvent pas détruire, réduirait le monde à un abject fatalisme, la loi du courage, remettant à chaque homme l’issue de la lutte, fixe son devoir, l’excite à combler, si excessive soit-elle, l’inégalité du nombre par la supériorité de l’énergie, l’amène enfin à cette croyance digne d’un soldat que dans toute défaite il y a un manque de vertu. C’est ce qu’ont pensé depuis l’origine tous ceux qui se sont transmis le secret de la victoire. Il ne faut pas croire que rien soit changé aux conditions permanentes de la guerre. L’extension même que les armées reçoivent de nos jours n’est pas une nouveauté ; elle a à toutes les époques de barbarie ou de décadence attesté l’affaiblissement de la science militaire. Ces multitudes immenses apportent obstacle aux grandes actions de guerre, parce qu’il faut à la fois les assembler pour combattre, les disperser pour les faire vivre, et à la difficulté de les mouvoir s’ajoute la difficulté plus grande encore de les nourrir. Elles subiront dans l’avenir les mêmes désastres que dans le passé. Le jour où un général osera à la tête de troupes, peu nombreuses mais choisies, délivrées de bagages, de déserteurs et de traînards, se jeter au milieu des nations armées, et déconcerter par la rapidité de ses marches les mouvemens combinés pour l’écraser sous le nombre, il enfoncera les armées sans consistance qui tenteront de l’envelopper, les coupera de leurs convois, les jettera les unes sur les autres ; et, ce jour-là, dans ces foules où la souffrance, la panique, la lâcheté, se multiplient par les masses, les défaites seront à la taille des armées. L’œuvre des plus grands génies, de ceux qui ont tracé ou restauré les régies de la guerre, a été de vaincre avec des troupes de métier des nations en armes. Sans doute, ces grands capitaines ont été un présent de la fortune, mais avant qu’ils apparussent, l’instrument dont ils devaient se servir avait été formé. César trouva les légions romaines que les luttes civiles avaient peuplées de vétérans ; Alexandre, Annibal, le grand Frédéric employaient des troupes choisies, et longuement formées par la prévoyance paternelle ; Napoléon, les vieux soldats de la monarchie et les volontaires de la révolution, mêlés ensemble par de longues guerres. Le peuple qui aspirera à la grandeur militaire devra faire cette armée toujours semblable qui, à travers les âges, a accompli de grandes choses. Quand elle sera créée, l’homme naîtra pour la conduire. Car l’ordre prépare et appelle le génie.

La France, qui dans ses troupes ne peut avoir, à l’égal des autres nations le nombre, peut avoir plus que nulle autre la valeur. La stérilité qui arrête le développement de sa race n’a atteint aucune des qualités qui ont fait longtemps sa supériorité militaire. Qu’elle les mette en valeur et, sans rivaliser pour obtenir le seul avantage qui lui manque, qu’elle estime sa part la meilleure. Si les puissances de l’Europe s’engagent par le service à court terme à des développemens toujours plus considérables d’effectifs, que, dans ses troupes, inférieures en quantité, elle mette un zèle grandissant à former chaque homme ; si les puissances de l’Europe penchent vers les armées de milices, qu’elle perfectionne une armée de métier. Rien ne serait aussi favorable pour elle. Avec 700,000 vieux soldats, elle est également sûre de sa sécurité et de sa grandeur. Mais si la France, dupe des sophismes, continue à croire que tous les citoyens seront à l’heure du péril des soldats, si elle compte, pour être forte et inviolable, sur l’instruction de son peuple, la générosité de sa politique, l’éclat de sa civilisation, qu’elle prenne garde. Elle ne serait pas la première démocratie, ni la plus brillante, qu’une semblable erreur ait perdue.

Athènes avait su défendre contre les Perses l’indépendance de la Grèce, contre les autres cités helléniques sa prépondérance, contre les factions sa liberté. Pour se reposer de la gloire des armes, elle avait conquis celle des lettres, des arts, de la philosophie, de la politique ; son génie était si universel que, non content de la doter elle-même, il travaillait à une œuvre de civilisation générale. Sa générosité pour les étrangers, la douceur de ses maximes faisaient pénétrer parmi l’égoïsme des peuples l’aurore d’une politique humaine. Protégée par ses victoires et surtout par ses services, elle crut son empire fondé à la fois sur la force et sur la reconnaissance, et se sentit trop nécessaire au monde pour rien craindre. Fière de sa population croissante, certaine que l’héroïsme des ancêtres se transmettait avec leur sang, elle cessa d’exercer sa jeunesse à la rude vie des camps : elle se contenta de donner à tout citoyen des armes et de lui luire jurer qu’il s’en servirait en homme.

Cependant grandissait aux frontières de la Macédoine un peuple obscur, peu nombreux, barbare, adonné pour toute science aux combats. Dès qu’il se crut assez fort, il menaça l’a Grèce. L’invasion qui se préparait dans l’ombre fut dénoncée par Démosthène. En lui Athènes retrouvait un héritier de ses anciens héros : toutes leurs vertus vivantes dans son éloquence semblèrent passer de ses lèvres dans l’âme des citoyens. Quand il vit rassemblée pour combattre cette nation incomparable, où chaque soldat était un homme capable de juger la nécessité de la lutte et les suites de la défaite, où la fierté des traditions, l’orgueil de la splendeur présente, l’intelligence et le cœur s’unissaient pour élever le courage, il ne douta plus de l’avenir et sur son bouclier fit inscrire en lettres d’or : « la bonne fortune ! Le rendez-vous qu’il lui donnait fut Chéronée. L’armée d’Athènes était par la vaillance prête au combat, mais n’était accoutumée ni à la faim ni à la soif, ni aux marches, ni à l’art sanglant des mêlées. Son élan tumultueux vint se rompre contre la phalange macédonienne ; elle ne sut que mourir d’abord, puis, quand elle vit l’inutilité de la mort, sauver sa vie. Lui-même, le grand citoyen, qui n’aimait rien à l’égal de sa patrie, celui que l’or de Philippe n’avait pu vaincre et que la mort devait plus tard trouver impassible, saisi tout à coup par cette ivresse de lâcheté qui monte-des champs de bataille avec les fumées du sang, jeta son bouclier trop lourd pour la fuite. Ce trophée, voué à la victoire, fut ramassé par un soldat qui ne savait pas lire et porté aux pieds du jeune Alexandre. La Grèce entière n’était plus qu’un butin. Son génie, laissé intact par sa défaite, achevait son infortune. Ses politiques, ses orateurs, ses philosophes, formèrent un peuple de pédagogues obligés d’instruire leurs vainqueurs. La force brutale conquérait par surcroit l’intelligence, et faute de force, l’intelligence s’abaissait à une condition servile. La civilisation allait travailler sous le fouet pour la barbarie capable de fixer la moins capricieuse des fortunes, la fortune des armes.


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  1. Voyez la Revue du 15 juin.
  2. « Il faut d’autant plus d’artillerie à une troupe qu’elle est moins bonne. » (Napoléon, Correspondance, 15678).
  3. « La tactique… est plus nécessaire à la cavalerie qu’à l’infanterie. » (Napoléon, Mém., VIII).
  4. « C’est de trente à cinquante ans que l’homme est dans toute sa force ; c’est donc l’âge le plus favorable pour faire la guerre. » (Napoléon, Mém., XVIII).
  5. Elles compteront en effet : 100,000 hommes de la portion permanente ; 100,000 remplaçans ayant de cinq à quinze ans de service ; 300,000 soldats ou remplaçais des classes ayant de un à cinq ans sur 276,000 réservistes ayant trois à cinq ans. Ces soldats auront, en moyenne, cinq ans de service.
  6. Ces calculs ont été faits d’après les tarifs des compagnies d’assurance. Ces tarifs établissent quel capital il faut verser à la naissance d’un enfant, ou quelles primes annuelles il faut payer pour qu’une somme de 3,000 à 4,000 francs lui soit acquise à vingt ans, s’il atteint cet âge. Le capital est de 1,010 à 1,264 francs ; la prime annuelle, de 85 à 106 francs. En moyenne, sur 300,000 conscrits qui arrivent chaque année à vingt ans, 80,000 seulement sont désignés pour le service de cinq ans. Donc le quart seulement de ceux qui, assurés, auraient droit au capital de survie, aurait droit au capital de remplacement. La chance de payer étant quatre fois moins forte pour les compagnies, les sommes et les primes à verser par les assurés doivent être réduites des trois quarts. Ainsi s’établissent les chiffres cités et dont l’exactitude a été contrôlée.