L’Arme du fou/17

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La Revue populaire (p. 73-76).

IV


Le retour, la vue des amies de son enfance, des lieux chers, avaient un peu dilaté le cœur déprimé de la pauvre enfant. Elle avait goûté comme un repos exquis ce silence nocturne de la campagne au milieu duquel les murmures coutumiers du vent et des bêtes sont une musique calmante plutôt qu’un bruit.

À sa fenêtre, devant une aube de septembre lumineuse, odorante et baignée de rosée comme une matinée d’avril, elle avait entendu, de tous les coins du vieux parc, de toutes les ramures nombreuses, enchevêtrées dans cette partie des anciens fossés, sous sa fenêtre, se lever la douce théorie de ses souvenirs : là elle avait joué enfant, s’ébattant dans toute la liberté qu’ont les chevreaux et les poulains sautant autour de leurs mères, là souvent, elle avait réprimé la fantaisie disciplinée de Fanchette ; voilà justement l’arbre où l’aventureuse enfant avait essayé de capturer le nid de ces chardonnerets auxquels pourtant Marie avait réussi à conserver leur liberté. Il était déjà grand, à cette époque-là, cet aulne, montant vers la lumière, au milieu de l’inextricable fourré, aux épines duquel Fanchette avait laissé plus d’un lambeau de ses petits jupons, mais combien plus grand maintenant ! Du fossé en contre-bas, ses premières branches atteignaient d’abord les fondations des murailles, puis, toujours, plus vigoureuses, s’étaient déployées et faisaient à présent un moutonnement de verdure splendide, à portée de la main, devant la fenêtre de la chambre de Marie. Mais c’était bien le même aulne, elle ne pouvait s’y tromper, gardant en sa mémoire cette scène, si lointaine, avec la netteté qu’ont les souvenirs enfantins, incrustés en nous.

Et cette vieille pierre ébréchée, au pied même de l’aulne, ne la reconnaissait-elle pas aussi ? Les herbes parasites et les ronces qui, sans cesse, tentaient de l’envahir, étaient autrefois sans cesse coupés et enlevés. Marie savait bien par quelle main.

Et voilà que, ce matin même, elle croyait voir, et, comme pour préciser délicieusement ce rappel d’un passé disparu, elle voyait, en effet, la pierre dégagée, conservant à peine ces mousses rares, dorées au soleil, qui la faisaient au regard plus veloutée et plus douce, nette d’ailleurs comme un autel, et sur cet autel, en témoignage du naïf culte d’antan, le bouquet coutumier, un faisceau de bruyères roses, de clochettes mauves, de pâles saponaires et d’odorantes branches de sureau, un bouquet pieux, tout étincelant de rosée :

— Mon pauvre Loup ! avait pensé Marie, toute émue, et vite elle sortit, altérée de respirer ces fleurs fidèles.

— Où courez-vous, chère enfant, êtes-vous souffrante ? interrogea, de la chambre voisine, la voix de Mme Guilleminot, une voix grasse, enrouée, encore tout empâtée de sommeil.

— Non, madame, non merci, ne vous dérangez pas, je vais remonter à l’instant.

— Mais je ne veux pas que vous sortiez, Marie, êtes-vous folle ?… de si grand matin, et dans la rosée, et faite comme vous voilà.

L’institutrice s’était arrachée aux douceurs de son lit et apparaissait à la porte de la chambre de Marie dans un « simple appareil » d’où toute séduction était absente.

— Oh ! nous n’y mettons pas tant de formes ici, dit Marie contrariée.

— N’importe, je vous prie de ne pas descendre avant moi ; où donc couriez-vous ?

— Eh bien, j’attendrai, dit Marie sans vouloir autrement s’expliquer, et, en dépit de ses habitudes de soumission, un peu révoltée.

En geignant l’institutrice regagna son lit. L’observation des ordres du maître ne promettait pas d’être une sinécure, s’il allait falloir veiller jour et nuit.

— Six heures, marmottait-elle en consultant sa montre, il fait grand jour, comment me rendormirai-je à présent ! Sans parler de ce bouvier qui n’en finit pas de crier après ces bœufs et de ces coqs qui s’égosillent dans la basse-cours.

Elle se pelotonna dans ses couvertures sous lesquelles saillait grotesquement sa rotondité et s’obstina à fermer étroitement ses paupières.

— J’aurai, pour sûr, la migraine tout aujourd’hui !…

Une heure plus tard, quand Louise, la grisonnante femme de chambre, entra chez elle avec le plateau du déjeuner et la bouillotte d’eau chaude, Marie, découragée de son premier essai d’indépendance, lui montra le bouquet sur la pierre, en lui indiquant par où elle devait passer pour aller le prendre et le lui apporter. Avec une mauvaise grâce très certaine, bien que dissimulée sous un air de soumission, Louise s’exécuta.

Mais, du moins, Madeleine allait venir et Fanchette, ses deux fidèles, ses deux chères, la veille à peine entrevues, celles à qui l’on disait tout, celles qui tenaient en réserve pour l’orpheline la tendresse dont elle était avide, la franchise et le courage qui devaient la vivifier.

La nourrice de Mademoiselle et sa fille demandent si Mademoiselle veut les recevoir, dit Louise, entr’ouvrant la porte du petit salon où Marie travaillait à l’aiguille auprès de Mme Guilleminot.

Marie s’élança, jetant son ouvrage :

— Je crois bien que je veux, où sont-elles ?

Doucement, Marie, asseyez-vous, je vous prie. Faites monter ces personnes, Louise.

Oh ! la domination était établie et solidement établie. Marie se rassit, découragée, et fit à ses deux amies un accueil, où la contrainte se percevait sous la tendresse.

Impassible, inébranlable comme un roc monumental dans son fauteuil, la lèvre dédaigneuse, mais l’œil acéré et l’oreille tendue, l’institutrice était là, comptant dans une sorte de murmure énervant, les points de sa tapisserie. Devant ce témoin muet, l’entretien se poursuivit banal et pénible, avec des amplifications sur ce qui n’intéressait pas, et des réticences dans les seuls sujets qui tinssent à cœur.

Marie avait apporté quelques objets qu’elle pensait devoir plaire à Madeleine et à Fanchette ; elle les leur offrit, mais comme gênée de donner et, elles, les acceptèrent, sans élan de cœur, comme confuses de les recevoir.

Quand Fanchette embrassa Marie, à la fin de cette entrevue si tristement gâtée :

— Sors avec nous, lui glissa-t-elle tout bas.

Et Marie enhardie par la présence d’alliées aussi chères, prit son chapeau de jardin, et, s’adressant à Mme Guilleminot, du ton dégagé que l’on prend pour formuler une avertissement plutôt que pour solliciter une permission :

— Je sors une instant avec ma nourrice et sa fille, madame.

Déjà, elle touchait à la porte, mais l’institutrice faisait bonne garde :

— Nous nous promènerons tout à l’heure, mon enfant. Il fait encore un peu chaud.

— Je vais rentrer à l’instant et je vous accompagnerai à la promenade quand vous le désirerez, madame.

— Veuillez ne pas sortir maintenant.

— Comment, Madame, ne puis-je faire quelques pas avec ma nourrice et ma sœur de lait ?

— Pas aujourd’hui, Marie.

— Mais c’est trop fort, à la fin. Je n’entends pas endurer un pareil esclavage, sachez-le, madame, et…

D’une main preste, l’institutrice montra la porte à Madeleine, qui n’osa résister, et comme Fanchette, combative et décidée, restait, prête à répondre :

— M’avez-vous comprise, mademoiselle, dit seulement Madame Guilleminot ; dans l’intérêt même de Mlle de Lissac, je vous engage à n’être pas récalcitrante.

Et Fanchette, révoltée, furieuse, mais par prudence contenant sa colère, sortit à son tour avec des larmes dans les yeux, et une foule de projets de résistance déjà levant dans son âme énergique.

Madame Guilleminot se retourna vers Marie et la vit debout, les joues brûlantes, toute frémissante d’indignation :

— Je ne saurais souffrir, madame, dit-elle, de voir traiter ainsi, chez moi, des personnes que j’aime, qui me sont dévouées, et que j’entends voir librement et quand il me conviendra.

L’institutrice continuait son travail, paisible en apparence et ne répondant rien. Elle connaissait alors le faible pouvoir de résistance qui était en Marie.

— Je ne comprends pas votre silence, madame. Est-ce de votre inspiration que vous agissez ainsi vis-à-vis de moi, ou dois-je comprendre que mon tuteur a donné des ordres pour que je sois contrariée dans mes désirs les plus chers ?

Devant ce ton acerbe, Mme Guilleminot fit montre de la plus angélique patien­ce :

— Votre tuteur n’a rien à faire en ceci, ma chère enfant, directement du moins. Il est très vrai, d’ailleurs, que j’ai reçu mission de vivre auprès de vous, justement pour vous maintenir dans les principes d’éducation qui doivent être les vôtres. Vous les inculper, au besoin, achever de faire de vous la femme distinguée, la grande dame que vous êtes appelée à devenir. Comment, dès lors, pourrai-je tolérer des rapports intimes avec ces paysannes ? de braves femmes, je ne le nie pas, qui peuvent vous être attachées, mais qui ont une manière bien familière, pour ne pas dire davantage, de vous témoigner leur attachement. Pendant quelque temps je vous l’avoue, oui, je désire que vous ne les voyez que sous mon contrôle ; ne vous en plaignez pas, c’est pour votre bien. Et dans quelques mois, vous serez votre maîtresse, Marie. Quelle joie pour moi et quel honneur de vous remettre bien élevée, parfaite aux mains d’un mari digne de vous, qui vous fera riche et heureuse.

Pendant ce petit discours, si bien limé, si modéré et si correct, toute la pauvre ardeur combative de Marie tombait comme un feu de paille. La couleur qui était montée à ses joues, s’évanouit ; assise, boudeuse encore, mais déjà matée, elle réfléchissait. Parfois, révoltée dans un premier mouvement, ses réflexions avaient toujours pour effet de la replacer plus docilement sous le joug.

Elle ne détestait pas son oncle elle ne l’aimait pas non plus, elle le redoutait un peu. Il était resté le maître, et Marie trouvait assez naturel d’être soumise à l’autorité d’un maître. Mais elle n’était pas heureuse. Elle se mouvait comme dans un air chargé de miasmes, insuffisants à provoquer la mort, mais assez malfaisants pour empêcher le développement normal et la plénitude de la vie.

D’ailleurs, Marie connaissait assez peu la signification de cette plénitude de la vie et ne s’y croyait pas appelée. Elle se souvenait peu de sa mère qu’elle avait à peine connue, toujours maladive, et qui était morte à vingt-quatre ans. Sa mémoire lui retraçait mieux les traits de son père, mais elle le lui montrait assombri par le chagrin, misanthrope, dépourvu d’activité et d’élan et de si faible cerveau qu’il avait suffi du soleil d’une matinée de juillet pour l’abattre.

Et sa sensibilité n’était pas encore guérie de la commotion qu’elle-même avait ressentie ce jour-là.

Depuis, elle avait été toujours tenue dans cette conviction que son propre état mental n’était pas dans un parfait équilibre :

« Je serai pareille à mes parents, pensait-elle dans une sorte de fatalisme, je vivrai faible et mourrai jeune. »

Marie était chrétienne et pieuse, mais plus affective qu’énergique et, telle qu’autrefois auprès du tombeau de son père, voulait conquérir le ciel sans lutte et n’aspirait qu’au repos éternel.