L’Armement de l’infanterie et l’Instruction du tir en France

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L’Armement de l’infanterie et l’Instruction du tir en France
Revue des Deux Mondes3e période, tome 60 (p. 894-922).
L’ARMEMENT DE L’INFANTERIE
ET
L’INSTRUCTION DU TIR EN FRANCE.

Une agitation s’est créée dans l’armée sur la question du fusil, et l’opinion publique n’y est pas restée indifférente. Le gouvernement, de son côté, s’est occupé de donner satisfaction aux exigences formulées par la presse. Des commissions ont été instituées pour étudier les innombrables modèles d’armes proposés de toutes parts. Elles n’ont pas encore fait leur choix, qui reste d’ailleurs subordonné à la solution que recevront les questions de principe. Or, on est loin d’être fixé sur certains points qui sont de haute importance. Doit-on se contenter de transformer l’armement actuel, ou convient-il d’en créer un neuf de toutes pièces? Vaut-il mieux développer les qualités balistiques du fusil : — comme de porter loin, de frapper juste et de s’enfoncer profondément, — ou ce qu’on nomme les qualités de service : — comme d’être léger, de se charger vite, de n’exiger que peu de précautions dans le maniement et dans l’entretien ? Doit-on approprier la tactique au caractère nouveau d’armées composées en grande partie de réservistes qui seront probablement de tort médiocres tireurs, ou doit-on chercher à conserver les principes d’autrefois en travaillant à répandre dans la population civile le goût et la pratique du tir? Arrivera-t-on à ce résultat de faire de tout citoyen un tireur exercé et pourra-t-on en conséquence compter sur les réservistes aussi bien que sur les soldats de l’armée active pour tirer bon parti de leurs armes? Voilà de quoi l’on dispute, sans arriver à s’entendre, et il est incontestable que le problème est assez complexe. Ce n’est pas une raison pour ne pas chercher à l’énoncer et à le résoudre théoriquement. L’exposition de la question exigerait un historique complet ; mais il ne s’agit pas ici de traiter le sujet à fond. En indiquer la nature, les difficultés spéciales, expliquer le caractère des solutions proposées, en mettre les avantages et les inconvéniens en relief : c’est déjà une tâche assez lourde et qu’il serait inutile d’aggraver à plaisir.


I.

Les qualités balistiques et les qualités de service réunies en une même arme en feraient le type complet, l’idéal de la perfection. Malheureusement ces qualités sont antagonistes : à développer les unes, on diminue les autres ; et le mieux est de chercher, par des concessions et des sacrifices, à obtenir entre elles un équilibre harmonieux qu’on ne saurait trouver en envisageant un seul côté des propriétés requises. Cette sagesse de juste milieu, on l’a bien rarement : si on étudie, en particulier, l’histoire des armes à feu, on constate bientôt qu’on a toujours procédé par engouemens, en se jetant dans un extrême d’où l’on n’est revenu que pour se rejeter dans l’extrême opposé.

A telle époque, on a construit des fusils avec l’unique préoccupation de leur donner une grande portée ; et il a fallu les faire puissans, massifs, aussi peu maniables que possible. A tel autre moment, on s’est surtout attaché à pouvoir les charger avec célérité, et c’est même dans ce travers qu’on serait près de tomber actuellement, si quelques écrivains ayant autorité en la matière ne prenaient soin de conseiller au ministre de la guerre une circonspection que n’ont pas les journalistes, et dont ils n’ont d’ailleurs pas besoin.

La puissance balistique du fusil se paie le plus souvent, soit par l’alourdissement de l’arme, soit par un recul exagéré qui s’exerce sur l’épaule du tireur. D’autres fois, c’est en employant de lourds projectiles qu’on est arrivé à leur permettre de conserver leur vitesse et leur force de pénétration. Mais alors le nombre de cartouches que le soldat pouvait porter était bien faible, et les approvisionnemens de munitions traînés à la suite des armées se trouvaient soit insuffisans, soit par trop encombrans. On a cherché encore à améliorer le tir en forçant la balle à l’aide de la baguette ; mais on ralentissait ainsi le chargement, on le rendait plus pénible.

On voit donc bien qu’il y a quelque incompatibilité entre les qualités diverses exigées dans un bon fusil de guerre : en les analysant une à une, on verrait mieux encore combien il est difficile de les obtenir toutes dans la mesure convenable. Mais la démonstration est inutile pour qui a été appelé jamais à prendre une décision : on sait qu’il y faut ménager des intérêts variés et contradictoires et qu’on ne saurait se flatter d’arriver à la perfection.

C’est ainsi que, dans la fabrication des armes de guerre, on a été amené à l’adoption d’un modèle dont le fusil Gras, actuellement en service chez nous, peut être cité comme le type. Sa portée est de deux kilomètres ; par conséquent, sa balle peut aller jusqu’où peut aller le regard du tireur. L’artillerie, qui a un champ de tir plus étendu, est obligée de recourir à tout un attirail d’instrumens d’optique, tels que télémètres et longues-vues, dont l’infanterie ne saurait se charger. Aux distances extrêmes du tir, la balle du fusil Gras est encore meurtrière. Il n’était pas rare autrefois d’être atteint par des balles mortes. On cite tel général qui, après une bataille, en trouvait dans ses vêtemens ou dans sa perruque. Au commencement de ce siècle même, il arrivait qu’elles ne fissent pas de blessures, mais de simples contusions. Le moindre obstacle amortissait le choc : il suffisait des buffleteries pour arrêter la trajectoire. On n’en est plus quitte à si bon marché avec les projectiles à tête pointue dont on se sert actuellement et qui, animés d’un mouvement en hélice, entrent dans les chairs comme un tire-bouchon dans du liège.

La précision du tir est assez grande pour que la moyenne des tireurs loge la moitié de ses balles, à la distance d’un kilomètre, dans un rectangle ayant environ 2m, 30 de hauteur sur 1m, 90 de largeur (Règlement du 4 novembre 1882) ; pour un bon tireur, la surface qui recevrait 50 pour 100 des coups, à la même distance, ne serait que de 1m,20 sur 1m,70, ce qui est à peu près la dimension d’une fenêtre. En se plaçant à un kilomètre d’une maison et en considérant les dimensions qu’offrent ses fenêtres vues d’aussi loin, on reconnaîtra que c’est là une belle justesse. La tension de la trajectoire est très grande : la balle qui atteint le front d’un cavalier à une distance d’un kilomètre, atteint aux pieds un autre homme placé 30 mètres plus loin, même sans ricocher. Le même projectile peut frapper deux fantassins placés l’un à 400 mètres en avant du tireur, l’autre à 530.

Le fusil Gras pèse 4k, 200, sans baïonnette ; c’est, en somme, assez peu de chose par rapport au poids total de l’équipement du fantassin. Cette charge commodément placée serait insignifiante; mais, dans la mise en joue et le maniement de l’arme, elle ne laisse pas d’être sensible.

La longueur totale, qui est de 1m, 30, permet à la Louche du fusil de l’homme du second rang de dépasser sensiblement son chef de file : on peut donc exécuter sans dangers ni gêne le tir sur deux rangs. Avec la baïonnette, la longueur est de 1m,80, ce qui suffit pour une arme d’hast.

La charge se fait en quatre temps au moyen d’un mécanisme de culasse simple, solide et ingénieux, dont la fermeture est hermétique. Il y a quelques années, des crachemens de gaz enflammés se produisaient par l’arrière au moment du tir, lorsque l’enveloppe des cartouches venait à se fendre. Des perfectionnemens introduits dans la fabrication de ces enveloppes ont rendu ces accidens extrêmement rares. Par surcroît de précaution, on a quelque peu modifié la culasse, de façon à ouvrir une issue aux gaz s’il venait à s’en échapper par les joints ; ils sont dirigés en l’air et ne peuvent plus venir atteindre le tireur à la figure ou à la main, causant des blessures assez graves comme celles qu’on avait eu à constater à une certaine époque.

Le soldat a donc le sentiment de sa sécurité : les exercices à la cible lui montrent que son fusil est une bonne arme dans laquelle il peut avoir confiance. Les pièces en sont solides, leur assemblage est simple. Il suffit d’un tournevis pour démonter tout le mécanisme. À défaut de tournevis, on peut se servir d’une lame de couteau ou même d’une pièce d’un sou introduite par la tranche dans la fente d’une vis unique ; le nettoyage est facile ; la mise en place et le remontage des pièces de la culasse se font sans grands efforts, assez rapidement et sans qu’il soit besoin d’instrumens spéciaux.

La cartouche pèse à peu près 44 grammes : si on admet que le soldat puisse porter sur lui 4 kilogrammes de munitions, son approvisionnement sera de 90 cartouches (15 paquets de 6, à 270 grammes l’un). En Angleterre, pour le même poids, il n’en pourrait porter que 80, les balles qu’on y emploie étant relativement lourdes. Aussi, pour alléger la charge totale du fantassin anglais, a-t-on dû lui donner un fusil plus léger que le nôtre, ayant un fort recul. Dans une armée de volontaires recrutés avec un certain soin et constamment exercés, l’emploi de ces armes offre bien moins d’inconvéniens que dans une armée comme la nôtre, où les réservistes comptent pour une bonne part. En Italie, les cartouches sont assez légères : il en faut 105 pour faire un total de 4 kilogrammes. Mais l’air a plus de prise sur elles que sur de plus lourdes et, aux grandes distances, leurs effets sont incertains.

En résumé, les armemens récens des principales infanteries européennes sont à peu près équivalens. Le fusil Werndl, de l’Autriche (fermeture à barillet), le fusil Martini-Henry, de l’Angleterre (fermeture à bloc), les fusils Mauser, de l’Allemagne, — Gras, de la France, — de Beaumont, de la Hollande, — Vetterli, de l’Italie, — Berdan, de la Russie — (ayant tous les cinq la fermeture à verrou), diffèrent extrêmement peu les uns des autres. Ceux qui s’en serviront combattront à armes égales : comme portée, comme effets meurtriers, comme justesse, ces fusils sont de même puissance. Leurs poids sont à peu près égaux. Leurs munitions se ressemblent: ce sont des cartouches complètes, c’est-à-dire composées d’une enveloppe métallique, — à la fois étanche pour assurer la conservation de la poudre, et hermétique pour empêcher l’échappement des gaz, — dans laquelle sont réunis la balle, le lubrificateur destiné à graisser après chaque coup les parois de l’âme, la charge de poudre et l’amorce qui produit l’inflammation. Leur poids oscille entre 36 et 48 grammes, l’approvisionnement porté par chaque homme variant, en conséquence, entre 80 et 100 cartouches environ, comme on l’a vu, pour une limite de 4 kilogrammes.

Il est maintenant question de modifier cet armement pour assurer une supériorité à la nation qui aura été assez riche ou assez entreprenante pour le doter de qualités qui manquent aux autres. On peut dire que chaque puissance étudie en ce moment les moyens d’améliorer considérablement son fusil. Le bruit qui se fait autour des armes à répétition n’est pas localisé en France. En Allemagne, les préoccupations ne sont pas moindres. Et l’on sait que la Suisse est déjà dotée d’armes à magasin, que la Suède et la Norvège sont près d’en être également armées, que les États-Unis en ont eux aussi.

Mais, tandis que le gros du public ne voit guère d’autre réforme que l’accroissement de vitesse du tir, les gens du métier songent plutôt à augmenter les propriétés balistiques, ou tout au moins à les conserver telles qu’elles sont aujourd’hui, mais en diminuant notablement le poids de l’arme et de la cartouche, car, — on a pu s’en convaincre, — la portée et la force de pénétration sont suffisantes, et, pour ce qui est de la justesse, on ne doit pas la rechercher avec trop de rigueur dans une arme qui doit être tenue par une main plus ou moins tremblante. Il n’en est pas du fusil comme du canon, qui repose sur un affût immobile, calme, inaccessible aux émotions du champ de bataille.

Les deux tendances distinctes des inventeurs et des théoriciens peuvent se résumer en ces deux, termes ; Rapidité da tir ou réduction du calibre.


II.

« La question de temps importe beaucoup pour l’effet pratique du fusil d’infanterie comme pour celui de toute machine. En effet, une arme à feu idéale, avec une trajectoire parfaitement droite et sans aucune dérivation, mais qui ne tirerait qu’un coup tous les quarts d’heure, ne pourrait tenir contre des arcs et des frondes. » Ainsi s’exprime Rustow dans son Traité de tactique générale, et on ne manque jamais de citer son opinion sous cette forme quelque peu paradoxale, mais saisissante, lorsqu’on parle de la rapidité du tir. Rien n’indique mieux en effet l’impuissance d’une lenteur exagérée. L’histoire en donne, du reste, des preuves qui valent tous les raisonnemens du monde. Bien des fois l’infériorité a été aux armes qui avaient les qualités balistiques les plus grandes, uniquement parce qu’il leur manquait la vitesse. L’arbalète, qui était beaucoup plus précise que l’arc, et qui donnait à la flèche une force de pénétration plus grande, n’en lançait qu’une rians le temps qu’on en tirait quatre avec l’arc, et c’est à cette circonstance qu’on attribue la défaite des arbalétriers génois par les archers anglais à la bataille de Crécy.

De son côté, le mousquet eut, à l’origine, quelque peine à détrôner l’arc et l’arbalète, malgré l’effet moral considérable produit par sa détonation. Mais, en une minute, pendant qu’un archer lançait une dizaine de flèches avec un engin très portatif et très maniable, c’est à peine si le mousquetaire arrivait à riposter par une balle. Et il faut ajouter le temps nécessaire pour l’installation de l’arme, qui était lourde et difficile à transporter. Si bien que, lorsqu’un mousquet, dans un jour de bataille, avait servi dix fois, c’étaient des cris d’admiration et un émerveillement que nous avons quelque peine à nous expliquer. On citait comme très habiles, à l’époque de la guerre de Trente ans, des soldats qui avaient fait feu sept fois en huit heures de combat. L’arquebusier, qui tirait son arme à bras francs, ne portait sur lui que trente balles. Le mousquetaire, encore plus lent, puisqu’il avait à tenir son mousquet appuyé sur une fourchette, n’avait que douze ou quinze charges. La poudre était renfermée dans de petits cylindres en fer-blanc ou en bois, recouverts de cuir, fermés par un bouchon, et suspendus par étages à la bandoulière à l’aide de lanières assez longues pour que le soldat pût approcher le cylindre de sa bouche et arracher le bouchon avec ses dents. Les balles étaient dans une bourse en cuir, où se trouvait également un morceau de mèche.

On comprend combien un tel équipement devait être gênant : aussi les mousquetaires, pour tirer plus rapidement, avaient-ils pris l’habitude de vider leurs charges dans leurs poches de pourpoint et de mettre les balles dans leur bouche, d’où ils les crachaient, — il n’y a pas d’autre mot, — dans le canon du mousquet, au fur et à mesure des besoins. C’est de cette habitude qu’était venue une expression dont on s’est servi longtemps en parlant d’une troupe qui, à la suite d’une capitulation, avait obtenu les honneurs de la guerre, c’est-à-dire le droit de défiler avec armes et bagages comme pour aller au combat : on disait qu’elle était sortie de la place « mèches allumées, balles en bouche. »

En 1683, une ordonnance royale substitua aux anciennes charges de bandoulière une poire à poudre ou fourniment. En 1734, on se servit de cartouches en papier pendant la campagne d’Italie : on s’en trouva bien et on les adopta. Quand le soldat voulait charger, il déchirait avec les dents le côté ou le bout de la cartouche qui devait se trouver en regard de la lumière ou du bassinet du fusil ; il l’enfonçait jusqu’au fond de la chambre et n’avait plus qu’à amorcer. Cette innovation, et l’adoption de la platine à batterie au lieu de la platine à mèche, c’est-à-dire la substitution du fusil au mousquet, avaient déjà permis d’accélérer beaucoup la charge. L’emploi des baguettes en fer, introduites en 1730 dans l’armée prussienne, ne tarda pas à se généraliser. A la bataille de Mollwitz (1741), les Autrichiens, qui avaient d’abord l’avantage, ne purent répondre aux Prussiens par un feu aussi vif que le leur, parce que la plupart de leurs baguettes, — qui étaient en bois, — se cassaient dans h canon; les hommes, se trouvant ainsi hors d’état de faire feu, cherchèrent à se mettre à l’abri des feux continus de l’infanterie ennemie en se cachant les uns derrière les autres : l’ordre de bataille fut rompu, l’armée autrichienne ne se présenta plus qu’en bandes éparses, et le canon prussien ne tarda pas à les écraser.

On en était venu, grâce à ces perfectionnemens successifs, à une vitesse normale de trois coups par minute. La Prusse, qui presque toujours a pris l’initiative des améliorations de l’armement, devait, sous l’énergique impulsion du grand Frédéric, doubler cette vitesse de tir par suite de l’emploi de baguettes cylindriques qu’il n’y avait plus à retourner, suivant qu’on avait à bourrer sur la poudre ou sur la balle, et par suite aussi de l’adoption de lumières coniques qui s’amorçaient toutes seules avec la poudre versée dans le canon : il devenait donc inutile d’en mettre dans le bassinet, et un mouvement assez long se trouvait ainsi supprimé. On arrivait de la sorte à une vitesse de six ou sept coups par minute, au moins sur la place d’exercice.

Ce résultat atteint, on se tourna d’un autre côté : on chercha moins la rapidité et on s’attacha à perfectionner la carabine, c’est-à-dire le fusil rayé. La supériorité de cette arme sur le fusil à âme lisse était reconnue; mais son chargement, qui se faisait en forçant la balle à coups de maillet, était trop pénible et trop lent pour qu’on songeât à en doter la masse de l’infanterie. C’est le chargement par la culasse qui a permis d’employer, d’une manière pratique, les armes rayées. Au lieu d’avoir à écraser la balle introduite par la bouche, de façon qu’en s’épanouissant elle vînt remplir l’âme et s’incruster dans les rayures, on n’eut plus qu’à introduire par la culasse des balles d’un calibre égal à celui de l’âme ou même plus fort.

C’est à Pauly, armurier[1] anglais établi en France, que paraît due la première construction d’une arme à culasse mobile avec système percutant. L’inflammation de la charge, au lieu d’être produite par l’etincelle jaillissant d’un briquet à silex (pierre à fusil), se produisait à l’aide d’une amorce fulminante qui était écrasée par une tige de fer mise en mouvement par la pression du doigt sur la détente. Au mois de janvier 1813, le duc de Rovigo écrivait à l’empereur :


Sire, il existe à Paris, rue des Trois-Frère ?, no 4, un armurier nommé Pauly, qui est inventeur d’un fusil propre à l’usage des troupes, qui paraît une découverte extrêmement avantageuse.

Sur l’avis que j’ai eu que l’on cherchait à lui acheter son secret, je l’ai fait venir et lui ai fait apporter son arme. En ma présence, dans mon jardin, il en a tiré vingt-deux coups à balle dans deux minutes. J’en ai été si étonné que je lui ai demandé si le général Gassendi, du comité d’artillerie, avait vu cette découverte. Il m’a dit que oui, mais qu’il n’en entendait plus parler et qu’il était dans le besoin. J’ai pris alors sur moi de lui demander son fusil, que j’envoie au cabinet de Votre Majesté, parce qu’il m’a paru digne de sa curiosité.

… Je demande pardon à Votre Majesté, mais l’expérience que j’ai vu faire chez moi m’a rendu enthousiaste de cette arme, surtout pour les pistolets, qui sont si difficiles à recharger dans la cavalerie.


L’empereur fit examiner ce fusil par une commission, et lui-même le fît tirer en sa présence, à Gros-Bois, le 19 janvier 1813. Il était expéditif, comme on sait. Il se déclara, en principe, favorable au nouveau système : « Les essais, dit-il, n’ont pas encore satisfait complètement à toutes les conditions, mais tout porte à espérer un bon succès des progrès que font les arts chimiques et mécaniques ; lorsque les améliorations seront adoptées, le feu sera plus actif. » Il est probable que, si la guerre n’avait interrompu les études entreprises sur ce sujet, elles eussent abouti à l’adoption du chargement par la culasse. Mais il n’y a que les périodes de paix qui permettent de préparer et d’effectuer les transformations de matériel.

C’est ainsi que, dans cette longue retraite de la Prusse, qui dura d’Iéna à Sadowa, ou plutôt de 1815 à l’affaire du Schleswig-Holstein (1864), pendant cette ère de recueillement et de silence, de repliement et de concentration, Dreyse arriva à faire adopter son fameux fusil à aiguille. Il avait pris dans l’atelier de Pauly, chez lequel il avait travaillé vers 1809, l’idée du chargement par la culasse; mais la grande originalité, le caractère saillant de son invention est dans l’emploi d’une cartouche complète contenant, réunis dans une même enveloppe en papier, l’amorce, la charge et le projectile.

On obtenait ainsi une double économie de temps. Avec le chargement par la bouche, il fallait que le soldat plaçât l’arme en face du corps, la crosse entre les pieds, qu’il prît la cartouche, la balle et la capsule dans sa giberne, qu’il déchirât la cartouche et en versât la poudre dans le canon, qu’il retirât la baguette de son canal et la remît en place après avoir bourré, qu’il relevât son arme et qu’il plaçât la capsule sur la cheminée après l’avoir mise à découvert. Maintenant, il suffisait d’ouvrir la culasse, d’y introduire la cartouche et de la refermer. Il faut pourtant bien avouer que la rapidité du tir n’y gagna pas énormément. Les mouvemens du mécanisme de culasse étaient lents et durs. La vitesse normale de tir était fixée à cinq coups par minute seulement : il est vrai qu’on aurait pu facilement atteindre un maximum plus élevé. Mais ce n’était pas tant la vitesse, c’était surtout la justesse que Dreyse avait eu en vue d’obtenir. Avec le fusil se chargeant par la bouche, il arrivait que le soldat laissât tomber une partie de la poudre de la cartouche soit accidentellement, soit intentionnellement, pour éviter la violence du recul ; pour les mêmes raisons, la balle était plus ou moins enfoncée. De ces causes résultaient de grandes irrégularités dans le tir, et c’est en grande partie pour les éviter qu’on avait adopté en Prusse, en 1841, le chargement par la culasse[2].

La rapidité du tir, en effet, loin d’être recherchée à cette époque, était bien plutôt redoutée. « A côté des avantages du chargement par la culasse, disait le Cours de tir de 1862, ouvrage alors réglementaire, il existe un inconvénient qui ferait peut-être rejeter l’usage de ces armes, au moins pour l’infanterie, lors même que leur solidité et leur facilité d’entretien seraient reconnues incontestables ; c’est que leur tir est susceptible d’une grande rapidité, et il est à craindre que des soldats peu aguerris ne brûlent mal à propos trop de munitions et ne se trouvent hors d’état de répondre au feu de l’ennemi au moment le plus critique. Pour conjurer autant que possible ce danger, il faudrait doubler les approvisionnemens et mener en campagne une quantité considérable de voitures et de chevaux.» Telles étaient les appréhensions à cet égard, que la commission de tir de Vincennes se refusait à expérimenter les systèmes de culasse comportant des cartouches complètes. Elle exigeait que la capsule fût indépendante de la cartouche, disposition qui ralentissait la charge, puisqu’il fallait un mouvement particulier pour amorcer.

Toutes ces craintes devaient tomber après l’éclatante expérience de Sadowa. Les grandes puissances militaires de l’Europe adoptèrent immédiatement des systèmes de fermeture plus ou moins analogues à celui qui venait de faire si bruyamment et si brillamment ses preuves. La cartouche complète ne trouva plus d’opposition.

Les nouveaux fusils de la période 1866-1870 et même ceux qui ont été construits depuis, et avec lesquels on a encore réalisé de légers progrès comme vitesse de tir, — l’armé se faisant automatiquement, — permettent seulement de lancer normalement sept ou huit balles par minute. On serait, sans doute, surpris de constater combien peu ces nombres de coups diffèrent de ceux qu’on obtenait du temps du grand Frédéric, si on ne se rappelait qu’aujourd’hui on ajuste avec soin et précision, tandis qu’alors « on ne visait pas ; l’art consistait à lancer dans une direction horizontale le plus de balles dans le moins de temps possible[3]. »

Avec le fusil Gras, rien ne serait plus aisé que de tirer douze ou même quinze coups par minute, dans ces conditions, surtout si les cartouches, au lieu d’être en vrac dans la cartouchière, étaient disposées en ordre à portée de la main du tireur. C’est par des artifices de ce genre qu’on arrive dans les expériences du temps de paix à des vitesses vraiment surprenantes. Ou a même employé pareil expédient dans l’armée russe pendant la campagne de Bulgarie. Le soldat tenait dans sa main gauche, serrée contre le bois du fusil, à hauteur de l’échancrure par laquelle on charge, une sorte de boîte en carton contenant des cartouches culot en l’air. Il était beaucoup plus rapide de saisir le culot pour placer la cartouche dans l’échancrure que d’aller chercher au fond de sa giberne une cartouche qu’on saisissait parfois par la balle et qu’il fallait alors retourner avant de la mettre en place. Aussi a-t-on beaucoup préconisé l’emploi de ces chargeurs, qu’on a considérablement perfectionnés (et aussi compliqués, par malheur) en les rendant automatiques, en ce sens que l’ouverture de la culasse entraîne l’introduction de la cartouche et qu’il n’y a plus besoin d’un mouvement spécial pour aller la prendre et la présenter à l’échancrure.

En Allemagne, en France, il y a eu dans le monde militaire un vif engouement en faveur des chargeurs automatiques et en général pour toutes les mesures destinées à accélérer le tir au-delà de toutes les limites précédemment admises, et au risque de ne plus ajuster, de façon à couvrir de balles une étendue considérable de terrain jusqu’à l’extrême portée du fusil, au lieu d’accumuler ses coups sur un point déterminé, d’y concentrer ses efforts, et de le cribler. On ne saurait mieux comparer cette dernière méthode qu’à la façon dont s’y prennent les pompiers pour éteindre un incendie en dirigeant un violent jet d’eau sur la racine même de la flamme, pour ainsi dire, et n’attaquant un nouveau foyer qu’après s’être rendus maîtres du premier. Une pluie, pour si intense qu’on la suppose, ne produirait pas d’effets comparables. Pourquoi donc alors préférerait-on le tir en pluie au tir en jet? C’est que le soldat a une âme, si le feu n’en a pas; c’est que la pluie n’a sur le foyer qu’un effet matériel, tandis que la mousqueterie et la canonnade ont sur les troupes un effet moral. De tous les animaux l’homme est le plus peureux : le sifflement des balles, la vue des camarades qui tombent blessés agissent sur son esprit et le disposent aux découragemens.

Un officier supérieur de l’armée russe, le colonel Kouropatkine, a fort bien indiqué quels sentimens on éprouve en entrant dans une région de 2 kilomètres de profondeur où pleuvent incessamment les balles. Il en parle savamment, en ayant fait l’expérience dans la campagne de Plewna : « Une fois entrés dans la zone efficace de notre fusil, à 600 pas et plus près encore, nous utilisions fort peu les feux de mousqueterie et nous préférions nous porter en avant sans tirer et même sans utiliser complètement les couverts du terrain. Lorsque des pertes considérables, l’épuisement des forces physiques, l’ébranlement des nerfs, obligeaient nos troupes à s’arrêter en chemin avant d’avoir pu atteindre leur objectif, elles se couchaient, non pas sur les points qui eussent été les plus favorables, d’après la nature même du terrain et la position de l’adversaire, mais simplement à l’endroit où elles étaient domptées par cette sorte de crise. Des fractions étaient arrêtées, les unes à 100, les autres à 40 pas de l’ennemi, sur des terrains complètement exposés, quand elles avaient en avant ou en arrière d’excellens couverts où elles auraient pu s’abriter. »

Sous Plewna, en effet, on a vu aux prises les deux tactiques contraires du feu lent, méthodique, ajusté, « en jet, » et du feu précipité, désordonné, à la diable, « en averses. » Tous les témoins s’accordent pour l’appeler feu infernal, feu à outrance, feu endiablé. Il s’est fait là une consommation de munitions qui passe tout ce qu’on a coutume d’imaginer. Dès que les Russes commencent à avancer, les lignes turques pétillent comme un fagot bien sec qu’on jette au four. Les tireurs sont commodément installés dans des tranchées, derrière des parapets. A côté d’eux se trouvent des caisses pleines de cartouches[4] ; ils n’ont qu’à allonger le bras et à prendre : les provisions sont inépuisables. Chaque soldat a en main un fusil Martini-Peabody, pour le tir aux grandes distances, mais il y a à sa portée un fusil Winchester à 7 coups, tout chargé : c’est sa réserve pour le cas d’un assaut. Ses chefs ne lui crient pas de ménager ses munitions, d’épauler, de viser avec soin. Le mot d’ordre est de tirer, de tirer toujours. D’épauler, il ne saurait être question : le recul serait trop pénible à supporter. De plus, l’ennemi est à 3,000 pas et la graduation de la hausse ne va pas jusque-là. Les Turcs tiennent leur fusil sous un angle de 20, 30 ou 40 degrés: on dirait qu’ils visent le ciel. Ils tirent « dans le bleu, » pour employer cette expression qui a fait fortune. Leurs balles, lancées sous de grands angles, vont à l’extrême limite de la portée. Toutes ne sont pas meurtrières, loin de là. Mais cette fusillade sans intermittence effraie, énerve, démoralise, anéantit l’assaillant. L’air est sillonné de balles lancées à tort et à travers, « au petit bonheur. » Les Russes se sont avancés avec calme, méthodiquement, courageusement; leurs chefs, qui sont de l’école de Souwarof, leur rappellent que la baïonnette est sage, mais que la balle est folle ; gravement, l’arme sur l’épaule, ils s’approchent pour n’ouvrir le feu qu’à bonne portée, lorsqu’ils pourront utiliser leurs hausses et viser selon les règles. Ils n’ont pas de réserves indéfinies de munitions, eux, et ils ne veulent pas dépenser en pure perte le peu de cartouches qu’ils portent. Mas ils ne sont pas encore arrivés à la distance prescrite pour charger leurs fusils que déjà la démoralisation est dans leurs rangs. Pendant tout 1 kilomètre, ils ont été excités par ces incessans sifflemens courts et stridens qui cinglent l’air. Et il leur reste encore 1 kilomètre à franchir avant qu’ils puissent attaquer leur ennemi à la baïonnette, ce qui, leur a-t-on dit, est la partie décisive de l’action ! On comprend qu’ils tombent alors dans cet état de prostration et d’hébétude que le colonel Kouropatkine a si bien décrit. On conçoit qu’une des plus braves armées de l’Europe ait reculé à plus d’une reprise, sans pourtant perdre grand monde. Mais on s’explique aussi facilement qu’on ait eu raison de cette disposition nerveuse. Du jour où les soldats ont compris que toute cette « tirerie » faisait plus de bruit que de mal, du jour où ils se sont familiarisés avec ces procédés assez inoffensifs, mais dont l’inattendu les avait si fort intimidés, ce jour-là, ils ont fini par braver les Turcs, si bien abrités qu’ils fussent dans leurs retranchemens, si richement qu’ils fussent pourvus de munitions, et ils ont emporté la place à la baïonnette, en répétant avec Souwaroff qu’elle seule est sage, que la balle est folle.

Les adversaires du tir dévergondé ont assez justement dit que la pierre de David n’aurait pas tué Goliath si elle avait été réduite en poussière. — Assurément non, mais elle aurait suffi à l’aveugler. Il ne s’agit pas de tuer beaucoup de monde, mais simplement de paralyser l’attaque en mettant l’assaillant en état de stupeur magnétique pour ainsi dire. C’est presque un procédé philanthropique de combat et qui mériterait une place dans la reconnaissance des peuples, s’il était efficace. Mais les tirs, comme les lois qui n’ont pas de sanction, finissent par ne plus effrayer s’ils ne font pas de mal. Il est donc à supposer que la fusillade à outrance ne pourra rien contre des troupes aguerries. Il est probable, au contraire, qu’elle aura sur des troupes novices, sur des réservistes qui n’auront jamais vu de champs de bataille, un effet moral considérable. Et c’est en même temps le genre de tir le plus facile à exécuter, celui que des soldats inexpérimentés ou déshabitués des exercices pourront fournir sans instruction préalable. On a donc été tout naturellement conduit à penser que les armées modernes se trouvaient dans les meilleures conditions possibles pour en faire utilement usage. Par leur composition hétérogène, elles seront en état de l’exécuter mieux qu’un tir ajusté, et l’effet produit sur les armées adverses sera d’autant plus grand que leur composition, à elles aussi, est plus hétérogène.

Déjà avant la guerre de 1870, un officier hessois qui a conquis une grande réputation auprès des spécialistes par ses études sur les armes portatives et qui, sur bien des points, a devancé son époque, le lieutenant-colonel Wilhem de Plœnnies, a fait remarquer «que de grandes masses d’infanterie peuvent sans grandes difficultés mettre en joue sous des angles de 25 à 40 degrés, et qu’on peut facilement contrôler un tel pointage. » Il ajoute qu’on pourrait en bien des cas obtenir ainsi des « effets surprenans, » même s’il ne tombait qu’un dixième des projectiles sur le terrain à battre. Il avait deviné la surprise qu’ont éprouvée désagréablement les Russes devant Plewna.

C’est un peu pour produire des effets de ce genre qu’on avait imaginé d’employer les mitrailleuses. Quoiqu’elles n’aient pas eu grand succès en 1870-1871 et qu’elles aient trompé les espérances que, dans sa crédulité superstitieuse, le public avait mises en elles, on doit avouer qu’elles trouvent encore des défenseurs. Elles en trouvent même plus que jamais depuis qu’on a reconnu l’efficacité du tir à outrance, car, ce tir, elles peuvent l’exécuter et même d’une façon bien plus terrible que les fusils. Une batterie de six canons à balles (c’est le nom officiel de ces engins), dont chacun lance vingt-cinq projectiles, équivaut à 150 fusils, c’est-à-dire à plus d’une demi-compagnie. Mais ces 150 fusils-là ont une grande portée, leur trajectoire est tendue, en d’autres termes, elles rasent le sol sur un plus long espace, leur tir peut être réglé. L’affût qui les porte est inaccessible à l’émotion, il ne bronche pas, il ne se fatigue pas, au lieu que le tireur tremblant, nerveux ou simplement fatigué, ne peut maintenir la fixité de son arme. Chacune des six mitrailleuses lançant ses vingt-cinq halles horizontalement, en éventail, à des hauteurs différentes, balaie le terrain par nappes de feu bien étagées qui ne peuvent manquer de rencontrer l’ennemi dans leur zone d’action. Le pointage, réglé une fois pour toutes, n’est pas dérangé par le recul, attendu que les percussions produites sur l’affût sont insensibles. Les colonnes d’attaque seront donc fauchées à coup sûr.

Il est incontestable que les choses ne se sont point passées ainsi en 1870 et qu’après avoir été épouvanté par le crépitement terrible des mitrailleuses on s’est fort enhardi en reconnaissant qu’elles étaient assez inoffensives. Mais, a dit le prince de Ligne,» tout ce qui regarde les mathématiques mécaniques doit dépendre des expériences et de leur accord avec la tactique. » Le tout n’est pas que l’instrument soit bon, il faut encore savoir s’en servir. Nulle part on n’éprouve plus que dans les choses militaires cette vérité usuelle qu’un bon ouvrier avec un mauvais outil fait plus de besogne qu’un mauvais ouvrier avec un excellent outil. Or on a mal employé les mitrailleuses : on avait mal compris les nécessités tactiques spéciales de cette nouvelle arme. On ne commençait pas le feu d’assez loin. On ne cherchait pas à utiliser les extrêmes portées du tir. On ne songeait pas à fouiller les revers des plis du terrain en employant les feux indirects, ni à profiter de ce que la trajectoire courbe s’accommode mieux de la convexité des croupes que de l’horizontalité des plaines. Enfin et surtout, cette méthode si judicieuse des hausses échelonnées et surtout des nappes de feu superposées, bien peu d’officiers la connaissaient : aucun ne l’avait pratiquée. On avait fait tant de mystère autour de la nouvelle invention que ceux là même en ignoraient les secrets et les particularités qui étaient appelés à les employer. On a, en ce pays-ci, l’habitude de laisser toutes choses dans l’ombre, parce qu’on sait que l’ombre grandit les objets. On ne les met au grand jour qu’au dernier moment, à l’heure du besoin, et on est tout étonné que les uns disent : « Je n’y vois rien, » et les autres : « Ce n’est que cela. » Pareil mécompte n’a-t-il pas été constaté en Tunisie lorsque les canons de montagne ont fait leurs débuts contre les Kroumirs d’une manière assez piteuse, paraît-il?

Peut-être en reviendra-t-on à la mitrailleuse, comme à l’instrument par excellence de la fusillade à grande distance, car c’est bien une arme d’infanterie, et non, comme on l’avait cru d’abord, d’artillerie. On ne voit pas pourquoi elle ne rendrait pas des services dans la défensive, dans la guerre de siège, en particulier. Sur le champ de bataille il en va tout autrement. Une batterie de canons à balles ne peut se faufiler partout, s’embusquer sous bois, gravir des escarpemens, passer par d’étroits sentiers, s’abriter derrière une haie, comme font les tirailleurs. Il lui faut tout un train de chevaux, de voitures, de caissons pour ses transports et ses ravitaillemens : elle forme un ensemble lourd et massif qui se cache mal et se déplace difficilement. Mais sa valeur balistique est bien supérieure à celle d’une compagnie d’infanterie, et cette compagnie, si on doit recourir au tir à outrance, sera bien alourdie par les réserves de munitions qu’elle sera obligée de transporter. Déjà le ravitaillement sur le champ de bataille présente des difficultés qui effraient certains officiers ; la distribution des cartouches, portées dans des bissacs depuis les caissons de bataillons jusqu’à la ligne de combat, le réapprovisionnement des caissons de bataillons aux sections de munitions, tout cela ne laisse pas que de paraître compliqué. Lorsque, dans leurs sorties, les Turcs ont voulu appliquer leur tactique de tir à outrance, leurs compagnies étaient suivies d’un interminable convoi de bêtes de somme. On comptait par tabor jusqu’à soixante mulets, chevaux ou ânes.

C’est surtout avec des armes à balles lourdes, comme le martini-henry des Anglais, qu’on doit voir de longues files de caissons à la suite des colonnes expéditionnaires. L’armée du général Robert, en Afghanistan, ne comptait pas moins de 8 valets d’armée pour 9 combattans.

Si donc on veut produire une fusillade nourrie, infernale, il faut s’attendre à traîner derrière soi un interminable charroi, et, à cause des difficultés de réapprovisionnement, il sera sage d’emporter sur soi le plus de cartouches possible. Mais le fantassin est déjà bien surchargé. Il est devenu moins résistant à la fatigue qu’il ne l’a jamais été. L’introduction d’élémens d’inégale valeur dans les rangs a ce fâcheux effet qu’il faut compter avec les plus faibles et se régler sur eux. La vitesse de l’allure dépend des petites jambes : on règle le pas de façon à ne laisser personne en arrière. Le fardeau doit être aussi ramené à un minimum d’autant moins élevé que les épaules qui auront à porter le havre-sac ont perdu l’habitude de ce genre de charge. Un même effort ne fatigue pas également, suivant qu’il est supporté par telle partie du corps ou telle autre. Si dures que soient les occupations journalières de tel réserviste, le port du sac, s’il n’y est plus accoutumé, lui paraîtra plus dur encore.

Aussi est-on amené à alléger le plus possible la cartouche, et, comme la partie prépondérante de la cartouche, c’est la balle, on est conduit à la faire la moins lourde ou la moins grosse possible. En d’autres termes, la réduction du calibre s’impose.


III.

Cette réduction du calibre est d’ailleurs demandée aussi par les théoriciens, qui songent aux qualités balistiques beaucoup trop négligées depuis nombre d’années. Quand on a adopté le chargement par la culasse, on a fait valoir bien des raisons : celle-ci, entre autres, qu’il rendait la manœuvre commode en supprimant le bourrage à la baguette très gênant pour les petits hommes et surtout lorsqu’on était sur deux rangs ou derrière des parapets. Plus tard, quand on a remplacé la cartouche combustible du Chassepot par la cartouche à enveloppe métallique du gras, on s’est presque exclusivement proposé de rendre le transport des munitions plus facile et leur conservation mieux assurée, la poudre étant soustraite à l’action décomposante de l’humidité atmosphérique. On se préoccupait en outre d’éviter les ratés, de diminuer l’encrassement et de supprimer les crachemens.

Mais on ne se mettait guère en peine d’améliorer les qualités balistiques de l’arme. A la suite d’une enquête faite après la guerre de 1870 sur la façon dont le chassepot s’était comporté pendant la campagne, le comité d’artillerie déclarait qu’il ne laissait rien ou presque rien à désirer « au point de vue du calibre, du poids, de la forme générale, de la portée, de la justesse et de la rapidité du tir. Il Aussi, au lieu de faire en 1874 un fusil neuf de toutes pièces, se prononça-t-on simplement pour une transformation. On modifia la culasse en conservant le canon. Or, comme on l’a dit, c’était améliorer le manche d’un couteau en se gardant bien de toucher à la lame. Et la lame était médiocre.

De même, en adoptant la cartouche métallique, on ne s’attacha guère à en étudier les différentes parties ; qu’elle fût métallique, c’est là tout ce qu’on demandait, sans trop s’inquiéter de savoir comment il était le plus avantageux de la construire. Aussi a-t-on de ce chef éprouvé de nombreux mécomptes. Des expériences faites un peu partout, dans les commissions techniques, dans les cartoucheries, les poudreries et les manufactures d’armes, aussi bien que dans les écoles de tir, ont montré que la poudre, bien que soustraite à l’influence de l’air par son enveloppe en laiton, était décomposée par ce laiton même, — que de plus l’enveloppe n’était pas hermétique et que l’humidité pouvait y pénétrer, — que la poudre enfermée dans une capacité trop étroite était souvent écrasée, mais inégalement, d’où résultaient des irrégularités dans sa combustion, — que cette poudre était trop vive, — que le lubrificateur employé prenait trop de place dans la cartouche, mais qu’il n’en occupait pas assez dans l’âme du canon, et qu’il y laissait un vent préjudiciable à la justesse, — que les dispositifs employés en vue de diminuer l’emplombage avaient précisément pour effet de le produire, — que la balle, trop libre dans la chambre, pouvait s’introduire de travers dans l’âme au lieu de s’y engager normalement et qu’il arrivait, en conséquence, qu’elle en sortît dans une mauvaise direction, — que...

Mais il suffit : on n’en sortirait pas s’il fallait énumérer tous les graves défauts qu’on a trouvés réunis en la cartouche. Aussi le modèle primitivement adopté en 1874 a-t-il été complètement modifié en 1880, et, depuis cette époque, il a subi de nouvelles améliorations. Au contraire, l’Angleterre n’a rien eu à changer à son armement depuis son adoption, parce que, au moment où elle l’a refait, elle s’est attachée à en développer au plus haut degré les qualités balistiques. Pour y arriver, on a confié les études à deux commissions distinctes dont l’une ne devait étudier que le mécanisme de culasse, la commodité de chargement, la facilité du démontage et de l’entretien, etc., l’autre n’ayant à s’occuper que de ce qui constitue la puissance balistique de l’arme, c’est-à-dire du canon avec ses rayures, et de la cartouche. Après avoir travaillé séparément, les deux commissions ont rapproché leurs résultats et associé leurs efforts pour arriver par la combinaison d’un mécanisme excellent, d’un canon excellent, et d’une cartouche excellente, à un type qu’on s’accorderait à trouver parfait s’il n’avait été construit en vue d’une armée d’élite, armée permanente, sans réservistes, composée de volontaires vigoureux et résistans.

C’est même à cause du caractère particulier de leur recrutement que les Anglais ont eu à s’occuper de donner au tir beaucoup de tension et de justesse. On sait la différence qu’il y a entre les armées modernes, dont l’Allemagne fournit le plus remarquable spécimen, et celles d’autrefois, que l’Angleterre est à peu près la seule à représenter aujourd’hui. Personne n’a oublié les luttes de M. Thiers, partisan du service à longue durée, et du général Trochu, partisan de sa réduction : ici, la quantité; là, la qualité. Le tir « en qualité » ne peut convenir qu’à des troupes exercées et triées ; le tir « en quantité » est la ressource des hordes plus ou moins disciplinées et plus ou moins aguerries que fournit le système des milices, des gardes nationales, des réserves. Il est assez naturel que les puissances continentales adoptent cette pratique. Il était encore plus naturel que, par-delà la Manche, on cherchât à s’assurer le bénéfice du tir en qualité et, pour cela, qu’on développât au plus haut degré la valeur balistique de l’arme, tandis qu’ailleurs, et notamment en France, on la négligeait quelque peu.

Est-il, en effet, bien utile de confier une arme de précision à des hommes plus ou moins soigneux, surtout pour le service de guerre? Est-il utile pour le tir en quantité qu’elle soit excellente? A un travail grossier convient un outil grossier : on rirait de voir peser une livre de beurre dans une balance de laboratoire donnant le milligramme. Mais qu’on s’entende : en parlant d’armes de précision, il ne s’agit pas des carabines perfectionnées qu’on trouve dans certaines vitrines d’armuriers et qui sont munies de tout un attirail de lorgnons, de guidons à tunnel, de niveau d’eau, de doubles détentes, etc. il est clair qu’on ne peut demander qu’une perfection relative à une arme de guerre ; des appareils délicats et d’un entretien difficile ne peuvent être mis qu’entre des mains exercées. Autrefois, en France, et encore aujourd’hui dans certains pays (Allemagne, Suisse, Belgique), on a donné à une troupe spéciale, aux chasseurs, des carabines plus sensibles que les fusils ordinaires du reste de l’infanterie. Cette sensibilité est telle qu’un peu trop de graisse, que l’introduction d’un grain de poussière enraie ou dérange le fonctionnement ou le réglage de l’appareil, et il faut le remettre au point à l’aide de vis de rappel. Aussi beaucoup d’officiers n’admettent-ils pas que même une élite en soit pourvue.

L’arme de guerre de précision est celle qu’on aurait si on avait heureusement calculé et combiné tous les élémens balistiques des armes actuellement en service. Un fusil Gras dont la poudre serait moins vive, la chambre mieux disposée, le calibre plus faible, aurait le degré de perfection requis : il n’exigerait de la part du soldat aucun soin de plus et son prix de revient ne serait pas plus élevé : il n’en coûte pas plus pour bien faire une cartouche rationnelle que pour bien faire une cartouche vicieuse. Le fusil Martini-Henry est une arme de guerre de précision, malgré son fort calibre, parce qu’il a été étudié dans toutes ses parties. En France, les études, qu’on poursuit fiévreusement aujourd’hui, n’ont été entreprises que depuis peu d’années, lorsqu’on a reconnu qu’il aurait été facile de doubler la puissance balistique du gras par une meilleure disposition de ses parties et par une plus judicieuse détermination des élémens de sa cartouche. On a bien essayé d’y remédier après coup, mais il était trop tard : quand un habit a été fait pour une personne et qu’il sert à une autre, toutes les retouches du monde ne feront pas qu’il aille.

Peut-être, à la vérité, pourrait-on se proposer de fabriquer, non plus une arme de précision pour l’élite, mais, au contraire, le fusil le plus grossier possible pour la masse des troupes, en renversant les termes du problème qu’on se pose habituellement. Mais l’économie obtenue par ce moyen serait faible ; les sentimens égalitaires de l’armée seraient péniblement froissés, et non sans raison ; enfin l’unité d’armement si désirable, — car nulle part la simplicité n’importe plus que dans les choses de la guerre, — et peut-être aussi l’unité d’approvisionnement seraient compromises.

Il ne faut pas se dissimuler que le tir déréglé des premières rencontres finira par se régler de lui-même lorsqu’on n’aura plus besoin de s’étourdir pour être brave, lorsqu’on aura reconnu que l’ennemi s’est enhardi par suite de l’inefficacité du tir, lorsqu’on se sera familiarisé avec son armement, lorsqu’on aura appris à ménager ses munitions. On se formera sur le champ de bataille. Les soldats actuellement ne sont pas prêts à entrer en campagne, mais ils sont rendus aptes à se former rapidement après quelques jours de marche et quelques combats. Ils sortent du régiment comme un collégien sort du lycée : il ne connaît pas la vie, mais il a acquis un bagage de connaissances suffisant et assez de philosophie pour en affronter l’épreuve et pour devenir rapidement un homme, du moins si son éducation a été bien conduite et s’il a su en profiter. Les us d’autrefois maintenaient le troupier en haleine, toujours sur le qui-vive ; il ne s’endormait que tout armé, comme au corps de garde. Le réserviste de notre époque ne ceint le ceinturon et ne prend son fusil qu’au moment où il lui faut venir compléter son instruction pratiquement. Il sera donc un peu emprunté au début, mais il s’améliorera vite. À forger, on devient forgeron, À force de tirer, il finira par devenir tireur : son impétuosité se calmera, et progressivement le tir en quantité se transformera en tir en qualité. Il faudrait donc à ce moment lui reprendre son fusil grossier et lui donner une arme plus parfaite. C’est à quoi on ne saurait guère songer.

Ainsi l’arme moderne doit avoir à un haut degré deux qualités distinctes : la vitesse et la précision. On utilisera la première dans les commencemens d’une campagne et l’autre plus tard, lorsque les troupes auront pris un peu d’aplomb. Il est clair d’ailleurs que la réunion de ces deux qualités sera toujours avantageuse : il est bien des cas où on pourra tirer parti à la fois de l’une et de l’autre.

Or, pour l’une et l’autre, il est désirable que le calibre soit faible : c’est, en effet, le seul moyen d’avoir la vitesse, qui ne va pas sans une grande consommation de munitions, et c’est l’un des meilleurs moyens d’avoir, — indépendamment de la portée, — les deux principales qualités balistiques : la justesse, qui donne la certitude d’atteindre si on a bien visé, et la tension de la trajectoire, qui donne le plus de chance d’atteindre si on a mal visé. Il y a théoriquement deux solutions du problème : l’emploi des balles lourdes et grosses lancées sans trop de force ou celui de balles légères et fines lancées violemment. En Angleterre, on a adopté franchement les balles lourdes : le fusil Martini-Henry a un calibre de 11 millimètres 1/2 environ et donne à la balle une vitesse de 416 mètres; le fusil allemand (Mauser), ainsi que la plupart des autres, a un calibre de 11 millimètres et donne une vitesse de 440 mètres au projectile. Seul le fusil italien a un calibre de 10 millimètres 1/2 environ; mais, comme il donne une vitesse de 430 mètres, son tir n’a pas beaucoup de portée, sa trajectoire est peu tendue et sa précision est faible aux grandes distances.

On préconise aujourd’hui l’adoption d’un calibre de 9 à 10 millimètres, auquel correspondrait une vitesse initiale comprise entre 500 et 600 mètres. Dans ces conditions, le soldat pourrait porter 100 cartouches pesant moins que 80 d’aujourd’hui. Il est même probable qu’on arriverait à alléger son fusil en le raccourcissant, par exemple, et en le réduisant à la longueur d’une carabine ou d’un mousqueton, à condition de renoncer au tir sur deux rangs et au combat à la baïonnette, à condition aussi d’atténuer le recul beaucoup plus violent avec une arme légère qu’avec une arme pesante. On a proposé d’absorber en partie le choc par des ressorts ou par des plaques élastiques interposés entre la crosse et l’épaule du tireur.

Dans l’état actuel de la balistique, les deux termes extrêmes sont le calibre de onze millimètres et demi (11.1/2) avec une vitesse de 400 mètres (nombre rond) ou le calibre de neuf millimètres (9) avec une vitesse de près de 600 mètres. Les termes intermédiaires auxquels la plupart des nations se sont arrêtées ne correspondent à rien : leur adoption a été quelque chose comme une affaire de mode. Ce que la Prusse a fait, l’Autriche l’a voulu faire, et la France, et la Hollande, et la Russie, et il s’est trouvé que c’est par un de ses moins bons côtés qu’on lui a ressemblé.


IV.

Le terrain, ce semble, est un peu déblayé. Des considérations forcément arides qui précèdent doit ressortir la nécessité de deux principales qualités bien distinctes : la rapidité de chargement, d’une part, et, de l’autre, un ensemble de propriétés balistiques comprises sous le mot un peu vague de précision. La précision se compose, comme on l’a vu, de deux élémens : de la justesse qui permet d’atteindre le point qu’on a visé, et de la tension qui permet d’en atteindre d’autres.

De ces deux ordres de qualités qu’on doit chercher à développer dans le fusil, quel est celui qui a le plus d’importance? Faut-il préférer l’un à l’autre? Faut-il essayer de les porter tous deux à la fois au maximum réalisable? Et quels moyens y employer?

Ici un nouvel élément intervient : la puissance budgétaire du pays. La question d’argent est de celles qui se retrouvent partout, et, si elle n’a pas pris sa place dans la discussion de principes, la voici qui fait son apparition au moment où il s’agit de se décider pour une solution applicable dans la pratique. On dit bien que la France est assez riche pour payer sa gloire, mais elle préfère souvent le moyen le plus économique au moyen le plus parfait, et elle n’a pas tort.

C’est pourquoi nous n’hésiterons pas à affirmer que toute modification vraiment coûteuse de l’armement, que toute transformation importante sera mauvaise si elle ne fait qu’accélérer le tir, par exemple, sans améliorer les qualités balistiques. Ce n’est pas à cette conclusion, il faut bien le dire, que pousse l’engouement public en faveur des systèmes à répétition. La vitesse de chargement séduit exclusivement les gens qui ne sont pas du métier, et, parmi ceux qui en sont, il s’en trouve peu pour réclamer contre cet exclusivisme. Le courant est tel que le ministre de la guerre s’y est laissé entraîner, et qu’en mettant à l’étude des mécanismes à répétition, il a spécifié qu’on conserverait les principales parties du fusil Gras, les mêmes qui provenaient des Chassepot. On aurait une fois de plus changé le manche du couteau sans toucher à sa lame.

Le comité de l’artillerie a fait entendre de sages remontrances ; il a protesté d’une façon discrète, mais énergique. « On ne doit pas, dans la recherche d’une arme à tir rapide, a-t-il insinué, se restreindre à expérimenter seulement une transformation du fusil modèle 1874. Il peut se faire que, dans les essais futurs de la commission de tir de Versailles, on se trouve en présence d’une arme à répétition donnant des résultats supérieurs à ceux que l’on a obtenus jusqu’à présent, mais qui ne se prêterait pas à une transformation de notre fusil actuel. Dans ce cas, il semble qu’on ne devra pas hésiter, » Autant dire nettement et crûment que l’adaptation d’un système à répétition à notre fusil actuel est inadmissible. Car elle exigerait qu’on jetât l’ancienne culasse à la ferraille et l’ancienne monture au feu : on ne conserverait donc que la crosse, par exemple, et le canon, qui est déjà la partie défectueuse à cause de son calibre trop fort pour une arme tirant coup par coup; que serait-ce donc pour un fusil à répétition? Ainsi on est assuré que la transformation coûterait cher et qu’elle ne donnerait que demi-satisfaction aux exigences qu’on est en droit de formuler.

Faut-il mettre hardiment au rebut les quelques millions de fusils qui sont dans nos arsenaux et les centaines de millions de cartouches qui sont dans nos magasins pour créer un armement neuf de toutes pièces, répondant aux conditions imposées? Assurément non; en l’état actuel, l’énorme dépense qu’entraînerait une telle mesure serait hors de proportion avec les résultats. Le fusil à répétition n’est pas, en effet, de beaucoup supérieur au fusil ordinaire. On sait qu’il n’en diffère que par un point : un certain nombre de cartouches sont portées par l’arme même. Elles sont contenues dans la crosse ou dans le fût : un mécanisme spécial les amène dans le canon lorsque le tireur ouvre la culasse ; l’arme se charge donc toute seule pour ainsi dire. Lorsque le magasin est vide ou lorsqu’il est plein, mais qu’on ne veut pas s’en servir, on charge coup par coup, comme dans les fusils ordinaires. Il n’y a donc aucun bénéfice à ce moment : on a entre les mains une arme qui ne diffère du fusil ordinaire que désavantageusement, en ce qu’elle a coûté plus cher, qu’elle est plus compliquée et d’un entretien plus difficile, qu’elle est plus lourde, — si le magasin est rempli, — et, en tous cas, plus mal centrée, moins bien en main.

Tout l’avantage qui résulte de l’emploi d’armes à répétition réside dans la précipitation avec laquelle on peut, — à un moment donné, — épuiser le contenu du magasin. Un fusil Henry-Winchester peut tirer en quatorze ou quinze secondes les douze balles qu’il contient, tandis qu’il faut une minute, c’est-à-dire quatre fois plus de temps, pour les lancer avec un fusil ordinaire. Mais cet avantage est transitoire, passager, accidentel. Et on peut se demander s’il se présentera beaucoup d’occasions à la guerre où on aura à exécuter ce feu d’une célérité effrayante de douze coups en un quart de minute. Ce feu assurément ne saurait être ajusté et on ne pourra l’exécuter qu’à bout touchant. Il ne saurait être question de l’employer aux grandes distances. L’épuisement des munitions serait trop rapide, la fatigue de l’épaule et des bras trop grande. Le canon s’échaufferait trop vite, l’air se remplirait d’une fumée qui rendrait le pointage impossible et dont on ne tarderait pas à se griser. Le bruit, la précipitation des mouvemens suffiraient pour mettre le tireur en état d’agitation fébrile et pour lui enlever cette « faculté de réflexion, » comme a dit le général Trochu, qui est nécessaire pour ajuster. L’expérience a prouvé qu’après un tir ininterrompu de deux minutes (soit une trentaine de coups), la plupart des soldats ne peuvent absolument plus continuer le feu. Les plus vigoureux seuls sont en état d’épauler, mais on ne peut compter sur l’efficacité de leur tir. Dans de telles conditions, en effet, on l’a dit avec raison, « le meilleur tireur manquerait un bataillon à 100 mètres. »

C’est donc pour être en état de faire face à des situations exceptionnelles qu’on entreprendrait une réforme du matériel qu’on ne saurait évaluer à moins de 50 millions. C’est assurément inadmissible. On ne peut consentir à de tels sacrifices que dans des circonstances extrêmement rares : quand une découverte inattendue bouleverse absolument l’état des choses, comme le fit en son temps l’invention de la poudre; quand, à la suite de défaites, ou plutôt d’un anéantissement complet, une nation peut se recueillir et qu’il lui faut créer un matériel complet pour remplacer celui qu’elle a perdu ou dont elle n’a pu faire bon usage : tel fut le cas de l’Autriche après Sadowa ou de la France en 1871 ; quand on dispose d’une forte contribution de guerre comme celle qui a été prélevée sur nous par nos vainqueurs. Il est encore un cas où une nation peut songer à refondre son armement, c’est celui où, préoccupée des progrès faits par les puissances voisines ou rivales, elle cherche à les imiter en tout. Il est venu à la connaissance de certains journalistes que la garde impériale expérimente des armes à répétition à Spandau. Ce n’est qu’un cri : Ne nous laissons devancer par personne. Une violente pression est exercée par l’opinion publique : le parlement relance le ministère et réclame de lui la mise à l’étude d’armes à tir rapide.

Ce que la presse a fait, la presse peut le de faire. Elle peut dire au public qu’il n’y a pas péril en la demeure et le rassurer sur la valeur de son armement. Elle doit même le faire, car il importe de ne pas ébranler chez le citoyen et, par conséquent, chez le soldat, la confiance dans son arme, confiance qui, disait le grand Frédéric, « fait une partie de sa bravoure. » Elle doit proclamer que l’armement n’a pas la valeur intrinsèque, à proprement parler : qu’il n’y a pas de bons outils, mais qu’on peut appeler bous ceux qui conviennent le mieux aux meilleurs ouvriers. On a démontré en toute rigueur que, si le Dreyse valait mieux que le fusil autrichien, le Chassepot valait encore beaucoup mieux que le Dreyse. « L’infériorité de l’infanterie prussienne, par rapport à l’infanterie française, est plus grande que celle qui existait à Sadowa entre l’infanterie autrichienne et l’infanterie prussienne. » Telle est l’affirmation que proclamait hautement la commission militaire de l’exposition universelle de 1867, et on sait quel foudroyant démenti a été infligé à ces pronostics optimistes.

Peut-être peut-on regretter que la France n’ait pas adopté en 1874 une arme à répétition de petit calibre. Mais il faut bien dire qu’à ce moment personne n’y a songé. Ce qui est fait est fait, et ce serait peine inutile que de le refaire à grands frais. Tout au plus peut-on chercher à y apporter quelques palliatifs à bon compte. On en propose de deux sortes qui satisfont plus ou moins à cette condition. C’est d’abord d’employer de ces magasins mobiles ou chargeurs dont les Russes ont fait usage. Les systèmes perfectionnés ou automatiques qu’on a proposés sont d’un fonctionnement plus ou moins défectueux et n’ont pas été admis. On a cherché à démontrer qu’en principe ces appareils ont une foule d’avantages que n’ont pas les mécanismes à répétition, mais, au vrai, ils ne semblent en avoir incontestablement qu’un, c’est de coûter moins cher; il n’en reste pas moins pourtant que leur adoption entraînerait une dépense de plusieurs millions (une vingtaine, au bas mot) et qu’on n’a pas encore trouvé de modèles qui ne fussent pas fragiles, encombrans, lourds et, par surcroît, irréguliers dans leur fonctionnement.

L’autre moyen est assurément plus économique et plus simple; malheureusement il n’est pas très efficace. Il consiste dans l’adoption par l’infanterie du chargement à mitraille déjà en usage dans l’artillerie. On l’a déjà essayé à plusieurs reprises : les tromblons, les espingoles, les mortiers à main ne lançaient autre chose que de la mitraille. Mais ces armes n’avaient aucune portée. Presque toujours les balles, soit qu’elles se heurtent à la sortie de l’âme, soit pour d’autres raisons, partent dans toutes les directions, sauf la bonne. Avec un fusil Gras chargé de chevrotines, on manquerait infailliblement une maison à 200 mètres. Il reste pourtant bien vrai qu’il est fort illogique d’employer des balles pesantes aux petites distances. Pourquoi, en effet, recherche-t-on les projectiles lourds? Uniquement pour avoir une grande portée; si on n’avait qu’à tirer sur des buts rapprochés, des projectiles relativement légers suffiraient. — Mais ils n’auraient pas de précision ! — Soit ; eh bien ! en en mettant deux, trois ou quatre dans le canon, on augmentera le terrain battu : tout ce qui se trouvera dans la gerbe de dispersion sera atteint et le soldat n’aura même pas besoin de viser dans le tir rapproché, où il est le moins capable de le faire. C’est donc encore là un mode de chargement qui convient aux armées inexpérimentées de notre époque.

Déjà, pour donner aux fusils de munition se chargeant par la bouche une puissance égale à celle du fusil à aiguille prussien, le lieutenant-colonel W. de Ploennies avait proposé des cartouches contenant une pile de quatre projectiles. C’est pour rendre les fusils ordinaires se chargeant par la culasse équivalens aux armes à répétition qu’on reprend ces propositions avec des perfectionnemens de nature à les faire prendre en considération. Si elles étaient adoptées, il suffirait de munir le soldat d’un certain nombre de cartouches à mitraille qu’on n’emploierait qu’aux petites distances, lorsqu’on serait pressé par un ennemi par trop entreprenant. La commission de Versailles, paraît-il, n’admet que le chargement à deux balles, qui est expérimenté en ce moment dans les écoles normale et régionales de tir[5].

Si on l’adopte, au risque de manquer au principe de l’unité des approvisionnemens, on n’en restera pas moins, au point de vue de la rapidité du tir, en état d’infériorité par rapport aux nations qui, déjà armées de fusils à répétition, se décideraient à y employer également des cartouches à balles multiples. Aux yeux de certains auteurs, c’est véritablement là la solution de l’avenir.

Et, assurément, c’est peut-être celle qu’on pourrait conseiller à la France de choisir, en l’état actuel de la science, si, — par un cataclysme, — tous les approvisionnemens de ses arsenaux venaient à être détruits. Mais, en dehors d’une telle hypothèse, il ne semble aucunement urgent de faire grands changemens au matériel. Qu’on s’occupe de l’ouvrier plutôt que de l’outil.


V.

Il n’est pas un écrivain parmi ceux qui ont étudié avec compétence la question des armes portatives qui n’arrive à cette formelle conclusion : l’instruction du personnel importe plus que la perfection du matériel.


On s’est attaché à l’envi à perfectionner le chargement du fusil, à tirer une plus grande quantité de coups par minute, c’est-à-dire à augmenter le bruit, et la fumée, écrivait Guibert; mais on n’a travaillé ni à simplifier l’ordre dans lequel ces feux devaient être faits, ni à déterminer la meilleure posture du soldat pour bien ajuster, ni à augmenter son adresse sur ce point, ni à faire connaître aux troupes la différence des portées et des tirs, ni enfin à leur enseigner jusqu’à quel point il fallait compter ou ne pas compter sur le feu; comment il fallait l’employer et le ménager relativement au terrain, aux circonstances, à l’espèce d’armes qu’on a vis-à-vis de soi...

Concluons que le feu de mousqueterie des troupes peut être soumis à une théorie; cependant, bien loin de l’être, il s’exécute au hasard et machinalement. C’est qu’il n’y a peut-être pas dix officiers d’infanterie qui connaissent la construction du fusil et qui aient réfléchi sur le jet des mobiles qu’il peut lancer. Aussi ne donne-t-on au soldat aucun principe sur la manière d’ajuster; il tire comme il veut, quelle que soit la distance et la situation des objets. C’est particulièrement aux exercices de tir, déjà beaucoup trop rares, que cette ignorance et ce défaut de principes sont bien sensibles.

Napoléon ne réclame pas moins énergiquement. A différentes reprises, il insiste sur cette vérité : « Il ne suffit pas que le soldat tire, il faut qu’il tire bien. » Il veut assister en personne aux exercices à balle : on le voit (6 avril 1807) faisant venir les velites de la garde dans son jardin, où il a fait dresser une cible dont il a donné lui-même les dimensions. Ce soin minutieux des détails qu’il portait partout, il l’applique à déterminer les distances exactes auxquelles il conviendra d’exercer la troupe. Au retour d’une visite qu’il venait de faire à l’Ecole de Saint-Cyr, il témoigne au ministre de la guerre le mécontentement qu’il a éprouvé en constatant qu’on ne s’y exerçait pas au tir : « J’entendais qu’un élève sortant de l’Ecole militaire tirât comme un chasseur baléare, écrit-il. Il faut que chaque élève use dix cartouches à balle par jour en tirant au but et apprenne à manier son fusil... Qu’une cible soit établie sous quarante-huit heures. » « Il faut s’attacher à faire tirer beaucoup, individuellement, dit-il ailleurs, et donner un léger encouragement aux plus adroits. » Aussi, le 23 juillet 1813, prescrivait-il au prince de Neufchâtel et de Wagram, major-général de la Grande Armée, de donner des ordres en conséquence et d’attribuer des gratifications de 3, 6, 12 et 20 francs aux meilleurs tireurs des compagnies, des bataillons, des divisions et enfin des corps d’armée. Les maréchaux devaient prescrire tout ce qui était nécessaire pour transformer ces concours en autant de petites fêtes.

Les généraux de l’empire s’accordent également sur ce point. Le général Morand insiste tout particulièrement sur la nécessité d’un bon enseignement du tir. Pour arriver à ce résultat, dit-il, « qu’importe la dépense? En effet, il faut ou n’avoir point d’armée ou n’en avoir qu’une bonne capable de défendre le pays et d’intimider ses ennemis. » On pourrait prolonger les citations à perte de vue. Nous nous contenterons d’en ajouter une seule, parce qu’elle est topique, émanant d’un contemporain qui a autorité en la matière autant par ses fonctions spéciales que par les études de toute sa vie et aussi par sa nationalité. Le colonel suisse Rodolphe Schmidt, directeur de la fabrique fédérale d’armes, termine par ces mots le livre capital qu’il a consacré à l’étude des armes portatives :


À cette question : « Quel est le meilleur des modèles de fusils qui ont été adoptés récemment? » on doit répondre que tous ils répondent aux conditions exigées pour le fusil d’infanterie de l’époque actuelle, les uns présentant des avantages plus marquans dans un sens, les autres dans un autre. L’impossibilité de réunir dans un seul modèle toutes les qualités supérieures permettra naturellement d’avoir sur l’arme par excellence une opinion différente selon qu’on donnera plus de valeur à tel avantage qu’à tel autre.

Il ne faut pas attribuer trop d’importance, comme on l’a fait souvent, à certains élémens, à ce que, — par exemple, — la vitesse du tir d’un fusil se chargeant en trois mouvemens soit de plus de 20 coups par minute (le fusil suisse à répétition a atteint 34 coups par minute). En effet, il y a pour employer chaque modèle des gens particulièrement exercés à son maniement et qui, avec lui, atteindront un maximum. Il faut prendre pour base l’effet normal. Celui-ci dépend du nombre et de la nature des mouvemens de la charge. A nombre égal, la vitesse se balance à peu près. De même aussi, pour ce qui est de la précision, il y a peu de différence entre des armes ayant des canons rayés, approximativement identiques au point de vue du calibre et de la cartouche.

Mais on peut admettre en toute sûreté que le fusil qui remplira le mieux les services qu’on est en droit d’en attendre sera le fusil porté par un homme connaissant à fond les propriétés d’une arme à feu de précision et de vitesse de tir et qui comprendra le plus complètement la manière de les utiliser.


L’écrivain suisse souligne cette dernière phrase pour appuyer sur ce devoir qui s’impose impérieusement, de développer au plus haut point possible l’adresse et la science des tireurs. Il lui sied d’en parler, car il appartient à un pays où on ne néglige rien pour maintenir et accroître encore un goût séculaire pour les exercices de tir. Déjà, en 1474, un édit du gouvernement de Genève institue des prix pour les concours. En 1499, pour stimuler le goût des armes à feu auxquels on continuait à préférer la pique, la hallebarde et l’arbalète, le conseil de Berne accorde une haute paie à tout propriétaire d’arquebuse. Dès 1563, le même gouvernement réglemente des concours à la carabine (arme rayée) et décide que des prix spéciaux leur seront attribués. En 1605, un grand tir de société à l’arquebuse et au mousquet a lieu à Bâle (2-17 juin). Y sont convoqués, outre les confédérés, les tireurs d’Autriche, du Wurtemberg, du margrave de Bade et des villes libres de l’Empire. Le premier prix était de 300 florins pour le mousquet et de 133 florins pour l’arquebuse. Voilà comment s’est développée en Suisse la pratique du tir. Il serait assurément « ridicule de dire que tout Suisse soit un tireur, » — c’est le colonel Schmidt qui s’exprime ainsi, — mais nulle part la connaissance des armes portatives et de leur emploi n’est plus répandu. En France, au contraire, le nombre des citoyens qui s’y exercent en dehors du régiment est presque insignifiant. Il y a pourtant eu de réels progrès faits en ces dernières années. On comptait 37 sociétés de tir en 1870, on en comptait 232 au commencement de 1883. En la seule année 1882, il en a été fondé 38. Malgré cette extension, il reste encore trop de départemens (une trentaine) qui n’en possèdent pas une seule. Le Midi, le Centre, l’Ouest, n’en renferment qu’un nombre insignifiant. Ce n’est guère que dans les régions frontières du Nord et de l’Est que ces associations abondent et que les stands sont fréquentés assidûment par les sociétaires.

Il faut souhaiter que ces institutions se généralisent : non-seulement tout homme valide devrait suivre régulièrement les exercices de tir, mais les adolescens eux-mêmes devraient se faire un devoir d’honneur d’y assister ponctuellement, de ne pas manquer aux séances du dimanche et de prendre part aux concours. Pourvu que ces réunions ne dégénèrent pas en stations au cabaret, pourvu que l’idée patriotique qui les inspire soit toujours présente, on ne saurait trop encourager l’établissement de nouveaux stands. Que l’état y contribue, qu’il donne des terrains, qu’il abaisse le prix des munitions, qu’il alloue des récompenses et qu’il dépense à ces exercices une partie de ce que lui coûtent les inoffensifs fusils scolaires et l’équipement des bataillons enfantins des écoles, ce ne sera pas de l’argent perdu, car le régiment ne peut donner qu’une instruction fort insuffisante aux hommes de recrue. On n’acquiert pas en trois ans l’assurance automatique qui est nécessaire à des soldats. Il faut que, malgré la surprise et l’émotion, les hommes qui se présenteront pour la première fois sur le champ de bataille chargent, visent et fassent feu en quelque sorte machinalement. Cet automatisme ne peut provenir que d’exercices répétés et commencés, s’il est possible, dès l’enfance.

On sait ce qui s’est passé dans la guerre de sécession des États-Unis et quels mécomptes sont résultés du trouble éprouvé par les soldats improvisés dont on disposait. On lit dans le rapport publié par le ministre de la guerre américain que sur 27,000 fusils ramassés sur le champ de bataille de Pettysburg, un vingtième (1,200 environ) contenait 2 cartouches, — il s’agissait d’armes se chargeant par la bouche, — plus de 500 contenant de 3 à 10 charges. Dans quelques-uns, la balle était placée en arrière de la poudre. Dans une carabine rayée même il y avait 23 charges placées régulièrement.

Pour éviter semblables bévues, il faut non-seulement instruire les troupes, mais les instruire assez pour qu’elles conservent au milieu de la lutte et au plus fort de l’émotion la pratique machinale et instinctive de la charge et du pointage. Ce n’est qu’en fréquentant les stands que les réservistes pourront entretenir leur habileté au tir, péniblement acquise au régiment, s’ils n’ont pas été exercés avant d’arriver sous les drapeaux. A l’âge de vingt ans, on n’est plus très apte à se former. Les allocations réglementaires de cartouches, bien qu’on les augmente chaque année avec une très louable sollicitude, sont encore insuffisantes. Les séances de tir se font presque partout avec une précipitation fâcheuse. On ne peut développer l’adresse individuelle que par un enseignement individuel. Malheureusement le temps laissé aux instructeurs est généralement trop faible. Le capitaine amène sa compagnie sur le terrain, à une heure qui lui est imposée par le tour de roulement, car le polygone ne lui appartient pas. Le champ de tir est la propriété commune de toute la garnison : toutes les troupes qui en font partie y viennent à tour de rôle, dans un ordre de succession déterminé, pour un nombre d’heures limité. Pour faire tirer six balles à chacun des hommes de la compagnie, sans parler des retardataires auxquels il faut encore consacrer une partie de la séance, on n’a pas de temps à perdre en observations, qui seraient pourtant profitables. Aussi l’instruction est-elle souvent défectueuse. En Prusse, chaque régiment a son champ de tir qui lui appartient en propre. Les capitaines y vont à leur heure, car s’il est utile de savoir tirer quel que soit le temps, on n’apprend fructueusement que par des temps favorables. Il en est de même en toutes choses : quand on saura nager, on bravera les fortes mers; mais, pour apprendre, on doit profiter des momens de calme. Les officiers allemands n’emmènent sur le terrain que de petits détachemens : des fractions de six à huit hommes, par exemple, et, de cette façon, ils les instruisent individuellement.

La création de champs de tir régimentaires en France compléterait heureusement l’ensemble des mesures prises pour développer les qualités de notre infanterie. L’établissement d’une école normale de tir et de trois écoles régionales fortement constituées, la rédaction récente d’un règlement sur l’instruction de tir (11 novembre 1882), toutes ces innovations, excellentes en elles-mêmes, ne serviront de rien si la pratique laisse à désirer, si les stands militaires et civils ne se développent pas.


Avec notre fusil tel qu’il est, moyennant que nous apprenions à nous en servir, nous pouvons affronter la rencontre de n’importe quelle infanterie européenne, dans l’état actuel de l’armement. Si même nous voyons quelque puissance adopter un fusil plus perfectionné, nous n’aurons rien à redouter si nous continuons nos exercices; nous aurons même lieu de nous réjouir si, à la suite de cette adoption, l’armée voisine, — confiante dans la supériorité intrinsèque de son armement, — vient à négliger la pratique du tir et à déserter les stands. Pour nous, à l’heure où nous sommes, il y a certainement beaucoup à faire encore, mais il n’y a rien de compromis.



  1. Certains disent colonel.
  2. La Norvège, — qui aujourd’hui encore, avec le fusil Jarmann récemment adopté, tient la tête du progrès, — fut la seule nation qui se décida à suivre cet exemple. Elle adopta le chargement par la culasse dès 1842. A la vérité, il avait été admis en France, mais seulement pour les fusils de rempart.
  3. Considérations sur la tactique de l’infanterie en Europe, par le général Renard.
  4. Chacun d’eux, dit le général Totleben, avait sur lui 100 cartouches et à côté une caisse qui en contenait encore 500.
  5. On y étudie et avec succès un troisième mode d’amélioration, — rationnel celui-là, — du fusil Gras, consistant simplement dans la substitution d’un canon de 9 millimètres au canon de 11. Tout le reste : bois, mécanisme, garnitures, serait conservé. Les résultats balistiques ont été très probans : mais l’adoption du moyen proposé entraînerait, — entr’autres inconvéniens, — la destruction de tous les approvisionnemens de cartouches existans.