L’Art du moyen âge dans l’Italie méridionale du IVe au XIIIe siècle

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L’Art du moyen âge dans l’Italie méridionale du IVe au XIIIe siècle
Revue des Deux Mondes5e période, tome 28 (p. 87-126).
L’ART DU MOYEN AGE
DANS
L’ITALIE MÉRIDIONALE[1]

DU IVe AU XIIIe SIÈCLE


I

A mesure que la vieille Europe, par les voyages et par l’érudition, reprend une conscience plus vive de son passé, l’on y constate mieux, durant tout le moyen âge, dans l’imagination des peuples et dans leurs arts, une persistance opiniâtre des traditions gréco-romaines et l’influence, toujours active, des relations internationales. Ces deux grands faits, dans leurs intermittences ou leur permanence, suivant les régions, décident et expliquent presque toutes les transformations, évolutions, renaissances, décadences, par lesquelles les arts directeurs, architecture, sculpture, peinture et tous leurs dérivés n’ont cessé de passer pendant onze siècles, depuis le transfert de l’empire à Constantinople (320) jusqu’à la prise de cette capitale par les Turcs (1453). Durant ces onze siècles, c’est presque toujours l’Orient qui exalte et domine les imaginations occidentales. Dépositaire fidèle des techniques de l’antiquité, héritier des traditions, des passions, des vices de l’Hellade dégénérée, parfois aussi de ses vertus et de son génie, retrouvant même à certaines époques, au VIe siècle, sous Justinien, aux IXe et Xe siècles, sous les Macédoniens, son énergie héroïque et son enthousiasme esthétique, l’Empire byzantin reste aussi la porte toujours ouverte sur la Perse, la Syrie, l’Egypte, l’Inde même et la Chine. Son industrie, son commerce, son prestige, entretiennent par intervalles, ou raniment en Italie, en France, en Germanie, l’intelligence endormie de la beauté et le besoin d’exprimer par des formes visibles les croyances religieuses et les émotions terrestres.

Depuis longtemps déjà, pour l’Italie centrale et pour la Haute-Italie, d’innombrables études, poursuivies avec méthode, dans les monumens, les musées et archives, ont accumulé à ce sujet les révélations les plus utiles. Une seule partie de la péninsule, son extrémité méridionale, la pointe, le talon, l’éperon de la fameuse botte, si étrangement déchiquetée en crevasses et saillies autour de sa tige solide de montagnes noueuses, s’était jusqu’en ces derniers temps dérobée aux investigations de la curiosité moderne. Quelle région étrange, singulièrement composite et variée, que cet ancien royaume de Naples ! Si souriante en ses plaines et vallées fertiles de la Campanie et de la Fouille, si farouche dans ses escarpemens des Abruzzes et de la Calabre, appelant à l’extérieur, de tous côtés, par ses ports ouverts et ses plages ensoleillées, le trafic et les invasions, tandis qu’elle les repousse, à l’intérieur, par l’âpreté de ses rocs et de ses forêts ! Sa constitution géologique a commandé sa destinée historique. Nulle part, au moyen âge, ne se sont plus souvent rencontrées, heurtées, mêlées, plus de races diverses. Nulle part, dans les temps modernes, une monarchie plus isolée, une police plus défiante, une voirie plus insuffisante, des habitudes plus invétérées de brigandage et de saleté dans une population inculte, n’ont écarté plus longtemps les voyageurs et les explorateurs. Sauf la ville et la banlieue de Naples, sauf le golfe de Salerne, l’ancienne Grande-Grèce, ce théâtre de tant de légendes épiques et tragiques, cette arène ensanglantée où tant de civilisations s’étaient suivies, où les Grecs et les Romains, les Byzantins et les Lombards, les Sarrasins et les Normands, les Français et les Espagnols avaient dû laisser tant de souvenirs visibles, restait, en grande partie, un mystère inaccessible.

Mystère irritant pour les curieux du passé dans toute l’Europe ! Mystère irritant surtout pour nous, Français, dont l’histoire fut si souvent mêlée à celle de ces régions enchanteresses et perfides !

Dès le XVIIIe siècle, l’abbé Saint-Non, en publiant, avec Hubert Robert, Fragonard, Denon, le Voyage pittoresque de Naples et de Sicile, avait rappelé l’attention sur quelques monumens. En 1812 et 1813, Millin, le curieux sagace à qui nous devons les précieux souvenirs de nos Antiquités nationales, ayant perdu, dans un incendie, sa bibliothèque et ses papiers, pour s’en consoler par une activité utile, se remit, avec plus de science, sur les traces de Saint-Non. De 1839 à 1844, enfin, grâce au patronage libéral du duc de Luynes, Huillard-Bréolles et Baltard purent mettre au jour leur grand in-folio illustré : Recherches sur les monumens des Normands et de la dynastie des Souabes. Grâce à la même protection, en vue d’une publication plus complète, en 1849, le jeune architecte Charles Garnier explora la Fouille et la Terre de Bari. Cette fois, ce fut le duc que frappa brusquement la mort. Les aquarelles de Garnier dorment, trop ignorées, dans la bibliothèque du château de Dampierre ; ses croquis, heureusement, peuvent être consultés à l’Ecole des Beaux-Arts.

C’est avec la connaissance et le respect de tous ces précédens qu’Albert Dumont, le premier directeur, le vrai fondateur de l’École française d’archéologie à Rome en 1873 (d’abord simple succursale de l’École d’Athènes), érudit ardent, aussi passionné pour l’art que pour l’archéologie, attira, de suite, l’attention des nouveaux pensionnaires sur toutes les questions relatives à l’Italie méridionale, notamment sur celle de ses rapports avec l’Orient. La question fondamentale était, en effet, la question byzantine. L’abbé Duchesne (aujourd’hui Mgr Duchesne, directeur de l’École) et M. Bayet donnèrent l’élan par leur Mission au Mont Athos. M. Bayet, quelques années après, prenait plus complète possession de ce domaine par ses Recherches sur l’histoire de la Peinture et de la Sculpture en Orient, et son manuel de l’Art byzantin. A leur suite, concentrant cette fois leurs recherches sur l’Italie, MM. Paul Durrieu et Diehl, publièrent l’un ses Archives angevines de Naples, l’autre son Administration byzantine dans l’Exarchat de Ravenne, et son Art byzantin dans l’Italie Méridionale. Vinrent ensuite le regretté Cadier (l’Administration du royaume de Sicile sous Charles Ier et Charles II d’Anjou) ; M. Enlart (les Origines françaises de l’architecture gothique en Italie) ; M. Georges Yver (le Commerce et les marchands dans l’ Italie méridionale au XIVe siècle) ; MM. Battifol et Jordan (divers mémoires), puis, enfin, en 1904, M. Bertaux, avec sa thèse monumentale préparée par de nombreuses études dans les revues de France et d’Italie, et, tout récemment, M. Jules Gay, avec l’Italie méridionale et l’Empire byzantin. Si la lumière se répand sur ces régions mal connues et sur leur activité confuse, c’est donc, en grande partie, notre Ecole française de Rome qu’on en devra remercier. Ce sont tous ces travaux, sur divers points, de nos pensionnaires qui, joints à ceux de l’érudition locale, toujours active en Italie, ont permis l’apparition récente et presque simultanée des deux ouvrages qui nous guideront principalement dans cette étude. L’un est ce vaste essai d’ensemble historique, analytique, critique, tenté par M. Bertaux, sous le titre de l’Art dans l’Italie méridionale ; l’autre, cette claire et vive synthèse de vulgarisation, élégante et colorée, donnée par M. Venturi dans ses deuxième et troisième volumes de la Storia dell’ Arte italiana. D’autre part, on ne saurait oublier que durant, la période de ces travaux préliminaires, plusieurs récits de voyages, les uns par un archéologue notoire, doublé d’un observateur ingénieux, l’autre par un poète touriste d’une curiosité aiguë et d’une vive sensibilité, la Grande-Grèce, l’Apulie et la Lucanie de François Lenormant (1881 et 1883), et les Sensations d’Italie, de M. Paul Bourget (1891), avaient agréablement préparé le grand public des lettrés à s’occuper de cette région lointaine et de ses monumens. L’heure semble donc venue de constater les résultats acquis.

Il serait injuste, avant tout, de ne pas reconnaître ce qui a été fait, durant les mêmes périodes, en Allemagne et en Italie. En réalité, c’est l’Allemagne qui, la première, avait tracé la route à suivre et donné l’exemple des recherches scientifiques. Dès 1832, Schultz, ami de G. de Rümohr, avait entrepris l’exploration du Royaume de Naples ; il y travailla dix ans. Rappelé ensuite à Dresde, il y passa vingt-trois années à préparer la publication de son travail, mais il succomba, lui aussi, sans avoir pu l’achever. Par les soins de son frère et de Fr. Van Quast, l’ouvrage parut néanmoins en 1855. Il restera le modèle des travaux de ce genre. « On devra toujours, dit justement M. Bertaux, saluer dans Schultz un des initiateurs les plus laborieux et les plus clairvoyans de la critique moderne dans l’histoire de l’art. »

L’Italie, de son côté, ne demeurait pas oisive. En 1842, L. Catalani, en même temps que Schultz, s’efforçait d’anéantir les légendes forgées, sur le sujet, par la vanité napolitaine. En 1870, le grand ouvrage de Salazaro, précieux par ses reproductions d’œuvres inédites, ne procédait point, par malheur, d’un esprit aussi libre et critique. Mais, depuis lors, d’innombrables études locales, par MM. de Nino, Bindi, Pannella, Piccirilli, pour les Abruzzes, Cosimo de Giorgi, Sante-Simone, F. Sarto, Bernich, Avena pour les Terres d’Otrante et de Bari, de Dom Piscicelli et Dom Latil pour le Mont-Cassin, par MM. Croce, Ceri, G. Frizzoni, Krauss, G. von Fabrizy, pour les provinces napolitaines, etc., etc., ont accumulé des fonds de matériaux précieux dans lesquels ont largement puisé MM. Venturi et Bertaux.

Ge dernier, jeune et hardi, ayant, non sans fatigues, revu tous les monumens sur place, durant sept voyages successifs, ne nous dissimule pas ses nobles désirs. lia voulu écrire « le livre d’ensemble qui suivrait tout le développement de l’art dans la moitié méridionale de l’Italie, pendant tout le Moyen âge et la Renaissance, le livre qui chasserait définitivement les vieilles erreurs, en installant à leur place la vérité qui peut être connue, le livre qui répartirait équitablement le patrimoine artistique du passé, entre l’Italie qui triomphe de sa richesse royale et l’Italie qui restait déshéritée. » L’ambition, si joyeusement affirmée par M. Bertaux avec l’heureux entrain des confiances juvéniles, paraît, sans doute, un peu haute. Quel historien se peut, ou s’est jamais pu vanter, d’avoir dissipé, définitivement, toutes les erreurs, et définitivement établi toutes les vérités ? M. Bertaux on doit le reconnaître, n’a rien épargné, du moins, pour remplir son vaste programme ; l’énormité et la qualité de son labeur peuvent excuser sa présomption.

Plus heureusement et plus tôt armé que les hommes de la génération précédente, par une éducation plus scientifique et plus libre, artiste autant qu’archéologue, aussi lettré qu’érudit, se servant, pour ses notes, du crayon à dessin et de l’appareil photographique autant que de la plume, M. Bertaux sait aussi bien analyser, par les yeux, un monument, qu’il en sait retrouver l’histoire dans les livres et manuscrits. Il a vu tous les édifices, tous les objets, dans leurs milieux naturels et historiques, et il ne les en sépare plus. Ses paysages sont colorés, ses descriptions précises, ses inventaires animés. Il a le souci du langage clair ; il ne dédaigne pas, à l’occasion, le langage brillant. Voilà bien des qualités, et, sur plus d’un point, en effet, par la clairvoyance de ses remarques et la justesse de ses déductions, M. Bertaux a complété et éclairé l’œuvre de ses devanciers. La bienveillance et la reconnaissance qui ont accueilli son immense travail sont donc bien méritées. Son premier volume, le seul publié, nous conduit jusqu’au milieu du XIIIe siècle, avant l’arrivée de Charles d’Anjou. Son second, sur la période angevine, nous est promis dans un temps prochain. Nous voudrions, dès aujourd’hui, d’après les documens réunis dans le premier, non point présenter un tableau complet de l’évolution des arts durant cette période dans toute la région, mais dégager, au moins, les résultats acquis sur quelques-unes des questions les plus importantes pour l’histoire de l’imagination humaine. Quels furent, par exemple, le rôle et l’influence, dans l’Italie méridionale, entre le VIe et le XIIIe siècle, de la civilisation byzantine ? Quels ceux des ordres monastiques, basiliens et bénédictins ? Quels ceux des princes et rois normands aux XIe et XIIe siècles ? Quels ceux de l’empereur Frédéric II au XIIIe ? Ce sont les objets mêmes des quatre divisions du livre, et M. Bertaux, en s’adressant ces quatre demandes, nous fournit aussi presque tous les élémens des réponses.


II

Les arts, comme la littérature, dans l’Italie romaine, n’avaient été, le plus souvent, qu’une adaptation de l’œuvre admirable du génie hellénique, créateur et libre, aux besoins du génie latin, régulateur et utilitaire. Chacune de leurs évolutions avait été déterminée par quelque poussée orientale. Du Ier au IVe siècle de l’ère chrétienne, sous les Empereurs, durant la formation, patiente et héroïque, d’une foi et d’une imagination nouvelles, dans la nuit pieuse des Catacombes, la grande ville, à l’extérieur, bruyante et corrompue, devenait de plus en plus une Babel cosmopolite et polyglotte. Philosophes et rhéteurs, thaumaturges et visionnaires, artistes et baladins, affluant de la Grèce, de l’Asie Mineure, de l’Egypte, lavaient envahie et transformée. On s’habillait, on vivait, on pensait à leur mode. On parlait grec autant que latin. Les néophytes chrétiens prient en grec, leurs premiers artistes sont des Grecs.

Comment être surpris qu’au Midi, en ces provinces, plus proches de l’Orient par leur littoral, plus parentes par leur climat, leur race, leur histoire, dans l’ancienne Grande-Grèce, l’hellénisation, à ce moment, ait été plus profonde ? Par les mêmes raisons, dans toutes les périodes suivantes, depuis le Ve jusqu’au XIe siècle, cette hellénisation s’y verra, plus fréquemment et plus aisément, renouvelée et ranimée, soit par les reprises militaires et administratives de l’empire byzantin sur un territoire dont il restait le suzerain légal, soit par les importations pacifiques dues à la propagande ecclésiastique et à l’activité commerciale des villes maritimes échelonnées, tout le long de ses côtes, devant les trois mers. Il va sans dire que, suivant leurs nécessités topographiques et leurs aventures politiques, les diverses parties de cette immense région, très accidentée, très inégale, recherchent ou subissent ces influences extérieures avec plus ou moins de suite ou de résultats. Naples, la vieille Parthénope (la Sirène), le centre hellénique le plus vivant sous l’Empire, eut la bonne fortune de garder longtemps son prestige. Les Goths la respectèrent, les Byzantins la protégèrent, les ducs qui la gouvernèrent, depuis la chute de l’Exarchat, protégés par ses fortes murailles, sauvegardèrent son indépendance jusqu’à l’occupation normande, au XIe siècle, c’est-à-dire durant les crises les plus terribles, où sombra l’antique splendeur dans tout le reste de l’Italie. Les jardins fertiles de la Campanie voluptueuse, les plaines et les ports ouverts de l’Apulie, les montagnes accidentées ou sauvages des Abruzzes et de Calabre, plus ou moins exposées ou résistantes aux invasions et incursions barbares, aux occupations étrangères, aux pénétrations intérieures, n’eurent point, par malheur, d’aussi heureuses destinées. Toutes ces contrées, d’ailleurs, avaient été si profondément assimilées par la centralisation romaine et si abondamment couvertes de temples, basiliques, palais, thermes, etc., en style officiel, par les artistes de l’empire, que les édifices antiques et païens y devaient partout suffire pendant longtemps, presque jusqu’à nos jours, à fournir les premiers matériaux, comme les inspirations essentielles, aux architectes, sculpteurs et peintres chrétiens du moyen âge.

A Naples, dès l’origine, dans les Catacombes de San Gennaro, quelques débris de fresques nous révèlent, chez les premiers chrétiens, cette même fraîcheur de rêve qui sourit, à Rome, aux plafonds fleuris de Sainte-Priscilla. Les réminiscences de la décoration alexandrine, si brillante et si abondante alors dans la contrée, celle dont Herculanum et Pompéi nous ont conservé les séductions, y sont, naturellement, plus vives encore qu’à Rome. De plus, l’imagination hellénique, épurée et rafraîchie par la simplicité douce des paraboles et des allégories évangéliques, y reparaît, tout à coup. C’est un fragment de scène empruntée au Pasteur, la poétique vision d’Hermas : les Vertus construisant la Tour de l’Eglise. Preuve inattendue et charmante de l’influence exercée, d’abord, par les rêveries édifiantes du pieux évêque, si conformes à l’esprit du divin maître, si claires aussi, harmonieuses, plastiques et colorées, comme les rêveries attiques, celles de Platon, qui appellent et invitent, à la fois, le pinceau du peintre et l’ébauchoir du sculpteur. Parmi les belles Vertus qui travaillent à la forteresse de la Foi, l’une des plus actives est la Gaîté, Alacritas, comme parmi les Vices qu’Hermas interdit expressément aux Chrétiens, se trouvera la Tristesse. Mais, hélas ! à cette heure même où dans ses promenades à travers l’agro romano, Hermas voyait apparaître, pour la joie des croyans, tant d’allégories consolantes, un autre visionnaire, plus passionné et plus original, créait un autre monde surnaturel, d’aspect bien divers, qui allait agir, plus puissamment encore, en sens inverse, sur l’imagination chrétienne, pour la bouleverser et l’assombrir. En cette même année 70, l’apôtre bien-aimé, le vieux saint Jean l’Evangéliste, échappé par miracle à l’incendie de Rome et aux bourreaux de Néron, encore tout sanglant et mutilé, tremblant d’effroi et de haine, s’était réfugié dans l’île de Pathmos. De là, comme d’une tribune, le vieil athlète, exaspéré et désespéré, lançait, à travers le monde, ses imprécations retentissantes contre Rome, la Grande Prostituée ; il annonçait, en même temps, la vengeance prochaine, l’avènement de la justice implacable et proclamée dans la solennité majestueuse d’un dernier acte de divine tragédie. La sublimité grandiose et formidable des hallucinations dramatiques de l’Apocalypse, où toute la violence implacable du monothéisme sémitique s’affirme en de confuses réminiscences des idolâtries égyptiennes, assyriennes, persanes, éclatait, sans doute, en images merveilleuses, mais trop compliquées et gigantesques, pour que l’œil clair de l’artiste les pût nettement saisir et réduire en concepts réalisables. Ce sera, pourtant, l’Apocalypse, l’hallucination orientale, qui, durant tout le cours des invasions et dominations barbares, parmi l’incessant effroi des calamités publiques, envahira peu à peu, épouvantera les âmes inquiètes et les esprits troublés. C’est elle que, dans leur premier réveil, les artistes, en Europe, s’efforceront vainement de réaliser, en des formes monstrueuses, jusqu’à ce qu’enfin la conception occidentale, celle du premier christianisme, alliance harmonieuse de vérité et de beauté, de la tradition hellénique et de la sensibilité chrétienne, reparaisse enfin, aux XIIe et XIIIe siècles, chez les sculpteurs, en France, chez les peintres, en Italie. Ces efforts glorieux par lesquels les artistes de l’Ile-de-France et ceux de Toscane dégageront, rapidement et définitivement, de la confusion des traditions enchevêtrées, par leur amour de la vérité, un idéal moins confus et moins inaccessible, plus humain et plus consolant, ne seront que la reprise de la première œuvre du christianisme brutalement interrompue.

Il n’était pas possible à un savant français d’oublier quelle part admirable prit alors à la christianisation des arts antiques, un Gallo-Romain, Anicius Pontius Meropius Paulinus, de Bordeaux. Ici même, J.-J. Ampère et M.Gaston Boissier ont fait revivre cette noble et douce figure du patricien et du lettré converti, aussi ferme en sa foi nouvelle que l’était peu encore son maître bien-aimé, le frivole Ausone[2]. C’est en 394 que Paulin, accompagné de sa femme Therasia devenue, en religion, sa chaste sœur spirituelle, vint définitivement s’établir à Nola, dont il avait été gouverneur, dans une cellule d’anachorète, auprès du tombeau de saint Félix. Comme tous ses compatriotes, profondément romanisés, il avait la passion des arts, et surtout de la peinture. Il trouva à Nola quatre petites basiliques construites, une cinquantaine d’années auparavant, dans les premières heures de la liberté religieuse, mais devenues insuffisantes pour la foule croissante des pèlerins. Biche, actif, influent par son passé, ses relations, sa piété, il rétablit d’abord l’ancienne chapelle de Saint-Félix, l’entoura de portiques pour les voyageurs et de logemens pour les cénobites, puis, enfin, ajouta (de 400 à 402) aux quatre églises primitives une grande basilique qu’il nous a longuement décrite.

Cette construction ne différait, semble-t-il, des basiliques romaines, à cinq nefs, avec toiture charpentée, que par l’addition de deux absides à l’abside principale, suivant un usage oriental. L’abside centrale, grande ouverte, formait passage vers le tombeau du saint. Dispositions peu communes encore et qui allaient être immédiatement reproduites, en Gaule, par l’ami et correspondant de Paulin, Sulpice Sévère, dans une ville d’Aquitaine, puis, quelques années plus tard, dans la basilique de Saint-Martin, à Tours. La basilique du Sauveur, à Naples, élevée par l’évêque Soter (363-409), présentait aussi les mêmes caractères. Dans l’abside, dégagée en 1880 par de Rossi, les tailloirs des chapiteaux en forme de coussinets et le chrisme en relief annoncent, pour la première fois, l’influence syrienne qui ne tarde pas à s’affirmer dans la coupole à trompes d’angle, sur plan carré, au Baptistère. La basilique de Nota servit-elle de modèle à celles de Naples et de Tours ? Dérivaient-elles, toutes trois, d’un exemple commun et lointain ? C’est la supposition à laquelle s’arrête M. Bertaux. L’assemblage d’édifices groupés à Nola, dans « la ville monastique où le sarcophage de Félix est comme enchâssé, » villa par ses colonnades et ses fantaisies, forteresse par sa vaste et solide enceinte, lui rappelle le couvent syrien de Kalat-Seman, autour de la colonne de Siméon Stylite, décrite par M. le marquis de Vogué, ou le monastère africain de Tebessa, remis au jour par M. Albert Ballu, et peut-être, tous deux des imitations du Martyrion de Jérusalem fondé par Constantin. La question, pour l’instant, reste en suspens.

Des constructions du saint évêque M. Bertaux n’a pu retrouver, enfoui sous la basilique moderne, que l’atrium, déjà visité et dessiné au XVIIe siècle. Ses débris, colonnes, fragmens de mosaïques et d’inscriptions, attestent l’exactitude des détails minutieux, complaisamment donnés par Paulin au sujet de ses travaux, dans sa correspondance, en prose ou vers, avec Sulpice Sévère. Quant aux peintures dont tout le grand édifice était décoré et qui furent peut-être le premier exemple, bientôt fameux, d’un cycle complet de peintures historiques, à sujets chrétiens, en vue de l’édification publique et de l’instruction des humbles, il n’en reste rien, cela va sans dire. Nous en savons assez, néanmoins, pour être certains que cet initiateur éclairé et prudent, cet apôtre populaire, indulgent ami des paysans, si humain et si tolérant, que les hérétiques, les Juifs, les païens, nombreux encore dans son diocèse, se joignirent, en pleurant, aux fidèles pour suivre son cercueil, garda, dans sa conception de l’art, l’amour fidèle qu’il enseignait dans ses poèmes pour la beauté saine et calme des chefs-d’œuvre antiques. C’est bien le génie latin, clair et pratique, qui lui inspira la pensée de dérouler, face à face, aux yeux d’une plèbe rustique et inculte, en tableaux parallèles, les épisodes les plus saillans de la Bible et de l’Évangile. Cette ordonnance est déjà celle que l’on retrouvera fréquemment sous la main des fresquistes, notamment, au IXe siècle, dans le Palais de Louis le Débonnaire, à Ingelheim et au XVe siècle, dans la chapelle Sixtine, au Vatican. L’idéal, oriental et fantastique, l’idéal surnaturel et terrible, n’y trouble pas encore, dans ce climat pur, sur ce sol naguère embaumé de la floraison mourante des rêveries polythéistes, la confiante sérénité du christianisme victorieux. Sérénité trompeuse, sérénité éphémère, que les invasions, les pillages, les incendies, les massacres, les épidémies allaient vite détruire et pour longtemps ! Le saint évêque de Nola vécut assez pour voir sa Rome, sa chère Rome, violée et saccagée par les Goths d’Alaric. Son désespoir de fervent chrétien fut égal au désespoir de fervent païen qui s’exhala alors, en plaintes éloquentes, par la bouche d’un autre Gallo-Romain, Rutilius Numatianus. Celui-ci était Aquitain et patricien comme lui, ancien préfet comme lui, poète comme lui, son ami peut-être. Mais, tandis que Paulin se faisait moine et solitaire, Rutilius méprisait et raillait les moines et les solitaires du même ton qu’un encyclopédiste du XVIIIe siècle. Rien ne restait de commun entre eux que leur admiration, leur respect filial pour la grande Rome. N’est-il pas curieux de surprendre, à leur source, dans cette grande crise du monde, chez nos ancêtres, les deux courans de piété soumise et de raillerie sceptique qui se disputeront toujours notre âme nationale ? N’est-il pas intéressant de voir l’un d’eux, le chrétien, l’homme du progrès moral, pressentir, dès lors, pour l’art futur, l’idéal d’expression vivante, naturelle, humaine, qui devait, plus tard, après huit siècles d’engourdissement ou de tâtonnemens, refleurir d’abord, par l’amour de la nature et le besoin de beauté, dans son pays natal, sur cette même terre des Gaules, restée, toujours et malgré tout, obstinément latine, sous l’apport fécondant des alluvions germaniques et scandinaves ?

Du VIe au XIe siècle, jusqu’à l’établissement de la dynastie normande, durant les invasions successives et occupations superposées des Goths, Lombards, Byzantins, Francs et Sarrasins, quels amalgames bizarres et changeans d’images incohérentes et variées se durent produire dans les songes des populations hantées par l’idée obsédante des interventions surnaturelles, et dans ceux des artistes et praticiens s’efforçant de répondre, tant bien que mal, à des besoins impérieux et séculaires de représentations figurées ! La rareté des monumens, l’incertitude de leurs dates, ne laissent guère, par malheur, suivre de près ces transformations. MM. Bertaux et Venturi n’osent reconnaître, en Calabre, en Terre d’Otrante, dans les provinces byzantines ou le duché de Naples, aucun édifice certain pour cette période. Dans le centre, les princes lombards eux-mêmes, constructeurs si actifs, aux habitudes si fastueuses, ont laissé peu de traces. La colonnade de Sainte-Sophie à Bénévent, une basilique funéraire à Prata, près d’Avellino, restent seules pour nous révéler, chez les bâtisseurs des VIIe et VIIIe siècles, une croissante maladresse professionnelle au service d’imaginations assez ambitieuses et fort éclectiques.

C’est dans les débris, trop rares encore, de sculptures décoratives, et surtout de peintures murales, que s’affirme, néanmoins, durant cette mêlée des races et des idées, une persistance opiniâtre des traditions de beauté survivant à toutes les catastrophes. Certains chapiteaux, quelques fragmens de clôtures à Cimitille près de Nola, Naples, Otrante, Brindisi, Calvi, Città Sant’Angelo, Atrani, Sorrente, conservent, dans leurs décors végétaux et animaux, une animation élégante et colorée, une souplesse et une variété de combinaisons linéaires, avec certaines singularités de détails exotiques, dans lesquelles il faut bien reconnaître l’action renouvelée des pénétrations orientales.

Les arts de la peinture, les plus fragiles de tous, sont ceux (le croirait-on ?) qui nous livrent ici les témoignages les plus instructifs. Par leurs études, attentives et sagaces, sur les mosaïques, fresques, manuscrits de ces époques, MM. Bertaux et Venturi sont parvenus à recueillir toutes sortes d’indications précieuses sur l’iconographie et la technique. Malgré les bouleversemens, dans cette extrémité de la péninsule, la continuité de la production Imaginative, par le coloriage des murailles et l’enluminure des monumens, reste, au moins, aussi visible que dans l’Italie septentrionale. Cette continuité y paraît due, comme ailleurs, à l’intervention des ordres monastiques ; ses particularités y résultent de l’influence simultanée, des deux grands ordres d’Orient et d’Occident, qui, par suite de circonstances spéciales, y ont rapproché et mêlé sur le même sol, pendant plusieurs siècles, avec des règles et des tempéramens divers, les disciples de saint Basile, plus contemplatifs, plus traditionnels, et ceux de saint Benoît, plus actifs et plus novateurs.

Ces derniers ne jouèrent pas, d’abord, dans l’évolution, le rôle prépondérant que semblait pouvoir leur assurer leur origine locale. Dès la mort du maître, en 540, ils s’étaient bien groupés, autour de son tombeau, sur le Mont-Cassin ; mais, quarante ans après, ils en avaient été chassés par les Lombards. Durant tout le VIIe siècle, réfugiés à Rome, ils y durent attendre des jours meilleurs. Une seconde fois, au commencement du IXe siècle, ils remontèrent sur la montagne sacrée, après avoir fait une station d’essai aux sources du Volturne. Cette fois encore, leur tranquillité dura peu. En 840, après un effroyable massacre où succombèrent, en quelques heures, 900 moines, les Sarrasins pillèrent, incendièrent, anéantirent toutes leurs constructions. Il n’en resterait nul vestige, sans une heureuse découverte de peintures murales, en 1885, dans les ruines d’une chapelle aux environs du Volturne. Par une autre bonne fortune, en 1900, reparaissaient, à Rome, dans l’église basilienne de Santa Maria Antica, d’autres peintures à peu près contemporaines. Nous pouvons ainsi juger des différences et des similitudes par lesquelles, sous des influences occidentales ou orientales, ces vénérables images ont pu préparer l’évolution postérieure de la peinture.

Le monastère de Saint-Laurent, aux sources du Volturne, avait été fondé, vers l’an 700, dans un site admirable, alors infesté de bêtes fauves et de brigands, par trois jeunes seigneurs de Bénévent, trois frères, dégoûtés du monde. D’autres bénédictins, treize ans après, avaient reconstruit un monastère au Mont-Cassin. Ces deux établissemens voisins se développèrent, en paix, durant cinquante ans. Deux nobles abbés surtout, l’un, Gisulf, des princes de Bénévent, au Mont-Cassin (797-818), l’autre, Josué, parent de Charlemagne, au Volturne (793-818), contribuèrent à leur splendeur. Ils construisirent, en même temps, deux basiliques, édifices presque identiques sur ce plan latin, dont le type subsiste à Rome, dans l’église de Saint-Clément. Toutes deux, suivant l’usage, étaient couvertes de peintures.

Celle du Mont-Cassin a été détruite, nous l’avons vu, de fond en comble. Par un hasard extraordinaire, la crypte de Saint-Vincent, enfouie douze cents ans sous un amas de ruines, et rendue au jour par Mgr Piscinelii, n’a point tellement souffert qu’on n’y puisse, avec grand profit, constater une phase nouvelle d’hellénisation. Là, en effet, comme à Rome, à Santa Maria Antica et dans toutes les mosaïques ou fresques des IXe et Xe siècles, la marque grecque est visible, aussi bien chez les Bénédictins que chez les Basiliens. Cette nouvelle influence orientale venait-elle directement de Byzance ? Non, semble-t-il, car les traits déjà particuliers qui, dans ces œuvres, se mêlent aux traits byzantins, révèlent un travail intermédiaire d’assimilation locale. M. Bertaux a fort bien démontré que le foyer de cette fermentation internationale était alors la ville des Papes. Depuis Jean V (685) jusqu’à saint Zacharie (742-752), presque tous les pontifes furent des Orientaux ; et leurs successeurs, embrassant, comme eux, résolument la défense des images, dans la querelle des Iconoclastes, accueillirent avec empressement tous les moines et artistes chassés d’Orient par la persécution. Nulle surprise, donc, que les mêmes motifs, la même facture, les mêmes détails se retrouvent en des mosaïques romaines et des manuscrits byzantins de la même période, en même temps qu’à Saint-Vincent et à Santa Maria Antica. Nul étonnement, non plus, qu’aux caractères spéciaux de la technique byzantine s’ajoutent des réminiscences, de plus en plus fréquentes, de l’art gréco-romain, origine commune des renaissances, aussi bien à Rome qu’à Constantinople.

Les fresques de Santa Maria Antica, datées par plusieurs portraits de papes coiffés du nimbe carré, privilège des vivans, ont été longuement analysées avec une expérience délicate par M. Venturi. Au temps du pape Zacharie (741-752), un certain nombre d’effigies contemporaines, Théodote, fondateur d’une chapelle, avocat des pauvres, avec sa femme et ses enfans, montrent déjà une recherche sincère de vérité et de grâce. « Un des enfans, la fillette, est gentiment dessinée, avec son petit collier, une fleura la main ; c’est caressé par une main d’artiste. » On y trouve aussi des épisodes bien présentés des légendes de saint Quirico et de sainte Juliette. « Ces fresques nous révèlent la force conservée encore au VIIIe siècle, par la peinture ranimée et secourue par l’art byzantin, et nous offrent le meilleur exemple de ses productions durant la rage des persécutions iconoclastes. »

Dans les fresques de Saint-Vincent, qu’il rapproche de quelques peintures contemporaines de Saint-Clément à Rome, M. Venturi voit plus encore une « tradition de formes encore vivante dans toute l’Italie avant que l’art roman apprît à distinguer clairement les caractères de régions et de races. » L’aspect, d’ailleurs, est bien oriental. Les saintes qu’on aperçoit, de face, en entrant, sont des patriciennes de la cour byzantine « en riches costumes, nimbées, avec des diadèmes, des tuniques brodées de pierreries, portant une couronne emperlée et gemmée dans la main droite, sous un manteau et un voile transparent. » M. Bertaux dans cette iconographie byzantine, signale l’apparition de motifs antiques, que les peintres adaptent, comme leurs ancêtres des catacombes, à des sujets chrétiens. Telle une Jérusalem en pleurs, qui est l’ancienne Τύχη, personnification des villes asiatiques dont l’un des premiers types semble avoir été sculpté, à Antioche, par un élève de Lysippe. Tel un Bain de l’enfant Jésus, qui se souvient d’un bas-relief païen, la Naissance de Bacchus. Il constate aussi que, dans l’Annonciation, l’ange, plus animé, s’avance plus librement, et commence à presser son mouvement d’entrée qui deviendra, par la suite, plus vif encore et plus précipité, jusqu’à ce qu’il soit « l’élan impétueux d’un être ailé qui arrive voir Marie par les chemins du ciel. » Or, ajoute M. Bertaux, « ce vol de l’archange annonciateur qui n’apparaîtra, dans la peinture byzantine qu’au XIIIe siècle, le voici représenté par un peintre bénédictin des premières années du IXe siècle. » Et, ajoute M. Venturi, « le peintre bénédictin n’a pris, tout au plus, aux byzantins, que la matière iconographique, mais il a indiqué sa manière propre dans les formes et la coloration : dans les formes, par la petitesse des yeux somnolens, la nervosité des mains, l’envolée des draperies ; dans la coloration, par des ombres vertes, une diffusion de rouge, etc. » Il y a donc bien là, comme l’ont pressenti Cavalcaselle et Crowe, tous les signes d’une école locale en formation. Par malheur, nous l’avons vu, des calamités imprévues suspendirent l’initiative des Bénédictins. Durant le Xe siècle, la parole passe aux Basiliens

III

Cette période agitée, du IXe au XIe siècle, est celle, en Orient, de la querelle des Iconoclastes, bientôt suivie d’une réaction glorieuse. On sait quelle renaissance admirable est due aux Empereurs macédoniens (867-1057), les héros de cette « Épopée Byzantine, » dont MM. Rambaud, Schlumberger, Bayet, Diehl, Jules Gay nous ont exposé la grandeur. En Italie même, le rôle le plus continu et le plus durable appartient alors aux moines grecs. A deux reprises, par deux côtés, fuyant, d’abord, les persécutions des briseurs d’images dans leur pays, puis, celles des Sarrasins en Sicile où quelques-uns s’étaient installés, les caloyers s’en viennent chercher des refuges dans les hauteurs escarpées et les forêts touffues de la Calabre. Là, ils se suivent en si grand nombre, là ils attirent, autour d’eux, une telle quantité de paysans et de pauvres diables terrorisés par les incursions barbares, que, dans le seul royaume de Naples, on comptera aux XIIe et XIIIe siècles, cinq cents établissemens basiliens. Ces établissemens, sans doute, sont d’importance fort inégale. Un bon nombre ne sont que des grottes, naturelles ou artificielles, creusées aux flancs du sol, sur les sommets les moins accessibles. C’est là que les plus exaltés de ces solitaires, les reclus, voués à la méditation et aux austérités, nourris du pain et des légumes envoyés par la maison mère, y languissent et s’éteignent en odeur de sainteté. D’autres, les ermitages, ne sont encore que des grottes ou cabanes, mais entourés d’un petit champ dont la culture doit nourrir l’habitant ; ils sont occupés par les anachorètes. Reclus et anachorètes, tous dépendent des couvens, établis en des sites moins sauvages, où vivent, en commun, les cénobites. La règle exige d’eux, à la fois la prière et l’action, les contemplations pieuses devant les grandeurs de la nature et le travail des mains qui féconde l’œuvre vivante de Dieu.

Cette organisation monacale, si conforme aux exigences matérielles et morales des circonstances et contemporaine de la réorganisation administrative due aux fonctionnaires byzantins put donner à cette seconde hellénisation une extraordinaire durée. Un Catapan grec, siégeant à Bari, gouvernera la région jusqu’à la prise de cette ville par les Normands (1053). Deux provinces, la Basilicate et la Capitanate, plusieurs villes, Troja, Rocca, Niceforo, des rivières même, le Serropotamo, etc., garderont toujours leurs noms grecs. Au XIIIe siècle encore, sous les Angevins, on y parlera le grec, et la papauté romaine se devra résoudre à laisser le culte s’y pratiquer suivant le rite oriental. Les tremblemens de terre et les dévastations n’ont rien laissé subsister des édifices grecs antérieurs au XIIe siècle, mais, alors, on en trouve un certain nombre « sans analogue sur le continent italien, » et notamment, « des chapelles grecques qui semblent, ici, des exilées. » L’esprit oriental si visible dans les édifices en plein air, apparaît mieux encore dans les constructions souterraines, particulières aux Basiliens. Le nombre des églises ou chapelles de ce genre, cavernes, grottes, cryptes, offertes par le sol, agrandies, consolidées, maçonnées, décorées par plusieurs générations, ou même creusées de fond en comble, est vraiment prodigieux. Quelques montagnes, comme celle de Rossano, toutes criblées de ces trous, présentent l’aspect de gigantesques madrépores. Certaines cryptes, au contraire, par leurs dimensions, sont de véritables monumens. Fr. Lenormant avait déjà remarqué les peintures, d’époques fort diverses, dont la plupart sont couvertes ; il avait signalé leurs origines byzantines fréquemment attestées par la langue des inscriptions

Les premières explorations méthodiques, à ce sujet, dans les régions d’Otrante, de Tarente, de Matera, de Calabre, sont dues à M. Diehl. Ses descriptions et analyses à Carpignano, à Brindisi, à San Vito dei Normanni, à San Blasio, aux Santi Stefani, à Vasto, à Soleto, dans les grottes tarentaises, à Casale, à Rossano, Catanzaro, Reggio, etc., ont apporté à l’histoire de la peinture en Italie, pour ses origines romanes et byzantines, les contributions les plus précieuses. M. Bertaux, en refaisant avec soin la visite de ces souterrains, n’a eu, le plus souvent, qu’à y joindre ses observations personnelles. Quelques peintures sont datées et signées. A Carpignano, deux Christs, l’un de 959, par Théophylactos, l’autre de 1020, par Eustathios, nous montrent l’évolution accomplie, aux entours de l’an mil, dans les conceptions du type sacré. « La sérénité de Dieu antique que le Christ conservait dans les miniatures du IXe et du Xe siècle, s’altère... A San Biagio, près de Brindisi, en 1197, un maître Daniel développe un cycle de compositions évangéliques. En général, ce ne sont que des figures isolées de saints, portant le nom du fidèle qui les commandait. La paroi funéraire, comme le terrain dans nos cimetières, n’était pas toujours concédée à perpétuité. En cas de concession temporaire, une image nouvelle, sur un enduit frais, se superposait à l’image ancienne.

Cet usage grec, avec des inscriptions tantôt grecques, tantôt latines, persista jusqu’en plein XVe siècle. Les difficultés de classification chronologique y sont donc extrêmes. La difficulté de démêler, dans ces imageries routinières, exécutées par des ouvriers ambulans ou des moines amateurs, ce qu’il y a de poncif et ce qu’il y a de personnel, y devient plus grande encore. Néanmoins, il est facile d’y voir, en comparant les figures des mêmes personnages, que jamais elles ne s’y reproduisent d’une façon absolument identique. Si servile que puisse être un peintre vis-à-vis d’un modèle, il ne l’est jamais assez, surtout dans des conditions pareilles, pour ne pas y ajouter ou retrancher, malgré lui, quelque chose. L’élaboration d’un art nouveau fut sans doute plus inconsciente dans ces solitudes écartées que dans les villes de l’Italie centrale, mais ce serait oublier les heureuses fatalités de l’activité humaine que de ne l’y pas reconnaître. Pour peu qu’on aime et comprenne, dans l’art, autre chose que la correction scolaire et le rendu matériel, pour peu qu’on y sache ressaisir une communication, sincère et émue, avec des âmes lointaines et disparues, ce n’est pas sans respect qu’on entrevoit, à la lueur des flambeaux, dans ces cavernes conservatrices, toutes ces images incertaines ou grossières ! Tous ces anges ailés, tous ces archanges vainqueurs, tous ces saints guerriers, toutes ces vierges protectrices, n’ont-ils pas, durant des siècles, entendu les sanglots, consolé les misères, relevé les espoirs d’innombrables supplians : solitaires écœurés par les horreurs de la vie réelle, citadins, paysans, femmes, enfans, ruinés, sans gîte, fuyant, affolés, devant les corsaires d’Afrique ou les pillards de Normandie ?

A la suite du dernier massacre, par les Musulmans, au Mont-Cassin, les survivans, disciples de saint Benoît, s’étaient d’abord réfugiés à Teano. Leurs successeurs s’établirent ensuite à Capoue. C’est seulement en 950, après la pacification de la contrée par l’empereur Othon, qu’ils purent remonter de nouveau sur la montagne sainte. Cette fois, ils y prirent mieux leurs précautions, ils se mirent à l’abri des coups de main. L’ensemble gigantesque des constructions entreprises par les abbés, de races nobles, aux mœurs militaires, vaillans et actifs, fut conçu comme une vaste forteresse. L’abbé Jean y fonde une première église, l’abbé Aligerius l’achève, l’abbé Manso l’entoure de remparts. Quand les aventuriers normands l’attaquent en 1045, le couvent leur résiste, et l’abbé Richer, son défenseur, peut entreprendre le palais abbatial. Sept ans après, en 1058, lui succède ce grand abbé, dont l’histoire a glorifié le nom, l’abbé Didier qui devait coiffer la tiare sous le nom de Victor III. Par lui se complètent la force et la beauté de la cité monastique où s’élèvent l’église Saint-Barthélémy, la basilique de Saint-Martin, l’église Saint-André qu’achèvera son successeur Oderisius. Par lui, le Mont-Cassin, peuplé de lettrés, d’artistes, d’ouvriers de tout pays, devient une grande école d’art, plus active et plus féconde que les écoles de Saint-Gall et d’Hildesheim, ses aînées dans le Nord.

Tous ces édifices ont été rebâtis ou modernisés aux XVIe et XVIIe siècles. Quelques vestiges attestent la véracité des chroniqueurs et justifient leur enthousiasme pour le grand abbé. Didier fut, en effet, dans les questions d’art, mieux qu’un protecteur intelligent, mieux qu’un initiateur hardi et prévoyant. Si, comme tant d’autres moines, il ne fut pas lui-même artiste pratiquant (ce que nous ignorons), en tout cas, dans son entreprise, il paya beaucoup de sa personne. Comme Charlemagne, comme Suger, comme Charles V, comme Cosme de Médicis, comme tous les promoteurs de vraies renaissances, il est, à la fois, passionné pour les lettres et pour les arts, grand bâtisseur et grand bibliophile, judicieux admirateur du passé, afin d’être utile préparateur de l’avenir. C’est dire qu’il est aussi, ardemment et généreusement, fort éclectique. Les beaux ouvrages de bronze ne se fondaient plus alors que dans les ateliers byzantins ! Didier va voir les portes d’Amalfi, récemment importées, et commande aussitôt à Constantinople celles de sa future basilique. C’est à Rome, vaste amoncellement de ruines antiques, que gisent les plus beaux matériaux en marbre sculpté, d’un usage si utile dans les constructions nouvelles ! Il se rend lui-même à Rome pour en faire le choix et l’expédition. C’est en Campanie et en Lombardie qu’on trouve les meilleurs maçons ! Il en fait venir par escouades, d’Amalfi et de Côme. Pour les décorations intérieures, n’est-on pas obligé d’avoir recours à l’Orient, puisque les malheurs des temps ont anéanti, en Italie, les bonnes traditions techniques ? Il envoie chercher à Constantinople des tentures, des vêtemens sacerdotaux, du mobilier, des orfèvreries. C’est à Constantinople encore qu’il embauchera des mosaïstes, des marqueteurs, des miniaturistes, non seulement pour orner ses constructions et enrichir sa basilique, mais pour les installer dans le couvent, pour qu’ils y tiennent ateliers et écoles où la jeunesse, monacale et laïque, viendra s’instruire. Si nous en croyons même l’Ystoire de li Normant, il ne se fit nul scrupule de s’adresser à l’Égypte, musulmane : « Pour ce qu’il non trova en Ytalie homes de cet art, manda en Constantinoble et en Alixandre, pour homes grex et sarrazins, liquel pour aorner lo pavement de lo eglize de marmoirre intaillée et diverses paintures, laquelle nous clamons opère de mosy (mosaïque), ovre de pierre de diverses colors..., Et par exemple de c’estuy abbé moult s’efforcèrent de appareiller les choses en la manière qu’il faisoit, et gardoient à sa maistrise aucuns à faire bel hédifice, et se délictoient de lor habitation orner[3]. » On ne saurait exiger un plus sûr témoignage des importations exotiques et de l’action exercée par les œuvres et l’enseignement du Mont-Cassin.

De la grande église élevée par Didier, des splendeurs de son décor qui excitèrent l’admiration de cinquante cardinaux, vingt princes, trois mille prélats, moines, dignitaires, pèlerins lors de sa consécration en 1090 par le pape Alexandre II, il ne reste que les substructions et quelques débris de sculptures et mosaïques. Le tout confirme l’exactitude des affirmations lyriques d’Alphanus et des comptes rendus de Léon d’Ostie. Du haut en bas, s’écrie le premier, « ce ne sont qu’œuvres nouvelles, bonnes, solides, dignes de leur destination et bien appropriées. » Sunt nova, sunt bona, sunt solida. « Tout le tour des parois, dit Léon, est peint en couleurs variées ; l’abside, le grand arc, l’atrium, sont ornés de mosaïques précieuses. Le pavement de toute l’église se distingue par une si grande et si merveilleuse, et presque ineffable diversité de pierres taillées, que le sol semble un printemps, non de pierres, mais de fleurs. » Dans ce pavement dont il reste quelques fragmens et dessins, M. Bertaux voit une œuvre toute byzantine. Sur le témoignage contemporain d’Ame, l’auteur de l’Ystoire de li Normant, faut-il y reconnaître quelque intervention sarrasine ? L’architecture, en tout cas, reste latine. Pour les orfèvreries, il fallait dès lors distinguer le byzantinisme des objets importés, du byzantinisme, par imitation, dans les objets fabriqués sur place.

A défaut d’ouvrages attestant, encore, sur le Mont-Cassin l’action exercée par les écoles de Didier, c’est dans les régions environnantes qu’il faut chercher les preuves de cette influence. Pour l’architecture, à première vue, rien de très frappant, puisqu’on s’en était tenu, au Mont-Cassin, à développer les types latins. Dans les pays occupés par les byzantins, fonctionnaires ou moines, la côte de l’Adriatique et la Calabre, les églises continuent à se modifier par de simples variations dans le nombre et les formes des coupoles, avec adjonctions de détails orientaux. Néanmoins, même en Apulie, comme en Campanie, s’introduisent déjà, dans le plan respecté des vieilles basiliques, certains procédés de construction qui annoncent l’influence des Bénédictins, Bénédictins de France ou de Germanie cette fois, autant que d’Italie. Tels sont, par exemple, dans les nefs, au lieu de colonnes antiques, les piliers carrés, soit plats et lisses, soit flanqués de colonnettes, et, dans’ les porches et portails, une diversité heureuse soit pour les dispositions, soit pour l’ornement. Les réminiscences grecques et romaines s’y combinent avec une intelligence et une curiosité croissantes de la nature vivante dans les formes végétales et animales. La carrière est donc grande ouverte aux moines de Cluny et de Cîteaux qui, avec les princes normands, apportent, de plus en plus, leur esprit d’initiative.

C’était, on l’a vu, sur les arts du décor, mosaïques, fresques, bronzes, orfèvreries, miniatures, plus oubliés en Italie, que s’était surtout porté l’effort de Didier. « La technique enseignée par les mosaïstes grecs, dit M. Bertaux, reste en vogue dans les monastères lointains jusqu’en plein XIIIe siècle. » Les descriptions, dessins, fragmens de la mosaïque absidale de Capoue y montrent, en effet, comme dans celle du Mont-Cassin, une étrange complexité d’élémens divers harmonieusement assimilés. Le même esprit bienfaisant d’éclectisme éclairé modifie, librement, sans effort, la tradition indigène par l’accueil spontané des pénétrations antiques, carolingiennes, byzantines, arabes, françaises, germaniques. Le centre de cette activité internationale, suivant M. Bertaux, reste toujours à Rome, où nous trouvons une pièce à conviction des plus curieuses, dans les fresques contemporaines de Santo Bastianello. L’église avait été donnée en 1065, par le pape Alexandre II, à son ami l’abbé Didier ; les peintres étaient romains. Sont-ce les mêmes qui signèrent alors, en donnant leur origine, les fresques de Sant’Elia, près de Népi, Joannes, Stefanus, Nicolaus ? On peut le supposer.

Les peintures murales les plus importantes de cette époque restent pourtant celles de Sant’Angelo in Formis, près Capoue. C’est le plus grand ensemble de décor ecclésiastique qui nous atteste en Italie, dans ces époques lointaines, la vitalité de l’imagination pittoresque au service de la foi, comme en France celui de Saint-Savin, en Poitou. Les peintures y tapissent le narthex, et, à l’intérieur, les murs de la façade, des bas-côtés, de la nef, de l’abside, d’une absidiole. Sous le narthex, l’archange Michel, en magnifique costume oriental, se dresse pour défendre la Vierge que deux anges présentent dans un médaillon. Le nom de Desiderius (l’abbé Didier) est gravé sur le linteau. La signature de Didier, avec son effigie coiffée du nimbe carré, offrant le modèle de l’église, se trouve aussi dans l’abside. Le long des murs de la nef centrale (comme en 402, sept siècles auparavant, à Nola) se déroulent, d’un côté, des scènes de la Bible, de l’autre, des scènes de l’Evangile. Toute la paroi de l’entrée, du haut en bas, est couverte par le Jugement dernier. C’est avec la fresque de Torcello, dans la lagune vénitienne, exécutée, quelques années après, sur une paroi semblable, la représentation d’ensemble la plus ancienne qui nous reste du drame apocalyptique, celle qui, longtemps, dut servir d’exemple, et dont tous les artistes postérieurs conserveront la disposition générale. Schultz, Cavalcaselle, Crowe, Zimmermann, Dobbert, P. Jessen et d’autres ont longuement décrit et soigneusement étudié ce monument capital pour l’histoire de l’art. Est-ce une œuvre absolument byzantine, absolument italienne ? M. Bertaux nous semble dans la vérité, d’abord lorsqu’il y reconnaît des mains diverses et inégales, puis lorsqu’il y trouve, comme dans tous les autres produits des ateliers bénédictins, par-dessus un fond de traditions romano-byzantines, des apports, plus ou moins considérables, d’élémens occidentaux « empruntés à l’iconographie carolingienne et au décor septentrional. » ) Comme preuves à l’appui, il montre, avant et après ces grandes pages de Sant’Angelo, des vestiges de peintures dans plusieurs grottes, des Santi et délie Fornelle près de Calvi, de San Biagio près Gastellamare, dans les églises de Santa Maria de Oleara, non loin d’Amalfi, et de Santa Maria de Trochio, près du Mont-Cassin, puis dans les églises d’Ausonia, de Foro Claudio, près Sessa. Ici, partout, se retrouve le même amalgame, plus ou moins librement modifié, suivant la qualité des peintres. Il y eut donc bien là une école locale et des tentatives de renaissance.

La source la plus abondante d’informations, à ce sujet, se trouve, naturellement, dans les miniatures, mieux conservées et plus nombreuses que les fresques. Les deux longs chapitres que M. Bertaux a consacrés à « l’Enluminure et la Miniature dans les monastères bénédictins, » puis aux « Miniatures des Rouleaux liturgiques et l’illustration de la prose Exullet, » ne sont pas les moins nourris et les moins instructifs de son travail. En examinant à nouveau, avec un œil d’artiste, ces précieux manuscrits conservés, en partie à l’abbaye même, en partie dans les bibliothèques de Rome, il leur a rendu leur véritable importance dans l’évolution en cours. Un seul, une Règle de Saint Benoit, est antérieur à l’incendie de 950. Une série nombreuse date de 1022 à 1035, sous l’abbé Théobald. Déjà dans les grandes initiales, d’un style riche et libre et dont les entrelacs fantaisistes juxtaposent par des combinaisons aussi variées que les jeux du kaléidoscope, les polychromies éclatantes des émaux et mosaïques qu’elles imitent, se révèle, avant l’abbé Didier, un très bel effort d’imagination locale, associant des réminiscences anglo-saxonnes et carolingiennes aux traditions latines. La figure humaine, seule, quand elle s’y montre par hasard, est d’une naïveté et d’une grossièreté enfantines. Tout à coup, les choses changent dès que les byzantins apparaissent. Avec eux, sous leur influence, reparaît aussitôt la recherche de correction dans les formes, le besoin de clarté dans la mise en scène, et, bientôt, avec une intelligence remarquable des réalités vivantes, un esprit juste et libre d’observation. Un manuscrit du Vatican (no 1 202) la Légende de Saint Benoit et de Saint Maur, contient 98 scènes, où le miniaturiste apporte un tel souci de vérité « qu’il fait vieillir le saint d’une page à l’autre. » Sans doute, comme exactitude anatomique, c’est encore bien douteux : les pieds sont trop petits, les mains mal emmanchées, les raccourcis hasardeux ; pas de fonds, pas de perspectives. Mais quelle juste vision, vive et forte, des mouvemens naturels et des expressions franches ! Telle ou telle de ces figurines incorrectes pourrait faire envie à nos meilleurs naturalistes. Tel, par exemple, un prisonnier, grelottant de froid et de peur ; tel un jeune possédé, dont les pieds se tordent et les cheveux se hérissent, tandis qu’il vomit le démon chassé par le Saint. Ce bon enlumineur, vraiment, a toutes les audaces ; il fait danser, devant le Saint, une ronde de femmes nues qui ne seraient des Vénus que chez les Hottentots ; il dessine, au passage, comme le devait conseiller Ingres, un homme qui tombe d’un toit, la tête en bas. On se croirait au XVe siècle. Le peintre était-il byzantin ? Toutes sortes d’accessoires le semblent dire. Est-ce un imitateur italien des miniatures byzantines ? On voudrait le penser. Malheureusement ce bel élan ne dure pas. Après Didier, sous son successeur Oderigius, un manuscrit conservé à Paris (bibliothèque Mazarine, n° 3 640), avec moins d’originalité, garde encore quelque chose des vives allures de Byzance. Puis, plus rien, que du décor. « Aucun des manuscrits enluminés au Mont-Cassin entre la mort d’Oderigius et la conquête angevine, n’offre une seule figurine. » N’est-ce pas là une dénonciation presque certaine d’artistes étrangers et passagers illustrant les deux manuscrits ?


IV

C’est en 1066 que les seigneurs normands, commandés par leur roi Guillaume, débarquèrent en Grande-Bretagne, pour y faire souche durable de dynastie et d’aristocratie anglo-françaises. Il y avait déjà un demi-siècle que d’autres Normands, simples chevaliers, pèlerins armés en quête d’aventures, avaient trouvé la route de la séduisante Italie méridionale et qu’à leur suite s’y précipitaient, par bandes, tous leurs compatriotes, jeunes et vaillans, impatiens d’action et avides de « gaigner. » Robustes et hardis, rusés et loquaces, ces entrepreneurs d’héroïsme, prêts à servir les plus offrans. Italiens, Grecs ou Sarrasins, sauf à dépouiller leurs patrons en réglant les comptes, et à prendre leur place, avaient débarqué en 1006 à Salerne. Installés à Aversa dès 1028, puis à Melfi, ils se partageaient déjà, en 1043, la Pouille, dépecée en douze comtés. Seize ans après, le plus audacieux des onze fils de proie envolés du manoir de Hauteville, Robert Guiscard (wiscart, l’Avisé), se faisait, de gré ou de force, reconnaître par le Pape, comme duc de Pouille et de Calabre, en attendant qu’il donnât la Sicile à son frère Roger, s’emparât pour son compte de toutes les dernières possessions byzantines, saccageât Rome, au nom de Grégoire VII, pour en expulser les Allemands, puis allât tomber à Céphalonie en attaquant l’Empire d’Orient qu’il s’était fait adjuger. La domination de sa famille devait durer jusqu’à l’avènement de Frédéric II, empereur d’Allemagne, héritier par sa mère du dernier roi normand (1198).

Quelle sorte d’action cette dynastie septentrionale, rapidement assimilée d’ailleurs à ce milieu cosmopolite, exerça-t-elle, sur le mouvement des arts, durant deux siècles ? De loin, avant les dernières recherches, par assimilation à l’Angleterre, où l’architecture normande s’implanta si vite et si profondément, on s’imaginait volontiers que la même invasion d’idées et de formes avait pu se produire en Italie. C’était oublier que la conquête et l’occupation s’y firent dans des conditions trop différentes. Tandis qu’en Angleterre une noblesse, nombreuse et régulière, rangée autour de son suzerain légitime, reprenant sans cesse contact avec son pays d’origine, pouvait, chez un peuple retardataire, transporter et imposer sans efforts sa langue, ses habitudes, ses idées, ses arts, il n’en était pas de même sur cette terre de vieilles civilisations superposées, où la civilisation contemporaine, la plus active et la plus ardente, la Byzantine, venait justement de réveiller et de ranimer, durant deux siècles, les traditions glorieuses du génie gréco-romain qui ne sont jamais qu’endormies sur le sol italien.

Les analyses minutieuses, faites par M. Bertaux, des monumens de cette période, sur le continent napolitain, et qui sont une des parties les plus instructives de son ouvrage, ne laissent aucun doute sur cette situation. Il va sans dire que tous ces conquérans, prompts aux crimes, prompts au remords, soit par dévotion, soit par politique, entourés d’ecclésiastiques, favorisés par les Papes, se présentent à nous, sans cesse, dans les documens, comme des fondateurs, protecteurs, donateurs d’établissemens pieux, églises, monastères, hôpitaux, dans les provinces qu’ils occupèrent. Mais il y avait longtemps déjà que, dans toutes ces provinces, sous la protection intérieure des Catapans de Byzance et les menaces extérieures des pirateries sarrasines, s’était réveillée, comme dans les villes républicaines du Nord, une étonnante activité municipale. De nombreux artistes, soit byzantins, soit indigènes, s’étaient mis au travail. Si les Normands attirèrent quelques architectes de leur pays, ceux-ci furent rares, sans action suivie. La seule influence profonde qui agit, à leur suite, mais en dehors d’eux, très inégalement et très différemment suivant les pays, sur les transformations des arts régionaux, est celle qui, à ce moment, se répand, par Cluny et par Cîteaux, sur toute l’Europe, l’influence bénédictine et bourguignonne. Influence rapide, fortifiante, décisive, presque partout plus ou moins acceptée, mais qui, néanmoins, tout en modifiant les habitudes traditionnelles et internationales, tout on ajoutant des élémens français aux élémens latins, byzantins, arabes, ne parvient jamais, heureusement, à les faire disparaître ! De là, dans cet art méridional, au XIe et au XIIe siècle, les amalgames les plus étranges et les plus inattendus de formes orientales et occidentales, de paganisme et de christianisme, d’imaginations monstrueuses et de réalités solides, une diversité, libre et spontanée, de combinaisons architecturales et de conceptions sculpturales, suivant que les régions sont, plus ou moins ensoleillées, plus ou moins ouvertes ou fermées, devant la mer, en plaine, bois ou montagne. Partout éclate une activité hâtive, désordonnée et confuse, dans la création des églises, de leurs décors, de leurs mobiliers, mais une activité intéressante et émouvante, la vie même de l’art, lorsqu’il reste, chez des peuples imaginatifs, l’expression naturelle et collective de leur foi, de leurs joies et de leurs douleurs, de leurs sensations et de leurs rêves.

Dans la Campanie et le golfe de Salerne, les cathédrales restent fidèles, en général, comme sur le Mont-Cassin, au vieux plan des basiliques romaines. Au contraire, dans la Fouille, la Terre d’Otrante, la Calabre, provinces fraîchement réhellénisées, elles adoptent, presque constamment, le système des coupoles. Nulle part, néanmoins, de système exclusif, de formule absolue, nulle part encore, ni école régulière, ni théories dogmatiques, ni centralisation gouvernementale, ni protectorat monarchique qui impose ou prétende imposer une loi à l’imagination des constructeurs et décorateurs. S’ils se servent tous, à peu près partout, des mêmes élémens, dans un même esprit de force, de richesse, de couleur, ils en modifient sans cesse les proportions, ils en associent et combinent les effets, dans un but d’utilité ou de beauté, avec une liberté facile et infatigable.

Des édifices que les princes normands élevèrent d’abord, à Melfi, leur première résidence jusqu’au transport de la capitale à Palerme, au XIIe siècle, il ne reste rien. Plusieurs tremblemens de terre, dont le dernier, en 1851, fut terrible, ont accompli, là comme alentour, leur œuvre destructive. Quelques beaux portails et le seul campanile de la cathédrale, œuvre d’un architecte du roi Roger, en 1153, Noslo Romerio (Remier ? Normand ?) ont survécu à ce désastre. Dans la Calabre Robert Guiscard avait donné son nom à quelques fondations, aux cathédrales de Nicastro, Squillace, à l’église Santa Eufemia où fut enterrée sa mère. Les tremblemens de terre n’en ont point laissé trace. De la grande abbaye de Santa Trinita près de Mileto, séjour du comte Roger, il ne reste que des colonnes antiques couchées dans les herbes. La cathédrale de Gerase semble à M. Bertaux reproduire le type de ces édifices disparus : basiliques à trois nefs, sur colonnes et chapiteaux antiques. A Capoue et à Salerne, les deux cathédrales, l’une de 1068, construite par le comte Jordan, prince normand de Capoue et l’archevêque Hervé (il n’en reste que l’atrium), l’autre, portant, avec le nom de Jordan, celui de Guiscard, consacrée par Grégoire VII en 1084, conservent les mêmes données, celles de la grande basilique du Mont-Cassin devenue, pour longtemps, le modèle idéal.

Le premier monument complet auquel s’attache, dans l’ordre des temps, le nom d’un prince français, est la chapelle funéraire de Bohémond, prince d’Antioche, adossée à la cathédrale de Canosa près de Bari. Or, voici que le lieu où repose le vaillant et romanesque prince d’Antioche, le bel amant des sultanes, a voulu rappeler ses exploits d’Orient, plus que ses origines nationales. L’édicule, de forme cubique, plaqué de marbre cipolin, avec sa coupole ronde sur tambour octogonal, ses portes de bronze sculptées et gravées, ses longues inscriptions, nous apparaît comme une évocation de la Syrie musulmane. « C’est un véritable turbeh ! » s’écrie Lenormant, et M, Bertaux, comme Schultz et Huillard-Bréolles, s’arrête surpris devant ces vénérables portes, où s’agenouillent et se dressent, parmi d’exquises arabesques déroulées en lacis sur les bandes ou nouées en disques sur les vantaux, cinq personnages drapés, Bohémond, peut-être, son frère Roger, leurs enfans et le fameux neveu Tancrède, le futur héros du Tasse. L’inscription, aussi, a des allures d’Orient. « Sur le métal fin, qui a pris, dans ce cadre de marbre doré par le soleil, une merveilleuse patine verte, les rudes distiques du clerc inconnu semblent sonner le fer. » L’épitaphe, martelée d’allitérations bizarres, « débute par un jeu de mots formidable, » dit justement M. Bertaux : « Ce que valut Bohémond, dont retentit le monde, la Grèce l’atteste, la Syrie en fait le compte... Il a bien mérité son nom, lui qui éclatait comme un tonnerre sur le monde écrasé. Je ne puis l’appeler un homme, je ne veux pas l’appeler un Dieu. Celui qui, vivant, s’efforça de mourir pour le Christ, a bien mérité que, mort, la vie lui fût donnée. Que la clémence du Christ accorde donc à son fidèle athlète de combattre encore dans les Cieux ! » Que dites-vous du batailleur infatigable qui, comme ses ancêtres scandinaves, demande à faire encore dans l’éternité sa besogne de héros ? Cette rodomontade épique fièrement inscrite sur cette tombe franco-sarrasine en complète l’expression robuste, brillante et fière.

Pour trouver une apparition certaine du génie architectural de France, il faut aller à Venosa, dans l’abbaye de la Sainte-Trinité fondée par Drogon et Guiscard, où se firent ensevelir tous les frères héroïques. Par une de ces ironies habituelles du sort, toutes leurs tombes ont disparu. La seule épargnée est celle de la première femme de Robert Guiscard, la Normande Alderada, répudiée par lui, pour épouser, après ses victoires, une princesse salernitaise. Alderada, mère de Bohémond, survécut, d’ailleurs, à son premier mari, et même eut le temps d’en perdre deux autres, tous deux Normands, avant de reposer ici. La caisse sépulcrale en marbre sous une toiture portée par deux colonnes, comme certains sarcophages à Rome, rappelle à M. Bertaux ceux de Godefroy de Bouillon et des rois de Jérusalem dont Chateaubriand trouva encore, en 1806, les débris dans l’église du Saint-Sépulcre. C’est d’un art grave et simple, d’une noblesse calme et forte (1122).

A la Trinité, deux églises, successivement construites, sont encore accolées l’une à l’autre. L’une, la petite, bâtie par Drogon (1051-1059), celle où se trouvaient les tombes, a été si fort remaniée, morcelée, dénaturée, qu’on y retrouve à peine quelques fragmens anciens, dont le plus curieux, le tympan en marbre d’une porte du XIIIe siècle, semble une copie d’ébénisterie sarrasine. La grande, celle dont le plan date de 1135, n’a jamais été achevée, comme tant d’autres monumens grandioses de cette époque, en France et en Italie. Mais ce qui a été fait, ce qui résiste, donne l’idée d’une conception puissante et majestueuse, et cette conception est résolument française, malgré l’emploi, comme toujours, de quelques beaux matériaux antiques. L’ensemble l’est par son plan, la nef l’est, en outre, par tous ses détails d’architecture et de sculpture. L’œuvre, interrompue à deux reprises, fut sans doute abandonnée en 1297, quand Boniface VIII en déposséda les Bénédictins pour y appeler les Hospitaliers. On ne trouve les mêmes dispositions, le même chœur à déambulatoire avec trois chapelles rayonnantes, que dans l’église, peu distante, d’Acerenza, puis, au loin, près de Naples, dans l’église d’Aversa, autre fondation normande. Il faut ensuite remonter dans l’Italie centrale pour rencontrer un autre exemple, plus complet encore, presque intact, d’une architecture et d’un décor aussi purement français et spécialement bourguignons. C’est l’église de Sant’Antimo au Monte Amiata, dans la région siennoise, décrite et reconnue par M. Enlart dans son enquête, si sagace et si décisive, sur les Origines françaises de l’art gothique en Italie. Toutes ces apparitions, constate M. Bertaux, « doivent être expliquées, comme celles qu’on rencontre en Languedoc et au delà des Pyrénées, par le rayonnement lointain de l’art monastique dont le chef-d’œuvre gigantesque était à Cluny. »

Tout cela n’est point, comme en Angleterre, de l’art normand. Les contemporains de Guillaume le Conquérant, ses rivaux et ses émules, leur entourage et leurs successeurs, n’auraient-ils vraiment rien apporté de leur architecture locale, déjà si formée, dans un pays qu’ils occupèrent si longtemps ? Nous retrouvons enfin leur influence directe, nette et bien marquée, influence féconde d’ailleurs et rayonnante, dans la célèbre cathédrale de Bari, dédiée à saint Nicolas. Les Normands occupaient Bari depuis plusieurs années, lorsqu’en 1087, les reliques de l’évêque de Myra y furent apportées par des marins du pays. La prise de possession donna lieu à des querelles sanglantes entre diverses confréries. Les reliques, à la fin, furent confiées par les habitans à l’abbé Hélie, prieur des Bénédictins, en même temps que le soin d’élever un édifice digne de les abriter. La crypte était achevée en 1089, la construction extérieure en 1105 ; Hélie mourut la même année, ayant eu le bonheur rare d’achever son œuvre, et d’y rappeler deux églises de Caen, l’une antérieure et son modèle, l’abbaye aux Hommes, l’autre, contemporaine, commencée en 1093, sous la même invocation du bon saint Nicolas, dont le culte, si glorieux et si lucratif pour la ville de Bari, était vite remonté, par delà les mers, jusqu’en Normandie.

La cathédrale de Bari put bien, pour quelques détails, servir de modèle à quelques villes voisines de la Pouille ; néanmoins, c’est un type normand qui, dans son ensemble, demeure isolé. Dans l’ancienne Apulie, comme dans l’ancienne Campanie, l’énorme activité architecturale qui signale les XIe et XIIe siècles, s’en tient aux développemens naturels et aux combinaisons variées des deux types traditionnels, de la basilique latine et de la coupole byzantine. Partout le mouvement est donné par les rivalités municipales et, s’il arrive quelques poussées du Nord, c’est par les Bénédictins, Clunisiens, Cisterciens, plus que par l’action personnelle des princes normands. En réalité, le seul art particulier, l’art admirable qui se forme et se développe par eux, lorsqu’ils eurent transporté le siège de leur gouvernement à Palerme, durant tout le XIIe siècle, c’est l’art sicilien : celui-là est bien l’art le plus composite comme le plus brillant qui fut jamais, art étrange, art unique, librement mêlé d’élémens antiques, byzantins, sarrasins, français, qui fait de tous ces édifices, construits sous les rois normands, de goûts aussi musulmans que chrétiens, Roger et les deux Guillaume, un ensemble étonnant de chefs-d’œuvre. C’est à Palerme (Sainte-Marie de l’Amiral, 1143-1146, la chapelle Palatine, 1143, la cathédrale, 1149),à Monreale (1174-1182), à Cefalu, à Messine, que s’élèvent alors, par les mains d’artistes de tout pays, associés sous le patronat généreux et éclectique des princes les plus tolérans qu’ait connus le moyen âge, des monumens dont la renommée devait promptement traverser les mers. La tâche que M. Bertaux avait assumée, dans l’Italie de terre ferme, était trop considérable pour qu’il pût y joindre une étude spéciale de l’art siculo-normand en Sicile. Néanmoins, c’est un ferment si considérable qui s’ajoute, dès le XIIe siècle, aux fermens déjà actifs dans l’art continental, qu’il faut en avoir toujours le souvenir dans l’analyse des œuvres contemporaines ou postérieures. On doit savoir gré à M. Diehl, d’avoir au moins, par quelques pages substantielles et vives, rappelé cette floraison synchronique de l’Orient en Occident, à propos de l’art byzantin dans la Calabre.

Rien de plus curieux, de plus attrayant à démêler que cette complication vivante de traditions diverses, soit dans la Campanie où persiste la gravité simple des vieilles basiliques (cathédrales de Palerme, Capoue, Calvi, Sessa, Caserta Vecchia, Santa Agata de Goti), soit dans l’Apulie, plus riche en conceptions originales (cathédrales de Troja, imitation des églises pisanes, en 1093, de Canosa, de Barletta, de Trani, dérivées de San Nicolas de Bari). Ici, les coupoles, si rares aux environs de Naples, se multiplient et se superposent, en nombres et rondeurs variables, à la rencontre des nefs à tribunes avec les transepts et les chœurs, pour y produire les effets les plus pittoresques. Dans les régions montagneuses, isolées et retardataires, Basilicate, Abruzzes, Comté de Molise, même mixture d’élémens internationaux avec des surprises d’originalité plus naïve ou plus grossière. Partout, d’ailleurs, même prédilection affirmée pour la simplicité des plans, la solidité des masses, la tranquillité et la fermeté des lignes, la force et la richesse dans le décor sculptural et dans le mobilier fixe, avec une recherche sensualiste, à l’orientale, des harmonies colorées, en des gammes fortes et chaudes, dans le choix, la coupe, la juxtaposition des belles matières et des matières précieuses, tant naturelles qu’artificielles. Les chapitres, très documentés, écrits par M. Bertaux sur tous ces arts décoratifs, sculptures en marbre des portails et chapiteaux, sculptures en bronze des portes, mosaïques et pavemens, tabernacles, chaires, candélabres, orfèvreries, ivoires, nous donnent une idée bien complète du luxe prodigieux alors étalé dans les églises. L’exactitude des descriptions enthousiastes laissées par les chroniqueurs se trouve complètement confirmée par les monumens conservés. Quoi de plus vraiment monumental, de plus majestueux et opulent, que cette série superbe de portails écrasant de leurs fortes colonnes les vastes échines, pliantes et soumises, de toutes sortes d’animaux gigantesques et monstrueux, lions, éléphans, hippopotames, symboles effrayans pour les imaginations étonnées des paysans italiens, de la Barbarie et du Crime domptés par la Foi ? Quoi de plus majestueux que ces trônes épiscopaux, quoi de plus ingénieusement présenté, de plus délicieusement agrémenté, de plus élégamment varié que ces ambons et chaires, posés sur groupes de colonnes, avec ces fines bigarrures de mosaïques multicolores dont les marbriers romains devaient garder longtemps la tradition dans les églises de la Ville Éternelle ? Quoi de plus intéressant enfin, de plus instructif pour l’artiste et l’historien, que cette longue série de portes en bronze où l’on peut suivre tous les tâtonnemens et tous les progrès du modeleur, du fondeur, du ciseleur, s’avançant, par de lents efforts, vers la réalisation de leurs rêves plastiques et de leurs ambitions techniques ? Soit qu’elles aient été rapportées de Constantinople, comme celles d’Amalfi (1001), du Mont-Cassin (1070), de Saint-Paul hors les murs, à Rome (1070), de Monte Sant’ Angelo(1076),d’Atrani (1087), de Palerme(I134), soit qu’elles nous montrent l’habileté croissante des artistes locaux, en nous donnant souvent leur signature, comme celles de Canosa, par Roger d’Amalfi, de Troja, par Oderisio de Bénévent (1119-1127), de Trani et de Ravello, par Barisano de Trani, l’auteur des portes de Monreale en Sicile, et enfin celles de Bénévent, si justement célèbres (vers 1200), elles deviennent, par leur comparaison avec les œuvres similaires à Hildesheim, Vérone, Pise, les documens les plus précieux pour l’histoire de l’iconographie chrétienne et celle de la sculpture métallique. On ne saurait étudier, sur pièces mieux datées, les phases de cette période active et confuse de gestation d’où allait bientôt sortir la première, la grande, la vraie Renaissance, celle du XIIIe siècle.


V

Les historiens de la Renaissance classique ont, depuis longtemps, salué en Frédéric II de Hohenstaufen l’un de ses précurseurs les plus clairvoyans, l’un des initiateurs les plus hardis de l’esprit moderne dans les arts et dans les lettres, comme en politique et en religion. Cette fière et noble figure du petit-fils de Barberousse, hanté à la fois par la gloire et la splendeur des Césars de Rome, des Empereurs de Byzance, des Califes de Bagdad et du Caire, poursuivant ce rêve, alors monstrueux, d’établir, sur les ruines de la théocratie et de la féodalité, une monarchie centralisée, égalitaire et laïque, se dresse, dans la première moitié du XIIIe siècle, avec une hauteur dominatrice qui appelle l’admiration ou la haine, mais qui n’accepte pas l’indifférence. L’occasion était belle pour M. Bertaux de déterminer, si possible, l’importance du rôle que put remplir, dans le mouvement général des arts, ce prince, savant et éclairé, libre vivant et libre penseur, sans préjugés de race, sans liens de traditions, dont la plus longue et la plus active partie de la vie s’écoula dans cette Italie méridionale qui l’avait vu naître (1194) et qui le vit mourir (1250).

M. Bertaux n’a point manqué à cette tâche. Un bon quart, le dernier, de son gros volume, est consacré à Frédéric et à l’art Impérial. Comme dans les chapitres précédens, c’est par de patientes et minutieuses analyses, à coup de monographies successives et de preuves répétées, que l’observateur érudit, fouillant les ruines amoncelées, s’avance et nous mène vers la lumière, ardemment cherchée, des synthèses vraisemblables et définitives. Le travail d’approche à faire était, là, d’autant plus pénible et laborieux, que les matériaux accumulés présentaient un aspect plus disparate, et qu’il s’agissait d’y reconnaître, dans cette confuse gestation, encore mal débrouillée, des Renaissances prochaines, ce qu’il s’y pouvait ajouter d’apports dus aux génies alors actifs des Arabo-Normands de Sicile, des Français de France ou de Terre sainte, des Allemands de Saxe et du Rhin, ajoutés à ceux du vieux génie hellénique et romain, ressuscité par l’admiration et la volonté du nouvel Auguste. En examinant tour à tour, à leurs dates, les monumens de la région napolitaine, plus soumise que les autres aux influences voisines de Sicile, ceux de l’Apulie et ceux de la Campanie, on pourrait presque, semble-t-il, déterminer avec vraisemblance les états d’esprit successifs par lesquels passa l’autocrate cosmopolite et international, cet esprit vif et ouvert, auquel rien ne semble étranger, en fait de curiosités, de recherches, d’innovations intellectuelles ou matérielles. Les diverses phases de sa carrière militante et agitée, ainsi que ses déplacemens, corroborent très heureusement les témoignages des monumens pour affirmer que ce promoteur clairvoyant de la Renaissance ne fut point un dilettante exclusif et mesquin, archaïsant ou modernisant à outrance, engoué d’un parti pris, esclave d’une coterie ou d’une mode. Ce fut vraiment un amateur libre et intelligent, impartial protecteur des artistes, d’où qu’ils vinssent, comprenant à la fois toutes les nécessités de fait et toutes les tendances d’idées. Par là, déjà, très supérieur à son siècle, il restera un modèle pour les âges suivans.

Allemand par son père Henri VI, Normand par sa mère Constance, Italien par son éducation, né dans un voyage à Jesi près d’Ancone (1194), il fut élevé à Palerme, jusqu’à dix-sept ans, dans le luxe et les fêtes de la cour la plus brillante d’Europe. Les cérémonies, les hôtes, les costumes, les mœurs y ressemblaient si fort à ceux des Sarrasins que les voyageurs arabes, d’Egypte ou d’Espagne, s’y sentaient, avec joie, dans leur milieu. En 1213, il va se faire couronner en Allemagne, il y reste huit ans, en Souabe, en Saxe, en Brabant, puis revient dans sa terre natale. Il ne la quittera plus que deux fois, pour peu de temps et de mauvaise grâce, en 1228 lors de sa croisade, en 1230 lors d’une rébellion en Allemagne. Il y reviendra toujours avec passion, il consacrera tous ses efforts à l’organiser, la fertiliser, l’embellir, jusqu’à sa mort à Castel-Fiorentino.

Il va sans dire que, avant sa majorité et son retour d’Allemagne, l’adolescent impérial, tout cultivé et curieux qu’il fût déjà, parlant l’italien, le français, l’allemand, l’arabe, le grec, le latin, entouré de maîtres, savans, artistes, poètes de toutes croyances et de toutes races, ne put guère exercer d’action personnelle sur les artistes de son royaume, surtout ceux du continent. Les arts, florissans déjà, y continuaient simplement l’évolution commencée. Sur la côte napolitaine domine l’imitation des ouvrages siculo-normands, mélanges décoratifs et séduisans de solidité française et de sensualité orientale, dans ces alliances de marbres sculptés et de mosaïque et marqueteries colorées dont les artistes siciliens ou sarrasins, sous Roger et les deux Guillaume, avaient multiplié les beaux modèles. Les cathédrales de Sessa, Caserta Vecchia, Capoue, Calvi, Ravello, des églises à Ferentone, Gaëte, etc., conservent des ambons et des candélabres où le luxe des revêtemens colorés s’associe aux combinaisons les plus heureuses du rythme plastique, aussi ferme qu’élégant dans les masses, les silhouettes et reliefs de l’édicule. On y peut admirer une étonnante série de variations délicieuses sur des motifs en apparence bien monotones. La suite de ces monumens, étudiés dans l’ordre topographique, démontre une ascension rapide du goût oriental, par San Vittore de Lazio, Amaceno, etc., jusqu’aux frontières pontificales, où il pénètre par Terracina, pour devenir à Rome, entre les mains de ces beaux marmorarii si justement aussi remis en lumière par M. Clausse, le point de départ d’une production abondante et exquise de tombeaux, chaires, pavemens bien particuliers. Cet art siculo-normand, essentiellement décoratif, ne laisse pas non plus d’agir, au moins pour l’allégement des formes, l’agrément des détails, la multiplicité des matières, l’éclat des colorations, sur les œuvres d’architecture, si fidèles qu’en puissent demeurer aux types consacrés les plans et dispositions générales. Voici, par exemple, les arcs brisés et entrelacés, si flexibles et si souples, les arcs de Normandie, fréquens dès lors dans toutes les colonies normandes, en Angleterre comme en Sicile, avant de pénétrer pour s’y mieux épanouir dans les colonies arabes, à Tolède et Séville. C’est à Salerne et Amalfi qu’ils font, d’abord, leur apparition en terre ferme. Quant aux incrustations polychromes, l’usage en était déjà répandu, sans doute, dans les pays germanisés par les Goths ou les Lombards, en souvenir des orfèvreries barbares, et dans les pays volcaniques, à cause des matières mêmes offertes par le sol ; mais le contact des magnificences orientales en développe aussi rapidement la mode. Toute une série de campaniles, depuis celui de Civita-Vecchia (1234) jusqu’à, ceux d’Amalfi, de Gaëte, de Terracine, à la fin du XIIIe siècle, montrent la même direction dans la marche de l’importation sarrasine. Cette influence s’étendra dans l’architecture civile, jusqu’aux palais et villas (palais Ruffolo, à Ravello, 1271-1288 ; Casa Venerio, à Sorrente), dont les façades splendides fleurissent à cette extrémité de la péninsule comme de joyeuses notes de rappel des autres palais italo-arabes qui s’élèvent à Venise. Dans l’Apulie, plus éloignée, le mouvement par l’influence municipale garde ses caractères locaux. La grande église bénédictine et normande, Saint-Nicolas de Bari, est devenue le type inspirateur. On s’efforce alentour de faire plus grand encore, mais de faire à peu près semblable. Bitonto, en l’imitant avec quelques innovations, fournit un modèle à Bisceglie, Giovinazzo, Acquaviva délie Fonti, etc. Les cathédrales d’Altamura et de Matera tiennent la tête dans ce concours de rivalités bâtisseuses.

La même ardeur pour les constructions anime toutes les villes du royaume. Dans la Terre d’Otrante, c’est l’abbatiale de Nardo. En Capitanate, où l’absence de bonnes pierres, dans les terrains d’alluvions, exige une technique particulière et une plus longue fidélité aux coupoles grandes ou petites, uniques ou multipliées, ce sont : à Siponto, la cathédrale et San Leonardo, à Monte Sant’Angelo, à Trani, à Molfetta, à Foggia, à Termoli, à Troja, à Bénévent, de nouvelles églises qui s’élèvent, et d’anciennes qui se modernisent ou se complètent. La sculpture monumentale n’est point en reste. Dans les tympans et les voussures, sur les colonnes et les chapiteaux, sur les portails, ambons, chaires, tabernacles, clôtures, candélabres, à l’extérieur, à l’intérieur, partout les tores et les bandes se chargent de marqueteries géométriques chatoyantes et variées, de végétations feuillues et florales, stylisées ou naturelles, qui se déroulent, s’accompagnent, s’entre-croisent avec une abondance, une aisance, une largeur admirables. Les animaux exotiques et les figures humaines, isolées ou groupées, y refont leur apparition et commencent à s’y mêler avec moins de timidité. On doit prévoir l’heure prochaine où les sujets religieux s’y développeront librement comme ils font déjà dans la peinture. On peut suivre ce développement à Trani, Barletta, Ruvo, Siponto, Monte San’ Angelo, etc. La plupart de ces essais conservent le souvenir de l’influence byzantine opiniâtrement exercée par les miniatures, orfèvreries, tissus, ivoires d’importation ou d’imitation.

Déjà, pourtant, durant la minorité de Frédéric, une autre influence, plus lointaine et plus durable, celle du nouvel art du Nord, fondé sur le principe ogival, avait commencé sa marche. Par les Bénédictins de Cluny, puis par ceux de Cîteaux, collaborateurs des princes normands, le système français était déjà pratiqué dans l’architecture. A Troja, le chœur de la cathédrale sur plan carré, voûté d’ogives, rappelle celui de Fossanuova ; à Barletta, les nefs de la cathédrale sont celles de Saint-Germain-des-Prés ; à Ruvo, les deux roses se réfèrent à la cathédrale de Lyon ; le campanile de Monte Sant’Angelo est de style français ; en Basilicate même, en Terre d’Otrante, en Calabre, comme dans les États Romains, au même moment, on trouve des réminiscences ou copies de Bourgogne et de Champagne. M. Bertaux, sur ce point, a fort heureusement complété les constatations dues à la perspicacité initiale de M. Enlart, et reconnu, dans nombre d’édifices, l’intervention des Clunisiens, qui, « ne cherchant la beauté que dans la simplicité et la solidité, » impriment ici, comme en Angleterre, en Allemagne, en Scandinavie, en Espagne, en Portugal, à leurs monastères, cloîtres, églises, leur aspect uniforme, droit, sévère, « comme un habit monastique de bure grise. »

Dans la même région, à son retour d’Allemagne, en 1220, et jusqu’au transport de sa résidence à Capoue, Frédéric II semble avoir porté tout son intérêt sur l’architecture militaire et civile. Etait-il, lui-même, comme le croit F. Lenormant, un maître en architecture ? Est-ce lui qui a fourni parfois des plans et dessins à ses maîtres d’œuvres, comme devait plus tard le faire, dit-on, notre Charles V ? Dans cet arc majestueux, soutenu par deux aigles, seul débris de son palais de Foggia, qui a fait longuement rêver M. Paul Bourget, faut-il voir « le style et la manière de l’Empereur ? » La chose certaine, c’est qu’en quelques années, les côtes de l’Adriatique, la Basilicate, la Terre de Bari, la Capitanate se hérissent d’ouvrages stratégiques et de palais de plaisance dont on peut rétablir la longue liste. Les enceintes de Lucera, la ville caserne de la garde impériale musulmane, les forteresses de Trani, Bisceglie, Bari, Brindisi, Foggia, Orta, Gioja, attestent la valeur des ingénieurs qui les construisirent dans le style traditionnel. La dernière seule, celle de Gioja, offre quelques détails germaniques. Il n’en est pas de même pour les résidences favorites du chasseur passionné, l’auteur du Traité de la Fauconnerie. Les deux puissantes constructions encore debout, le Castel del Monte près d’Andria et celui de Lagopesole, portent, au contraire, dans leur ordonnance, leur appareil, leur armature extérieure à voûtes d’ogives, tous les détails mêmes de leur décor architectural, les marques frappantes de la maîtrise française, alors acceptée par presque toute l’Europe.

On s’est demandé où Frédéric avait surtout pris la connaissance et le goût des qualités solides et franches de l’art septentrional. On peut répondre : Un peu partout. Enfant et adolescent, il avait déjà vu, en Sicile et en Fouille, des ouvrages de Cluny et de Cîteaux. Jeune homme, il avait retrouvé en Allemagne des importations et imitations de l’Ile-de-France. Homme mûr, dans sa courte et malencontreuse croisade de 1228, il put admirer en Terre Sainte et à Chypre, une floraison admirable de cet art transplanté dans les colonies franques. S’il rapporta de Chypre peu de gloire, il en ramena du moins un groupe nombreux de chevaliers qui s’étaient compromis dans sa lutte contre la féodalité locale, et auxquels il distribua des seigneuries ou capitaineries dans sa Terre de Bari. Parmi ces Chyprois, plusieurs étaient ingénieurs ; le plus notoire d’entre eux, Philippe Chinard, d’origine bourguignonne, un gros personnage, conseiller impérial, comte de Conversano, donna les plans d’un avant-poste au château de Trani. Un autre, Emeri Savarin, dirigea les travaux de son château, à Palo del Colle. Est-ce à Chinard ou à Savarin qu’il faut attribuer l’honneur d’avoir élevé Castel di Monte en Lagopesole ? Ce n’est point probable. Leurs travaux sont postérieurs à la construction de ces résidences impériales et relèvent de la science militaire, plus que de l’art civil. Il faut attendre que les archives ou les ruines nous révèlent quelque nom, plus probable, d’architecte professionnel.

En tout cas, entre le retour de Chypre et l’édification de Castel del Monte (vers 1240), l’Empereur fixé à Capoue, en 1233, avait donné des preuves actives de son admiration simultanée pour un autre art que l’art ogival, cet art moderne et vivant ; il s’était révélé comme l’amateur le plus passionné de l’art romain, qu’on eût connu depuis Charlemagne. L’ouvrage de défense qu’il commanda à son architecte calabrais, Niccolò di Circala, en tête du pont sur le Volturne, devait s’ouvrir, entre ses deux tours, par un arc triomphal, semblable à ceux que dressait Rome pour ses Césars victorieux. L’édifice, célèbre durant les XIVe et XVe siècles, comme un modèle, un type de renaissance classique, fut rasé, en 1557, par le terrible duc d’Albe. Plusieurs descriptions anciennes, quelques fragmens de sculptures recueillis par le musée de Capoue, des restes assez complets de substructions, permettent, heureusement, de comprendre, en partie, l’influence que dut exercer longtemps, dans la région et au delà, une œuvre si puissante et si hardie. Un morceau de la statue du Hohenstaufen, drapé dans la toge, sans tête, ni mains, ni pieds, deux bustes de ses conseillers, Pier délie Vigue et Taddeo de Sessa (?), une tête laurée de femme, une tête couronnée d’empereur, anciennes clefs de voûte, et huit têtes ayant servi d’antéfixes, ont seuls survécu au vandalisme espagnol. Partout s’y affirme la préoccupation, plus ou moins attentive, des modèles antiques ; presque partout aussi s’y annonce, par une traduction plus ou moins lourde ou heureuse, sincère ou troublée, des réalités vivantes, la gestation anxieuse d’un art nouveau.

Quelques-unes des clefs de voûte, à Castel del Monte, offrent, avec plus de souplesse décorative et d’accent vital peut-être dus à la direction architecturale, la même mixture d’antiquité et de réalité. Quant au château, lui-même, c’est bien, de pied en cap, une œuvre française. Rien de plus hautain et dominateur que cette énorme masse octogonale, flanquée à ses angles de hautes tours en même nombre, et taillées de même à huit faces, qu’on aperçoit, de très loin, en plein ciel, fière et seule, plantée sur sa cime, comme un vautour au repos. Malgré les canonnades de Lautrec, malgré les ravages de la pluie, des vents, des pillards nomades, durant un abandon complet de plusieurs siècles, le solide monument du César n’a rien perdu de sa grandeur. Le travail en avait été mené avec un soin admirable. « Tout, dit M. Venturi, tout y est exécuté en pierre très fine et brillante, et taillée si nette que le ciseau semble n’avoir trouvé aucune résistance en aiguisant les arêtes. Tout s’y coordonne avec une rigueur mathématique, tout s’y trouve à sa place, à son ordre, à son rang, comme dans un produit naturel. Il semble que sur cette colline, les pierres, comme par enchantement, aient acquis, par la volonté de Frédéric II, les qualités du quartz et soient devenues des cristaux parfaits. » L’intérieur devait être aussi somptueux et attrayant que l’extérieur était majestueux et menaçant. Dans la grande cour, bruissait, comme dans le patio d’un palais sicilien, la vasque débordante d’une fontaine alimentée par des réservoirs d’eau de pluie aménagés sur la terrasse dont on a retrouvé l’ingénieuse canalisation. Dans les huit salles du rez-de-chaussée, des piliers et des lambris de marbre rouge, dans celles du premier étage ; des colonnettes et des revêtemens de marbre blanc cipolin, provenant des ruines romaines. Partout, dans les voûtes, des mosaïques, et, sur le sol, des pavemens en faïence émaillée, réjouissaient, par leur polychromie orientale, la sensualité de Frédéric, de ses courtisans et des femmes du harem qu’il y entretenait, à l’imitation de ses aïeux normands. C’était donc, sans doute, « un édifice capable de résister aux coups à la façon d’une tunique de cour doublée de cette de mailles, » mais surtout une résidence impériale, de luxe et de chasse, sans fossé, sans mâchicoulis, sans rien, dans le décor surtout, d’un aspect militaire. Dans ce décor, mélangé de souvenirs antiques et d’influences françaises, qu’analyse savamment M. Bertaux, apparaissent nettement les caractères de la Renaissance italienne, telle qu’elle va se manifester, quelques années après, à Pise, dans les œuvres de Niccolò Pisano (Chaire du Baptistère, 1260).

Cette question, depuis si longtemps agitée, des origines méridionales, locales, septentrionales, de la sculpture pisane, au XIIIe siècle et, partant, de la sculpture florentine au XIVe siècle, se trouve singulièrement éclairée par les découvertes archéologiques de M. Bertaux, les considérations critiques de M. Venturi et les constatations techniques, toutes récentes, de M. Supino. On sait que depuis Rümohr qui, en 1827, avait signalé, dans un document écrit, le nom de « Petrus de Apulia » donné au père du grand sculpteur, l’accord n’avait pu se faire, entre ses biographes, sur ses origines d’homme et d’artiste. Tout d’abord, les plus éclairés, Rümohr lui-même, sous l’influence des traditions acceptées depuis Vasari, et dans l’ignorance générale des conditions de l’art dans l’Italie méridionale, n’avaient osé penser, pour Niccolò, à une autre éducation que l’éducation toscane. Crowe et Cavalcaselle, les premiers en 1864, avec une liberté et une clairvoyance plus fréquentes dans leur immense enquête, qu’on n’affecte parfois aujourd’hui de le croire, émirent la pensée que « la sculpture pisane avait bien pu subir l’influence d’un art qui avait fleuri dans le midi de l’Italie. » Protestations indignées, cela va sans dire, de la part des érudits florentins. Milanesi avoue ingénument « qu’il croit satisfaire à un devoir en revendiquant pour la Toscane la gloire, possédée pendant six siècles, d’avoir été le berceau et l’école de Niccolò » et découvre aussitôt, en Toscane, au XIIe siècle, l’un près de Lucques, l’autre près d’Arezzo, deux villages du nom de Pulia. L’un d’eux serait la patrie du grand homme. S’il était de la Fouille, dit-il, on eût écrit : « Nicolaus de partibus Apuliæ » et non « de Apulia. » Ce fut, dès lors, partout, une levée d’armes, dans laquelle les champions se dressent, de chaque côté, presque en nombre égal. Semper, Hettner, Schuaase, Perkins, Dobbert, Dohme, E. Müntz, M. Schmarzow, M. Marcel Reymond, lui-même encore, le dernier et le plus libre historien de la sculpture florentine, tiennent pour la Toscane ; Forster, Hermann Grimm, Lubke, Springer, Salazaro, MM. Frey, Carabellese, G. de Giorgi, Bernich, Venturi, acceptent l’origine apulienne. La plupart des premiers établissent surtout leur opinion d’après l’infériorité présumée de l’art méridional avant la floraison pisane. Il nous paraît difficile qu’après les démonstrations, par analyses et analyses comparatives, clairement et longuement faites par MM. Bertaux et Venturi, il soit possible de nier la valeur de l’évolution accomplie, dans les Fouilles et la Campanie, dès le XIIe siècle et surtout du temps de Frédéric II, non plus que la similitude des caractères qu’elle présente avec l’évolution postérieure déterminée à Rise par Niccolò, devenu citoyen de cette ville active et riche.

Il nous est impossible, à notre grand regret, de suivre MM. Bertaux et Venturi, dans l’examen détaillé de cette question, à laquelle ils ont tous deux consacré leurs derniers chapitres, très substantiels et très intéressans. Nous avons dû, de même déjà, pour les périodes précédentes, nous borner à signaler les plus importantes des conclusions présentées par l’un ou par l’autre, sur une quantité de points spéciaux. L’ouvrage de M. Bertaux, moins général, composé, comme nous l’avons dit, d’une énorme suite d’études analytiques, et faites sur place, nous offre un champ immense d’observations nouvelles et de controverses fécondes. Désormais, grâce à lui, les artistes, les amateurs, les voyageurs sauront, comme le savaient déjà quelques savans, quelle part active et féconde, cette Italie du Sud a prise à la grandeur de l’art du moyen âge et à la formation des arts de la Renaissance.


GEORGES LAFENESTRE.

  1. Ch. Diehl, l’Art byzantin dans l’Italie Méridionale. 1 vol. in-8o ; librairie de l’Art. — E. Bertaux, l’Art dans l’Italie Méridionale, t. Ier de la fin de l’Empire Romain à la Conquête de Charles d’Anjou, 1 vol. in-4o, 1904 (A. Fontemoing). — A. Venturi, Storia dell’Arte Italiana, t. 1, II, III, 1900-1905 ; Milan (Ulr. Hœpli), etc.
  2. Voyez dans la Revue : Ausone et Saint Paulin, par J.-J. Ampère (septembre et octobre 1837) ; — Les Saints français : Saint Paulin de Nole, par G. Boissier (juillet 1878).
  3. L’Ystoire de li Normant, publiée par Champollion-Figeac, p. 104-103.