L’Art et les artistes de la Suède

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L’Art et les artistes de la Suède
Revue des Deux Mondes4e période, tome 143 (p. 185-215).
L’ART ET LES ARTISTES
DE LA SUÈDE


I

Voici quelques années déjà que la curiosité errante du public parisien s’avisa de s’intéresser à l’activité intellectuelle des peuples du Nord : caprice irraisonné, né du désœuvrement de la foule, dont les conséquences sont indécises encore, mais dont on prévoit l’importance. Après une période d’infructueuses discussions, où l’enthousiasme ne raisonnait guère et où la critique n’admettait point de réserves, la « mode Scandinave » se précise et tend à devenir un mouvement d’étude sincère : au point de vue littéraire, la transformation peut être considérée comme accomplie.

Des initiateurs bruyans, désireux avant tout d’affirmer par des faits une opposition qui restait théorique en France, nous avaient dévoilé tout d’abord les manifestations les plus hardies des poètes du Nord. Grâce aux maladresses d’admirateurs trop exclusifs, la beauté neuve de ces œuvres s’imposa brutalement et, pendant un temps, on crut à des pays étranges, où les hommes s’agitaient dans une hallucination permanente, où les femmes exaspéraient jusqu’à la folie leur souffrance et leur amour. Bientôt on se sentit en présence d’écrivains d’exception, dont les rêves créateurs dépassaient de beaucoup les limites de leur race et de leur patrie : Ibsen et Strindberg ne demandaient à la Scandinavie qu’un cadre où localiser des démonstrations qui voulaient avoir une portée générale ; dans leur théâtre, chaque personnage prenait la valeur d’un être symbolique. Et nous n’apercevions des mœurs vraies du Nord que quelques traits plus accusés précisant çà et là les physionomies d’un bourgeois de Stockholm ou de Christiania.

Peu à peu, le désir grandit de faire connaissance plus intime avec ces peuples qui nous avaient procuré une émotion nouvelle : derrière les polémistes, on alla chercher les conteurs populaires, les historiens de la vie quotidienne et nationale ; sur les traductions multipliées, les commentaires furent moins fantaisistes. Ce fut une seconde période plus calme et réfléchie, qui eut pour résultat de nous faire plus clairement concevoir l’originalité de cette littérature septentrionale, à peine entrevue d’abord à travers les œuvres universellement humaines des penseurs et des poètes.

Tandis que notre information littéraire se complète chaque jour, nous demeurons dans une indifférence égale au sujet de l’art Scandinave qui vint chez nous de manière beaucoup plus simple. Nous le connaissons de longue date, mais son introduction s’est faite sans bruit, sans réclame, par un progrès tranquille qui n’a point soulevé de protestation ; et cette continuité paisible de succès l’a maintenu en dehors du mouvement d’études qui s’attachait, en ces dernières années, à tout ce qui venait du Nord. Dès 1855, les expositions des artistes Scandinaves étaient remarquées à Paris ; en 1889, alors qu’on savait à peine prononcer le nom d’Ibsen, la critique s’occupait de Larson et d’Edelfeldt : aujourd’hui, les peintres et les sculpteurs de Suède, de Norvège, de Finlande, forment le groupe étranger le plus intéressant du salon du Champ-de-Mars ; leurs œuvres sont recherchées, mais on les considère individuellement : on consacre en passant quelques lignes de compte rendu sympathique à leurs ouvrages, sans se demander s’ils ont une tradition, quelles influences d’écoles ils ont subies et s’il existe entre ces artistes, dont isolément on vante le talent, une originalité commune et qui tienne à leur race et à leur pays.

Or, en art plus encore qu’en littérature, il semble que la Scandinavie « arrive » à l’heure présente. Avant notre époque, il y eut en Suède et en Norvège une vie artistique que nous ignorons trop volontiers : les peintres et les sculpteurs de talent n’y sont point rares. Mais, après de rares prédécesseurs, c’est la génération actuelle qui a le plus fait en Scandinavie pour renouveler l’inspiration et les procédés : elle commence déjà à faire école : bientôt des disciples viendront, qui vulgariseront la manière de leurs maîtres et peut-être en compliqueront et en affaibliront la pureté. Aujourd’hui, les hommes et les œuvres dominent encore les théories et s’offrent à nous en toute sincérité.

Nous nous sommes habitués, non sans effort, à conserver, entre les diverses littératures du Nord, la naturelle diversité des races ; il est définitivement entendu aujourd’hui que Bjornson est « Norvégien » et Strindberg « Suédois » et que ces deux désignations ont un sens très précis que ne saurait exprimer le terme obscur de « Scandinave ». Entre les développemens parallèles de l’art septentrional, il faut de même établir des distinctions et faire un choix.

Sans doute les différences sont beaucoup moins profondes ici qu’en matière de théâtre ou de poésie : les moyens d’expression du moins sont identiques, tandis qu’une variété de langues et de dialectes vient encore accentuer les oppositions littéraires qui nous peuvent apparaître dans les traductions. Les artistes de Suède, de Finlande et de Norvège sont naturellement aussi restés en dehors des dissentimens politiques qui partagent leurs patries. Vivant en colonie fraternelle leurs années d’étude, ils ont reçu des enseignemens identiques et se sont trouvés, à la même époque et pour les mêmes causes, libérés des influences de l’étranger. De là, un certain nombre de caractères communs à tous et une relative unité d’inspiration facile à retrouver dans leurs œuvres. Dans l’histoire des commencemens de l’art Scandinave, les distinctions ont été longtemps plus nettes, et c’est en Suède qu’il faut chercher les origines les plus intéressantes. C’est là que l’on peut aussi remarquer la prédominance de l’influence française : les relations constantes et très étroites qui ont existé de tout temps entre Stockholm et Paris ont exercé sur le développement de l’art suédois une action, très franchement reconnue d’ailleurs, qui fut décisive. Enfin, à un point de vue plus actuel, c’est à Stockholm que se maintient le centre de la vie artistique du Nord. Copenhague reste la ville de passage qu’elle a toujours été, capitale de la banlieue d’Europe ; à Christiania, les questions politiques et sociales ont une importance exclusive ; et Helsingfors ne présente point encore de ressources suffisantes pour conserver ses artistes et leurs œuvres. La Suède nous offre, à défaut d’un art toujours personnel et également heureux, un ensemble de productions abondantes caractérisant les diverses périodes de son histoire et le succès définitif de son école contemporaine résume avec éclat l’originale variété de l’art septentrional.


II

Dans la confuse et laborieuse formation de l’art suédois, quelques faits seulement s’imposent au souvenir, qui continuent d’exercer une influence sur la production actuelle et peuvent en faire mieux comprendre le caractère.

Et d’abord, cette formation fut très lente : ceci est une banalité nécessaire à répéter en l’expliquant. On se méprend souvent sur la véritable cause de ce retard que les peuples du Nord ont subi dans leur évolution intellectuelle : on veut l’attribuer à une certaine rudesse de la race qu’on prétend d’esprit lourd et d’éducation difficile. C’est là une erreur absolue que doit démentir l’histoire de la Scandinavie. De tout temps, le Suédois avait des dispositions naturelles très souples et se montrait apte à recevoir un enseignement artistique quelconque. Mais les conditions spéciales de la civilisation septentrionale allaient à l’encontre de la vie en commun, de l’existence urbaine : les Suédois ont vécu jusqu’à l’époque contemporaine dans une décentralisation absolue. Ils forment de petits groupemens, réduits à quelques dizaines d’individus perdus au milieu des forêts, isolés à l’extrémité des lacs ; dans les archipels qui émiettent les côtes de la Baltique, de loin en loin un rocher porte un campement de pêcheurs et, le long des fjords, des fermes s’espacent, ayant entre elles d’immenses déserts de pierres. Riches seulement de la richesse du sol, les Suédois doivent exploiter un territoire étendu : leur petit nombre relatif entraîne une dispersion forcée et leur interdit les agglomérations ; ils n’ont pas de grandes villes : au milieu du XVIIe siècle, Stockholm n’avait pas vingt mille habitans. Entre les différentes provinces les communications sont rares ; chaque petit centre doit se suffire à lui-même et toute activité est ainsi localisée et morcelée à l’infini.

Mais, en même temps qu’elles rendaient impossible tout mouvement d’ensemble, ces conditions spéciales de la vie du nord développaient vite un art de décoration très caractéristique. Les Suédois aimaient d’instinct les couleurs simples, les teintes claires qui s’harmonisaient avec le vert uni des forêts et la grisaille des roches : leurs cabanes, bariolées de rouge et de jaune, s’encadrent entre les pins et les collines de granit. Bientôt les simples planches recouvertes d’une couche uniforme, sont remplacées par des bois travaillés ; des clochetons, des portiques, compliquent les quatre murs primitifs ; une ornementation polychrome succède aux procédés grossiers d’autrefois et des constructions s’élèvent conçues d’une manière originale dans leur recherche d’un effet complétant artificiellement le paysage. Peu à peu, ce goût naissant devient plus souple et plus intime. Enfermés dans leurs étroites maisons pendant les grands froids, les paysans et les pêcheurs s’ingénient à mettre une gaîté des choses autour d’eux : leurs meubles, leurs instrumens de travail, leurs traîneaux s’enjolivent de reliefs et d’images ; de patiens brodeurs recouvrent leurs vêtemens ; ils ont appris à ciseler les métaux et étalent aux jours de fête une profusion de bijoux étranges, d’un travail rare. C’est toute une production d’un luxe primitif qui prouve, chez les habitans de Scandinavie, un désir d’entourer d’un peu d’élégance leur existence aventureuse[1].

Seulement les Suédois sont restés longtemps confinés dans cet art domestique. Le stimulant de l’influence religieuse, qui seul aurait pu lutter contre leur indifférent particularisme, devait leur manquer toujours. L’église luthérienne n’encouragea jamais l’art qui n’était pour elle qu’une forme du luxe qu’elle proscrivait : les simples salles de prêche, les chapelles de bois lui suffisent longtemps ; quand elle se décide à affirmer extérieurement sa puissance, suivant l’exemple des pays catholiques, elle leur emprunte à la fois l’idée et les procédés d’exécution. L’Europe entière se couvrait de basiliques somptueuses, signes manifestes de la richesse et de l’autorité du catholicisme : la Suède, à son tour, voulut des cathédrales qui diraient la puissance de son église, mais elle s’appropria simplement les modèles que lui offraient la France et l’Allemagne. Ses deux principaux monumens d’architecture religieuse sont dépourvus de tout caractère national. Des légendes compliquées tentent bien d’attribuer la construction de la cathédrale de Lund à un géant Finn, d’authentique race de demi-dieux Scandinaves, réduit par les premiers conquérans de Suède à l’état de tailleur de pierres : Finn, en tout cas, savait la tradition romane et s’y conformait docilement. C’est à Etienne de Bonneuil, mandé de Paris à la fin du XIIIe siècle, que la Suède demanda les plans de la cathédrale d’Upsal.

Jusqu’au XVIIe siècle, l’histoire de l’art en Suède n’est faite que de semblables interventions étrangères : des architectes, des peintres sont engagés pour une entreprise et quittent le pays, leur tâche achevée. L’activité du pays est épuisée par la lutte soutenue contre le Danemark et la Russie. La Suède se défend ; au milieu de ses belliqueuses occupations, à peine a-t-elle quelque soupçon de la fièvre d’art qui a secoué le monde.

C’est en bataillant encore qu’elle va pour la première fois se mêler directement au mouvement des idées européennes. La guerre de Trente ans éclate : Gustave-Adolphe promène ses bandes d’un bout à l’autre de l’Allemagne ; pendant quelques années, un contact immédiat va s’établir entre les Suédois et les peuples qu’ils combattent ou qu’ils soutiennent. A travers les productions de l’école allemande, ils entrevoient le mouvement général de la Renaissance. Suivant l’usage, ils font leur choix dans les trésors des villes vaincues. Les premières collections de la Suède se forment ainsi, composées des objets d’art que les gentilshommes de Gustave-Adolphe « sauvèrent » au cours de leurs expéditions, comme disait galamment le gardien d’un de ces musées conquis. Rentrés dans leurs domaines, les Suédois veulent abriter leurs richesses nouvelles dans des châteaux semblables à ceux où campèrent leurs victoires : en quelques années les escarpemens des fjords se hérissent de manoirs seigneuriaux qu’on croirait transportés de toutes pièces des bords du Rhin. Maintenant de véritables dynasties d’artistes étrangers s’établissent en Suède. Ils viennent surtout d’Allemagne ; ainsi David Klocker, anobli par Charles XI sous le nom d’Ehrenstrahl, et son neveu Kraff : ainsi les deux Tessin qui décorent les monumens de Stockholm et commencent la construction du Palais Royal ; un Français, Sébastien Bourdon, leur succède à la cour de Christine.

Le XVIIe siècle fut donc pour la Suède une période de simple éducation, où la production nationale est presque nulle. Dès le commencement du règne de Charles XII, les peintres suédois apparaissent nombreux ; mais ils vont demeurer étrangers à leur patrie et à leur race. Ils s’installent en France et se préoccupent seulement de se plier au genre nouveau qui s’établit. Sans tradition originale, ils s’assimilent les qualités et les défauts à la mode : précieux, sourians, gracieusement puérils, ils sont à l’aise entre Greuze et Walteau. Quelques-uns se font une réputation à Paris, où l’on oublie le plus souvent leur origine. Lafrensen voit son nom transformé en Lavrence ; le miniaturiste Hall est membre de l’Académie des Beaux-Arts et peintre du roi ; et, plus parisien qu’eux tous, Roslin conquiert une véritable popularité. Il fait partie du petit groupe d’artistes à la mode, protégés par la cour et les salons : ses portraits de Louis XV lui valent une pension et le logement au Louvre, où trois de ses tableaux sont encore. Diderot, dans ses Salons, a justement montré en lui un peintre chercheur de menus détails, un talent impersonnel fait surtout d’adresse, excellant à rendre le chatoiement des étoiles et la finesse des broderies : ce qui ne l’empêche point de le traiter, en une incohérente boutade, de Goth, de barbare du Nord mal acclimaté. C’est bien l’éloge que Roslin et les rivaux qui l’entouraient méritaient le moins : on cherche des Goths, on trouve des Parisiens toujours.

Un critique suédois[2] en est réduit, pour caractériser à cette époque les peintres de son pays, à faire suivre leur nom de celui d’un maître français. Bolander est « genre Oudry », Hillerstrom « genre Chardin », et Wertmüller « genre Greuze ». L’influence française n’épargne point les quelques artistes restés à Stockholm, qui suivent les conseils du Lyonnais Desprez, « agent général du roi pour les arts libéraux ».

Cette docilité d’imitation se retrouve chez les artistes de la première moitié du XIXe siècle. Ceux-ci s’attachent moins étroitement à la France et font preuve d’un cosmopolitisme plus libre : mais ils demeurent éloignés de la Suède avec une aussi curieuse obstination. Ils s’en vont à Paris, à Rome, à Dusseldorf ou à Munich, deviennent les disciples des artistes en renom ; ce sont des imitateurs adroits ; ils viennent parfois en concurrence avec leurs maîtres, mais toujours paraissent oublier qu’ils ont laissé derrière eux une patrie, où la lumière, les paysages, les types semblaient clairement choisis pour inspirer un art national : ils traitent les motifs à la mode, ils copient les procédés qu’on emploie partout autour d’eux. Quand ils retournent à leur pays d’origine, les yeux pleins du soleil de France et d’Italie, la main faite aux formes conventionnelles longuement étudiées, ils sont incapables d’éprouver ou d’exprimer une impression nouvelle, et, de bonne foi, continuent d’appliquer la manière apprise ; et tout succès est réservé à ces pastiches plus ou moins heureux de l’étranger. Si quelque artiste plus indépendant veut s’affranchir de l’imitation banale, on le traite de barbare qui ose violer les traditions et sa tentative s’égare au hasard des découragemens.

C’est vers le paysage que se dirigent les efforts les plus intéressans. Nous verrons quel fut le développement singulièrement brillant du paysage suédois. Jusqu’en 1830, il n’existe pas : on peut un instant, dans les premières années du siècle, le croire découvert par Fahlcrantz, qui prétend traiter des motifs choisis en son pays. Il est disciple des Hollandais jusqu’alors mal connus en Scandinavie : malheureusement, il les comprend mal. Ses premiers tableaux sont visiblement inspirés de Ruysdaël : çà et là, des lumières inhabituelles, des horizons élargis où l’on sent un sentiment naissant de la beauté propre à la nature septentrionale ; on se hâte vers les œuvres suivantes. Et c’est une désillusion grande de se trouver en présence de copies, résolument impersonnelles cette fois. Fahlcrantz n’a vu dans Ruysdaël qu’un coloriste dont il fallait essayer d’imiter l’habileté. Sa naïve admiration ne dépasse pas le procédé et méconnaît la pensée ; obstinément il transporte dans ses vues de fjords, chaque ton, chaque nuance des paysages flamands : c’est un frappant exemple d’inconscience artistique… Wickenberg, que Jules Janin définissait, avec un peu d’emphase, « un grand maître dans l’art d’être simple et vrai », comprit du moins l’enseignement que lui offrait le paysage hollandais, original parce qu’il veut être avant tout l’image de la Hollande. Quand il s’avise de reproduire les campagnes et les types de Suède, il regarde ses sujets en face, sans arrière-pensée, ni souvenir étranger, et s’efforce de mettre dans son œuvre un caractère nouveau qui corresponde à une intention nouvelle. Entre sa Côte de Hollande et ses Effets d’hiver observés en Scandinavie, les différences de lumière sont très sensibles et donnent l’impression franche d’un complet changement de pays et de climat. Le détail de l’exécution peut être imparfait : la direction vraie est indiquée. Ce qui n’empêche pas qu’autour de Wickenberg les Suédois s’attachent à copier Gros et David : les tableaux militaires, les compositions historiques, les Coriolan, les Mort d’Epaminondas, se multiplient à Stockholm. Il faut attendre 1830 et les manifestations décisives du romantisme pour rencontrer des œuvres d’un caractère vraiment original.


III

C’est vers cette époque que l’art suédois se dégage des imitations improductives et s’affirme dans l’œuvre parallèle de deux puissans artistes, Fogelberg et Höckert. Ceux-là sont les vrais fondateurs de la sculpture et de la peinture suédoises : en leur temps, ils semblent des révolutionnaires et des initiateurs ; la vérité vivante de leurs créations les fait paraître encore aujourd’hui des modernes ; elles nous apparaissent marquées d’un sentiment nouveau, personnel, et qui tient à une inspiration résolument septentrionale.

Fogelberg[3] fait d’abord à Göteborg son apprentissage d’ouvrier ciseleur : on remarque ses dispositions, on l’envoie à Stockholm où il suit les leçons du maître Sergel. Sergel, regardé par ses compatriotes comme le premier sculpteur de Suède, était un artiste à la pensée simple et froide, à l’exécution correcte, souvent heureuse, qui ne soupçonnait point qu’on pût s’écarter des traditions. Il donne à Fogelberg l’intelligence de la sculpture antique, et celui-ci, après un court séjour à Paris, où il travaille avec Géricault dans l’atelier de Pierre Guérin, va s’établir en Italie. Il traverse une longue période de préparation pendant laquelle il produit des Hébé, des Vénus, des Mercure. Ses envois sont remarqués à Stockholm, il devient célèbre ; sentant qu’il peut oser quelque nouveauté, il va chercher désormais ses sujets dans la mythologie Scandinave et, substituant les personnages de l’histoire légendaire de son pays aux types conventionnels de la religion antique, achève, après quinze années d’efforts, trois statues colossales : Odin, Tor et Balder.

Le grand intérêt de ces œuvres est dans la conciliation que Fogelberg réussit à établir entre l’idée Scandinave et le procédé classique. Une large initiative était laissée à son imagination : les personnages dont il voulait évoquer l’image n’étaient connus que sous les formes imprécises dont les enveloppaient les légendes. C’est à peine si quelques grossières ébauches avaient tenté de reproduire les traits et les attributs que leur prêtait le sentiment populaire. L’imitation antique était cette fois impossible. Ces dieux du Nord ne pouvaient être semblables à ceux de la Grèce ou de Rome : ils représentaient des conceptions plus simples, et leur divinité n’était, le plus souvent, qu’un grandissement en tous sens de la nature humaine : leur autorité est faite avant tout de force qui ne va pas sans brutalité : ils se battent sans cesse et ils boivent beaucoup. Entre eux, pas de hiérarchie, pas d’hérédité minutieusement expliquées. Ils symbolisent les quelques idées directrices qui s’imposent à tous les peuples : chacun remplit jusqu’au bout son rôle, ils vont tout droit, leur action est franche et leurs rapports avec l’humanité dépourvus d’ingéniosité ; ils ignorent la légèreté malicieuse des habitans de l’Olympe ; ils n’ont pas d’esprit. En ce sens, Odin et Tor, d’une bonté et d’une violence également naïves, sont d’une moralité supérieure aux dieux de l’antiquité classique. Et puis, quels qu’ils soient, on a cru en eux ; pendant plusieurs siècles, des hommes ont invoqué ou maudit leurs noms : il faut que l’artiste, fixant leur mémoire, sache justifier cette confiance ou cet effroi.

Fogelberg a su donner à chacune de ses figures une grandeur singulière. Odin, — l’Intelligence et la Puissance — est dressé dans un mouvement majestueux, le bras droit s’appuyant sur une courte lance d’un geste de domination, le front dégagé sous un casque massif, une fierté tranquille dans les yeux. Tor, — la Force et la Lutte, — semble surpris dans un élan, poing fermé, genou ployé, les muscles saillant sous l’effort, le marteau prêt à s’abattre. Et, dans le regard de Balder, — l’Innocence et la Bonté, — paraît une douceur résignée, un peu triste, que Gustave Planche rapprochait des premières images chrétiennes. L’intérêt de cette œuvre est d’autant plus rare que Fogelberg a su donner l’expression artistique d’un sentiment confus et lointain mort depuis des siècles : son imagination a ranimé le passé légendaire de la Suède ; son talent a été assez fort pour réaliser l’impression vivante que son rêve avait évoquée, et nous l’imposer comme définitive.

Le peintre Höckert avait quitté l’Académie de Stockholm pour aller terminer ses études à Munich, où il passa trois ans : il fait alors un voyage dans la Scandinavie septentrionale, pendant lequel il recueille de nombreux croquis de paysages et de types lapons. Il est bien décidé à être avant tout un peintre d’histoire, et quand il arrive à Paris en 1851, c’est pour entreprendre une Reine Christine ordonnant le meurtre de Monaldeschi. Exposé en Suède, ce tableau lui vaut d’être désigné pour exécuter, selon sa libre inspiration, une œuvre qui doit représenter l’art Scandinave à l’Exposition de 1855. Höckert se souvient des ébauches faites au cours de ses excursions dans le nord et, en quelques mois, achève son Service divin en Laponie[4].

Dans une salle de prêche, aux murs de bois sombres et nus, une vingtaine d’hommes et de femmes sont groupés autour d’une chaire basse où un prédicateur commente un texte sacré. Un grossier lampadaire, une croix et quelques balustrades, sur lesquelles s’appuient les auditeurs, forment tout le décor. Les personnages sont montrés en des attitudes vivantes, interrompant à peine la vie du dehors : les hommes, armés, en équipemens de chasse, les femmes berçant leurs enfans : au milieu du plancher un chien étale son sommeil. Le jour, reflété brutalement à l’extérieur par la neige, entrecoupé par les carreaux d’une étroite fenêtre, fait ressortir l’épaisseur des physionomies ; dans l’ombre, la figure du prêtre apparaît, plus fine et très douce.

L’impression première est d’un réalisme un peu gros : une expression de repos physique, de bien-être lourdement recueilli se dégage de ces personnages aux sauvages allures : peu à peu, dans le regard d’une femme, dans le mouvement d’attention grave d’un homme, un sentiment nouveau se dévoile qui les montre toujours simples et tranquilles, mais dominés par une conviction sincère. Ce mélange de naturalisme et de mysticisme est un double caractère de l’âme primitive Scandinave, simplement rendu par le peintre et, pour la première fois, exprimé dans sa sincérité.

Höckert donna encore, à Paris, l’Intérieur d’une hutte lapone, de semblable conception ; puis, retournant définitivement dans son pays, il entreprend une série de tableaux de genre, représentant les mœurs et les paysages de Dalécarlie. C’est une collection précieuse de types nationaux, vigoureusement dessinés avec cette franchise d’expression qui caractérise ce talent. Vers la fin de sa carrière, Höckert revint au genre historique et termina son Incendie du palais de Stockholm en 1697 qui passe en Suède pour son chef-d’œuvre. Moins nettement que Fogelberg peut-être, il avait compris ce qu’un artiste peut emprunter à l’esprit de sa race ; il affirma du moins qu’il fallait être Suédois en peignant la Suède : là est la partie capitale de son œuvre.


IV

Telles sont, brièvement résumées, les fortunes diverses que traverse l’histoire de l’art en Suède jusque vers 1860 : après des siècles d’isolement, où l’ignorance générale paralyse le goût instinctif des premiers ornemanistes, peintres et sculpteurs se forment sous la maîtrise envahissante de l’Allemagne et de la France ; disciples enthousiastes, ils s’en vont à la recherche d’enseignemens variés, moins docilement soumis à mesure qu’ils se sentent plus forts. Et deux d’entre eux ont posé le principe d’une forme d’art qui doit être propre à leur race et à leur pays : premières manifestations d’indépendance, premiers élans vers la liberté d’inspiration d’abord timidement accueillis. On veut bien travailler en Suède, et l’on consent à traiter des sujets nationaux : mais le respect de la tradition subsiste, avec la routine du procédé. Fogelberg, consciencieux, drape à l’antique le manteau de son Odin, et Hockert, en bon romantique, empâte de surprenans bitumes les clairs décors de ses scènes lapones. L’indécision entrave tout effort d’ensemble : la Suède, se défiant d’elle-même, semble attendre quelque mot d’ordre venu de l’étranger.

Et voici qu’en France tout un mouvement s’agite autour de quelques novateurs qui, proclamant l’avènement d’un art nouveau, remplacent les formules usées et les théories vieillies par deux lois suprêmes : vérité d’observation, vérité d’expression. Une dernière fois les Scandinaves suivent l’impulsion qui leur vient du dehors et qui maintenant les ramène vers eux-mêmes les réalistes leur disent : « Regardez autour de vous » ; les impressionnistes vont leur dire : « Regardez en vous. » Et, favorisés entre tous, les artistes suédois aperçoivent un domaine d’une infinie richesse librement offert à leurs études, tandis que les influences de race s’unissent à l’action du milieu pour aider à l’épanouissement de leur activité nouvelle. Ils sont en face d’un pays privilégié, semblable à quelque musée du monde, où tous les genres de pittoresque sont rassemblés en une inimitable harmonie ; charme singulier des paysages de Suède, devant lesquels nul souvenir ne peut être évoqué et qui laissent dans l’esprit une image définitivement localisée, qu’on ne peut superposer à une autre vision. Ce sont des horizons larges, la mer, les grands lacs prolongeant leurs reflets entre les lignes noires des sapins, les landes où la roche s’étale en plateaux fleuris de bruyères ; et des coins de poésie champêtre et tranquille dans les vallées creuses des fjords, où les bouleaux verdoient entre les pierres grises. Partout l’eau pénètre, se précipite des hauteurs, se glisse entre les collines et anime de sa vie souple et chantante le silence des forêts ; le long des côtes, des milliers d’îlots émergent d’entre les remous blanchissans et semblent de fantastiques flottilles prêtes à s’en aller quelque jour à la dérive. En de tels décors, la civilisation se fait moins brutale et demeure proche de la nature. On aperçoit sans surprise, au milieu d’un archipel rocheux, la cabane d’un pêcheur ou d’un gardien de feu hardiment juchée sur pilotis au milieu des flots : sur les pentes des coteaux, les maisons forestières au badigeon rouge, s’enlèvent sans discordance sur les fonds sombres des sous-bois : et Stockholm, industrielle et très moderne capitale, n’interrompt point le rêve, avec ses palais dominant la mer et les lacs, ses bosquets penchés sur les eaux tourbillonnantes, et l’éternelle fantasmagorie de sa lumière changeante.

C’est la plus rare beauté des paysages septentrionaux que cette clarté perpétuelle, aux nuances infiniment délicates, qui vient baigner les objets dans une transparence douce, sans déformer les lignes, sans fausser les reliefs, sans durcir les ombres ; lumière chaude des jours d’été, qui s’épanouit en l’apothéose lente des couchers du soleil, avant de s’adoucir en un crépuscule violet flottant sur la nuit, lumière des jours d’hiver, scintillante, pailletante, sous laquelle les glaces luisent et les givres s’argentent dans une symphonie de blancheurs… Par un après-midi d’automne, je me trouvais avec Carl Larsson sur un rocher de Marstrand, l’une des îles de la côte suédoise : à nos pieds s’enfonçait un étroit vallon, verdoyant encore, abritant un ruisseau d’une voûte feuillue ; au-delà, la roche apparaissait, nue, marbrée de reflets rougeoyans et s’abaissait jusqu’aux premières vagues ; après un large bras de mer, une autre île aux bords dentelés derrière laquelle on revoyait l’eau bleue ; de tous côtés, la même alternance de flaques brillantes et de taches sombres ; çà et là, un toit, une fumée, arrêtaient le regard ; un voilier, engagé dans un chenal et à demi invisible, découpait une silhouette grêle au-dessus d’un mamelon ; sur le continent, des neiges brillaient, très hautes ; un jour léger illuminait tout le paysage ; les plans étaient nets, précis, ou pouvait compter les distances ; chaque détail ressortait avec sa vraie valeur, et de cet ensemble de réalités simples se dégageait une poésie étrange et mélancolique. Larsson dit seulement : « Notre lumière intime… » Lumière intime, c’est bien cela, sincère et profonde, qui semble venir de l’intérieur des choses et dont la caresse est une émotion.

Le Suédois a le sentiment profond de cette précieuse beauté de son pays ; il lui voue une admiration attendrie qui, chez les plus humbles, sait comprendre toutes les délicatesses. C’est une race qui, en pleine civilisation, vit très près de la nature et conserve une surprenante faculté d’émotion ; les Scandinaves paraissent à demi païens encore, d’un panthéisme élargi et affiné ; ils ont longtemps adoré la nature comme Force, ils la révèrent aujourd’hui comme Beauté : ils continuent de lui rendre un culte naïf et sincère. Au matin, dans les champs, le paysan se découvre quand résonne le premier chant d’alouette ; dans un jardin des environs de Gothembourg, un rossignol de passage chantait chaque soir ; des ouvriers l’entendirent et revinrent l’écouter ; bientôt ils furent plusieurs milliers tous les jours autour du massif sur lequel veillaient des agens de police. Et dans la nuit du premier mai, tandis que des feux s’allument sur toutes les hauteurs d’un bout à l’autre de la Scandinavie, à Stockholm et dans les postes perdus, le peuple entier entonne des chœurs joyeux pour saluer l’espoir du Printemps reparu. Cette sensibilité vibrante maintient les Scandinaves dans une demi-rêverie perpétuelle qui prête à leur commerce une grâce un peu surannée et singulièrement attirante : dans leur hospitalité, dans leur politesse sérieuse transparaissent les souvenirs d’une chevalerie disparue : ils ont des formules, des gestes que nous ne saurions plus : voici quelques mois, dans une station extrême de la mer du Nord, un groupe de voyageurs est réuni autour d’un aventureux chercheur qui part pour le pôle ; on le fête, on l’acclame, on lui fait des discours, toutes les banalités d’usage : et une jeune fille s’avance, très simple, dénouant un ruban qu’elle porte pour l’attacher au bras de celui qui part. La vie septentrionale offre à tout instant des exemples de cette poésie intime et spontanée.

L’artiste, de sensibilité plus exercée, subit plus profondément les influences du milieu et du tempérament, et ces influences doivent exercer sur la conception et la forme de ses œuvres une action dont il est nécessaire de tenir compte. Les Suédois se sont longtemps obstinés à considérer l’art comme un ensemble de théories et de procédés qu’on devait acquérir de toutes pièces sans autre préoccupation qu’une scrupuleuse minutie de travail : il était logique alors de leur faire place entre les maîtres qu’ils s’étaient choisis, sans plus se souvenir de leur origine. Mais du jour où ils s’aperçoivent que, certains principes universels posés, l’art peut et doit être individuel, ils nous proposent une interprétation marquée de leur personnalité ; ils font œuvre de Suédois, et nous devons partir de ce fait pour essayer de comprendre leur pensée et d’expliquer leur manière. C’est là une de ces évidences qu’on ose à peine répéter, et que nous voyons souvent négligée au point de fausser toute conception de l’étranger. Il serait absurde de prétendre étudier avec le même esprit la production contemporaine de l’art Scandinave et de notre art national : l’école actuelle de Suède procède du réalisme français qui a provoqué son initiation et dirigé ses premiers essais : ce qui n’empêche de constater à chaque exposition les différences toujours plus accentuées des ouvrages venus de Stockholm ou de Paris. Cet écart entre deux mouvemens nés d’une même cause s’explique précisément par l’inégalité des conditions dans lesquelles ils se sont développés : nous connaissons maintenant de manière à peu près définitive les résultats du réalisme français : une rapide analyse des œuvres principales de l’école suédoise nous montrera ce qu’a donné le réalisme septentrional et ce qu’on en peut encore attendre[5].

Nous remarquons d’abord que les Suédois ont vu dans le réalisme une forme générale et simple qui n’exclut aucun sujet et s’accorde avec toute intention sincère : ils ont évité le « genre » réaliste et n’ont pas cru devoir restreindre leur choix aux motifs où la réalité paraît plus intense, grossie par des reliefs outrés ou un coloris inhabituel ; ils ont fui l’exceptionnel que, sous prétexte de pittoresque, les chefs de notre école réclamaient avec insistance. Seuls les artistes de transition, adoptant nos doctrines nouvelles à la fin de leur carrière et animés d’une foi belliqueuse, se sont attachés à démentir leur passé en renforçant à tout prix l’expression. Ainsi Hellqvist qui, après une série de compositions historiques et de scènes religieuses d’une solennelle froideur, donne une silhouette de moine ë tique, curieusement hideux, flairant des viandes à l’état d’un boucher. D’aussi brusques reviremens d’idées sont peu fréquens. On comprend très bien que les Suédois aient été peu attirés par la recherche du détail rare, dont ils n’avaient pas besoin pour rajeunir leur observation ; de tous côtés s’offrent à eux des sujets vierges encore de toute étude dont ils vont pour la première fois dégager l’expression ; ils ne connaissent point la gêne causée par le souvenir d’une réalisation antérieure : ils sont en pleine nouveauté, et, pour être originaux, il leur suffit de réussir à exprimer quelqu’une de leurs impressions quotidiennes.

Nous avons vu que la vie du Nord était surtout caractérisée par une étroite intimité de l’homme et de la nature : les Suédois sont dominés par un sentiment vivant de la beauté des choses qui est la vraie source d’inspiration de leurs artistes comme aussi de leurs poètes. Ils y reviennent sans cesse avec une volonté plus ou moins claire et lui subordonnent toute intention d’art. Il en résulte comme une similitude toujours plus parfaite entre les diverses formes de l’observation : il n’est pas d’école où soient plus atténuées les distinctions artificielles conservées par la tradition entre la peinture de plein air, par exemple, et le style décoratif ou le portrait. Les Suédois sont, avant tout, impressionnés par la splendeur changeante des décors où s’encadrent leurs conceptions : la nature leur parait plus grande et plus belle que l’homme : souvent il n’apparaît qu’accessoirement en leurs œuvres. La race et le milieu les font peintres de paysages. Le paysage est pour eux une forme supérieure de l’art, et — qu’ils en aient ou non conscience — ils tendent à y ramener tous les genres ; ils n’ont pas de spécialistes, ils n’auront bientôt plus de spécialités. Tous leurs peintres sont d’abord paysagistes ; s’ils veulent nous montrer des scènes d’intérieur, on sent que des images de plein air illuminent leur souvenir, et on retrouve à tout moment le rappel des visions du dehors dans l’ampleur des attitudes ou la liberté des lumières ; ils élargissent, ils éclairent toujours.

Dans les vingt dernières années, ce paysage ainsi universellement conçu a inspiré une infinie variété de talens. Parmi ceux dont les œuvres parviennent à Paris, voici Wahlberg dont la carrière raconte l’évolution de la peinture suédoise, répudiant peu à peu les conventions pour chercher directement la vérité ; il a donné trois interprétations successives de motifs également pris en son pays : après des essais qui font songer à Salvator Rosa par la minutie de l’exécution, il donna une série de toiles où les touches sont plus larges et les tons plus fermes, mais alourdis par la raideur de l’école allemande : il envoyait enfin au Salon de l’année dernière une Vue de Stockholm aérée, lumineuse, exacte, qui contraste heureusement avec ses ouvrages antérieurs et le bitumeux Clair de lune qui l’avoisinait.

Celui-là est un rallié de la dernière heure : les peintres de la jeune génération n’ont point connu ces hésitations et, du premier effort, ont donné des impressions réelles de Scandinavie. Kreuger a étudié chez M. Jean-Paul Laurens : à peine de retour en Suède, il donne des paysages d’hiver septentrional, une rue de faubourg endormie sous la neige, où la vie est assourdie et discrète, indiquée seulement par une ombre qui passe. Nordstrom, qui débute en France aussi, exprime avec plus de force et de précision les mélancolies de la nature du Nord : dessinateur très sûr, il a fixé les aspects pittoresques du vieux Stockholm et commenté les vers des poètes suédois dans des illustrations curieuses, où il sait concilier une fantaisie très libre et un instinctif désir de réalité précise. A côté d’eux, Flodman a traité des motifs plus rians et montre des fermes dressant leurs pignons bariolés dans les campagnes étincelantes de lumière ; Liljefors s’est attaché à rendre avec leur vivante animation les profonds sous-bois des forêts de Suède ; il a étudié les oiseaux du Nord aux fourrures neigeuses ; il a noté les allures batailleuses des renards : dédaignant tout procédé factice, il a donné des ensembles frémissant de vie : ses animaux n’ont jamais l’air de poser, se présentent naturellement dans leur milieu réel : c’est un art qui séduit par sa franchise.

Ce sont des qualités de paysagistes encore que nous remarquons chez les peintres qui, comme Salmson et mieux Forsberg, ont entrepris des compositions historiques : du second on connaît partout en France la Fin d’un héros qui fut au Salon de 1880 et dont la gravure devint vite populaire : pendant la guerre de 1870, dans une église transformée en ambulance, entre le prêtre qui l’assiste et un général qui vient de lui apporter la croix, un blessé achève de mourir : au pied du lit, la mère est abattue : entre les piliers, d’autres lits se profilent : çà et là, des officiers, des infirmiers, un enfant de chœur, un major en tablier. Aucune convention dans l’arrangement des personnages ; les lumières sont naturelles, très claires, les attitudes simples, sans brutalité : c’est l’expression sincère d’un fait ayant une valeur d’émotion dégagée par le peintre ; il l’a sentie sans recherche, sans souci de grossir l’effet. Le même caractère de vérité se retrouve dans les intérieurs, dans les compositions décoratives de Pauli et s’affirme surtout dans les dernières œuvres de Von Rosen ; celui-ci, après d’indifférentes scènes du moyen âge, a donné des portraits tout à fait intéressans : celui de son père, figure toute en clarté, sans ombre, sans relief apparent et un Nordenskiöld dans les glaces, audacieux essai de portrait-paysage : l’explorateur est debout, bâton ferré en main, au milieu des glaçons ; sa silhouette s’enlève sur des blancheurs profondes qui laissent apercevoir au loin un navire bloqué dans la banquise. Artiste plus fin, de talent très souple, Richard Bergh, abandonnant la manière de son maître Jean-Paul Laurens, expose chaque année des toiles gracieuses, paysages ou études de femmes, également marquées d’un sentiment délicat des nuances, fortifié par un dessin vigoureux ; dans les portraits de Bergh, aux tons clairs et mats, on remarque de plus en plus cet envahissement des caractères du paysage qui domine la production contemporaine. Nous allons constater un progrès identique dans l’œuvre des deux peintres qui, chefs de l’école suédoise, partagent aujourd’hui une maîtrise incontestée : Carl Larsson et Anders Zorn.


V

Larsson[6] résume l’esprit Scandinave dans la fraîcheur et la hardiesse de ses enthousiasmes : on sent en lui un épanouissement de vie et de jeunesse, l’ardeur débordante d’une génération parvenue à une période d’ambition plus haute et de création plus active. Son originalité est surtout d’être un artiste dans toute l’ampleur du terme, un chercheur du beau pour qui tous genres doivent être tentés ; il est décorateur, aquarelliste, caricaturiste, graveur, sculpteur ; il fait des vers, il a fait de la critique philosophique. Une verve spontanée, une facilité de travail jamais lassée, s’appuyant sur une connaissance solide du métier, lui ont permis d’être toujours également heureux ; de sa personne et de son œuvre une sympathie pareille se dégage : il cause comme il peint, avec une expansion spirituelle et gaie sous laquelle transparaît par instans la gravité rêveuse des caractères du Nord. Fuyant toute réclame, il est trop mal connu encore à l’étranger, en Suède ; son nom est essentiellement populaire, et jamais réputation d’artiste ne parut plus joliment justifiée.

C’est dans ses aquarelles que Larsson nous paraît avoir donné l’expression la plus significative de son talent : chez lui, l’amour de la lumière et du plein air est décidément exclusif : il choisit des ensembles rayonnans, baignés de soleil, où les eaux luisent sous des ciels dégagés, où les verdures sont fleuries autour de quelque jeune femme en toilette claire. D’un crayon rapide, il indique le tableau en quelques traits précis ; puis, d’un pinceau qui effleure, il l’habille de nuances légères sous lesquelles la vie conserve sa souplesse : ses études de jardins en fleurs, ses vues de canaux, donnent une impression de transparence inimitable. Cette intensité de coloris est une grâce captivante qui se retrouve dans ses portraits et à laquelle on se laisse prendre d’autant plus volontiers qu’elle n’affaiblit en rien la réalité de son observation. Larsson a publié un grand nombre de dessins : quelques-uns sont d’une imagination qui s’abandonne à toute fantaisie ; mais la plupart prouvent une justesse et une sûreté de coup d’œil qui conservent une exactitude aux plus hâtives improvisations. — Notons, en passant, que, dans leur manie persistante de comparaison, des critiques se sont avisés d’appeler leur compatriote « le Gustave Doré de la Suède » ; le rapprochement est imprévu entre le sombre romantisme de l’illustrateur français et l’alerte facilité du peintre suédois.

Aquarelliste, peintre de motifs gracieux, de femmes et de gais paysages, Larsson semblait peu préparé à entreprendre de grandes compositions décoratives. Le goût général des Suédois l’entraîna vers ce genre et il y obtient un plein succès. Il doit exécuter une série de fresques pour le nouvel Opéra de Stockholm, et les cartons qu’il achevait cet été sont remarquables. Sa fertilité d’esprit l’a servi avec bonheur, et aussi la conception très large qu’il s’est faite du rôle de l’artiste ; il a beaucoup d’idées et il a l’entêtement de les réaliser jusqu’au bout ; il a le souci de l’achèvement, de l’exécution complète de l’œuvre par celui qui l’a conçue. Pour placer ses fresques dans le cadre le plus favorable, il devient sculpteur et complète par des reliefs les panneaux qu’il envoyait à l’exposition de 1889[7] : trois paysages allégoriques résumant les grandes époques de l’art sous ces titres, Renaissance, Rococo, Art moderne, ensembles animés, vivans, adroitement réglés et rayonnans de clarté. Il sait à merveille adapter ses sujets aux conditions matérielles ambiantes. Son ingéniosité supérieure tire parti des moins favorables circonstances. Il y a quelques années, on construisait à Gothembourg une école de filles, toute en fer et briques, déplorablement insignifiante. Le bâtiment fini, on s’aperçut qu’il était fort laid et peu fait pour former l’esthétique des jeunes Suédoises. On eut recours à Larsson et on lui demanda de décorer un escalier au jour invraisemblable, coupé de paliers absurdes et qui semblait emprunté à quelque gare de chemin de fer. Larsson entreprit de retracer dans ce décor l’histoire de la femme Scandinave. Son imagination utilise les pires conditions et s’en fait une aide. Dans les enfoncemens des voûtes, dans les recoins sombres des étages inférieurs, il esquisse des scènes de la vie primitive : un mur un peu plus éclairé lui permet de placer une de ses plus fortes compositions, la femme d’un Viking et ses deux filles groupées dans un mouvement de douleur fière devant la pierre dressée qui rappelle le guerrier disparu. A mesure qu’il rencontre le soleil plus libre, il choisit des motifs plus modernes, où le détail devient nécessaire : voici la femme du XVIIIe siècle, dans son milieu d’élégance précieuse : et voici les jeunes filles d’à présent, en claires toilettes parmi des fleurs et des lampes électriques. Autour des motifs principaux, Larsson improvise toute une décoration qui relève l’insignifiance des objets et leur donne une expression et un style : il refait lui-même les plafonds, les portes et les rampes. Son invention a transformé ce bâtiment banal en un véritable musée qui semble avoir été construit d’après sa fantaisie.

On peut comprendre par ces quelques aperçus que le talent de Larsson s’est écarté autant qu’il est possible de la reproduction mécanique, de l’impression passive qui furent les moyens de certains réalistes français. Il marque ses œuvres d’un esprit personnel. On ne saurait en conclure qu’il est en désaccord avec les tendances générales de l’école suédoise : l’étude détaillée de quelques-unes de ses compositions prouverait clairement que Larsson a toujours cherché la vérité, même au prix d’une contrainte imposée à sa verve vagabonde : et on remarqua justement, en 1889, le naturel et la précision des figures allégoriques de ses fresques. Ses paysages déconcertent parfois les critiques parisiens qui voient une invraisemblance dans ces lumières qui nous sont inconnues : il n’est qu’une observation faite en Scandinavie pour en constater la continuelle évidence. Larsson a peint des réalités : mais il a choisi d’instinct celles qui paraissent plus immatérielles et légères : il ne fournit point de documens qu’on ait l’envie de discuter : il exprime simplement le charme vrai de son pays.

Zorn <[8] nous révèle à travers son œuvre un tempérament très dissemblable. Il a l’invention moins ingénieuse et la réflexion plus appliquée ; il a moins d’idées et s’y attache davantage : on sent en lui une volonté constante de pénétrer très avant dans les sujets et d’en extraire l’expression totale. Et il ne se contente pas de motifs sans signification définie, ne valant que par une beauté muette : il veut que ses tableaux aient pour centre un fait simple, banal même, mais nettement indiqué. Tous ses ouvrages prouvent une intention réaliste très accentuée, qui est sensible même dans ses procédés : sans doute il a ce coloris limpide, tout en surface, qui caractérise la peinture suédoise : mais, chez lui, les effets sont plus appuyés, les nuances moins minutieuses et chatoyantes : il se résignerait à faire gros pour être plus sûr de faire vrai. C’est dans cet esprit qu’il a resserré sa manière à mesure qu’il était plus maître de son métier : dessinateur au crayon moins mordant et moins gracieux que Larsson, il ramasse son effort en un but précis et atteint une expression plus frappante. Ses œuvres ont un accent de vérité qui saisit : détail à rappeler, Zorn obtint un succès tout à fait particulier à l’exposition des Etats-Unis. C’est un talent fait de simplicité et de vigueur.

Zorn a débuté par une série d’aquarelles et de croquis de France et d’Espagne ; ce sont des études de plein air et de types pittoresques où il se préoccupe surtout de rendre le détail des lumières. Son premier tableau, qui est au Luxembourg, représente un matelot et une jeune fille debout dans le double éclairement du jour finissant et des premiers rayons de lune. Dès son retour en Scandinavie, il revient à l’aquarelle et donne, entre de nombreux paysages, deux compositions d’une inspiration très personnelle. La première, intitulée Mona, est une étude d’un type de paysanne saisi sous deux aspects rapprochés : la femme, la mère, aux traits marqués, au regard effacé et résigné ; et l’enfant, aux yeux rieurs, à la physionomie mobile, à peine formée : l’histoire de toute une vie est entre les deux expressions des physionomies. C’est la première apparition d’une philosophie primitive et populaire dont le caractère s’affirme dans la grande aquarelle suivante : Notre pain quotidien. Dans un groupe de travailleurs saisis au milieu de leur besogne journalière, Zorn résume l’activité de la vie des champs ; le choix de ce titre un peu sentencieux explique la pensée du peintre : il veut qu’on cherche une idée générale sous l’épisode qu’il détaille ; ces quelques paysans courbés sur leur tâche représentent l’humanité entière soumise à la loi du travail. Si l’exécution est excellente, la conception n’a rien d’original ; l’intérêt pour nous est de constater le sens que lui attache le peintre ; un fatalisme paisible, sans tristesse, domine son impression ; on sent que les personnages lui semblent très petits dans l’immensité, de leur milieu : la nature met autour d’eux sa splendeur éternelle et ne permet pas que des souffrances viennent troubler son harmonie.

Ce sentiment est plus net encore dans le tableau que Zorn exposait au Salon de 1894 : le long d’une route qui monte vers un champ de foire, sur le revers d’un talus, un paysan est renversé, ivre mort ; à côté de lui sa femme est assise, hébétée, les yeux vides : une clarté joyeuse les environne ; l’air et le soleil sont vibrans : la gaîté des choses resplendit. Et nous apercevons maintenant le fond de ce réalisme de Zorn qui se borne à enregistrer le fait dans sa brutalité, en se gardant bien d’en accroître l’importance, et cherche à rendre sensible la toute-puissance d’une nature qui, indifférente à l’accident humain, entoure l’univers d’une atmosphère de beauté. L’application de cette théorie est singulièrement frappante dans le tableau qui nous occupe : son originalité paraît plus vive si l’on songe à la manière dont ce sujet, l’ivresse, est généralement compris et traité ; Zorn s’est contenté de déterminer la place qu’il peut bien occuper dans la réalité du plein air.

Les idées de Zorn, les qualités techniques de son talent me paraissent résumées dans le portrait de lui-même qu’il a donné l’année dernière à notre Salon : c’est une image sincère de sa personnalité exprimée sans recherche ni affectation. Le peintre est en plein travail, solidement campé dans une attitude tranquille ; on lit dans les yeux francs un effort calme et sûr : au premier plan, la blouse blanche, les couleurs préparées sur la palette ressortent crûment : l’effet principal veut être absolument simple. On retrouve au second plan l’habileté chercheuse de l’artiste dans l’éclairement du fond d’atelier où des reflets savamment étudiés font ressortir la chair nue d’un modèle. Le tableau produit une impression de ressemblance qui s’impose : on sent qu’on ne peut concevoir différente la physionomie du peintre qui l’accomplit ; le geste, le regard, expliquent les caractères extérieurs de l’ouvrage. C’est le portrait d’un homme et d’un talent.

L’œuvre de Zorn, dans son ensemble, est jusqu’aujourd’hui la plus claire manifestation du réalisme original de la peinture suédoise. Nous avons vu que les œuvres les plus significatives de la génération contemporaine sont inspirées de principes semblables, empruntés aux théories françaises. Comment les Suédois ont-ils complété et transformé ces élémens venus de France ? Ainsi que les réalistes de notre école, ils se proposent la vérité comme but et l’observation comme moyen. Leur observation veut être exacte, précise, générale : elle considère dans sa totalité le fait ou l’aspect de la réalité ; mais elle se défie de l’outrance, de la déformation involontairement causée par le désir de prouver : elle est prudente et sincère. Les Scandinaves ont, sous un mysticisme parfois exalté, un bon sens solidement équilibré, qui sait mettre au point les détails d’un ensemble et conserver leur valeur relative : ils ont le sens du réel, alors même qu’ils rêvent ; il n’est pas de pays où la poésie légendaire ait un souci plus grand des vraisemblances matérielles. Voilà qui doit les faire réalistes dans la force du terme. Seulement ils n’ont jamais admis, ne pouvant le comprendre, qu’une œuvre d’art peut être une copie impersonnelle, que l’artiste doit représenter des abstractions de forme et de couleurs sans tenir compte de l’impression qu’il éprouve. Ils sont d’accord en ce point avec la plupart des écoles d’aujourd’hui ; mais il faut leur rendre ce témoignage qu’ils ont, dès leurs premiers essais dans le genre nouveau, revendiqué le droit nécessaire et irréductible de la personnalité de l’artiste. Et ils superposent au réalisme un sentiment qui est à eux, qui est le résultat de toutes les influences parallèles de leur race et de leur milieu : les conditions de leur vie, les caractères de leur pays leur mettent au cœur un amour de la beauté naturelle et du plein air. Ils peignent les choses que leur offre la nature, mais ils nous laissent sentir qu’ils sont émus d’une sympathie pour elle : cette émotion se manifeste diversement suivant le tempérament : elle est faite de joie débordante chez Larsson et de gravité chez Zorn. Il ne faut pas conclure de là que ce ne sont plus des réalistes ; je crois, au contraire, qu’ils ont donné une forme supérieure de la doctrine, appliquée en même temps à l’observation du sujet et de l’artiste lui-même. Les paysagistes suédois sont là, en tout cas, pour prouver l’originalité et la justesse de cette conception. Ils sont moins lyriques que Corot, moins chercheurs que Rousseau, moins humains que Millet : mais, chez eux, la vérité semble plus simple. On ne saurait les ranger dans l’une des écoles contemporaines ; ils ne sont pas impressionnistes ; ils ont le souci des contours précis en même temps que le goût des couleurs expressives ; leurs sympathies sont éclectiques et ils admirent avec un enthousiasme égal M. Besnard et M. Puvis de Chavannes ; mais ils n’imitent plus personne. Ils suivent leur instinct, affiné par des études patientes. « Voir vrai, sentir juste, faire simple », telle paraît être la triple règle de leur inspiration.

Nous avons pu vérifier l’application de ces trois principes dans les analyses précédentes ; elle se retrouve avec la même évidence dans toutes les œuvres venues de Suède. Sans doute, il nous est difficile de comprendre la vérité du paysage Scandinave ; nous constatons surtout qu’il est différent du nôtre, et une certaine défiance est naturelle devant ces lumières qui paraissent exceptionnelles à côté de l’éclairement moyen des motifs de France et du grand jour des midis italiens ou espagnols. Mais, dès la première observation, nous pouvons apercevoir avec quel soin les peintres suédois se sont réservé toutes possibilités d’arriver à une réalité parfaite. Le choix de leurs sujets, cette importance dominante que la nature y garde toujours, en sont des preuves : la sincérité des choses est plus sûre que celle de l’homme ; on la pénètre plus aisément et, toutes difficultés d’exécution mises à part, l’artiste parvient fréquemment à rendre dans son intégrité l’ensemble d’un aspect physique, alors qu’il n’est jamais assuré d’avoir exprimé avec exactitude le moins compliqué des sentimens humains. Le personnage, chez les peintres du Nord, est toujours un portrait, dans lequel ils mettent tout ce qu’ils ont compris de leur modèle, sans raffiner, sans chercher des intentions curieuses. La peinture dite « de genre » leur est presque inconnue : quand ils représentent des intérieurs, le centre de leurs études est quelque épisode de la vie journalière, autour duquel ils se préoccupent peu de multiplier les détails pittoresques. Les femmes de Bergh cousent, brodent, soignent leurs enfans ; Pauli nous montre une chambre de malade, vide, banale : dans un coin, un lit à côté duquel pleure une vieille femme ; pas d’accessoires, nulle complication de décor. Les Suédois peignent ce qu’ils voient ; il est rare qu’ils inventent un ensemble artificiel : ils préfèrent trouver des motifs composés dans la réalité. Ils n’ont point l’idée qu’un tableau puisse être la démonstration d’une hypothèse philosophique ou morale : rien n’est plus loin de leur conception que les derniers tableaux de M. Jean Béraud.

Leur effort n’est pas moins résolu pour résister à l’entraînement de leur sensibilité naturellement expansive : ils se gardent d’exagérer l’importance de leur émotion. Si quelqu’un de leurs personnages souffre, ils ne représentent point autour de lui le jour assombri et la nature imprégnée de tristesse : ils veulent que le sentiment soit aussi juste que le fait est vrai et le cadre exact. Et ils choisissent des vérités simples pour avoir chance de les transposer en toute fidélité.

Nous avons vu que leurs procédés sont en accord avec leurs théories : ils ont pour l’aquarelle une préférence générale : ils aiment les tons clairs, définitifs qu’on ne peut raturer au hasard des changemens d’idées : leur peinture s’en rapproche constamment, faite de pâte légère étalée en minces transparences. Dans la gravure ils apportent la même précision, le même éloignement du flou et de la grisaille : toutes qualités d’exécution qui sont la conséquence directe de leur intelligence du réalisme.

Cette interprétation personnelle des théories de notre école est singulièrement heureuse : les peintres suédois ont enfin trouvé le logique emploi de leurs facultés naturelles et des ressources artistiques de leur pays. On ne peut dire quels seront les résultats définitifs du mouvement actuel : les œuvres déjà accomplies, le succès grandissant de Larsson et de Zorn, ont prouvé du moins sa légitimité.


VI

La sculpture suédoise nous apparaît pauvre à côté de ce développement simultané de tous les genres de peinture : la disproportion entre peintres et sculpteurs, au point de vue du nombre et souvent du talent, est plus accentuée en Scandinavie que partout ailleurs. Les Suédois sont plus impressionnés par les couleurs que par les formes et ce que nous avons dit de leur tempérament artistique le démontre suffisamment. L’histoire de leur sculpture se divise en trois ou quatre périodes, caractérisées chacune par un seul nom et séparées par de longs intervalles de production médiocre. Nous avons vu qu’après l’œuvre classique de Sergel, Fogelberg avait créé une sculpture Scandinave. Ses successeurs bornent leur ambition à décorer les palais et les villes suivant les nécessités locales : ils s’y emploient en bons praticiens ; leurs productions dispersées à travers Stockholm n’arrêtent guère l’attention. Un seul artiste parmi eux laisse une création originale, Molin, qui, entre des fontaines et des groupes mythologiques d’un goût incertain, donne son Duel au couteau exposé à Londres en 1862 et promené triomphalement en Allemagne et en Scandinavie ; deux hommes nus sont aux prises, poignards en main, les ceintures liées suivant l’antique barbarie ; pour un moment, leur effort réciproque est neutralisé ; l’un des adversaires se dresse et domine le corps ployé de l’autre qui lui maintient les poignets. Le sujet est sauvage, les poses hardies, l’horreur de la lutte énergiquement rendue ; les lignes ont une correction et une pureté classiques : conciliation heureuse entre l’idée et le procédé qui rappelle les meilleurs ouvrages de Fogelberg.

Dans ces quinze dernières années, les sculpteurs sont devenus plus nombreux : Lundberg, Eriksson, ont donné des expositions intéressantes. Une jeune école s’est formée qui eut quelques années à sa tête un maître glorieux entre tous les artistes Scandinaves, Per Hasselberg.

Le talent de Hasselberg ne se raisonne guère. Jamais inspiration ne jaillit plus spontanée : son œuvre, rapide comme fut sa vie, est fait de créations définitives qui forcent l’émotion et imposent silence à la critique : on peut analyser les qualités techniques de l’exécution, mais on est pénétré tout d’un coup par le sentiment de vie intense qui se dégage de ces marbres où l’artiste a fait passer le frémissement de son âme rêveuse et naïve, profondément Scandinave, imprégnée de poésie mélancolique, illuminée de brusques gaîtés d’enfant.

La Suède possède, avec des essais datés de notre Ecole des beaux-arts et quelques reliefs décoratifs, trois chefs-d’œuvre de Hasselberg. D’abord le Grand-Père, groupe d’une composition puissante représentant un vieillard qui veille sur son petit-fils, le couvrant d’un geste et d’un regard qui protègent. Nous sommes en pleine fantaisie avec cette figure exquise, un peu bizarre, la Grenouille : derrière une grenouille ramassant son élan, prête à bondir, une fillette nue est accroupie, les jambes repliées, les mains crispées à terre, dans une attitude rappelant celle de l’animal : hardi rapprochement de formes qui donne une saveur étrange à la délicate féminité de la physionomie. Enfin voici cette œuvre triomphante, la Fleur de neige, dans laquelle Hasselberg a réalisé l’expression la plus pure d’un songe éternel de l’humanité, le vieux mythe du printemps vainqueur éveillant la nature dans la joie du premier soleil qui vient rajeunir l’éternelle beauté des choses[9]. Sous la caresse de la lumière qui fait sa chair transparente, une vierge se dresse chaste et résolue : comme la fleur légère longtemps oppressée par l’écorce neigeuse des hivers, elle a dormi dans le froid et l’obscurité ; elle apparaît au monde dans le moment de sa résurrection ; une de ses mains achève de dénouer le lien qui l’enserrait ; l’autre, d’un geste de calme délivrance, soutient la chevelure alourdie : les yeux sont clos encore, mais un rayon filtre sous les paupières basses : dans un instant, le regard va resplendir. C’est une grâce suprême chez l’artiste d’avoir choisi cette heure indécise de transformation qui permet à chacun de prolonger son rêve. Hasselberg est du petit nombre de ces artistes heureux qui, isolés en plein idéal au-dessus des traditions et des formules, ont inventé des créations rares où la pensée est distinguée spontanément et l’exécution parfaite sans effort. Dans son œuvre, la poésie naturelle de la Scandinavie a trouvé sa plus précieuse expression.


A côté de la peinture et de la sculpture proprement dites, il faudrait étudier en Suède un développement exceptionnel de l’art décoratif et de l’art industriel sous toutes leurs formes : c’est à notre époque une véritable résurrection de l’ornemanisme qui fut si longtemps le seul art septentrional : les découvertes récentes et la variété croissante des procédés facilitent l’extension, un art pratique et permettent des applications toujours plus nombreuses : la ciselure, la parure et remaillage de l’acier, la pyrogravure sur bois ou sloyd sont surtout à la mode à Stockholm et occupent de véritables artistes ; c’est dans une école de sloyd que Hasselberg fit son apprentissage. Ce sont des genres que transforme chaque jour le goût inventif des Suédois. Cette année même, un sculpteur de talent connu à Paris, Mme Vallgren, a renouvelé complètement l’art de la reliure en imaginant un procédé qui permet de modeler et de patiner le cuir ainsi qu’une cire : elle exposait au Salon du Champ-de-Mars quelques couvertures tout à fait curieuses ; l’une, destinée au livre de M. Arsène Alexandre sur Carriès, est d’un effet remarquable ; debout à côté d’un four de potier flambant entouré de vapeurs rousses, une femme, Muse ou gloire, emplit de fleurs à longues tiges un vase de Carriès. L’ensemble des lignes est harmonieux et n’a pas la dureté des ciselures ; des tons chauds, discrets, transparaissent à travers les reliefs et complètent l’effet. C’est une forme nouvelle et très heureuse de cet art de décoration traditionnel en Scandinavie.


VII

On ne peut donner une conclusion absolue de cette étude sur un mouvement d’art aujourd’hui en activité croissante. Nous pouvons toutefois remarquer qu’un attachement étroit au pays d’origine et au milieu national paraît la condition essentielle d’une production puissante et originale de l’art suédois. Sans doute les passages successifs des artistes Scandinaves à travers les écoles européennes ne leur furent pas inutiles : ils acquirent une sûreté de métier et de goût que donne seul un travail poursuivi pendant des générations, qui les préserva des bizarreries et des incohérences où fut entraîné parfois l’art sans passé des Etats-Unis ; et il est naturel que les élèves de l’Académie de Stockholm passent quelques années d’étude dans les ateliers d’Allemagne ou de France : ils y trouvent un enseignement technique précieux qui leur permet de mettre à profit, avec une sûreté plus grande, les facultés naturelles qu’ils possèdent ; souvent encore ils prennent conscience de la propre originalité en étudiant la pensée des artistes étrangers : et ce sont là des résultats inappréciables. Mais il faut qu’ils sachent s’évader à temps et retournent franchement à l’inspiration locale, tandis qu’ils sont capables de lui vouer un talent pleinement libre. Des exemples probans nous ont montré qu’on a peine à retrouver chez les artistes suédois d’à présent le souvenir des artistes maîtres qu’ils fréquentèrent. On ne saurait établir un rapprochement quelconque entre les pastels de Bergh et les œuvres de M. Jean-Paul Laurens, chez qui le paysagiste fit son apprentissage de dessinateur. Mais, chez les artistes suédois, l’habitude n’est point perdue des émigrations définitives et, surtout à Paris, nombre des leurs sont installés en colonies. Il est évident que ceux-là doivent fatalement, au bout de quelques années, être dominés par les influences ambiantes, suivre les modes et, comme autrefois Roslin, devenir peu à peu Parisiens. C’est chez les peintres que cette naturalisation apparaît surtout complète : on peut en constater un exemple au Salon de chaque année dans les marines de Hagborg qui nous donne des études de types et de paysages normands, intéressantes à coup sûr, mais sans originalité. Et ceci n’est point affaire de sujets : Larsson et Zorn ont refait après tous nos paysagistes les motifs de la forêt de Fontainebleau et ont montré qu’ils les comprenaient d’une manière personnelle.

On ne peut admettre que des artistes puissamment doués en général s’épuisent en longs efforts pour acquérir un talent de concurrence qui se serait manifesté de lui-même et sous une forme meilleure en Scandinavie ; il y a là un travail dépensé sans résultat dans bien des cas et toujours pour un résultat banal. Il est donc intéressant d’examiner si les conditions sociales du milieu où travaille l’artiste suédois lui font, entre ses compatriotes, une situation qui justifie ces singuliers expatriemens.

La question a été vivement posée en Scandinavie. Dans son meilleur ouvrage, la Chambre rouge[10], Strindberg soutient, avec sa véhémence habituelle, que peintres et sculpteurs sont, à Stockholm, les plus pitoyables bohèmes du monde ; il les montre maintenus en dehors d’une société bourgeoisement hiérarchisée, usant leur talent en vaines tentatives contre l’indifférence d’un public de gens d’affaires. La lecture du réquisitoire de Strindberg est troublante : mais il faut reconnaître que ses affirmations pessimistes ne paraissent nullement démontrées par l’observation directe des faits. Sans doute, la Suède subit le contre-coup de la crise que traverse l’Europe intellectuelle : le nombre des producteurs et la qualité moyenne des productions croissent plus vite que n’augmentent les débouchés. A Stockholm comme à Paris, les tableaux ne se vendent pas toujours, et les amateurs américains sont tout spécialement appréciés. Sans doute aussi, la bourgeoisie riche qui constitue l’actuelle aristocratie abuse des distinctions minutieuses et a la manie des titres sonores : l’artiste y est qualifié parfois d’un « Monsieur le sculpteur sur bois » ou d’un « Monsieur le peintre de rochers » qui n’est pas sans quelque ironie. On n’empêchera point qu’il y ait, très avant dans le Nord, des gens aimant mieux faire fortune en vendant des poissons salés que hasarder leur existence à la poursuite d’un rêve d’art. Peut-être dira-t-on encore que le puritanisme luthérien fait obstacle à la liberté de l’artiste : il n’y a pas bien longtemps qu’on protestait, au parlement suédois, contre l’indécence de panneaux décoratifs fort insignifians que personne ne s’était avisé de regarder jusque-là et que tout Stockholm s’empressa d’aller détailler à la lorgnette. Ce sont des maladresses qu’on commet en tous pays et tout ceci n’est point une originalité bien grande. Il m’a toujours paru que les artistes profitaient de l’intimité générale qui s’établit entre les membres peu nombreux de la société stockholmoise. On connaît leur vie, on sait le détail de leurs travaux et de leurs succès. L’Etat, les municipalités, les simples particuliers, les mécènes s’efforcent de conserver leurs œuvres aux galeries nationales. Et s’il est peu prisé par la bourgeoisie marchande, chez eux l’art a de hauts défenseurs. Charles XV a dispersé dans les châteaux de la couronne une collection de consciencieuses études : de nos jours, avec la même bonne grâce et du talent en plus, le prince Eugène continue la tradition de peintres royaux. En Suède, les artistes sont pauvres souvent et parfois mal compris : leur indépendance est défendue. Et je ne vois point qu’on puisse généraliser les révoltes de Strindberg.

C’est en exprimant des impressions qui sont bien à eux, qu’ils éprouvent dans leur milieu d’origine, que les artistes suédois ont eu des instans de grandeur et sont affranchis aujourd’hui de l’imitation médiocre. C’est en cherchant des expressions neuves de leur personnalité qu’ils soutiendront la force actuelle de leur école. Ainsi encore ils achèveront de nous rendre ce que nous leur avons donné : leur modestie fait très précieuse l’aide qu’ils doivent à l’enseignement et à l’initiative de la France ; il faut convenir que ce sont débiteurs scrupuleux qui ont payé déjà une part de leur dette ; non seulement en nous montrant sous des aspects nouveaux la splendeur de la nature, mais quelquefois même en rendant nos propres idées dans leurs œuvres plus sincèrement que nous-mêmes.

Les révolutions en général ne réussissent qu’incomplètement à ceux qui les font, et l’art ne peut être bouleversé d’un coup ; entre la nouveauté et la tradition, une proportion doit s’établir que nous avons souvent dépassée. Les Suédois peut-être auraient voulu nous suivre : les conditions de leur milieu, de leur tempérament, s’opposaient à tout excès et ont heureusement dirigé leur élan : nous avons vu avec quelle facilité leurs peintres ont trouvé la forme la plus logique et la plus attirante du réalisme. Ils n’ont pas fini de la perfectionner, alors que depuis longtemps nous avons repris notre voyage aventureux à la recherche de nouveauté. En France, la patience est rare : une idée chasse l’autre, et la mode est autoritaire : on n’a pas encore eu le loisir d’aller au fond d’une réforme qu’il faut déjà se débattre avec une autre qui vient. Nous allons trop loin et trop vite. Et nous savons tant de choses qu’il nous arrive d’en oublier quelques-unes : surtout il nous est difficile d’être simples : c’est ce que nous rappelle par des exemples concluans l’œuvre artistique de nos anciens disciples. En dépit de l’ignorante obstination des chroniqueurs, on s’est lassé des vagues formules du « symbolisme et des brumes du Nord » ; nous avons voulu savoir ce que recouvrait leur puérile emphase, et nous commençons à connaître que la Suède est une patrie de pensée claire et de lumière limpide. Ses artistes nous l’ont prouvé en de victorieuses démonstrations : ils ont au fond d’eux-mêmes cette « probité intellectuelle » qui les laisse toujours naturels et vrais. Et nous devons avoir confiance en leur jeunesse. Ainsi que la Fleur de neige, l’art suédois s’éveille au grand jour, rayonnant d’une beauté naissante qui est déjà plus qu’une promesse.


MAURICE GANDOLPHE.

  1. Sans exagérer l’importance de ces essais décoratifs, il est bon de rappeler que M. Courajod a retrouvé, dans certains détails d’ornementation Scandinave, la forme primitive de quelques motifs définitivement développés par l’art gothique.
  2. M. Nordensvan, Svensk konst och svenska konstnärer.
  3. Fogelberg est né en 1786 à Göteborg, et mort en 1854 à Trieste. Gustave Planche lui a consacré quelques pages dans cette Revue (1855).
  4. Ce tableau fut acquis par l’État français et envoyé au musée de Lille sous ce titre : Un prêche en Laponie.
  5. La Suède compte plus de cent artistes produisant actuellement. Elle envoyait à l’Exposition de 1889 cent quatre-vingts compositions qui valaient à ses artistes quarante médailles et mentions. Je ne cite que les noms principaux caractérisant des œuvres vraiment originales.
  6. Larsson est né à Stockholm en 1855. Une de ses premières aquarelles, intitulée : Céramiques, est au Musée du Luxembourg.
  7. Aujourd’hui à la galerie Fürstemberg, à Gothembourg.
  8. Né en Dalécartie en 1860.
  9. La Fleur de neige fut médaillée au Salon de 1881, Des exemplaires en marbre sont au musée national de Stockholm, à la galerie Furstemberg, à Gothembourg et à la Glyptothèque de Copenhague.
  10. La « Chambre ronge » est le nom d’une salle de Stockholm où s’est longtemps réuni un groupe de littérateurs et d’artistes appartenant à l’école réaliste.