L’Art romain du XVIIIe siècle/01

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L’Art romain du XVIIIe siècle
Revue des Deux Mondes6e période, tome 8 (p. 388-421).
L’ART ROMAIN
DU XVIIe SIÈCLE

CARACTÈRES GÉNÉRAUX

L’art romain du XVIIe siècle, que nous nous proposons d’étudier, en peinture, en sculpture et surtout en architecture, est la suite de l’art de la Contre-Réforme. Il le continue dans ce qui est son trait primordial, le caractère chrétien ; il se sépare toutefois de lui sur un point qui, tout en étant secondaire, est cependant assez notable pour marquer entre les deux arts des différences essentielles. Le XVIIe siècle renonce à la gravité et à la simplicité de la fin du XVIe siècle pour s’épanouir dans une apothéose de joie qui correspond à la nouvelle période de puissance et de richesse dans laquelle va désormais vivre la Papauté. Après les jours d’épreuve, ce sont les jours de paix et de bonheur, après l’EccIesia militans, c’est l’Ecclesia triumphans qui va chanter ses hymnes d’allégresse et créer un art qui sera aussi différent de celui du XVIe siècle que la pensée d’un Urbain VIII et d’un Innocent X l’était de celle d’un Paul IV et d’un Pie V.

L’art de la Contre-Réforme, dont nous nous sommes appliqué ici même à déterminer les caractères, avait été une réaction contre la Renaissance, une protestation contre ce qu’il y avait de trop sensuel en elle, et son grand effort avait consisté à simplifier l’art, à le dépouiller d’une parure trop éclatante, à le rendre plus grave, afin de le faire plus chrétien.

C’était une doctrine qui avait sa logique, ce n’était pas une doctrine absolument nécessaire. Si la religion chrétienne peut se concevoir sous un aspect austère, sous des voiles de deuil et de pénitence, elle se conçoit aussi bien, elle se conçoit mieux encore, avec des habits de fête et des chants de triomphe. Après les tristesses de l’art de la Contre-Réforme, tristesses qui ne furent qu’un accident passager dans l’évolution de la pensée italienne, et dont il faut attribuer une part de responsabilité à des influences étrangères, l’Italie, au XVIIe siècle, reprit elle-même, dans sa volonté et son indépendance, la direction de ses destinées.

Ses arts vont redevenir plus brillans qu’ils n’avaient jamais été, et c’est à la tradition des grands maîtres de la Renaissance qu’ils vont se rattacher. Le XVIIe siècle, c’est la reprise de l’âge de Léon X : c’est avant tout la recherche de la beauté, mais avec plus d’amour encore de la richesse, de l’exubérance et des nouveautés créatrices. Age moins pur, où il y a moins de désirs de formes parfaites, mais qui est plus chrétien et plus large dans sa compréhension d’une vie pleine et heureuse.

Cet art a passionné toute l’Europe pendant plus d’un siècle. Après s’être créé à Rome, il se développa en France à la Cour de Louis XIV et de Louis XV, pour atteindre à son plus haut degré d’évolution en Espagne et dans le sud de l’Allemagne, dans les pays où les idées religieuses s’étaient maintenues avec plus de puissance qu’à la Cour de France. Il régna sans conteste jusqu’au jour où l’école néo-classique, par réaction contre les excès de son luxe et de sa complication, le combattit et le remplaça par un art sobre et sévère qui faisait réapparaître sur bien des points l’art même de la Contre-Réforme. L’art du XVIIe siècle tomba alors dans une défaveur qui persista pendant de longues années. C’est seulement sous le second Empire que l’on recommença à l’étudier et à l’aimer.

Mais, par une singulière anomalie, cette réhabilitation se borna aux maîtres de l’école française : on négligea d’étudier les maîtres italiens, ces maîtres qui avaient créé l’art que les Français n’avaient fait qu’imiter ; on continua à ne pas les connaître et à les mépriser. Nous avons aujourd’hui autant de blâme pour le Saint-Pierre du Bernin que nous avons d’éloges pour le Versailles de Louis XIV. La raison de cette inconséquence est que les études d’architecture au cours du XIXe siècle ont été particulièrement délaissées par la critique ; et l’indifférence est telle que l’on ne fait aucun effort pour discuter, et renouveler, s’il y a lieu, les anciennes doctrines. Pour tout ce qui concerne l’époque que nous étudions, on continue prudemment à répéter les idées consacrées et à dédaigner un art sur lequel on croit avoir tout dit lorsqu’on l’a flétri du mot de « baroque[1]. »

Aujourd’hui pour traiter la question qui nous occupe, pour savoir ce que l’on reproche à l’art du XVIIe siècle, ce sont les écrivains de l’école néo-classique qu’il faut interroger ; leurs livres fourniront tous les argumens dont on se sert pour le condamner. Dans cette discussion, un homme a tenu une place tout à fait prépondérante, Milizia, que Quatremère de Quincy lui-même ne fit pour ainsi dire que copier dans l’Encyclopédie, et ce sont les arrêts de ce critique italien du XVIIIe siècle que l’on ne cesse encore de répéter de nos jours.

La question que nous allons discuter est une des plus graves qui restent encore à résoudre dans le domaine de l’histoire de l’art. Il nous faut ici prendre un parti sur des questions fondamentales de l’esthétique, et savoir si c’est au nom d’une doctrine vraie ou fausse que les néo-classiques ont condamné le XVIIe siècle.

Le néo-classicisme a pris comme point de départ cette doctrine de la nature qui était à ce moment le fond même des écrits de la plupart des philosophes et en particulier de ceux de J.-J. Rousseau ; mais cette doctrine, à vrai dire, n’était pas une grande nouveauté dans l’art, toutes les écoles artistiques n’ayant jamais cessé de se réclamer de la nature. La nouveauté fut dans la façon dont on crut la comprendre. Pour Rousseau et pour les néo-classiques dont il est le véritable chef, le grand mot que prononce la nature est celui de simplicité. Par une réaction, que l’on comprend fort bien, contre les excès et les vices du XVIIIe siècle, on pose comme principe essentiel qu’il faut avant tout, dans les arts comme dans la société, proscrire un luxe corrupteur et revenir aux lois véritables de la nature. L’art doit être simple, disent les néo-classiques, car la nature veut avant tout la simplicité : plus on s’éloigne de la simplicité, plus on s’éloigne de la beauté. Mais, si ce principe a sa valeur, on peut se demander de quel droit on lui donne un caractère si absolu. Ne semble-t-il pas au contraire que la nature recherche la complication, qu’elle part de choses simples (je veux dire relativement simples) pour s’élever de plus en plus vers des organismes plus variés : les êtres sont d’autant plus parfaits, d’autant plus beaux qu’ils sont plus compliqués. De la matière inerte à la plante, à l’animal, à l’homme, dans tout progrès de la vie, la nature, folle de richesse, ne peut évoluer sans s’éloigner de la simplicité, sans créer une complication nouvelle. Et, même lorsqu’elle est le plus simple, lorsqu’elle tisse le tapis de verdure qui va recouvrir la terre, elle le décore d’une broderie de fleurs, trouvant dans cette parure un de ses plus délicieux effets de beauté.

Ne sommes-nous donc pas autorisés, au nom même des exemples de la nature, à penser que l’architecture a le droit et le devoir de se compliquer, de s’enrichir pour devenir plus expressive et plus belle ? L’architecture ne semble-t-elle pas suivre le plus clair des préceptes de la nature en devenant brillante et complexe, en se couvrant de fleurs comme elle ?

Cependant lorsqu’un néo-classique voit une de ces églises du XVIIe siècle si merveilleusement décorées, sa première et sa principale critique consiste à dire que cette époque a confondu richesse avec beauté, et cet argument lui suffit. Il ne pensera pas que la richesse peut être, non pas sans doute toute la beauté, mais un élément de la beauté, il la tiendra pour contradictoire à cette idée : la simplicité en étant pour lui le caractère essentiel. Cette doctrine si particulière de l’école néo-classique a encore de nombreux partisans de nos jours ; sans trop raisonner, nous l’acceptons comme un axiome essentiel ; il n’est pas un Français qui, allant en Italie, ne dise que les églises italiennes sont trop riches en beaux marbres et en métaux précieux, qu’elles sont trop surchargées.

En France, nous avons une tendance à être hostiles à l’idée de richesse. Cela vient en partie de ce que nos églises ne ressemblent plus que de très loin à ce qu’elles étaient dans leur création première. Dépouillées de toute cette parure qui était une des grandes parties de leur beauté, dépouillées de leurs vitraux, de leurs peintures, des statues d’or et d’argent qui ornaient leurs autels, elles ont habitué nos yeux à la nudité, et nous rendent peu capables de comprendre le luxe des églises italiennes. Nous oublions que, partout, dans quelque pays et à quelque époque qu’ils vivent, les hommes n’ont pas cessé d’aimer ce qui brille, et de rechercher les objets les plus rares, les plus précieux pour s’en parer, pour parer la femme qu’ils aiment, pour orner leur demeure, les palais de leurs rois et surtout les autels de leurs dieux. Si l’amour de la richesse est une idée fausse et condamnable, il faut cependant reconnaître qu’il n’en est pas de plus séduisante aux yeux des hommes.

L’art romain que nous ne connaissons plus que dans sa ruine, dépouillé de tous ses ornemens, était un art des plus somptueux. Les Empereurs byzantins en augmentèrent encore le luxe et en transmirent les traditions au Moyen âge. Cette richesse fut continuée par la Renaissance. Les maîtres du XVIIIe siècle ne firent que poursuivre une glorieuse tradition en se passionnant pour la beauté des matériaux et l’éclat de l’ornementation, et une de leurs plus grandes gloires est dans cette richesse que parfois on leur reproche tant.

La puissance de la Cour pontificale et des grandes congrégations religieuses, la découverte des Indes et de l’Amérique, la possession de leur or et de leurs pierres précieuses, la recherche et l’exploitation de nouvelles carrières de marbre en Italie, tout contribua à fournir aux artistes du XVIIe siècle des richesses telles que, depuis les Romains, on n’en avait point vu de semblables en Europe. Lorsque les Jésuites mettaient sur un autel la statue d’argent de saint Ignace et le plus gros bloc de lapis-lazuli que l’on connaisse, ils pouvaient à bon droit se glorifier de la beauté qu’ils réalisaient et penser qu’ils étaient les descendans, non seulement des maîtres chrétiens du Moyen âge, mais des Grecs eux-mêmes, de Phidias qui avait sculpté une Minerve toute d’or, d’ivoire et d’argent.

Appliquant le principe de la simplicité à l’architecture, on fut conduit à considérer, comme règle fondamentale et pour ainsi dire unique de cet art, la loi constructive. Tout ce qui n’est pas motivé par les besoins de la construction, tout ce qui n’est pas la satisfaction d’une nécessité matérielle, apparaît comme une inutilité et par suite une erreur. Et pourtant, on peut faire remarquer que, dans les projets des architectes, ce n’est pas une recherche utilitaire qui intervient la première, et que, même avant d’établir les formes constructives, ils se préoccupent de quelques idées générales qui n’ont aucun rapport avec la construction, et qui s’imposent uniquement pour des raisons de pure beauté, telles par exemple que les idées de symétrie et de proportion.

Si l’on voulait d’ailleurs pousser le principe de la construction à ses plus extrêmes conséquences, on limiterait l’architecture à ses élémens rudimentaires, et ce serait proprement la détruire. Aussi ne l’a-t-on jamais appliqué avec une telle rigueur, et il n’est aucune école qui ne fasse une large part à ce que l’on considère comme la seconde partie de l’architecture, je veux dire la partie décorative. Mais ici encore la doctrine constructive intervient, en posant comme principe que la décoration doit être absolument subordonnée aux formes de la construction, que son rôle est d’en accuser les traits essentiels. On peut encore discuter cette théorie, et penser que ce n’est pas là une loi nécessaire. Par exemple, ne faut-il pas louer l’architecte lorsque, par son décor, au lieu d’accentuer inutilement l’apparence des supports, il cherche à les dissimuler ? Est-il possible dans l’architecture gothique de comprendre comment les voûtes peuvent se tenir dans les airs, lorsqu’on ne voit pas les forces extérieures qui les soutiennent ? et ce qui apparaît d’irréel dans cette architecture, loin d’être un défaut, n’en est-il pas une des plus grandes beautés ? Pour prendre un exemple plus prosaïque, est-il vrai que dans nos demeures nous tenions à accentuer l’aspect de ces murs qui nous enferment comme dans une prison ? Ne faisons-nous pas au contraire tous nos efforts pour les dissimuler par des glaces, des tableaux, des fresques ou des tapisseries ?

Je ne veux pas insister ; je me contente d’indiquer cette idée que la doctrine de l’exclusive prépondérance de la loi constructive est fort discutable. Elle est pourtant si ancrée dans les esprits et si universellement admise, semble-t-il, que lorsque les romantiques voulurent remettre en honneur notre art national du moyen âge et toutes les splendeurs du gothique, décrié alors à l’égal de l’art du XVIIe siècle, ils n’osèrent pas porter la discussion sur son vrai terrain et dire que les plus grandes beautés du gothique lui venaient précisément de ce qu’il avait fait en dehors de la logique constructive, en vue de recherches spiritualistes. C’est au nom des principes mêmes de l’école néo-classique que Viollet-le-Duc mena sa campagne, et s’il lui fut facile de prouver, au point de vue constructif, la valeur de cet art qui égale et surpasse par sa science l’œuvre des maîtres grecs, il commit pourtant ainsi la faute d’en méconnaître ce qui en est la réelle grandeur. Il crut avoir trouvé toute l’explication du verticalisme gothique dans une nécessité constructive, en le faisant provenir uniquement d’une obligation d’éclairage, ne voyant pas comment la pensée chrétienne était intervenue pour dresser les voûtes et les clochers, et construire si illogiquement des édifices tout en verre, à seule fin de les couvrir de peintures faites avec des rayons de soleil.

Et, en architecture, si l’on se refuse à s’en tenir au principe simpliste et brutal de la théorie de l’utilité constructive, c’est parce que l’on croit à un autre principe bien autrement juste et fécond, c’est parce que l’on pense, et ce fut la doctrine des architectes du XVIIe siècle, aussi bien que celle des maîtres gothiques, que l’architecture, comme tous les arts, n’a pas pour but essentiel et exclusif la réalisation de besoins utilitaires, mais qu’elle ne devient réellement un art que lorsque, s’élevant au-dessus des contingences, elle aspire à exprimer les plus grands désirs, les plus hautes aspirations de notre âme. L’architecture, qui commence par être le plus matériel des arts, peut s’élever jusqu’à en être le plus spiritualiste. Une église n’est vraiment une église que lorsqu’elle cesse de n’être qu’un abri, pour devenir un sanctuaire, et lorsque toutes ses pierres semblent n’être plus qu’une prière. Que nous importe qu’une façade exprime, comme le veut l’école utilitaire, les divisions intérieures de l’édifice ? Quel but mesquin comparé à celui qu’elle doit vraiment avoir et que lui ont donné tous les grands architectes, celui de dire hautement et dès le premier abord : c’est ici la maison de Dieu.

Un exemple nous montrera comment on peut être conduit à juger différemment une œuvre d’art selon la doctrine à laquelle on se rallie. Nombre d’écrivains ont été particulièrement sévères en parlant de la façade de Saint-Marc de Venise, et ils ont raison si l’on doit juger cette façade exclusivement au point de vue de la doctrine constructive. On n’y trouve rien en effet qui fasse pressentir les divisions intérieures ; sa silhouette est sans rapports avec celle de l’église, et aucune de ses parties ne se justifie par une utilité matérielle : tout chez elle est de l’inutilité constructive. Et c’est ce qui fait sa véritable beauté ; elle appartient tout entière au domaine des âmes. C’est comme un grand retable, un grand tableau d’autel, qui, dès l’abord. nous parle, nous invite à la prière et chante la gloire de Dieu, et c’est la plus belle façade de l’Italie.

Je cite cet exemple parce qu’il est essentiellement typique et bien fait pour éclairer la question fondamentale qui nous occupe. Si nous aimons Saint-Marc, nous comprendrons ce que les maîtres du XVIIe et du XVIIIe siècle ont voulu, et pourquoi ils ont abouti à des façades telles que celles du Latran, de Sainte-Marie Majeure, et surtout à celle de Sainte-Croix de Jérusalem qui, par les groupes de statues qui la terminent, nous montre le plus puissant effort de ces maîtres pour réaliser une façade d’église vraiment chrétienne.

Cette indépendance vis-à-vis du prétendu absolutisme de la loi constructive conduisit les architectes du XVIIe siècle à des recherches qui modifièrent profondément, non seulement la nature du décor, mais même les lignes essentielles de leurs édifices. A la ligne droite, à la ligne primitive de la construction, à la ligne la plus simple et la plus logique, ils substituèrent des lignes nouvelles, des formes courbes que rien ne motive, si l’on s’en tient au principe constructif, et dont la seule justification était de correspondre à des recherches d’idéale beauté. C’est dans cet emploi des lignes courbes que réside leur plus grande originalité : ils obtinrent par là leurs plus beaux triomphes en même temps qu’ils provoquèrent les plus acerbes critiques.

Certes avant le XVIIe siècle les formes courbes se rencontrent fréquemment. Nous les trouvons pour ainsi dire à toutes les époques et chez tous les peuples. Les Grecs, les Romains, les Asiatiques, les maîtres de l’art gothique et de la Renaissance les ont employées, mais jamais avant le XVIIe siècle on n’avait vraiment compris la beauté et l’importance de ces lignes, et l’admirable emploi que l’on en pouvait faire en architecture. Et ce fut une telle révolution que c’est sur ce point que les maîtres du XVIIe siècle furent le plus violemment combattus par les néo-classiques, qui leur reprochèrent cette nouveauté comme une de leurs plus grandes hérésies.

En nous plaçant au point de vue de cette école néo-classique, nous devons rechercher si le principe de limitation de la nature s’oppose à l’adoption de ces lignes. La nature ne nous dit-elle pas tout au contraire que la ligne courbe est sa ligne préférée, qu’elle est par excellence la forme essentielle et pour ainsi dire unique de tout ce qui vit. Partout, dès que la vie s’organise, la courbe apparaît, la courbe sinueuse et mobile qui semble devenir d’autant plus subtile que les êtres sont plus perfectionnés. Le corps humain, plus que celui de tous les autres êtres créés, les offre charmantes à nos yeux, et l’on comprend sans peine que les architectes aient voulu mettre dans leurs œuvres quelque chose de ces formes par lesquelles la nature nous enchante, et substituer la variété des courbes à la monotonie de la ligne droite qu’ils avaient adoptée par suite de nécessités constructives, mais qui est si différente de tout ce que la vie nous montre et nous fait aimer.

Il est vrai que l’abus peut toujours entacher les plus belles et les plus justes idées, et le XVIIIe siècle ne tarda pas à se laisser entraîner à bien des excès par sa folle passion pour les lignes courbes. Il vint un moment où, dans l’art, la ligne droite fut impitoyablement proscrite, où l’on ne sut plus faire une œuvre, pas même le plus petit objet usuel, sans avoir recours aux lignes courbes. Faisons la part de ces fautes, et ne condamnons pas pour cela les admirables artistes du XVIIe siècle ; laissons de côté les excès auxquels leur doctrine a pu aboutir, mais sachons comprendre qu’elle est légitime dans son principe et reconnaissons hautement la valeur et la beauté des œuvres qu’elle a créées.

Ces désirs d’une architecture plus belle et plus expressive, plus brillante et plus compliquée, qui conduisirent les architectes du XVIIe siècle à adopter les lignes courbes eurent une autre conséquence. Ces maîtres, suivant en cela les exemples que leur avaient donnés les architectes de la Contre-Réforme, employèrent les ordres en dehors de tout rôle constructif, ne craignant pas de les transformer et parfois de les altérer de façon à les rendre méconnaissables. Pour la première fois, ils ont une pleine conscience de la transformation profonde qui s’est accomplie au cours des âges. Ils comprennent clairement que depuis de longs siècles, et pour jamais peut-être, l’architecture grecque a disparu du monde, et que les ordres grecs désormais ne peuvent plus être qu’un décor ; dès lors, adoptant cette idée sans réticences, ils ne craignent pas de les traiter comme tels et de prendre avec eux des libertés qui seraient incompréhensibles et inexcusables, s’ils les considéraient comme des formes constructives. Ils sont en somme plus logiques, plus véritablement architectes que leurs prédécesseurs en poussant à ses vraies conséquences un système qu’ils n’ont pas créé. Et le point où ils ont été le plus remarquables, est précisément dans la solution de ce problème dont nous avons déjà signalé les difficultés, l’adaptation des formes du temple grec à la construction de l’église chrétienne.

Le temple grec est petit parce qu’il est le temple de nations du midi dont les cérémonies se font en plein air, sur la place publique. Les églises chrétiennes au contraire, œuvres des peuples du Nord, sont grandes parce qu’elles sont faites pour recevoir et abriter la foule des fidèles. Pour décorer ces immenses édifices, avec leurs vastes espaces intérieurs et leurs grandioses façades, l’art grec ne pouvait fournir que de bien faibles ressources. Aussi lorsque, après les formes admirables créées par l’art byzantin, par l’art roman et surtout par l’art gothique, les architectes de la Renaissance voulurent revenir à l’architecture antique, ils se heurtèrent à une véritable impossibilité et toutes leurs églises, — celles de Palladio en sont un exemple bien frappant, — ont un aspect de froideur, une nudité qu’elles doivent à l’insuffisance décorative des formes classiques. Pour construire des églises somptueuses et riches, en employant les formes classiques, on comprend que les architectes aient tout fait pour animer ces formes, pour les vivifier et les rendre susceptibles de produire des effets nouveaux, ne correspondant plus, bien certainement, à l’idée constructive qui les avait créées, mais satisfaisant admirablement au but qui leur était assigné, celui d’être un élément d’expression et de beauté.

Et sans doute il est facile de les condamner et de dire qu’ils ont corrompu l’art grec, sans doute aussi il est impossible de nier leurs erreurs et leurs échecs, mais leur justification ne se trouve-t-elle pas dans la difficulté de leur tâche, et bien souvent aussi dans la beauté des résultats obtenus ?

Nous trouvons dans l’Encyclopédie un passage qu’il faut rappeler ici. Sans le vouloir, Quatremère de Quincy, croyant combattre le baroque, nous a donné la vraie raison qui le justifie : « L’architecture que nous avons adoptée, dit-il en parlant de l’architecture de la Renaissance, n’étant point née sur notre sol, étant étrangère même à nos mœurs et à nos besoins, ne saurait y trouver de base solide, ni cette source naturelle et féconde de beautés que le climat et les mœurs des Grecs avaient su rendre inépuisable. Tout exige donc que ceux qui professent aillent dans son pays natal en rechercher les germes précieux pour l’empêcher de dégénérer et de s’abâtardir sous des cieux qui lui sont étrangers. »

C’est bien mal raisonner. La conséquence des prémisses posées est qu’il faut renoncer à cette architecture, ou bien que, si on l’emploie, il faut la modifier pour l’adapter à nos mœurs et à nos besoins, plutôt que de se borner à répéter des formes convenant à des mœurs étrangères. Il faut qu’elle soit traitée par des architectes qui, comme ceux du XVIIe siècle, sachent la transformer pour lui donner une vie nouvelle.

Quelques exemples suffiront à montrer quelle fut l’ingéniosité de ces maîtres dans l’emploi des formes classiques et à prouver la légitimité de leurs innovations.

C’est dans l’emploi des formes du fronton qu’ils ont montré le plus d’indépendance et de nouveauté. Si le fronton n’est plus employé uniquement comme terminaison d’une toiture, si sa ligne angulaire est considérée simplement comme agréable aux yeux, et pouvant être utilisée très heureusement comme une forme terminale quelconque, on comprend alors que rien ne s’oppose à toutes les variétés qu’on peut lui donner : de là le type du fronton rompu, de ce fronton qui s’entr’ouvre pour donner place à un motif de sculpture, forme qui a eu le plus grand succès jusqu’à nos jours ; de là ces frontons cintrés qui épousent les lignes d’une corniche courbe, de là les formes plus audacieuses des frontons superposés ou emboîtés les uns dans les autres, des frontons se brisant en ressauts successifs, se contournant, se compliquant, se chargeant d’ornemens, pour produire les effets les plus riches et les plus imprévus. Partout nous trouvons d’intéressans exemples de ces formes, notamment à l’intérieur des églises, dans les parties que l’on veut le plus brillamment décorer : les autels du Gesu et de Saint-Ignace donnent de magnifiques exemples de la somptuosité à laquelle ces formes peuvent atteindre ; si on les terminait par des frontons classiques, toute leur beauté s’évanouirait.

Dans l’ornementation des frontons, une des idées les plus heureuses a été l’emploi de statues ; cette idée fut féconde en résultats, non seulement dans des monumens de petites dimensions tels que les autels, mais aussi dans les façades d’églises. Une façade telle que celle de Sainte-Croix de Jérusalem à Rome, qui fut longtemps si décriée, est cependant l’une des plus admirables qu’il y ait en Italie[2].

Prenons un autre exemple des libertés que l’on a reprochées au XVIIe siècle. Que de blâmes contre les colonnes torses du Bernin ! Et cependant, ne suffirait-il pas, pour justifier le Bernin, de dire que c’est là une forme délicieuse, une des plus ravissantes de l’architecture, de rappeler son prodigieux succès, de faire remarquer que les anciens eux-mêmes l’avaient employée, que le Moyen âge en avait été particulièrement épris et que, de nos jours encore, c’est une des formes qui nous séduisent le plus. Et l’on peut encore ajouter, si l’on veut se placer au point de vue des néo-classiques, que la nature elle-même nous en donne des modèles et nous la conseille. Il est rare que l’arbre s’élève droit et arrondi comme une colonne ; et que de fois le lierre et la vigne vierge s’enroulent autour de lui ! On peut donc dire que cette forme si décriée, considérée comme une des plus critiquables du XVIIe siècle, a au contraire tout pour elle, la beauté, la tradition et les exemples de la nature.

Disons enfin un mot de l’emploi architectural des colonnes. Les architectes du XVIIe siècle, en utilisant la colonnade antique comme portique en avant d’une église, eurent l’idée, au lieu de donner à chaque entre-colonnement une même dimension, de mettre plus de distance entre les colonnes centrales. Ils furent conduits à agir ainsi pour marquer le centre du monument et donner une largeur plus grande à cette partie du portique que le public devait choisir de préférence comme entrée. C’était logique et ce n’était contraire à aucune idée esthétique. Cependant ici encore que de critiques ne leur a-t-on pas adressées. Sans prendre la peine de donner aucune raison sérieuse, on se contentait de dire que c’était une forme détestable, puisque les Grecs ne l’avaient pas employée. Or quand Milizia prononçait un tel arrêt il ne se doutait pas que les Grecs précisément avaient fait usage de cette forme qu’il jugeait si condamnable et, dans les Propylées d’Eleusis, avaient donné un exemple de colonnade avec un élargissement de l’entre-colonnement central.

Pourquoi donc l’espacement des colonnes serait-il uniformément fixé par des règles absolues, pourquoi ne chercherait-on pas, en les resserrant ou en les espaçant, des aspects plus variés, pourquoi encore se condamnerait-on à disposer toujours les colonnes sur le même alignement au lieu de produire, en les disposant sur des plans différens, d’intéressans effets de perspective, pourquoi enfin blâmerait-on les colonnes accouplées dont Perrault a fait un si magnifique emploi dans la colonnade du Louvre ?

Il serait facile de prolonger cette discussion et de multiplier les exemples : il suffit d’en avoir posé les principes. Nous pourrons maintenant étudier en détail les œuvres de cet âge, nous saurons les raisons qui ont guidé les architectes et qui les rendent dignes de notre admiration.

En résumé, on peut dire que le Baroque fut l’art d’utiliser les formes antiques, en les transformant pour les rendre aptes à l’expression d’idées nouvelles : c’est un style moins pur, moins classique que celui de la Renaissance, mais plus novateur, plus moderne, plus fécond. L’art de la Renaissance, par ses tendances à une imitation trop servile, liait les mains des architectes, le Baroque les affranchit : l’art de la Renaissance ne pouvait se prêter qu’à des effets limités ; avec le Baroque, dont Michel-Ange fut le véritable inventeur, on va pouvoir tout dire ; c’est vraiment le point de départ de l’art moderne.

La grande critique, la seule que l’on adresse au Baroque, est celle-ci : vous avez été affolés de changemens, vous avez cru que pour faire œuvre de beauté il fallait faire œuvre de nouveauté et vous n’avez pas eu la sagesse de vous en tenir à ce que les grands maîtres du passé avaient créé, aux règles que leur expérience avait tracées.

C’est là le point essentiel du désaccord. Les classiques sont les défenseurs du principe d’autorité, de la tradition, du maintien des formules ; le Baroque, c’est la liberté. De tous les mots qu’il a dits : beauté, joie, tendresse, féminilité, et ceux de santé robuste, de force et de majesté, le mot qui nous reste le plus cher est celui de liberté.


LES ARCHITECTES


I. — PÉRIODE DE TRANSITION. CHARLES MADERNE

Il est toujours d’un très grand intérêt de rechercher les formes de transition qui unissent un ace à un autre. Un état social est toujours complexe ; à côté de la forme régnante, on trouve les dernières manifestations de la forme qui disparaît et l’on entrevoit les germes de celle qui va apparaître et qui, avant son plein épanouissement, est toujours préparée par des tentatives individuelles, par des essais qui avortent ou ne se développent que d’une manière incomplète, tant que des conditions favorables à sa pleine éclosion ne se sont pas produites.

Dans mon étude sur l’art de la Contre-Réforme[3] j’ai cru devoir simplifier à l’extrême, et, pour mettre en pleine lumière les traits essentiels, j’ai laissé dans l’ombre les traits secondaires. Ces traits secondaires, ces caractères subordonnés, qui étaient une survivance de l’âge précédent et qui sent précisément ceux qui vont réapparaître au XVIIe siècle, il convient d’en parler maintenant.

Si le XVIIe siècle va remettre en honneur l’art de la Renaissance que les papes de la Contre-Réforme avaient si vivement combattu, cet art, même pendant la Contre-Réforme, n’avait pas entièrement disparu. Tous les papes de cet âge n’eurent pas l’austérité d’un Paul IV et d’un Pie V. Quelques-uns d’entre eux eurent une conception moins sévère de la vie, et la villa que Pie IV construisit dans les jardins du Vatican peut rivaliser avec les œuvres les plus gracieuses de Raphaël. Il faut remarquer aussi que de bonne heure les premiers triomphes de la Papauté, et notamment la victoire de Lépante, contribuèrent à lui redonner confiance et provoquèrent un réveil de ses arts. La chapelle Sixtine, construite à Sainte-Marie Majeure, par Dom. Fontana, sous le pontificat de Sixte V, semble être l’annonce des richesses décoratives qui vont marquer l’époque suivante.

Enfin, si les papes de la Contre-Réforme se croyaient obligés d’avoir recours à une sévérité de combat pour lutter contre tous les ennemis qui les menaçaient, il y avait à Rome, autour d’eux, d’autres puissances qui n’avaient pas les mêmes raisons de s’attrister, il y avait les membres de leur famille, ces cardinaux si brusquement et si prodigieusement enrichis qui, même tombés du pouvoir, ne songeaient qu’à jouir de leur fortune. Dans cette sévérité de l’âge de la Contre-Réforme, dans ce puritanisme chrétien, les cardinaux et les princes des familles papales, par la construction et l’ornementation de leurs demeures, n’obéissent à aucune influence de tristesse, et ce sont eux qui les premiers vont faire réapparaître l’art de la Renaissance, l’art de Léon X et de Clément VII.

Au premier rang de ces familles, il faut citer les Farnèse, qui, après avoir sous Paul III construit leur grand palais de Rome, ne cessèrent d’en poursuivre le décor et en firent peindre la grande salle par Annibal Carrache, en lui demandant d’en couvrir les voûtes, non de sujets chrétiens, mais de scènes empruntées à la mythologie ou à l’histoire. Le plafond du Palais Farnèse, plus que toute autre œuvre, marque la reprise des idées et des formes de la Renaissance. Depuis Raphaël, rien de pareil ne s’était vu dans l’Italie centrale. Et l’œuvre est si belle, si parfaite dans la composition de l’ensemble et des détails, si noble de dessin, si fine de coloris, qu’elle n’a cessé de provoquer les plus ardens enthousiasmes, et que bien des critiques ont pu dire qu’Annibal Carrache était le plus grand peintre de l’Italie après Raphaël.

C’est ainsi qu’au moment où le Dominiquin évoque sur les murs des églises des images dont la suavité rappelle celle de Fra Angelico, nous voyons d’autres maîtres, travaillant, non pour les églises, mais pour les palais, des maîtres tels qu’Annibal Carrache et l’Albane, faire renaître la sensualité païenne. Et nous n’allons pas tarder à voir, par un singulier phénomène, ces deux idées s’unir, pour créer l’art qui fleurira dans la seconde moitié du XVIIe siècle.

Plus encore que les Farnèse, les Borghèse jouent un grand rôle dans cette orientation de l’esprit italien. Le palais qui avait été commencé en 1590 par Martino Lunghi pour le cardinal Dozia, dans un style sévère dont la façade a conservé l’empreinte, prit une forme plus riche, lorsqu’il devint la propriété du pape Paul V ; et la cour superbe, avec son double étage de colonnes accouplées, dit les nouvelles idées de luxe du milieu romain.

Le cardinal Scipion Borghèse, neveu de Paul V, fait construire la Villa Borghèse, la plus riante, la plus décorée qui soit à Rome, et il la remplit d’œuvres d’art qu’il commande aux maîtres les plus célèbres, d’œuvres toutes inspirées de l’art antique. C’est pour lui que le Bernin sculpte la Proserpine et la Daphné, et que le Guide peint le beau plafond de l’Aurore. Toute sa vie semble dominée par l’amour des arts. C’est par des achats et des cadeaux d’œuvres d’art que se manifeste son amitié. Pour remercier les Carmes du don d’une statue antique, l’Hermaphrodite, trouvée dans les fouilles de leur couvent, il fait construire à ses frais la façade de leur église de Sainte-Marie de la Victoire. Un jour il obtient que le cardinal Ludovisi lui cède le Bain de Diane du Dominiquin, et plus tard il lui fait à son tour un don plus précieux encore, celui de la Proserpine du Bernin.

A toutes les œuvres qu’il commande à des artistes vivans viennent s’ajouter celles des artistes du passé, les chefs-d’œuvre des plus grands maîtres du nord de l’Italie, tels que la Danaé du Corrège et l’Amour sacré et profane du Titien.

Le cardinal Scipion Borghèse avait pour ami intime le cardinal Ludovisi, neveu de Grégoire XV, passionné comme lui pour les œuvres d’art et qui fit dans sa villa une si magnifique collection d’antiques.

Un autre de ses amis, plus épris encore de belles-lettres et d’antiquités, le cardinal Maffeo Barberini, allait succéder aux Borghèse et aux Ludovisi sur le trône pontifical, et, pendant un long règne de vingt années, faire triompher les idées qui avaient germé sous le pontificat de Paul V.


Maderno, le plus célèbre architecte du début du XVIIe siècle eut à faire une des plus grandes œuvres de l’architecture italienne en terminant Saint-Pierre. On sait comment il en prolongea la grande nef, transformant en croix latine, pour satisfaire aux désirs religieux de la papauté, cette église que Bramante et Michel-Ange avaient conçue sous la forme d’une croix grecque. Je ne reviendrai pas sur la volonté impérieuse qui fit donner à toutes les églises de cet âge la forme qui n’avait cessé d’être préférée par tous les architectes chrétiens et dont Vignole donna un nouveau et parfait modèle dans son église du Gesu. Mais il faut parler de la dernière œuvre de Maderne à Saint-Pierre, de la façade, dans laquelle on peut dire que, plus que dans la partie intérieure, il se montra novateur. Après les façades construites par la Contre-Réforme avec des idées de simplicité et d’utilité, Maderne, reprenant en partie à Saint-Pierre les conceptions de Michel-Ange, réintroduit dans l’architecture le sentiment de la beauté et de la grandeur. La colonne, à laquelle on avait renoncé depuis plus d’un demi-siècle, réapparaît dans cette façade qui s’ordonne tout entière dans la majesté d’un portique solennel.

Toutefois, il faut convenir que cette façade est la partie la moins belle de Saint-Pierre. Lorsqu’on s’avance vers la Basilique, dans l’encadrement de la colonnade du Bernin, et qu’on a devant les yeux la coupole de Michel-Ange, il est certain que la façade de Maderne n’est pas très séduisante. Si la réussite n’en fut pas meilleure, ce n’est pas qu’elle soit l’œuvre d’un architecte de peu de génie ou de peu de goût, ni d’une époque incapable de produire une œuvre plus belle, c’est qu’elle devait être établie dans des conditions tellement particulières et anormales, sa construction était hérissée de tant de difficultés, qu’une solution plus heureuse semblerait peu facile à trouver.

Maderne avait à tenir compte d’une première nécessité, celle d’ouvrir dans la façade une loggia du haut de laquelle le Pape, dans tout l’appareil des grandes cérémonies, pourrait donner sa bénédiction Urbi et Orbi. La façade, de ce chef, ne pouvait plus s’ouvrir directement sur l’église et devait s’ordonner comme un portique à deux étages. De là cette multiplication de portes et de fenêtres que Maderne atténue autant que possible, cherchant à dissimuler l’émiettement de ces divisions, en les englobant dans une grandiose colonnade qui embrasse toute la largeur de la façade et s’élève jusqu’à la corniche terminale. C’est comme le portique d’un temple antique, mais, au lieu d’être en avancée, il se plaque sur la muraille ; et, par d’ingénieux espacemens de colonnes, Maderne marque la porte d’entrée et la division centrale correspondant à la grande nef de l’église.

Enfin Maderne devait se préoccuper de masquer le moins possible la coupole de Michel-Ange. L’allongement de la grande nef avait eu le fâcheux résultat d’affaiblir l’effet que la coupole devait produire à l’extérieur dans les projets de Bramante et surtout dans ceux de Michel-Ange. Il fallait donc avant tout une façade basse, ou tout au moins une façade donnant l’impression de l’être ; et Maderne, ne pouvant diminuer la hauteur imposée par la grande nef de quarante mètres, a l’ingénieuse, idée de donner cette impression en élargissant la façade, qui dépasse les murs de l’église de plus de la moitié de sa largeur : ainsi la façade n’est plus qu’un grandiose soubassement, une terrasse sur laquelle le Dôme prend son appui et s’élève triomphalement dans les airs.

Gêné à Saint-Pierre, Charles Maderne put, dans une modeste église, celle de Sainte-Suzanne, concevoir un type de façade plus pleinement satisfaisant, dans lequel, sans imiter un portique antique, il sut, par un heureux emploi de colonnes en saillie, donner une forme plus riche et plus majestueuse au type des façades de la Contre-Réforme. On a pu dire, à juste titre, que cette façade de Sainte-Suzanne était la plus belle de cette époque, et il suffit de la comparer à celle du Gesu pour se rendre compte des ingénieuses innovations de Maderne.

Maderne, et à sa suite les maîtres du XVIIe siècle ne se contenteront plus, comme leurs devanciers de la Contre-Réforme, de la masse des murs ornée simplement de la faible saillie des pilastres, ils feront réapparaître la colonne et tout l’appareil des ordres grecs. Il n’y avait presque pas de colonnes dans les œuvres de Vignole et de Giacomo della Porta ; il y en aura dans toutes celles du Bernin, de Borromini, de Pierre de Cortone et de Carlo Rainaldi.

Parmi les églises de cet âge, il faut citer Saint-Ignace que les Jésuites font construire par le Dominiquin et l’Algarde, en 1612, comme chapelle de leur Collegio romano. Là ils n’apportent pas de grandes nouveautés, ne faisant que reprendre ce style du Gesu de Vignole que nous retrouverons longtemps dans toutes leurs constructions. Ils se contentent de lui donner plus d’ampleur, notamment dans le chœur, le transept et la coupole. Ici encore je dois renouveler les remarques que j’ai faites en parlant du Gesu, et redire que ce ne sont pas les Jésuites qui ont créé l’art brillant du XVIIe siècle. A Saint-Ignace comme au Gesu, les parties supérieures, d’une si éblouissante richesse, ne sont pas de l’époque de la construction et ne datent que des dernières années du XVIIe siècle. Le Bernin lui-même ne les a pas vues. Dans l’étude de cette époque où tant d’églises ont été si fréquemment remaniées, la détermination précise des dates est plus que partout ailleurs nécessaire. Quelle erreur ne commet-on pas en attribuant à l’art de Vignole le décor du Gesu, au Dominiquin le décor de Saint-Ignace ou à Maderne celui de Sainte-Marie de la Victoire ? Ce sont les papes, et surtout un Innocent X, qui, un demi-siècle plus tard, ont dirigé l’art dans cette voie des somptueuses décorations où les Jésuites n’ont fait que les suivre.

L’église de San Carlo al Corso peut nous servir d’exemple pour comprendre cette évolution de l’architecture. Elle a été commencée en 1612 par Onorio Lunghi dans un style simple auquel appartiennent les parties inférieures des piliers. Le style plus brillant de Martino Lunghi le jeune, qui continue la construction à partir de 1619, se reconnaît à la richesse des chapiteaux et aux grandes volutes de l’attique. Mais ce changement n’est encore rien comparé à celui qui se produira lorsque Pierre de Cortone, vers 1660, achèvera le chœur et la coupole en les couvrant d’ornemens et de figures sculptées.

L’église de San Carlo ai Catinari, est plus intéressante parce qu’elle marque le début d’une évolution. Ce n’est plus le type de la croix latine si exclusivement préféré par la Contre-Réforme. En adoptant le type de la croix grecque, l’artiste montre le désir de recherches de pure esthétique, le désir de reprendre le grand motif de Bramante, celui d’une coupole dominant toute l’église.

La coupole, désormais, va devenir le motif essentiel de l’architecture du XVIIe siècle. Les églises de la seconde moitié du XVIe siècle avaient presque toutes des coupoles, mais elles étaient de petites dimensions, semblables à celle du Gesu. C’est l’achèvement de la coupole de Saint-Pierre, dans les dernières années du siècle, qui marque le point de départ de ce nouveau style où la nef centrale allait perdre de son importance et se subordonner au grand effet de la coupole. Déjà Maderne, en terminant l’église de Saint-André della Valle avait élevé une coupole magnifique, qui est la plus haute de Rome après celle de Saint-Pierre. Mais Rosati le premier, dans son église de San Carlo ai Catinari, conçut et réalisa le type d’une grande église à croix grecque avec une haute coupole centrale.

À ce moment, les nouvelles idées de luxe et de richesse se manifestent surtout dans les intérieurs, par exemple dans la chapelle Pauline construite par Flaminio Ponzio à Sainte-Marie Majeure et dans les parties construites par Maderne à Saint-Pierre, dans le portique et dans les grandes chapelles du Chœur et du Saint-Sacrement.

C’est surtout dans l’évolution de ce décor intérieur que le XVIIe siècle montrera tout son génie. Et cet art nouveau sera pour nous d’autant plus attrayant que l’art de la Contre-Réforme nous avait habitués à plus de sobriété. Nous allons quitter un austère milieu monacal pour entrer dans le pays des rêves, dans un monde créé par les fées.


II. — L’APOGÉE DU SIÈCLE


LE BERNIN. — PIERRE DE CORTONE. — CARLO RAINALDI. — BORROMINI. GUARINI.

L’apogée de l’art romain du XVIIe siècle correspond aux pontificats d’Urbain VIII, d’Innocent X et d’Alexandre VII et comprend une période d’une cinquantaine d’années, de 1625 à 1680 environ.

Comme toutes les grandes époques, le XVIIe siècle fut également riche en architectes, en sculpteurs et en peintres. Une même puissante pensée fait vivre toutes les formes d’art, les anime du même souffle, les marque du même caractère et produit une école non moins remarquable par la beauté de ses œuvres que par leur homogénéité.

En architecture, le Bernin, Borromini, Carlo Rainaldi, Pierre de Cortone, sont les créateurs du nouveau style qui atteindra, avec le Père Guarini, le dernier terme de son évolution.

En sculpture, le Bernin fut le plus grand, on pourrait même dire qu’il fut le seul génie original, s’il n’y avait pas eu l’Algarde.

En peinture, des artistes tels que le Baciccio, le Père Pozzo, surtout leur maître et leur chef, Pierre de Cortone, créent un style merveilleux qui règne jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, pour produire avec le Tiepolo sa plus belle floraison.

C’est avec le Bernin que commence réellement l’art du XVIIe siècle. Grand favori de tous les Papes depuis Urbain VIII jusqu’à Clément X, le Bernin domine tout son siècle : et le connaître, c’est connaître tout ce que cet âge a produit d’essentiel. Si le Bernin n’a pas toutes les audacieuses nouveautés de maîtres tels que Borromini ou Guarini, qui tour à tour ont provoqué tant de blâmes et d’éloges, il fut plus qu’eux le véritable interprète de la pensée chrétienne du XVIIe siècle. Plus qu’eux, il a vécu dans la joie et trouvé, sans s’épuiser jamais, les formes convenant à un âge qui a voulu mettre autour de ses autels toutes les beautés et toutes les richesses de la terre, qui a voulu que les églises, ouvertes aux plus humbles et aux plus déshérités, fussent plus belles que les palais des rois. Jamais dans le monde l’idée de démocratie ne s’est affirmée d’une manière plus souveraine. Jamais on n’a dit plus clairement aux hommes : Vous êtes tous des frères, et si l’égalité ne règne pas parmi vous à toutes les heures de la vie, elle régnera au moins dès que vous aurez soulevé la portière de cette église, et pénétré dans ce sanctuaire où toutes les richesses vous seront offertes et où vous trouverez, vous les plus pauvres des hommes, des trésors et des fêtes artistiques qui jusqu’alors n’étaient réservées qu’aux princes de la terre.

En France et plus encore dans les pays du Nord, on conçoit l’église comme un lieu de recueillement et de silence, comme un lieu où nous venons pour réfléchir sur nos fautes et demander pardon. En Italie, au contraire, l’église est faite pour éveiller la joie dans le cœur des fidèles, pour leur donner la sensation de cette vie heureuse que le monde leur refuse, pour leur dire que c’est au pied des autels que Dieu donne le bonheur à ses élus.

J’ai entendu un jour de la bouche d’un Italien très cultivé une parole qui me fit bien nettement comprendre la différence des deux conceptions : « Je n’aime pas vos églises françaises, me disait-il, elles sont trop tristes, on ne peut pas y prier. » Quel trait de lumière, pour nous qui, en France, entendons toujours dire qu’on ne peut pas prier dans les églises italiennes parce qu’il y a trop de luxe et qu’elles nous paraissent ressembler à des théâtres ou à des salons !

La papauté du XVIIe ne fit pas tout d’abord de ses architectes de grands constructeurs d’églises ; l’âge précédent en avait tant construit qu’il fallait terminer ce qu’on avait fait, surtout il fallait le terminer en en modifiant l’esprit ; il fallait enrichir ces églises que les papes de la Contre-Réforme avaient faites trop simples et trop austères. Et le plus important tout d’abord fut de décorer la Basilique de Saint-Pierre qui, au XVIIe siècle, n’était qu’une immense masse de pierre, telle que les maçons lavaient faite, et sans qu’aucun artiste eût été encore appelé pour l’embellir. La plus grande partie de la vie du Bernin a été consacrée à ce prodigieux effort. Maître-autel, Chaire de Saint-Pierre, Monument de la comtesse Mathilde, Tombeaux d’Urbain VIII et d’Alexandre VII, décor des pylônes de la coupole, décor de la grande nef, surtout décor des nefs latérales et à l’extérieur construction d’un clocher aujourd’hui démoli, loi fut le colossal labeur dans lequel partout il sut faire preuve des idées les plus originales et les plus fécondes.

La construction du Maître-Autel, qui fut sa première œuvre, lit éclater son extraordinaire génie. Le superbe baldaquin de bronze, avec ses colonnes torses et son couronnement par de hautes et élégantes volutes, était bien à la fois l’œuvre grandiose telle qu’il la fallait pour être vue dès la porte de l’église, et l’œuvre légère faite pour ne rien masquer des lignes de l’architecture. Quarante ans plus tard, le Bernin reprit le même motif, en lui donnant une souplesse et une élégance nouvelles, dans le grand autel du Val-de-Grâce à Paris.

C’est aussi un autel que le Monument de la Chaire de Saint-Pierre. Après le Maître-autel placé au centre de la coupole de Saint-Pierre, le Bernin conçoit un autre autel pour décorer le fond de l’abside. Là il peut s’appuyer contre la muraille, il n’y a rien derrière lui qu’il risque de cacher, et l’œuvre s’ordonne avec toute une forêt de statues, dans une puissance ascensionnelle qui prend notre regard et le conduit des robustes figures de docteurs soutenant la chaire de Saint-Pierre jusqu’à ces nuées d’anges qui volent dans la lumière, jusqu’à cette trouée du ciel d’où descend la colombe du Saint-Esprit.

Mais à Saint-Pierre il faut voir surtout l’œuvre décorative du Bernin. Le premier, il comprend que le décor si charmant, mais un peu mièvre, des maîtres de la Renaissance ne convient plus aux vastes dimensions des églises du XVIIe siècle. L’art de Raphaël, dérivant des ornemens légers faits pour les petits intérieurs des maisons de la Rome antique, n’était plus à sa place. Il fallait trouver un décor à plus grande échelle. Et le Bernin pense aussi que Bramante avait commis une lourde faute en se contentant pour les voûtes de Saint-Pierre d’un motif de caissons si monotone et surtout si inexpressif. Ce que le Bernin veut et réalise, c’est un décor à la fois grandiose et expressif, et sur les pilastres de Saint-Pierre il fera voltiger des figures d’anges, et sur les arcs de la voûte il allongera de grandes figures de Vertus, mettant partout les formes humaines, le décor vivant, sur la masse inerte des murailles.

Dans les nefs latérales de Saint-Pierre, le Bernin, faisant encore un pas de plus vers la richesse, multiplie les marbres rares, les colonnes, les motifs d’ornemens, et il couvre toutes les voûtes de mosaïques resplendissantes. Les travaux du Bernin à Saint-Pierre sont parmi les œuvres les plus significatives de cet âge.

Ce style décoratif, si remarquable par le luxe des matériaux, par la prodigalité des peintures et des sculptures, trouva son plus libre essor dans les Chapelles si nombreuses que le Bernin éleva pour les riches familles des Papes et des Cardinaux. Je me contenterai de rappeler les plus belles : la chapelle Raimondi à S. Pietro in Montorio, la chapelle Allaleona à SS. Domenico e Sisto, celles des Poli à S. Crisogono, des Silva à S. Isidoro, des Chigi à Sienne, des Siri à Navone et de la Beata Albertoni, à S. Francesco a Bipa. Le point culminant de cet art fut atteint à Sainte-Mario de la Victoire dans la chapelle de Sainte-Thérèse[4].

Ce fut seulement vers sa soixantième année que le Bernin eut l’occasion de construire une église, celle du Noviciat des Jésuites, dite S. André, au Quirinal. Par son plan ovale, par la disposition des chapelles, surtout par l’ordonnance du maître-autel, placé dans une abside, s’ouvrant en arrière de quatre colonnes, comme les niches du Panthéon, par l’élégance souverainement distinguée de la polychromie des murs, toute faite de deux tons, d’un blanc et d’un rose, par le somptueux décor de la voûte, où, sur des scintillemens d’or, jouent de blanches figures d’anges, cette œuvre est sans conteste une des merveilles de la ville de Rome.

Et dans toute cette architecture si brillante se maintient, au point de vue purement architectural, une sobriété, une pureté de lignes, qui rattache le Bernin à la tradition des maîtres les plus classiques de la Renaissance. Le caractère classique de l’architecture du Bernin a été souvent méconnu par la critique, et il est capital de le signaler et d’en préciser les origines. En dehors de l’influence de Maderne, à qui le Bernin succède comme architecte de Saint-Pierre, on peut l’expliquer par des influences encore plus puissantes, celle de Raphaël dont il avait étudié de très près le style en travaillant à la chapelle Chigi, lorsqu’il en compléta l’ornementation par des statues, et celle des monumens antiques, surtout celle du Panthéon, pour lequel il avait reçu d’Urbain VIII la commande d’un projet de restauration et de décoration.

Vraiment, quand on étudie les œuvres d’un homme tel que le Bernin, ce prodigieux architecte auquel seul un Brunelleschi, un Bramante ou un Michel-Ange peuvent être comparés, ne doit-on pas être surpris du dédain avec lequel, non seulement le public, mais les plus éminens de nos historiens, le grand Burckardt en tête, ont parlé de lui. Dans le Cicerone, ce chef-d’œuvre de critique, si remarquable à tant d’égards, le Bernin est complètement sacrifié, et, pour n’en citer qu’un exemple, ce livre si soucieux de commenter les moindres monumens ne consacre que quelques mots insignifians à cette église de Saint-André, qui cependant aux yeux de tout artiste doit apparaître comme une des plus belles de Rome.

Je ne veux pas insister davantage sur l’architecture du Bernin. L’analyse de ses œuvres nous entraînerait trop loin et sortirait du cadre de cette étude, qui doit être limitée à la détermination des traits essentiels. Parmi tant d’œuvres diverses dont le Bernin a enrichi Rome, je me contenterai de rappeler les Palais Barberini et Chigi, les Tombeaux d’Urbain VIII et d’Alexandre VII, les Fontaines du Triton et de la Place Navone, l’Escalier royal et la Salle ducale au Vatican, le Campanile, aujourd’hui démoli, de Saint-Pierre, le décor du pont Saint-Ange et surtout la grande Colonnade dont il entoura la place Saint-Pierre, œuvre qui, même au temps où le Bernin était le plus décrié, n’a jamais suscité la plus légère critique. « Pour séparer justement et impartialement, dit Cicognara[5], ce qui assure la renommée du Bernin dans les trois œuvres colossales qu’il lui fut donné d’entreprendre à Saint-Pierre, dans le Baldaquin, la Chaire et la Colonnade, on peut dire que par les deux premières il obtint le suffrage de ses contemporains et par la dernière celui de la postérité. »


Borromini, qui fut tenu à l’écart par les souverains pontifes et qui ne reçut de commandes pontificales qu’au début du règne d’Innocent X, pendant la courte disgrâce du Bernin, n’a pas produit des œuvres aussi nombreuses ni aussi grandioses que celles de son illustre rival ; son style d’autre part n’est pas toujours aussi sympathique, parce qu’il n’avait pas la même grâce séduisante, et ses nouveautés, en raison de leur grande hardiesse, nous paraissent parfois très contestables ; mais il tient dans l’art une place de premier ordre parce qu’il fut par excellence un architecte. N’étant ni un sculpteur, ni un peintre, il n’attache qu’une importance secondaire au décor, et toutes ses pensées convergent vers des questions de pure architecture. Il a été pour ainsi dire exclusivement un constructeur, et a abordé sur ce point plus de problèmes que le Bernin ; il a été plus novateur et plus audacieux, et il a attiré sur lui toutes les foudres de ceux qui ont attaqué l’art du XVIIe siècle. C’est par son nom plus encore que par celui du Bernin, que les néo-classiques ont flétri cet art.

Pour caractériser nettement l’art de Borromini on peut dire que, à côté du Bernin qui continue la tradition de Bramante et de Raphaël, il est l’héritier de Michel-Ange, auquel il se rattache par ses idées inventives, par ses audaces et par son sentiment de la grandeur. Passeri nous dit[6] que dans sa jeunesse, lorsqu’il travaillait à Saint-Pierre sous la direction de Maderne, il employait les heures de ses repas à dessiner avec le plus grand soin les diverses parties de ce temple et qu’il ne cessait de parler de sa grande passion pour l’architecture ingénieuse de Michel-Ange.

A la mort de Maderne, Borromini, qui était son élève et son parent, espéra un moment lui succéder dans la charge d’architecte de Saint-Pierre, mais il dut céder le pas au Bernin et travailler sous ses ordres. Cette collaboration ne dura pas longtemps ; Borromini avait une trop forte personnalité pour travailler en subordonné, et il différait trop du Bernin pour que la séparation ne fût pas inévitable. Tous les historiens nous parlent de l’hostilité de ces deux hommes qui, dans une certaine mesure, rappelle celle qui exista pour des raisons analogues entre Michel-Ange et Raphaël.

Privé de la protection d’Urbain VIII qui réservait toutes ses faveurs au Bernin, Borromini, qui était Milanais, reçut une première commande d’une communauté milanaise, qui lui fit faire le couvent et l’église de Saint-Charles Borromée, dite Saint-Charles aux quatre fontaines. Et dès cette œuvre nous voyons constitués les principaux élémens de son art.

Borromini, plus encore que tous ses contemporains, renonça aux lignes droites pour adopter les lignes courbes. Tous les architectes, à ce moment, le Bernin, Pierre de Cortone, les Rainaldi, se passionnent pour ces formes ; mais, dans ces recherches, Borromini se montre si ardent, si audacieux qu’on doit le tenir, sur ce point, pour le chef de tout son siècle. Dans l’histoire de l’art, cette adoption, cette prédominance de la ligne courbe, est une des plus importantes, une des plus grandes nouveautés de l’âge moderne, une de celles qui sont destinées à avoir dans l’avenir les plus fécondes conséquences.

Borromini renonce aux plans carrés ou rectangulaires, et un plan rond ou ovale lui paraît encore trop simple ; il veut des formes plus raffinées, donnant par leur complication de plus séduisans effets. Sa petite église de Saint-Charles, qui est étroite vers la porte d’entrée et vers le chœur, se renfle légèrement en son milieu, produisant, par le raccord de ces parties, des alternances de formes concaves et convexes. Seize colonnes, diversement espacées, décorent les murs, en entourant des niches, des portes et des autels ; une basse coupole ovale couvre toute la nef de l’église. C’est une œuvre charmante qui nous ravit encore et nous fait comprendre l’enthousiasme qu’elle excita parmi les contemporains de Borromini. « Il donna, dit Passeri, la preuve d’un talent admirable. Cette église est si belle par son charme, son élégance, l’heureuse distribution des autels, par ses courbes et ses nouveautés si bien ordonnées, par sa richesse et sa clarté, qu’il n’est pas un esprit indépendant qui ne la considère comme un miracle de l’art. »

Dans les mêmes recherches de complication, avec la même alternance de formes concaves et convexes, il fit, à la Sapienza, la chapelle de Saint-Yves. Cette chapelle, dont les formes sont plus ramassées et qui n’est pas surmontée simplement d’une calotte surbaissée, comme à Saint-Charles, mais d’une coupole et d’une haute lanterne, fait prédominer partout cette idée de verticalisme que le Borromini affectionnera particulièrement, et qui, sur bien des points, le rapproche des maîtres gothiques. Cette chapelle est surtout intéressante à l’extérieur : les murs de l’église se dressent au-dessus des bâtimens qui l’environnent et forment un large tambour sur lequel pose une coupole, portant à son tour une lanterne en spirale qui est si haute et si aiguë qu’elle apparaît comme un véritable clocher. C’est tellement anormal, tellement sans précédent dans l’art italien, et l’on peut dire dans l’art européen, qu’il est difficile de ne pas y voir une influence de l’art oriental, de cet art des Indes, de la Chine ou du Japon, dont les missionnaires pour la première fois révélaient les arts à l’Europe.

Borromini se montre non moins original dans cette église de Sainte-Agnès que les Pamphili firent construire sur la place Navone, en annexe de leur palais. L’histoire de la construction de cette église est fort compliquée, et la critique ne s’est pas encore attachée comme il conviendrait à en dissiper les incertitudes, et à fixer la part de chacun des artistes qui y ont tour à tour travaillé. Sans entrer ici dans tous les détails que comporterait cette argumentation, je crois qu’il faut penser que le plan de l’église fut fait par Girolamo Rainaldi, que la décoration intérieure jusqu’à la grande corniche fut l’œuvre de son fils Carlo, et que la façade, les clochers et la coupole sont de Borromini.

Ici Borromini se révèle à nous comme ordonnateur d’une façade d’église, et pour la première fois dans l’art italien nous voyons une grande façade sur un plan courbe. On ne saurait avoir une idée plus heureuse, car rien n’est plus accueillant qu’une ligne concave. Les enfoncemens que l’art gothique mettait dans ses façades par l’ébrasement de ses portes, nous les retrouvons ici, et ce n’est plus seulement une porte qui s’élargit, c’est la façade tout entière qui semble s’avancer vers nous et nous ouvrir les bras.

La façade de Sainte-Agnès, avec ses grands clochers, est extrêmement intéressante par l’alliance des formes classiques et des formes chrétiennes du Moyen âge. Mais, précisément en raison de ce qu’il y avait en elle de peu conforme à l’esprit classique, elle fut peu imitée en Italie : mais elle eut un très grand succès en France où les souvenirs gothiques, même au XVIIIe siècle, furent encore très vivaces. Dès IGGI, la façade de Sainte-Agnès fut imitée à Paris, au Collège des Quatre-Nations (Institut).

Borromini a beaucoup aimé les clochers, les coupoles, les flèches aiguës, mettant dans leur ordonnance les mêmes formes originales que dans ses intérieurs d’église, cherchant par des variations de courbes, par l’opposition des saillies et des rentrans, à leur donner plus de légèreté et de grâce aérienne.

Dans son œuvre, à côté de la flèche de Saint-Yves et des clochers de Sainte-Agnès, il faut faire une place exceptionnelle au clocher de S. Andrea delle Fratte, et au grand tambour qui devait recevoir la coupole de cette église. Cette œuvre surprenante par le caprice de ses détails est plus remarquable encore par son impressionnant effet d’ensemble. Plus que toute autre, elle fait revivre à Rome la force de Michel-Ange. Quoique inachevée, quoique semblable à une ruine, elle est un des monumens les plus grandioses de cette ville qui en possède tant. Borromini n’a jamais rien fait de plus beau et de plus saisissant.

La grande nef de Saint-Jean de Latran, qui fut une des œuvres les plus importantes de Borromini, ne fut pas une construction nouvelle, mais une de ces modernisations d’anciennes basiliques qui furent alors si fréquentes. C’est encore le disciple de Michel-Ange que nous trouvons ici. Borromini se souvenant de la bibliothèque de S. Lorenzo, des bâtimens du Capitole, des murs extérieurs de Saint-Pierre, conçoit des pilastres gigantesques qui vont du sol jusqu’au plafond, avec des bases et un entablement aussi peu développés que possible. L’effet est solennel et la grandeur et la richesse sont augmentées par des niches colossales contenant les statues des apôtres et par les peintures et les bas-reliefs dont les murs sont couverts.

La façade de Saint-Charles aux quatre fontaines, qui fut faite en 1667, plus de vingt ans après le commencement de l’église, est certes, non la plus belle œuvre de Borromini, mais une des plus notables dans sa volonté de créer une architecture nouvelle. Les séparations sont faites par des colonnes entre lesquelles sont disposés portes, fenêtres, niches, médaillons, sans qu’il y ait le moindre repos, le moindre vide sur les murailles. La plus grande singularité est dans la courbe de la façade qui est convexe en son milieu, et concave sur les bords. A vrai dire, je ne saurais louer cette façade, et je comprends fort bien que l’on trouve ici des argumens pour attaquer Borromini qui prête le flanc à la critique par trop de détails et de formes capricieuses, notamment par ce motif d’un tableau employé pour la partie terminale de sa façade. Il ne faut pas cependant méconnaître la très profonde originalité de cette œuvre, et si l’on songe combien il est difficile en architecture de trouver quelque chose de nouveau, on s’intéressera aux efforts, même infructueux, qui furent tentés par les grands architectes, surtout lorsqu’il s’est agi de résoudre le difficile problème de faire avec des formes antiques une façade d’église.


Nous avons parlé longuement de Borromini, car nul architecte au XVIIe siècle n’a fait des œuvres dont l’intérêt égale les siennes. Nous parlerons plus brièvement de ses contemporains dont les plus illustres furent Pierre de Cortone et Carlo Rainaldi.

Pierre de Cortone, ami et élève du Bernin, ressemble beaucoup plus à ce maître qu’à Borromini. C’est un classique à côté de Borromini le révolutionnaire. Pierre de Cortone, le merveilleux peintre de la femme et de l’enfance, a fait comme le Bernin une architecture toute de joie et de délicatesse, moins puissante peut-être que la sienne, mais plus gracieuse encore. SS. Luca e Martino, l’église de la Confrérie des peintres à Rome, fut son œuvre favorite ; c’est lui qui la commence, qui y travaille toute sa vie et qui à sa mort lègue toute sa fortune pour qu’on la termine. Malheureusement, l’œuvre est restée incomplète : et il n’est pas douteux que lui, le raffiné décorateur, ne l’ait conçue pour être plus ornée que nous ne la voyons. La crypte, qui fut la première partie construite par lui et qu’il décora brillamment, suffirait à nous en donner la preuve. Cette église en forme de croix grecque, avec des colonnes en saillie qui se raccordent aux murs par des pilastres, est dans ses élémens architecturaux une œuvre de style classique et comme une suite de l’art de Palladio, une reprise de San Giorgio Maggiore et du Redentore, de Venise.

Il faut admirer les parties décoratives que le maître a eu le temps d’exécuter et par-dessus tout le décor des pendentifs de la coupole, par des motifs sculptés qui représentent les symboles des évangélistes et qui sont au nombre des plus délicats chefs-d’œuvre de la sculpture italienne. La façade, avec sa partie centrale convexe que bordent des lignes droites, avec sa terminaison carrée que surmonte un brillant motif de sculpture, est certainement au point de vue de la grâce la plus jolie façade de cet âge. Borromini, dans sa façade de Saint-Charles, est brutal à côté de Pierre de Cortone, et si, dans celle de Sainte-Agnès, il est plus imposant et plus fort, il n’a pas le charme délicat de l’art de son rival.

Pierre de Cortone fut l’auteur de deux autres façades d’église, celle de Sainte-Marie de la Paix et celle de Sainte-Marie in via lata. La façade de Sainte-Marie de la Paix, qui fut très admirée, est remarquable par les artifices qui donnent un aspect majestueux à la façade d’une église petite et mal placée dans une rue étroite. Pierre de Cortone a obtenu ce résultat en faisant une architecture de peintre, où tous les effets sont empruntés aux ressources de la perspective, en disposant sur des plans différens un petit portique d’entrée, puis le corps de la façade et en arrière un édifice circulaire qui l’enveloppe, faisant supposer plus en arrière encore d’importantes constructions qui n’existent pas.

A Sainte-Marie in via lata, plus que dans aucune de ses autres œuvres nous retrouvons le maître épris de classicisme. C’est l’esprit antique qui inspire cette façade conçue comme un double portique où tout l’effet réside dans un motif de colonnes répété au rez-de-chaussée et au premier étage, avec cette particularité très rare d’un entablement surmontant les colonnes. Et tout cela est si voisin des formes grecques que les néo-classiques se sont crus obligés d’en parler avec quelque indulgence. Le Cicerone, qui s’oublie jusqu’à traiter de caricature la façade de SS. Luca e Martino, dit de Sainte-Marie in via lata que c’est une des œuvres les plus pures de cette époque ; et Milizia dit également qu’elle est universellement estimée.

Carlo Rainaldi est aussi un classique, mais n’étant ni un sculpteur comme le Bernin, ni un peintre comme Pierre de Cortone, il fut plus qu’eux un pur architecte et par là il se rapproche de Borromini. N’ayant pas les audaces de ce maître ni sa fièvre de nouveautés, il continue à la suite de son père, Girolamo Rainaldi, les traditions de l’âge précédent. La façade de S. Andrea della Valle, c’est le développement, l’aboutissant de toutes les façades de l’âge de la Contre-Réforme, de cet art qui va de la façade de San Spirito in Sassia à celles du Gesu et de Saint-Ignace. C’est une façade de style basilical, sans grandes saillies, avec prédominance de la partie centrale. Dans ce style c’est la plus solennelle façade de Rome.

Beaucoup plus brillante est la façade de Sainte-Marie in Campitelli, avec ses nombreuses colonnes et ses fortes saillies. Elle fut très imitée par les architectes français et servit notamment de modèle pour Saint-Roch, Saint-Eustache et les façades latérales de Saint-Sulpice.

Le chef-d’œuvre de Carlo Rainaldi est l’intérieur de cette église de Sainte-Marie in Campitelli. C’est une œuvre du plus grand prix où Rainaldi, sans aucune polychromie, avec quelques rares ornemens sculptés, tire tous ses effets de la beauté des lignes architecturales. Une grande impression de richesse résulte de l’habile disposition de nombreuses colonnes cannelées que des pilastres également cannelés répètent sur les murs. C’est un procédé que ni le Bernin, ni Pierre de Cortone, ni Borromini n’ont utilisé. Rainaldi n’emploie pas les lignes courbes, mais il ne se contente pas d’un plan rectangulaire pour sa nef, et les effets que Borromini obtenait par les oppositions des courbes, il les trouve dans l’irrégularité de son plan et les enfoncemens des murs. Le moyen est singulier, mais d’une réussite parfaite.

C’est aussi le style de Rainaldi que nous devons reconnaître dans l’intérieur de Sainte-Agnès qui, par ses colonnes et ses pilastres cannelés, rappelle étroitement le style de Sainte-Marie in Campitelli. Ici Rainaldi travaillait pour la riche famille des Pamphili et il fait une des plus somptueuses églises de Rome, la plus richement décorée par des ornemens sculptés, des peintures et de grands bas-reliefs. C’est un ravissement que cette église dont toutes les parties ont été faites par des artistes célèbres : les bas-reliefs par l’Algarde et ses élèves, et les peintures par le Baciccio.

Des œuvres si nombreuses de Rainaldi je ne citerai plus que ses travaux à l’église de Gesu e Maria. Là il ne se contente pas, comme on le faisait partout, de placer un autel contre la paroi déjà construite de l’abside ; il construit lui-même l’abside tout entière en lui associant étroitement les lignes architecturales d’un magnifique autel, et en raccordant toute son œuvre aux constructions antérieures de l’église. Cet ensemble d’une grande beauté est une des œuvres de cet âge que l’on doit le plus louer et l’une de celles qui font le mieux prévoir le style du XVIIIe siècle.

Avec les architectes dont nous venons de parler, le XVIIe siècle se termine à Rome : la mort du pape Alexandre VII semble marquer un arrêt momentané dans les grands travaux d’architecture. Mais cet art magnifique que Rome venait de créer, une autre ville, qui n’avait encore joué aucun rôle dans l’art italien, va le reprendre et le continuer. La dernière évolution du style du XVIIe siècle ne se fait pas à Rome, mais à Turin. Là, à la Cour des ducs de Savoie, un architecte né à Modène, le Père Guarini, reprend et développe, en dehors de Rome, dans des milieux nouveaux, l’art même de Borromini, cet art dont Borromini n’avait pu entrevoir toutes les conséquences.

L’art du Père Guarini est quelque chose de très particulier. Guarini est plus jeune d’un quart de siècle que les maîtres romains dont nous avons parlé, il vit vers la fin du XVIIe siècle, et l’on peut dire que de lui date réellement le style du siècle suivant. L’art chrétien au XVIIIe siècle se distinguera par ce fait que, tout en étant religieux dans son essence, il sera pénétré par une influence nouvelle, celle d’un milieu aristocratique. A Rome, sous l’autorité souveraine et divine des papes, il n’y a pas de hiérarchie sociale : auprès d’eux tous les hommes sont égaux, et c’est la véritable forme de la société religieuse, qui est par excellence une démocratie. Les Jésuites ont été les vrais directeurs de cette société. Partout, dans leurs églises, faites pour le peuple, règne la plus grande unité : tout est fait pour tous.

Mais si nous quittons Rome, si nous allons dans des milieux où se créent des cours puissantes et une riche aristocratie, nous verrons apparaître un art nouveau, répondant aux désirs de ces grands seigneurs qui ne veulent plus, même à l’église, être confondus dans les rangs du peuple. C’est l’art que le Père Guarini a réalisé : toutes ses églises se compliquent, non plus seulement pour le plaisir de la complication, comme chez Borromini, mais pour trouver l’emplacement de ces tribunes qu’il faut réserver aux grandes familles princières, qui ne se contentent plus, comme leurs aïeux, de chapelles construites dans les bas côtés de l’église et faites surtout pour recevoir leurs tombeaux, mais qui veulent avoir des places spéciales, bien en vue, d’où ils pourront assister aux cérémonies sans se mêler au public. Et chose curieuse, toutes ces tribunes ne sont pas tournées vers l’autel, et de certaines d’entre elles on ne peut même l’apercevoir. Cela importe peu : les grandes dames qui les occupent sont là en représentation, parées de leurs plus riches atours, comme dans leur salon. Pour leur plaire il faut un cadre digne de leur luxe. Il faut de plus en plus des œuvres brillantes, des marbres précieux, des balcons, des courbes élégantes rappelant les formes de leur mobilier. L’église se transforme en une véritable salle de théâtre où l’on vient pour entendre de la musique et pour se faire voir.

Avec Guarini nous atteignons au maximum de la complication architecturale. Et si vraiment on tient que la simplicité est la pierre de touche de la beauté, on doit considérer cet art comme le dernier degré de la décadence, et l’on ne peut s’étonner d’entendre Milizia dire : « A qui plaît l’architecture du Père Guarini grand bien lui fasse, mais il est à enfermer avec les fous. » Mais pour ceux qui pensent que la simplicité est loin d’être la loi suprême de l’architecture, pour des artistes aux yeux raffinés, une œuvre telle que le S. Lorenzo de Turin est un des plus charmans bijoux de l’architecture.

Pour mener à bien la construction d’œuvres aussi complexes, pour calculer la poussée de toutes ces voûtes se chevauchant, la résistance de ces murs enchevêtrés, pour établir les épures de la coupe des pierres, il fallait que l’artiste qui concevait de telles constructions fût un véritable savant. Le Père Guarini, en effet, était un mathématicien, et si l’on compare son Traité d’architecture avec ceux de ses prédécesseurs, on sera frappé de voir que, pour la première fois, c’est un livre de géométrie. Et cela se comprend, car, si la construction d’une église à voûte et coupole était alors bien connue et ne demandait que peu de connaissances spéciales, dans une église du Père Guarini au contraire il se pose autant de problèmes que dans une cathédrale gothique. Ces miracles de construction que les gothiques n’ont obtenus qu’après de longs tâtonnemens et de dures expériences, le Père Guarini, pour la première fois, les réalise scientifiquement.

Guarini proscrit la monotonie de la voûte en berceau, il s’éloigne des formes classiques et revient aux voûtes fragmentées des maîtres gothiques, et poussant parfois plus loin qu’eux les principes de leur art, il supprime les remplissages des voûtes, ne laissant subsister que les nervures, à travers lesquelles on aperçoit d’autres voûtes plus hautes et parfois encore ajourées. Ces ouvertures des voûtes sur le ciel que ses contemporains cherchent avec tant de passion, mais par des procédés fictifs, — le Bernin et Pierre de Cortone par des dispositions de nuages et de figures plafonnantes, le Père Pozzo par ses architectures simulées, — lui seul, Guarini, en donne la sensation par son architecture légère comme une dentelle.

Le Père Guarini a eu une vogue extraordinaire. Appelé dans toute l’Europe, il a travaillé à Prague, à Lisbonne, à Messine et à Paris. Ses chefs-d’œuvre sont à Turin, la chapelle du Saint-Suaire à la cathédrale et surtout son S. Lorenzo, chapelle du château royal. Dans sa Storia dell’ architettura in Italia, le marquis Ricci, quoique peu sympathique à l’art de cet âge, a dit justement que, pour tous ceux qui jugent droitement et sans esprit de parti, cette chapelle de S. Lorenzo n’a pas de rivale au monde pour l’originalité de sa conception et son inimitable science statique.

Avec Guarini l’architecture italienne du XVIIe siècle a dit son dernier mot. Nous verrons plus tard comment et pour quelles raisons cet art prit fin vers le milieu du XVIIIe siècle pour céder la place à l’école néo-classique.


MARCEL REYMOND.

  1. Ce mot si fâcheux, je l’éviterai autant que possible dans cette discussion, ne le conservant parfois qu’en raison de sa brièveté.
  2. Au surplus, on peut trouver les premiers germes de ce grand développement sculptural au-dessus des frontons chez les Grecs eux-mêmes, qui les avaient décorés d’acrotères. On peut même trouver chez eux l’emploi illogique des frontons, par exemple lorsqu’ils les placent à l’intérieur des édifices, là où rien ne justifie l’adoption d’une forme qui est essentiellement celle d’une toiture.
  3. Voyez la Revue des Deux Mondes des 15 mai et 1er juillet 1911.
  4. Nous possédons à Paris dans l’église des Carmes de la rue de Vaugirard un autel du Bernin semblable, quoique plus modeste, à celui de la Sainte-Thérèse. Cet autel avait été fait sur des dessins du Bernin en vue de recevoir la Madone que le cardinal Barberini lui avait achetée pour en faire don aux Carmes. (Voyez mon article : Une Madone du Bernin à Paris, dans la Gazette des Beaux-Arts, octobre 1911.)
  5. Storia della Sculptura. Prato, 1824, t. VI, p. 143.
  6. Vite del pittori. scultari ed architelli che anno lavorato in Roma, morlidal, 1641 fino al 1673.