L’Assassin (About)/3

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P. Ollendorff (p. 13-21).

Scène III


ANGÉLIQUE, JEAN, LECOINCHEUX, Le Brigadier.


JEAN, introduisant Lecoincheux et le brigadier.

Madame a dit comme ça que monsieur tâche de ne pas s’ennuyer en l’attendant.

LECOINCHEUX, entre par la porte de droite, suivi du brigadier qui lui emboîte le pas ; ils traversent tous deux la scène en passant derrière la table et le canapé, descendent à l’avant-scène de gauche en passant à gauche du canapé.

C’est bien ! (Au brigadier.) Vous êtes sûr que vos renseignements sont exacts ?

LE BRIGADIER.

Oui, monsieur le procureur du roi.

Jean et Angélique sont remontés au dressoir de droite.

LECOINCHEUX.

On a vu Corbillon rôder autour du château ?

LE BRIGADIER.

Oui, monsieur le procureur du roi.

LECOINCHEUX.

Vous avez le signalement ?

LE BRIGADIER.

Oui, monsieur le procureur du roi ; nous en avons deux !

LECOINCHEUX.

Comment ! Deux ?

LE BRIGADIER.

Signalement n°1. Taille un mètre quatre-vingt-cinq centimètres, âge quarante-neuf ans, cheveux blonds, front bas, bouche grande, nez long, menton saillant, signe particulier : un haricot rouge sur le mollet gauche. Signalement n°2. Taille moyenne, âge trente ans, cheveux châtains, front ordinaire, bouche ordinaire, nez ordinaire. Signe particulier : Néant !

Jean et Angélique descendent à la table, Jean est à gauche et Angélique à droite tous deux, devant les chaises.

LECOINCHEUX.

C’est bien ! Il sera facile à reconnaître. Vos hommes sont échelonnés dans le parc ?

LE BRIGADIER.

Oui, monsieur le procureur du roi.

LECOINCHEUX.

Ordonnez qu’à la moindre alerte on tire un coup de fusil à poudre.

LE BRIGADIER.

Oui, monsieur le procureur du roi.

LECOINCHEUX.

Si l’on dit vrai, il a peut-être des intelligences dans la place. Vous surveillerez les domestiques.

LE BRIGADIER.

Oui, monsieur le procureur du roi.

LECOINCHEUX.

Chut !

Il tend l’oreille vers la conversation de Jean et d’Angélique.

JEAN.

Je vous dis, moi, que ça n’est pas clair !

Lecoincheux remonte derrière la table.
ANGÉLIQUE.

Taisez-vous donc ! puisque je vous expliquerai tout !

JEAN.

Mais enfin, qu’est-ce qu’il y a ?

LECOINCHEUX, s’approchant.

Oui, qu’y a-t-il, Angélique ?

ANGÉLIQUE, effrayée, se recule vers la droite en descendant un peu, et Jean descend à l’avant-scène, au milieu.

Rien du tout, monsieur le procureur du roi ; c’était Jean qui… Dites donc qu’il n’y a rien, m’sieu Jean !

JEAN.

Je dis… je dis… c’est possible qu’y n’y a rien, et c’est possible que si…

Lecoincheux descend à l’avant-scène, milieu, et Jean remonte au premier plan, un peu à gauche près du canapé.

ANGÉLIQUE.

Eh bien ! là ! M. Jean me faisait une scène de jalousie pour…

LECOINCHEUX.

Qui ?

JEAN.

Voilà le hic !

ANGÉLIQUE.

Faut-il le dire ?

JEAN.

Oui.

ANGÉLIQUE.

Eh bien !… parce que j’avais dit que M. le brigadier était bel homme. Osez dire le contraire, monsieur Jean !

JEAN.

Je… je conviens de la chose. (Bas, à Angélique.) Mais je nous expliquerons plus tard !

LECOINCHEUX, au brigadier, allant à lui.

Cela vous parait-il naturel ?

LE BRIGADIER, se tordant la moustache.

Approximativement, monsieur le procureur du roi.

LECOINCHEUX, va s’asseoir sur le canapé, Jean et Angélique remontent au dressoir de droite.

Brigadier, c’est vous qui sentez comme ça le tabac ?

LE BRIGADIER.

De naissance, monsieur le procureur du roi.

LECOINCHEUX, sur le canapé, y saisit quelque chose.

Angélique !

ANGÉLIQUE, descendant à gauche du canapé.

Monsieur ?

LECOINCHEUX.

Ce pavillon n’a pas été habité depuis la mort de M. Pérard ?

ANGÉLIQUE.

Non, monsieur.

LECOINCHEUX.

Vous y êtes entrée toute seule ce matin ?

ANGÉLIQUE.

Oui, monsieur.

Jean descend à l’avant-scène de droite.
LECOINCHEUX, se levant vivement.

En ce cas veuillez me dire à qui appartient ce cheveu ?

JEAN, scandalisé.

Il y a un cheveu !

LECOINCHEUX.

Laissez parler l’accusée… je veux dire Angélique !

ANGÉLIQUE.

Dame ! monsieur, je ne sais pas, moi… C’est peut-être encore un cheveu de défunt monsieur.

LECOINCHEUX.

Vous savez, comme nous, que le regretté M. Pérard était chauve.

JEAN.

Mais alors…

ANGÉLIQUE.

C’est qu’aussi, monsieur me demande des choses… Je ne sais pas où j’ai la tête. Maintenant je le reconnais, monsieur, il est à moi. Si monsieur veut bien me le rendre…

LECOINCHEUX.

Les vôtres sont plus longs et plus soyeux, Angélique. Ceci est un cheveu d’homme, (Gravement.) pour ne pas dire de malfaiteur.

JEAN.

Pardi ! on le voit bien, que c’est un cheveu mâle !

ANGÉLIQUE.

Vous le savez de reste, m’sieu Jean, puisqu’il est à vous.

Elle le pince et le fait passer entre elle et Lecoincheux.
JEAN

Aïe !

LECOINCHEUX.

Qu’y a-t-il ?

JEAN.

Rien, m’sieu, une crampe.

LECOINCHEUX, à Angélique, montrant du doigt la chevelure de Jean.

Ceci est noir, cela est blond !

ANGÉLIQUE.

Justement ! C’est un cheveu blond que je lui ai arraché parce qu’il était blanc.

JEAN.

Mais… mais… (Angélique lui donne un coup de poing dans le dos.) C’est que c’est pourtant vrai, tout de même ! Mes pauvres cheveux, je ne sais pas ce qui leur arrive, mais elle me donne tant de tintouin que je blanchis. (Bas, à Angélique.) Menteuse !

LECOINCHEUX, sévèrement.

Ne mentez pas à la justice. (Jean et Angélique reculent jusqu’à la droite de l’avant-scène. — Au brigadier.) Ajoutez cette pièce au dossier. (Il lui donne le cheveu. — À Jean.) Allons, mon garçon, je vous crois.

JEAN, rassuré, revient vers le milieu ainsi qu’Angélique.

Oh ! m’sieu, c’est que c’est la vérité, dà, nous sommes à nous arracher les cheveux toute la journée, et dame ! ça tombe un peu partout.

ANGÉLIQUE, bas, à Jean.

Bien ! (Elle passe devant Jean qui remonte au fond. — Haut, avec aplomb.) Du reste, monsieur, on peut dire, sauf votre respect, que les cheveux, c’est comme l’argent, ça ne porte pas le nom de son maître.

LECOINCHEUX.

En effet. Vous me donnez une idée. Angélique !

ANGÉLIQUE.

Monsieur ?

LECOINCHEUX, tirant un billet de banque.

Savez-vous ce que vaut ce chiffon de papier ?

ANGÉLIQUE.

Certainement, monsieur, j’en ai vu souvent à madame. C’est un billet de cent francs.

LECOINCHEUX.

J’ai besoin de changer. Pourriez-vous ?… mais non… Brigadier !

LE BRIGADIER.

Oui, monsieur le procureur du roi.

LECOINCHEUX.

Allez me chercher de la monnaie. Vous donnerez dix francs pour le change.

ANGÉLIQUE.

Dix francs !

LECOINCHEUX, au brigadier négligemment.

Oui, allez !

ANGÉLIQUE.

Mais, à ce prix-là, monsieur, il n’y a pas besoin de courir si loin ! (Tirant de l’argent de sa poche.) Vingt, quarante, soixante, quatre-vingts, et deux pièces de cent sous ; le compte y est.

Jean passe au deuxième plan, un peu à gauche.
LECOINCHEUX, prenant les quatre-vingt-dix francs.

Je vois avec plaisir que vous faites des économies, Angélique !

ANGÉLIQUE, modestement.

Dame ! monsieur, l’épargne est la richesse du petit monde.

LECOINCHEUX.

Madame vous paie en or ?

ANGÉLIQUE.

Non, monsieur, non ! cet or-là ne vient pas de… n’est pas à… C’est les économies de Jean, monsieur ! Monsieur sait que nous devons nous marier ensemble, et c’est moi qui tiens la caisse.

JEAN, descend vivement entre Lecoincheux et Angélique.

Peut-on dire ! (Angélique le pince.) Mon Dieu ! oui, monsieur le procureur du roi, j’avais économisé ça en allant au cabar… non ! en n’allant pas au cabaret. C’est pourquoi mademoiselle Angélique me l’a repris. (À part.) Menteuse, va ! (Haut.) Mademoiselle Angélique me l’a repris.

ANGÉLIQUE, bas, à Jean.

Pour le porter chez le notaire.

JEAN.

Oui, m’sieu, c’est bien ça, pour l’enterrer dans la terre.

LECOINCHEUX.

Très bien ! Brigadier ! (Angélique et Jean se sauvent à droite et à gauche.) Vous ne vous éloignerez pas du château. Corbillon a passé par ici ; il y est peut-être encore. Les dépositions de ces domestiques me donnent à penser : vous surveillerez tout le monde.

LE BRIGADIER.

Oui, monsieur le procureur du roi.

Il remonte vers la porte de droite, en passant derrière la table.
LECOINCHEUX.

J’ai recueilli des indices graves… très graves.

LE BRIGADIER, distrait par l’entrée de madame Pérard.

Oui, madame la procureur du roi.

Il sort lorsque madame Pérard est entrée.