L’Atelier d’Ingres/Chapitre XV

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G. Charpentier (p. 158-162).


XV

DÉPART POUR L’ITALIE.


Quand toutes les émotions du Salon furent passées, quand je pus réfléchir à ce que je devais entreprendre, je sentis qu’il me fallait, avant toute chose, réaliser ce rêve que nous faisons tous, d’un voyage en Italie.

La vie de Paris me devint odieuse du jour où ce désir violent se fut emparé de moi. Tout m’y paraissait vulgaire, commun. J’entendais forcément parler de politique, je trouvais dans tout ce qui se disait autour de moi un côté bourgeois qui me frappait, sans que j’eusse jamais cherché à approfondir cette science. Elle se résumait pour moi dans une corvée ridicule et insupportable, la garde nationale.

On ne saura jamais, je l’espère pour ceux qui viendront après nous, ce qu’avait d’odieux cette épée de Damoclès que tenait le sergent-major de la compagnie, et qu’il laissait tomber sur nos têtes presque tous les mois, sous la forme d’un billet de garde.

Comme s’il l’eût fait avec intention, c’était précisément le jour d’un bal, d’un dîner d’amis, d’une promenade à la campagne, qu’un fatal tambour déposait chez le portier cet ordre absolu. On cherchait bien des prétextes, on en trouvait ; mais c’était reculer pour mieux sauter.

Et que dire du costume ? Le grotesque ne pouvait pas être poussé plus loin. J’avais un ami qui disait sérieusement : « On fera ce qu’on voudra… on ne peut pas me guillotiner… Rien ne me fera sortir dans la rue déguisé ainsi. »

J’avais un bonnet à poil (la génération actuelle ne sait pas ce que c’est) d’une telle hauteur et d’un tel poids qu’il me fallait le tenir en équilibre sur ma tête comme font ces jongleurs qui suivent les mouvements d’un bâton placé sur leur nez, et souvent, à me voir traverser précipitamment la rue, on aurait pu supposer qu’un ami m’appelait de l’autre côté… Pas du tout, je suivais mon bonnet à poil.

Je ne parle pas des émeutes, des tentatives presque journalières de régicide ; on commençait à s’y faire.

Voilà quelle était la réalité.

Le rêve, c’était Florence, Rome, Naples, un ciel bleu, un soleil toujours brillant, le Vatican avec ses fresques, tous ces grands maîtres dont je ne connaissais que les noms, ces peintures que je voyais merveilleuses à travers les descriptions un peu froides de Valery. Aussi, je ne pus résister longtemps au désir d’admirer par mes yeux toutes ces belles choses. M. Ingres était désigné comme successeur d’Horace Vernet à la direction de l’École de Rome ; Hippolyte Flandrin était parti avec les honneurs du grand prix : je fis à la hâte tous mes préparatifs, et, quelques jours avant mon départ, ma sœur réunit tous mes amis dans un dîner d’adieux.

Si je rappelle cette circonstance, c’est que M. Thiers se trouvait à ce dîner. Il était alors ministre, de l’intérieur, je crois, mais à coup sûr ministre, car, avant de se mettre à table : « — Vous allez en Italie, me dit-il, votre maître aussi ; il est nommé directeur de l’École. Dites-lui donc de ma part que si, au lieu de faire des tableaux comme le Saint Symphorien, il veut copier les Chambres de Raphaël, je lui allouerai tout ce qu’il me demandera. »

Je devins rouge, et je lui répondis : « Ma foi ! monsieur Thiers, j’aime mieux que vous chargiez un autre que moi de la commission. »

Je dus l’étonner. Il paraît, du reste, qu’il savait alors que Raphaël n’avait pas fait que des vierges.

Cette idée que m’avait exprimée M. Thiers, ne doit pas surprendre, quand on sait la commande qu’il fit lui-même à M. Ingres, directeur de l’École de Rome, d’un dessin de la Transfiguration.

En nous racontant ce fait, M. Ingres ajouta : « Certes, personne n’ignore que je ne crois pas m’abaisser en faisant d’après les maîtres un croquis, un dessin ; mais alors je le fais pour moi, comme un élève qui veut apprendre encore. Mais me demander un dessin d’après un autre ; moi, directeur de l’École, aller au Vatican avec mon carton sous le bras !… Je lui ai répondu : « Monsieur le ministre, maintenant, quand je fais des dessins, je les signe : Ingres. »

Que put répondre M. Thiers à ce mot d’une fierté bien naturelle ? M. Ingres ne nous le dit pas. Le ministre pensa probablement que tous les artistes étaient les mêmes, pleins d’un amour-propre ridicule, et se rejeta, sans grand regret, sur de jeunes artistes, ce qui était beaucoup plus convenable.

Enfin, je me trouvais débarrassé des tracas inséparables d’un départ. J’avais loué mon atelier. Tutta la mia robba, comme j’allais l’entendre dire si souvent, était placée chez mes amis : l’un avait mes quelques livres ; un autre, mon mobilier ! Mon fameux bonnet à poil avait été donné en à-compte à ce brave Brullon, mon marchand de couleurs, qui était, lui, de taille à le porter. J’en trouverais encore la quittance : « Reçu à compte un bonnet à poil. » J’étais délivré de ces mille soucis qui surgissent dans les moments de presse, je n’avais plus qu’à embrasser tous les miens ; et le 15 septembre 1834, ceux qui se trouvaient dans la cour des messageries Laffitte et Caillard, purent voir monter dans une des diligences en destination pour Marseille un jeune homme bien ému, et bien complétement heureux.