L’Atlantide (Mortillet)

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COMMUNICATIONS.

L’Atlantide.

Par Gabriel de Mortillet.

À propos de l’annonce d’un article intitulé L’Atlantide et le Renne, je demande à exposer quelques considérations sur la question de la jonction de l’Amérique à l’Europe pendant le quaternaire inférieur ou paléolithique.

Atlantide est un nom qui appartient à Platon. Le premier, il l’a employé et l’a mis en circulation. Il se l’est si bien approprié qu’on ne peut prononcer ce mot sans réveiller le souvenir de Platon. Il ne faut l’employer que lorsqu’il s’agit de la conception de Platon. Or cette conception n’est pas claire, n’est pas précise. On ne peut donc introduire ce nom, dans la science. D’autant moins qu’il s’agit, sinon d’un véritable roman, tout au moins d’une légende qui fait battre les habitants de l’Atlantide par les rois d’Athènes plusieurs milliers d’années avant la fondation de cette ville. L’Atlantide fut engloutie parce que ses habitants avaient méprisé les Dieux. C’est donc une légende religieuse ; cela doit suffire pour écarter la science, bien qu’il n’y ait pas dans la légende grecque, de femme changée en statue de sel.

Sur la légende on a greffé une question scientifique. C’est embarrasser tout à la fois le folklore et surtout la science. Cette question est celle de la soudure ou réunion de l’Ancien et du Nouveau Continent.

Dès la première ligne de sa brochure L’Atlantide et le Renne, l’auteur parle de deux soudures. L’une partant de l’Écosse passant par les Féroé et l’Islande aboutissant au Groënland. L’autre réunissant l’Amérique du Sud à l’Afrique Australe.

La soudure entre l’Amérique du Sud et l’Afrique Australe n’a jamais existé, du moins pendant le tertiaire et le quaternaire. Pourquoi donc en parler ? La famille si originale, si caractérisée des tatous ou mammifères à carapace est tout à fait spéciale à l’Amérique du Sud, où elle se développe pendant le tertiaire et où elle existe encore exclusivement. La séparation si nette et si tranchée des singes américains à 36 dents et à longue queue prenante, et des singes africains à 32 dents seulement et à queue plus ou moins courte, jamais prenante, caractères qui existent non seulement, chez les animaux vivants, mais encore chez les fossiles, démontre de la manière la plus péremptoire qu’il n’y a pas eu de soudure entre les deux régions.

Quant à la soudure par le nord entre l’Ancien et le Nouveau Continent, elle est bien établie par les relations de flore et de faune. Si ces relations sont une preuve d’ancien contact, l’absence de relation doit être une preuve du contraire, comme je viens de l’exposer, à propos de la soudure entre l’Amérique du Sud et l’Afrique.

La flore anglaise du versant de la Manche a la plus grande analogie avec la flore française, d’une part ; la faune, non seulement du quaternaire actuel, mais aussi celle du quaternaire ancien ou faune paléolithique étant identique, d’autre part, nous forcent à admettre que pendant le paléolithique l’Angleterre a été soudée à la France. Cette soudure s’étendait plus ou moins dans la direction du nord-ouest. En effet, les deux continents devaient être réunis dans cette direction. Cette jonction, comme celle de la France et de l’Angleterre, est très bien mise en évidence, par les rapports de flore et de faune. Plantes et animaux du nord de l’Amérique et de l’Europe ont de grandes analogies. Cette jonction doit remonter fort haut. Dès le milieu du tertiaire, nous voyons, l’influence du Nouveau Continent se faire vivement sentir sur le développement progressif de la végétation de l’Ancien Continent. Pendant le tertiaire supérieur nous voyons les genres mastodonte et éléphant passer d’Europe en Amérique. Plus tard, pendant la période froide du quaternaire ancien moyen, ce sont les mammifères d’Amérique qui passent en Europe.

Enfin, le renne, à la fin du quaternaire ancien, passe en Amérique, avec des hommes de la race de Laugerie et, ils s’établissent dans le Groënland. Mais ces mouvements variés ont dû se produire pendant un laps de temps immensément long. En effet, ces extensions d’habitat ne sont pas seulement prouvées par des animaux aux allures rapides, mais aussi par d’autres aux allures des plus lentes : telles que les coquilles terrestres, de toute petite dimension, parmi lesquelles on peut citer en fait d’Hélix des formes du type rotundata et d’autres plus exiguës, entre autres du type pulchella.

Entre ce passage bien constaté et le passage qui n’a jamais existé, joignant l’Amérique du Sud à l’Afrique Australe, l’auteur de l’Atlantide et le Renne, suppose un autre passage intermédiaire, à double ramification, qui « aurait, depuis la Péninsule Ibérique, joint l’Europe à l’Amérique Septentrionale par les Açores et à l’Amérique Centrale par les Antilles. » C’est un rêve, une conception de pure imagination, comme on peut facilement l’établir par des observations certaines et des faits bien étudiés.

L’auteur de L’Atlantide et le Renne, pour appuyer sa conception, ne cite que le grand développement des assises tertiaires d’eau douce d’Espagne, assises qui paraissent justifier l’existence de vastes terres dans la direction du nord-ouest. Mais il s’agit là d’un phénomène tertiaire et non point quaternaire, nous n’avons donc pas à nous en occuper. Évidemment la distribution des terres et des mers a beaucoup varié pendant les temps géologiques. La recherche de ces variations fort importante au point de vue scientifique, est tout à fait étrangère au sujet qui nous occupe. Il n’y a donc pas à la faire intervenir ici. Du reste Georges Hervé, dont l’auteur invoque l’opinion, dit que ce développement continental s’étalait « entre l’Espagne, l’Irlande et les États-Unis. » Ce développement concorde donc exactement avec celui que nous avons constaté entre le nord de l’Europe et de l’Amérique. Les plantes, les animaux et l’homme ont pu passer par ces terres du nord. Mais l’homme, essentiellement quaternaire n’a pu traverser un pont tertiaire, puis qu’alors il n’existait pas ! Supposer le contraire c’est faire exactement comme les Athéniens qui, avant leur existence, ont remporté des victoires sur les habitants de l’Atlantide.

L’auteur de L’Atlantide et le Renne « joint l’Europe à l’Amérique septentrionale par les Açores ». L’étude des Açores suffit pour bien établir le mal fondé de cette assertion. Les Açores sont un groupe d’îles, — il y a neuf îles et quelques îlots, — situées au milieu de l’Océan Atlantique, à peu près à égale distance de l’Europe et de l’Amérique. Lors de leur découverte, il y a 465 ans, ces îles non seulement étaient complètement inhabitées par l’homme, mais sauf les vertébrés volants qui émigrent facilement, n’avaient pas un vertébré terrestre. On n’y a trouvé qu’un seul petit poisson d’eau douce, qui pouvait bien être un simple changement de milieu d’un poisson marin. Cette absence complète de mammifères dans un groupe d’îles assez important pour alimenter actuellement plus de 250 000 habitants, prouve bien que ces îles ne sont pas les débris d’un ancien continent ayant servi au passage de nombreuses espèces. Si les Açores avaient fait partie de terres habitées, incontestablement, les neuf îles auraient conservé, au moins quelques-unes d’elles, des débris de la faune de ces terres.

On peut faire valoir des considérations analogues pour ce qui concerne les îles du groupe de Madère et les îles Canaries. Ces dernières bien que connues de l’antiquité classique sous le nom d’Îles Fortunées, n’avaient qu’une faune très restreinte au moment de leur découverte moderne. Cette faune ne répond pas du tout à celle d’une grande terre. Bien que distante seulement de 150 kilomètres des côtes d’Afrique, la faune malacologique terrestre est très distincte de celle de la côte voisine, ce qui montre qu’il y a eu antique séparation. Dans les îles Canaries, les mollusques terrestres ont conservé une physionomie tertiaire, preuve que la solution de continuité date de bien loin.

Une considération géologique qui, jusqu’à présent, n’a pas été produite, vient confirmer pleinement ma manière de voir. Les Canaries, Madère, les Açores sont des îles volcaniques. Au lieu d’être des témoins d’un vaste continent effondré, elles sont donc le simple produit de volcans qui les ont fait surgir au sein de l’Océan et les ont élevées au-dessus de son niveau. Dès lors, il est tout naturel que leur flore et leur faune soient très pauvres et manquent complètement de vertébrés terrestres.

En résumé pendant le quaternaire et même le tertiaire supérieur il y a eu une jonction entre l’Europe et le nord de l’Amérique. Mais il n’y en a eu qu’une. Cette jonction partant certainement de France, peut-être d’Espagne, englobait les îles Britanniques, les îles Féroé, l’Islande et aboutissait au Groënland, au Canada et aux États-Unis, surtout vers l’Ohio. Ce pont ou jonction a duré fort longtemps ; commencé pendant le tertiaire moyen il s’est maintenu durant tout le quaternaire inférieur ou paléolithique. Durant cette longue existence, il a dû subir de nombreuses modifications, s’élargir et diminuer, toutefois, conservant son caractère propre.

C’est là une donnée, un fait scientifique parfaitement établi. Donnée qui n’a rien de commun avec la conception imaginaire de l’Atlantide de Platon. Pourquoi alors attribuer au fait réel, le nom de la légende ? La science a besoin de précision et de clarté. Écartons donc les noms qui peuvent occasionner des confusions.

Discussion.

M. Philippe Salmon. — L’article dont vient de parler l’orateur, avec un grand luxe de développements, est cependant de la plus grande simplicité ; il se résume en une seule proposition : le renne ayant disparu de nos régions au moment où notre climat s’est adouci, on s’est demandé si l’interposition d’un continent atlantique, entre l’Europe occidentale et l’Amérique, n’avait point empêché le Gulf-Stream de nous apporter plus tôt le réchauffement dont nous jouissons. Le renne n’ayant jamais franchi les Pyrénées, le courant océanien d’eau chaude avait probablement déjà touché l’Espagne avant nous ; la démolition du pont aurait ainsi marché du Sud-Ouest au Nord-Est et, quand elle nous a atteints, le renne a été contraint d’émigrer, son indispensable alimentation n’étant plus dans la flore nouvelle des temps mésolithiques. Que le continent atlantique ait été indépendant et séparé de deux autres, l’un au Nord, l’autre au Sud, ou bien qu’il ait été seulement le prolongement de celui du Nord, peu importe ; rien n’est à changer de ce chef aux conclusions soumises à tous ceux que le sujet intéresse. Si, comme il n’est pas téméraire de le croire, les faits ont entre eux une étroite relation, la soudure européo-américaine aurait encore été vue par nos Magdaléniens.

À l’appui du système d’une destruction commencée très loin, dans une très haute antiquité, on a pu citer l’action encore survivante qui fait perdre annuellement quinze hectares à la France sur les côtes de l’Aquitaine et de l’Armorique.

À l’appui du système d’une interposition continentale qui a longtemps retardé le changement de notre climat, on peut citer le rôle analogue de la Norvège, de la Suède et de la Laponie vis-à-vis des régions russes situées au delà de la Finlande.

Le mot « Atlantide » semble ne rien avoir de choquant pour la science ; on dira, si l’on veut, « intercontinent » ou « pont atlantique » ; le sens est le même exactement et personne n’est obligé d’ajouter foi aux « rêveries » des historiens grecs[1].

Mais ce qui mérite assurément d’être retenu et d’être rangé parmi les éléments utiles à l’étude de la question, c’est l’argument zoologique tiré du renne, de nature à confirmer sans doute l’existence d’une « atlantide » et à déterminer la date de son effondrement de notre côté de l’Océan, vers la fin de l’époque de la Madeleine[2].

Le raisonnement donne parfois une opportune direction aux recherches scientifiques.

Il me reste à offrir à la Société et je dépose sur le bureau un exemplaire du tirage à part de mon court travail qui a paru dans la « Revue de l’École d’Anthropologie ».

  1. Voyez V. Lemoine, in Revue scientifique, 1893, p. 699 : « Voici qu’une hypothèse qu’on avait cru devoir abandonner, — voici que l’existence de l’Atlantide, cette terre mystérieuse des anciens géographes, prend une probabilité de plus en plus grande. Les animaux anciens du sol de la Champagne n’ont de formes analogues qu’en Amérique et cela à tel point que certains grands fleuves du Nouveau-Monde contiennent encore plusieurs de nos poissons fossiles. J’ai pu décrire la plus ancienne vigne fossile connue jusqu’ici, elle est du type américain ».
  2. « Retour du climat doux et humide : — Si les grands bouleversements dont l’Atlantique a été le théâtre peuvent fournir le principe d’une explication des phénomènes glaciaires et de leur périodicité, il reste à justifier le retour, dans nos contrées, d’un climat doux et humide, après la phase du froid sec de l’âge du renne……

    Ainsi la formation du Gulf-Stream est un phénomène très moderne, et il n’y a pas lieu de s’étonner si le climat actuel, qui en dépend à un très haut degré, n’a pu s’établir qu’à l’aurore de l’époque néolithique ». (De Lapparent, Traité de géologie, 3e édit., pp. 1393, 1394).