L’Au delà et les forces inconnues/Le temps vaincu par l’hypnotisme

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Société d’éditions littéraires et artistiques (p. 282-289).


LE TEMPS VAINCU PAR L’HYPNOTISME


Changements de personnalité. — Les somnambules, professionnelles, et les médiums à incarnation quand ils sont sincères ne font pas autre chose que de changer inconsciemment de personnalité, — Expériences de Charles Richet, à propos de mademoiselle Couesdon. — Les métamorphoses chantées par les poètes, réalisées avec des sujets hypnotiques par l’auteur de ce livre. — Les suggestions du professeur Krafft-Ebing. — Une femme qui retourne à la jeunesse. — Pour M. de Krafft-Ebing le spiritisme est du charlatanisme ou de l’illusion et le christianisme est appelé à devenir l’Évangile de tous les temps et de tous les peuples.


Parmi les médecins aliénistes et les neuropathologistes, M. de Krafft-Ebing, professeur à l’université de Vienne, jouit d’une autorité incontestée. Son ouvrage Psycho-pathia sexualis qui traite des anomalies sexuelles a souvent inspiré le Dr Moll à Berlin, qui fit tant de bruit il y a quelques années en étudiant la perversion de l’instinct génital.

Des expériences de haut hypnotisme et de suggestion transcendantale exécutées pendant le calme de l’été par le professeur Krafft-Ebing, viennent de susciter des polémiques dans la presse autrichienne et allemande et d’attirer l’attention aussi bien des savants que des occultistes.

Il s’agit d’un fait encore assez mal débrouillé par les praticiens de l’hypnose : les changements de personnalité dans l’état d’inconscience et de passivité acquises. L’ignorance de tels faits permet aux somnambules d’exercer leur métier lucratif et laisse croire aux consultants qui les alimentent, qu’elles reçoivent une inspiration supérieure et possèdent des pouvoirs extra-humains.

La nécessité pour le grand public tout entier d’être renseigné sur ces découvertes nouvelles s’impose, car la science et la vérité sont les seuls moyens de déraciner les superstitions têtues et d’empêcher les charlatans d’exploiter grâce à une illusion les bonnes volontés et les bourses. Disons-le une fois pour toutes. La plupart des clairvoyants et des voyants, — bien entendu quand ils sont sincères dans leur sommeil magnétique, — passent seulement en un autre état nerveux, aussi naturel et aussi peu surhumain que possible, dans lequel la raison est diminuée, la volonté quasi-abolie et l’imagination lâchée sans bride. Il en est de même pour les sujets que les spirites appellent médiums à incarnation. La célèbre mademoiselle Couesdon fut un des exemples typiques de ce changement de personnalité d’où tout surnaturel doit être exclu et qui rentre aujourd’hui dans les phénomènes scientifiquement observés. La voyante de la rue Paradis, comme d’ailleurs toute autre voyante, quand elle se croit transfigurée en ange Gabriel ou inspirée par quelque esprit, est victime de ces changements de personnalité que l’hypnose permet d’étudier à fond en les créant à volonté sur des sujets.

Ainsi M. Charles Richet a pu grâce à une nerveuse docile, nous donner le théâtral défilé d’une multitude de types divers depuis la concierge jusqu’à la mondaine sur le théâtre intérieur d’une personne unique mais aisément modifiée. J’ai moi-même réussi ces transformations multiples et étrangement émouvantes avec plusieurs sujets pris en des diverses cliniques, et particulièrement avec une jeune peintre fort intelligente mademoiselle Miriam. Sous l’empire de la suggestion, elle devenait alternativement la Reine de Saba, un prédicateur célèbre, un vieux colonel, un garçon de café, un avocat plaidant en cour d’assises, un juge prononçant un arrêt, etc…

Naturellement les sujets hypnotiques dociles aux changements de personnalité suggérés n’inventent rien ; ils se servent inconsciemment des matériaux de leurs souvenirs qu’ils groupent selon telle ou telle idée dominante qui leur est imposée.

J’ai même réussi à réaliser avec eux les classiques métamorphoses du paganisme, en leur faisant croire que je les transformais en bêtes ou en objets inanimés dont ils imitaient aussitôt soit les allures et les cris, soit les attitudes. Ils parlaient aussi, dans ce rêve, comme ils pouvaient supposer qu’aurait parlé un papillon, un oiseau, une fleur et même une lampe et une locomotive si ces êtres pouvaient penser et s’exprimer. À ce propos je ne pus m’empêcher de remarquer quelle part de vérité (subjective bien entendu) était renfermée dans la croyance médiévale aux loups garoux. La sorcière ou le sorcier pensait être devenu un loup et le faisait croire par la puissance de son jeu à des hallucinés.

M. de Krafft-Ebing ne s’est pas contenté de ces modifications en quelque sorte théâtrales et qui nous font analyser par l’automatisme psychologique le phénomène de transfiguration qui permet aux grands acteurs d’incarner presque jusqu’à l’identité leur rôle. La seule différence, et elle est grande, il est vrai, c’est qu’il y a chez ceux-ci conscience et liberté.

M. de Krafft-Ebing a essayé des changements de personnalité qui paraissent plus prodigieux encore.

Il est arrivé à vaincre le temps ce vainqueur de toutes choses et à faire rétrograder une personnalité vivante vers les âges antérieurs qu’elle traversa.

Ces expériences ont eu lieu à la société de psychiatrie et de neurologie de Vienne devant le plus docte des publics.

Voici son procédé :

Il suggère au sujet endormi, une jeune fille, mademoiselle Clémentine P. d’être entièrement soumise à la volonté de l’hypnotiseur, d’être « ce que celui-ci veut ». Puis au réveil le sujet se trouve en état de suggestion post-hypnotique et l’expérimentateur est à même de la transporter en esprit dans une période quelconque de sa vie. Il lui ordonne d’abord d’avoir sept ans et le sujet se comporte tout à fait comme un enfant de sept ans ; joue avec une poupée, fait la dînette, répond en bégayant. L’hypnotiseur lui dit d’avoir quinze, vingt ans, le sujet reproduit exactement l’allure correspondante à ces divers âges. Son écriture obéissante ressemble tout à fait à l’écriture qu’avait la jeune fille à l’âge qu’on lui a suggéré. Elle revit exactement les moindres événements de sa vie, se rapportant aux différentes périodes invoquées : ce qui prouverait que tout ce que l’homme a vécu se fixe indélébilement en sa mémoire. Et elle oublie les événements qui suivent l’époque où elle a été ramenée.

La réalité des expériences du professeur de Krafft-Ebing a été contestée par plusieurs savants, mais l’impossibilité de toute supercherie fut scientifiquement établie. Le médium mademoiselle Clémentine P. n’est pas une hystérique et M. de Krafft-Ebing s’attache à détruire la théorie qui prétend que seules les hystériques sont hypnotisables et suggestibles.

Je crois d’autant plus à ces expériences si instructives que je les ai accomplies plusieurs fois et avec succès sur d’autres sujets.

Je me suis adressé directement à M. de Krafft-Ebing pour avoir sa pensée la plus récente sur le mysticisme. Voici sa réponse :


« Je considère le mysticisme et l’occultisme tels que de nos jours ils recommencent à attirer l’attention, comme l’expression d’une façon anormale de sentir chez beaucoup de névropathes. C’est surtout le cas d’une époque où les opinions courantes subissent une transformation complète, où personne ne sait d’avance l’aspect que revêtiront les choses dans l’avenir et qu’à cette ignorance de l’avenir se joint une sensibilité morbide. Il est très probable que cette sensibilité morbide ait des racines érotiques.

» Je ne doute pas que chez la plupart des mystiques et des occultistes des affections névropathiques ne soient en jeu. Pour les spirites je puis l’affirmer avec certitude.

» Le spiritisme et tout ce qui en fait partie est certainement du charlatanisme ou de l’illusion. Je suis également très sceptique en ce qui concerne la télépathie et la transmission des pensées.

» Je ne crois pas à la fin du christianisme, du moins pas pour les siècles prochains. La plupart des hommes ont besoin d’une religion positive. Le christianisme est à mon avis la meilleure, et dans son noyau éthique je le considère comme l’évangile de tous les temps et de tous les peuples.

» Agréez, etc.
» Professeur de Krafft-Ebing. »


Comme mes lecteurs s’en rendront compte aisément, les savants modernes sont très divisés sur le spiritisme et M. de Krafft-Ebing nie absolument les faits qu’affirme avec non moins d’énergie Lombroso. En définitive, chacun est limité par son propre champ d’études et ne se fie guère qu’à ses propres observations. Cependant les plus crédules ne semblent pas ceux le plus doués d’esprit critique.