L’Au delà et les forces inconnues/Les évocations de Madame Augusta Holmès

La bibliothèque libre.
Société d’éditions littéraires et artistiques (p. 17-31).


LES ÉVOCATIONS DE MADAME AUGUSTA HOLMÈS


Le spectre d’Ambroise Thomas. — Le Fantôme de César Franck corrige une partition. — Miracles sur Miracles. — Les cadeaux des esprits. — Les esprits oiseaux. — La possession. — Une espèce d’humains invisibles.


Madame Augusta Holmès est connue de tous comme l’auteur acclamé de l’Ode Triomphale et de la Montagne noire. Ses mélodies comme l’Hymne à Éros et les Griffes d’or sont chantées dans tous les salons mondains. Je savais qu’elle s’était beaucoup occupée des sciences occultes ; aussi étais-je certain de l’intérêt qu’aurait une causerie avec elle sur l’Au delà. Mon espoir a été dépassé. Je sors de chez elle étourdi de miracles et, avant de les rapporter, je dois dire pour rassurer ceux qui me liront, que l’illustre musicienne m’a donné sa parole d’honneur qu’aucune imagination ne s’est glissée dans son récit, qu’elle a vu et qu’elle certifie tous ces prodiges.

Je l’ai trouvée dans son appartement de la rue Juliette-Lambert, où elle travaille au poème d’un nouvel opéra. Car, à l’exemple de son maître Wagner, madame Holmès compose elle-même les livrets de ses drames lyriques. Elle est impressionnante comme une magicienne avec sa chevelure de soleil, dans sa robe rouge cardinalice où se détache la chaîne d’or qui tient une croix orientale.


« Rien ne me paraît plus intéressant, me dit-elle, que les sujets traités dans votre enquête. L’art lui-même ne me passionne pas davantage. Je me suis toujours occupée d’occultisme parallèlement à mes travaux.

» Je m’étais adonnée autrefois, avec des amis, à l’écriture spirile ; mais c’est seulement depuis trois années que j’ai obtenu des phénomènes si extraordinaires et si concluants, qu’ils me paraissent inexplicables, si on n’admet pas l’intervention, extérieure à nous, d’esprits, larves de la magie ou désincarnés du spiritisme.

» Sardou m’avait parlé d’« apports ». Il m’affirmait que des objets avaient traversé des murs pour arriver jusqu’à lui. Mais je n’y croyais pas, n’ayant pas vu.

» Voici comment ma conviction s’est faite. Je crois comme Sardou, parce que j’ai fait et que j’ai vu.



Le spectre d’Ambroise Thomas.


» Il y a trois ans, chez des amis, la maîtresse de la maison me dit qu’elle était hantée par le souvenir d’Ambroise Thomas qu’elle avait beaucoup connu de son vivant. Elle me demanda de l’évoquer. Nous nous mimes ensemble à la table. Ambroise Thomas se manifesta aussitôt. « Je n’étais pas fait, nous dit-il, à notre vif étonnement, pour composer les grands opéras que l’on connait. Mon genre véritable était le genre gai, léger et frivole. Ainsi mon chef-d’œuvre est le Perruquier de la Régence que j’ai écrit vers ma vingt-deuxième année. Seulement je l’ai détruit plus tard pour ne pas nuire à mes succès futurs. » Notre curiosité fut piquée, car chacun d’entre nous ignorait jusqu’au nom de cet opéra resté inconnu. J’eus l’idée de me rendre chez l’éditeur du défunt et je lui demandai s’il existait un Perruquier de la Régence par l’auteur de Mignon, Les recherches furent faites dans les livres et on trouva qu’en effet un opéra de ce nom avait paru, qu’il était bien d’Ambroise Thomas, mais que celui ci avait ordonné d’en détruire les planches.



Le fantôme de César Franck corrige une partition.


» Un des commensaux de cette maison amie, M. de G… qui est extraordinaire médium autant qu’homme du monde accompli — continua madame Holmès — dans un de ses accès de transe sentit l’esprit de César Franck le posséder. À ce moment, tout à coup, au pied de ma robe apparut une azalée rose. « C’est votre vieux maître qui vous l’envoie », dit-il. Et pendant quelques minutes je causais avec une entité qui n’était peut-être pas César Franck lui-même quoiqu’elle prétendît l’être, mais qui me donna une preuve de son extraordinaire savoir musical. Je travaillais alors ma symphonie d’Andromède. « Il y a, me dit le mystérieux visiteur par la bouche du médium, une faute dans la seconde partie, huitième mesure, second violon. » Je le fis répéter : « Oui, il y a une erreur dans la huitième mesure, second violon. » Est-ce une faute de ma part ou une erreur du copiste ? questionnai-je. « C’est une erreur du copiste », répondit l’Esprit. — Quand je rentrai chez moi, j’allai droit à ma partition et je découvris en effet à l’endroit indiqué une faute du copiste qui m’avait échappé… »

J’écoutais madame Holmès avec une attention grandissante. Elle sait donner à ce qu’elle raconte une vie et une chaleur que des romanciers lui envieraient. Et j’avais sa parole qu’elle ne me dirait comme un savant, rien que d’exact ! l’atmosphère autour de nous était glorieuse et troublante. Sur la table de travail, devant elle, un volume de Shakespeare, sur les murs les lauriers d’or que ses œuvres lui ont rapportés ; ici un magnifique dessin de Puvis de Chavannes qui lui certifie dans une dédicace son admiration, là les portraits de Wagner, de César Franck comme les dieux lares de la demeure. Pourquoi les grands hommes du passé ne viendraient-ils pas, en effet, s’ils en ont l’occasion, rendre visite à cette femme qui a réuni la beauté et le génie ?

Mais je n’étais encore qu’au début des merveilles.



Miracles sur miracles.


« Désormais, reprit madame Holmès, les phénomènes devaient s’accumuler et s’exalter étrangement.

» Tout d’abord une table à manger de vingt-cinq couverts (les domestiques se mettaient à plusieurs pour la déplacer) fut soulevée de ses quatre pieds au niveau de nos épaules. Une rose mouillée de rosée tomba dans mon assiette, créée instantanément (il n’y avait dans la maison que des chrysanthèmes). C’était un « apport ». Comme je demandais qu’une autre fleur fût placée à la boutonnière de M. L., je fus aussitôt obéie, et elle y apparut subitement. Parfois une table très légère devenait, par l’influence des esprits, si lourde qu’à six nous ne pouvions la soulever, et une autre d’un poids énorme s’enlevait au seul contact de nos doigts, parfois même sans que nous la touchions. La force occulte ayant dit cette fois qu’elle s’appelait le duc de Fronsac, je répondis en badinant : « Eh bien ! je serais charmée de causer avec vous. Asseyez-vous à mes côtés. » Aussitôt une chaise qui se trouvait dans un coin du salon fut projetée contre mon fauteuil. Je résistai à l’évidence. Comme mon verre encore plein était devant moi, je dis : « Buvez donc, mon cher duc. » Et sous mes yeux le vin s’évanouit, humé par une bouche invisible. Je constatai que l’ironie déplaisait à cet étrange visiteur, car l’un d’entre nous ayant traité le duc de Fronsac de « fumiste », fut précipité de sa chaise, jeté sur le sol et grièvement meurtri.

» Les prodiges se corsèrent encore. Des dragées vertes se répandirent sous notre main, dans notre serviette. Un piano, dont le couvercle était rabattu, donna une gamme sur un ton grave. Nous obtînmes de l’écriture directe. Un crayon écrivit tout seul sur du papier blanc : « Tu me verras. »

» M. de G…, principal médiateur de ces forces, est souvent l’objet de leurs espiègleries. Un soir, entre mes doigts, naquit une étoffe, du satin. Quand je regardai, je reconnus une cravate dont le nœud n’avait pas été défait et restait maintenu par l’épingle. M. de G… était en face de moi et sa cravate lui manquait… Un moment après ce fut plus drôle. Des bretelles apparurent entre nos mains sur la table : « Je parie, dis-je, qu’elles nous viennent aussi de M. de G… » Celui-ci défit son gilet et resta stupéfait en voyant que ses bretelles avaient été enlevées. Il se consola difficilement de ces boutades des esprits, et, malgré son innocence, il fut tourmenté par de vifs remords mondains. »



Les cadeaux des esprits.


— Avez-vous gardé, demandai-je à madame Holmes quelques-uns des apports faits par l’invisible ?… — Certes et je vais vous les montrer.

La musicienne se leva puis revint avec le coffret contenant les reliques de l’Au delà spirite.

Elle en sortit d’abord un duvet blanc et léger, on eût dit de quelque oiseau des tropiques.

« — Comme au cours des manifestations, je disais aux esprits : « Je vous aime », reprit madame Holmès, ma robe fut aussitôt couverte d’une pluie de ces plumes délicates. Elles ne tombaient de nulle part, mais apparaissaient subitement sur plusieurs points à la fois. Il en fut ainsi de tous les apports. Le même soir, sur le guéridon, entre nos doigts, se trouva un papier renfermant la mèche de cheveux châtains un peu grisonnants que vous voyez là. Son origine nous fut aussitôt donnée par la force occulte. Elle nous apprit par coups frappés que c’était le mystique message du chef boer Louis Van Sletten qui venait d’être pris et tué par les Anglais…



Les esprits-oiseaux ([1]).


» Encore un phénomène, dit Augusta Holmès, qui dépasse tous ceux que je viens de vous raconter. L’été dernier, sur l’ordre péremptoire des Invisibles, nous avions quitté le salon pour nous réunir dans un fumoir dont la porte-fenêtre s’ouvrait sur un grand jardin parfumé, que, seules, les étoiles éclairaient. Il était onze heures du soir, et la nuit était silencieuse. Tout à coup un lointain aboiement de chien suivi d’un long cri d’oiseau de nuit, attira notre attention. Puis, je fus surprise d’entendre à mes pieds une foule de pépiements et de gazouillis de tout jeunes oiselets. On chercha partout : point d’oiselets ! Ensuite, et peu à peu, le fumoir, (qui était pleinement éclairé par des lampes électriques) s’emplit de cris, de chants, de gazouillements d’oiseaux dont la multitude augmentait toujours. Cela ressemblait surtout à un tumultueux bavardage d’innombrables hirondelles. Nous nous mîmes à chercher sous les divans, dans les plantes vertes, partout, sans rien découvrir, et les chants continuaient sur nos épaules, à nos oreilles, avec tant de force que nous étions obligés de crier pour nous entendre parler. Enfin, le médium, dans une transe, nous dit qu’il voyait ces oiseaux, qu’ils étaient merveilleusement beaux, qu’ils étaient des esprits et qu’ils cherchaient à se faire comprendre de nous.

» Puis graduellement, ces êtres, se turent, parurent s’envoler dans la nuit, et un seul tout petit oiseau continua de gazouiller pendant une demi-heure environ, tout près du médium. Et le silence nocturne régna de nouveau.

» Je vous donne encore ma parole d’honneur que j’ai été témoin, avec six autres personnes, de ce fait extraordinaire.



La possession.


» Voici encore une statuette qui se présenta instantanément dans mes mains. Elle est horrible et me parait thibétaine. Elle me fait croire avec certaines expériences de possession que les énergies mises en mouvement sont loin d’être toujours bonnes. Cela justifierait les dires de l’Église sur le satanisme. D’ailleurs, quand le phénomène commençait à devenir dangereux, il me suffisait de faire le signe de la croix pour l’arrèter. Car j’ai sur les « esprits » une influence réelle, croyant en Dieu et ayant la foi… »

Je ne pus m’empêcher de demander à ma troublante interlocutrice si elle attribuait réellement aux « esprits » ces phénomènes déconcertants :



Une espèce d’humains invisibles.


— La fraude, me dit-elle doit d’abord être écartée pour les prodiges que je vous ai contés. Je ne cesse de surveiller une toujours possible supercherie. Mon opinion est que nous sommes entourés non seulement de « désincarnés » comme le croient les spirites, mais aussi d’êtres vivants qui habitent l’air, que nous ne pouvons voir, mais qui nous voient et se plaisent souvent à nous mystifier. Ce serait une espèce d’humains invisibles. Ils connaissent toutes nos affaires, voient les morts et peuvent se faire passer pour eux. Leurs plaisanteries sont souvent un peu fortes. Je leur ai vu casser des vitres avec les cailloux du jardin et lancer sur la table les tisons ardents de la cheminée. Ils existent, mais ils ne se montrent pas. Ils doivent, pour moi, ressembler au Horla de Maupassant… Savez-vous que Victor Hugo était de cet avis ? On lui apportait parfois à Jersey un seau d’eau de mer pour y plonger les mains. Un jour, il renversa le seau ; et quand l’eau fut écoulée, il aperçut au fond une petite pieuvre. Elle était si transparente que dans l’eau on n’avait pu l’apercevoir. Il en conclut que maints êtres devaient exister autour de nous, tout en échappant à nos sens, des êtres translucides à l’air comme cette pieuvre était transparente dans l’eau. Ceux de ces humains invisibles qui m’ont prouvé leur présence me semblent assez dangereux, je le répète. Aussi je ne conseille guère les séances spirites. Les assistants s’exposent à des forces qu’ils ne connaissent pas et ne savent point diriger… Il peut s’en suivre pour des nerveux la maladie et la folie.

— Et ne craignez-vous pas que la foule, et même les gens d’esprit dont parle M. Victorien Sardou, rient ou haussent les épaules devant ces faits, si peu en accord avec les lois connues ?

— Qu’importe I C’est nous qui avons établi ces lois, et nous en trouvons de nouvelles chaque jour. La vérité de demain peut démentir la vérité d’aujourd’hui. D’ailleurs, il faut être humble devant le mystère. N’avez-vous pas été frappé de l’étroitesse de l’horizon qui borne notre vue physique ? Notre vue immatérielle doit être limitée aussi. Et que dire des soixante-dix kilomètres d’atmosphère qui pèsent sur notre planète, et au delà desquels nul ne pourrait s’élancer sans mourir ? Il en doit être de même pour l’esprit. Celui qui voudrait tout expliquer sentirait sa raison s’évanouir… Allez, nous sommes des ignorants aveugles dans une prison. »


  1. Ce passage des « esprits-oiseaux » a été écrit de la main même de madame Augusta Holmès et l’ensemble comme le détail de cette causerie a été revu et approuvé par elle.