L’Australie, son histoire physique et sa colonisation/01

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L’Australie, son histoire physique et sa colonisation
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 52 (p. 42-85).
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L’AUSTRALIE
SON HISTOIRE PHYSIQUE ET SA COLONISATION

DECOUVERTES ET AVENTURES DES EXPLORATEURS DANS LE CONTINENT AUSTRAL.

I. Australien Exploring Expedition of Burke and Wills. Papers presented to parliament, 1863. — II. Tracks of Mac Kinlay across Australia, London 1863. — III. L’Australie intérieure, par M. Charles Grad, Paris 18&4. — IV. Edinburg Review, july 1862.

Les cartes géographiques qui furent publiées en Europe pendant les deux derniers siècles et au commencement de celui-ci marquaient, dans la partie du globe qui nous est diamétralement opposée, une grande île aux contours mal définis, une espèce de continent tout d’une pièce, sans découpures intérieures, sans fleuves, sans montagnes, presque sans nom, car pendant longtemps on n’appela cette contrée que la terre inconnue, terra Australis incognito. Le hasard des tempêtes ou l’amour des découvertes pouvait seul attirer les navigateurs dans ces parages situés en dehors des routes habituelles du commerce. Par un sentiment assez vulgaire de compensation géographique, on supposait qu’il devait exister au sud de l’Asie un vaste continent destiné à faire contre-poids aux terres de l’hémisphère boréal. Les Portugais, qui explorèrent tout l’archipel des îles de la Sonde de 1511 à 1529, furent peut-être les premiers qui aperçurent les rivages de l’Australie ; mais l’aspect un peu ingrat de ces côtes ne les attirait guère, et d’ailleurs il y avait alors entre les Espagnols et les Portugais une rivalité ardente, qui se manifestait au sujet de toute possession nouvelle. Les renseignemens recueillis à cette époque furent tenus secrets. Il existe, paraît-il, quatre cartes manuscrites du XVIe siècle où les côtes septentrionales de l’Australie sont dessinées avec assez de vérité. Un autre document, exhumé depuis peu d’une bibliothèque publique de l’Angleterre, ne fait remonter qu’à l’année 1601 la découverte de cette terre et en attribue le mérite au Portugais Manoel Godinho de Eredia. Vers le même temps aussi, un capitaine espagnol, Fernandez de Quiros, fit deux voyages au sud de l’Asie, découvrit l’archipel des Nouvelles-Hébrides, et laissa son nom à l’une de ces îles. L’un de ses lieutenans, Luis Vaez de Torrès, soit qu’il quittât l’escadre avec préméditation, soit qu’il en fût séparé par un orage, fut entraîné du côté de l’ouest, franchit le détroit tristement fameux qui sépare la Nouvelle-Hollande de la Nouvelle-Guinée et entrevit sans doute dans le lointain la grande terre Australe, sans en soupçonner l’importance ni l’étendue. Les Hollandais reconnurent en 1616 la côte occidentale et l’appelèrent Endraagtsland où Terre de la Concorde, du nom du bâtiment qu’ils montaient.

Tels sont en résumé les renseignemens les plus anciens que nous ayons sur le continent austral. Plus tard vinrent tes grands voyageurs, Carpenter, de Nuyts, Tasman et Cook, qui suivirent de près tous les rivages de l’Australie et en isolèrent la forme sur leurs cartes de même qu’elle est isolée au sein de l’océan. Cook, dans son premier voyage de circumnavigation, s’attacha surtout à étudier minutieusement la côte orientale, où s’épanouissent aujourd’hui deux grandes colonies, la Nouvelle-Galles du sud et la Terre de la Reine, Les renseignemens précis qu’il rapporta en Angleterre exercèrent une influence décisive sur le choix qui fut fait, quelques années après, du Port-Jackson pour y fonder la colonie pénitentiaire qui est devenue la puissante ville de Sydney. Aussi ne peut-on constater sans regret que les colons de l’époque actuelle aient oublié le nom de ce navigateur au point de ne pas consacrer à sa mémoire un seul point de leur territoire. Longtemps après Cook, de 1837 à 1843, la reconnaissance hydrographique des côtes fut faite par les marins anglais ; mais cette œuvre, encore incomplète en bien des endroits, attend pour se terminer que la race européenne s’empare de tous les rivages.

Tous ces voyages d’exploration autour du continent australien avaient donné un même résultat, bizarre en apparence. Aucun cours d’eau de grande importance ne se déversait dans l’océan. Les côtes, tantôt uniformes et inhospitalières comme au long, de la Terre de Nuyts, tantôt découpées en baies sûres et profondes comme sur le versant oriental, n’apportaient à la mer que le faible tribut de modestes affluens. Rien de comparable au Nil, au Rhin, au Danube, encore moins aux grands fleuves de l’Amérique, la Plata, l’Amazone et le Mississipi. Le drainage de cette vaste étendue de terrain, presque aussi large que l’Europe, paraissait un problème insoluble. Les eaux qui retombent en pluie sur le continent, n’ayant pas d’issue vers la mer, s’écoulaient-elles dans un lac intérieur ? Les première navigateurs qui, sur la côte méridionale, remarquèrent cette large ouverture à laquelle on a donné le nom de Golfe-Spencer[1], crurent un moment qu’ils avaient découvert l’entrée d’une méditerranée et que le continent, impénétrable jusqu’alors, était entrecoupé par un bras de mer ; mais il fut bientôt reconnu que les rives basses et sablonneuses de cet estuaire se rejoignaient au nord en ne donnant passage qu’à quelques ruisseaux à moitié desséchés.

Il fallait donc renoncer à pénétrer au cœur de l’Australie par le moyen des cours d’eau. Les explorations devaient être terrestres. Elles furent singulièrement favorisées par le caractère particulier de la colonisation, qui est avant tout pastorale dans ce pays. La découverte d’abondantes mines d’or a peut-être un peu fait perdre de vue les richesses non moins importantes que le squatter australien se procure par l’élève des troupeaux, sans travail, mais non pas sans fatigues ni-dangers. Cette industrie exige d’immenses étendues de terrain, en premier lieu parce que les troupeaux paissent en liberté et doivent, pendant l’année entière, trouver leur nourriture sur le sol, ensuite parce que le colon ne peut s’établir que dans le voisinage des rivières et qu’il dédaigne les cantons stériles ou desséchés, préférant s’éloigner davantage des centres d’habitation et s’étendre au large loin des terrains déjà occupés. Les concessions. de terres pour la culture pastorale se mesurent par milliers d’hectares. L’overlander est le pionnier de la civilisation.[2] Ses fonctions consistent à s’aventurer dans le bush au-delà des espaces connus, avec un troupeau pour lequel il cherche un terrain bien arrosé, couvert de bonne herbe. Avec l’aide de quelques bergers, il y crée une station, surveille les troupeaux, conduit à la ville les bestiaux destinés à la consommation ; enfin il a surtout à défendre son nouvel établissement contre les rares indigènes qui occupaient le pays avant lui, et auxquels il enlève une partie de leurs moyens d’existence. Les nouveau-venus étant toujours accueillis sans jalousie, avec bienveillance même, parce qu’ils ajoutent une force nouvelle aux établissemens plus anciens, les colons n’auraient pas tardé, en se dépassant les uns les autres, à occuper les territoires indéfinis qu’ils avaient devant eux, si d’autres obstacles que les noirs ne les eussent arrêtés. À certains endroits s’offraient aux limites des stations de vrais déserts, des terres sablonneuses où le berger ne trouvait ni eau ni verdure. Quelquefois aussi, au début surtout, ce furent des chaînes de hautes montagnes qui semblaient marquer une limite infranchissable aux envahissemens des Européens. Néanmoins les troupeaux se multipliaient, et les squatters ne pouvaient, abandonnant à d’autres le soin de leurs stations, chercher eux-mêmes de nouveaux districts fertiles et bien arrosés. Ils se cotisèrent alors pour entreprendre à frais communs des voyages de découvertes dans les pays inconnus. Les explorations du territoire furent élevées à la hauteur d’un service public, rétribué en partie par le trésor colonial, en partie par les souscriptions volontaires, un peu aussi, il faut en convenir, par les sociétés savantes de la mère-patrie et par celles qui se créaient dans les récentes capitales de l’Australie. Les hommes ne manquaient pas à la tâche ardue qui s’offrait à eux. En dépit des fatigues et des périls sans nombre qui menaçaient les explorateurs, malgré les sinistres aventures qui ont arrêté brusquement plusieurs expéditions, les bushmen se présentaient toujours volontairement. Capitaines, hommes de science ou simples subalternes, tous, loin de se rebuter, tiraient une ardeur nouvelle des obstacles mêmes qui leur étaient opposés. La vie du désert, avec l’imprévu qui en est le charme et les privations qui en font le danger, semble exercer un attrait irrésistible sur ceux qui ont déjà connu cette épuisante et monotone existence. Les courses aveugles à la recherche de l’inconnu ne satisfont-elles pas un des besoins les plus généreux de la nature humaine ? Qu’on se hâte d’en jouir ! Déjà l’océan n’a plus guère de mystères à nous révéler ; nos marins ne font que revoir et explorer plus en détail ce que d’autres ont vu avant eux. C’est à l’intérieur des grands continens que s’exercent aujourd’hui la hardiesse, la vigueur et la sagacité des explorateurs modernes. Quelques générations encore, et il n’y aura plus rien à découvrir. La terre tout entière, avec des routes battues comme les allées d’un parc, pourra être passée en revue sur les cartes d’un atlas ou les photographies d’un stéréoscope.

Pour en revenir à l’Australie, les voyages de découvertes entrepris afin de faciliter la colonisation du continent ont été féconds en conséquences utiles. C’est en 1793 que furent introduits aux environs de Sydney les premiers moutons de pure race mérinos. Encouragés par les succès de l’industrie pastorale, les colons s’étendirent rapidement sur toutes les plaines déjà connues, et les explorateurs durent se mettre à l’œuvre. Leurs travaux ont été incessans, et cependant le colon a toujours suivi de près l’explorateur. À mesure qu’un nouveau district était annoncé, le squatter y poussait ses troupeaux, et s’y trouvait déjà établi avant même que cette découverte fût divulguée en Europe. Des territoires inconnus au commencement de ce siècle sont aujourd’hui des colonies indépendantes, qui construisent elles-mêmes leurs routes et leurs chemins de fer et discutent leurs lois dans des parlemens locaux, à l’instar de la mère-patrie. Les villes prospèrent là où les explorateurs faillirent, vingt ans plus tôt, périr de faim, de soif et de misère.

À ne prendre dans l’histoire de ces pérégrinations terrestres que le côté restreint, mais encore intéressant, qui a rapport à la science géographique, il y a une époque remarquable à noter : c’est l’année 1861. Jusqu’alors, les voyageurs, arrêtes par des empêchemens invincibles, avaient été contraints de se replier sur eux-mêmes et de revenir sur leurs pas. La région centrale semblait inabordable, et l’on pouvait encore y supposer de grands lacs salés ou des déserts d’une stérilité absolue. Tous les efforts pour pousser en avant venaient échouer contre des buissons impénétrables ou des districts pierreux d’une aridité désolante. Enfin Burke et Wills, puis Stuart à quelques mois d’intervalle, passèrent par des routes faciles d’une nier à l’autre, et firent connaître à leurs compatriotes que les terres propres à l’élève des bestiaux s’étendent au nord des établissemens actuels, sans interruption, jusqu’aux rives de la mer des tropiques. Leurs relations de voyages méritent un examen particulier. Cependant il est bon de rappeler d’abord les travaux de ceux qui les ont précédés, parce que la variété d’impression que divers voyageurs ont rapportée des régions centrales révèle le caractère singulier de la nature australienne. Cette contrée, d’une formation géologique plus récente sans doute que notre ancien monde, a présenté d’une année à l’autre des contrastes bizarres. Les mêmes provinces étaient signalées alternativement comme des marais fangeux ou comme des déserts d’une sécheresse absolue. Les lacs s’emplissaient et se desséchaient comme par enchantement. Les rivières contenaient tour à tour de l’eau douce et de l’eau salée. Quoique de vastes étendues n’aient pas encore été parcourues, les renseignemens recueillis sont asse ? nombreux aujourd’hui pour qu’il nous soit possible de nous figurer avec vraisemblance l’aspect physique de l’Australie intérieure.


I

Lorsque le gouvernement anglais résolut de créer une colonie pénale sur le continent qui portait alors le nom de Nouvelle-Hollande, il paraît qu’il fut principalement décidé par les rapports favorables que Cook en avait faits après avoir exploré, dix-huit ans auparavant, la côte orientale. Ce navigateur, ayant visité la plupart des rades découpées sur ce rivage, avait signalé l’une d’elles, Botany-Bay, comme plus propre que toute autre à la fondation d’un établissement prospère. Un havre sûr, de l’eau douce en abondance, une grande variété de plantes, qui valut à cette baie le nom qu’elle conservé, des plaines entrecoupées de bois, des habitans sauvages, mais inoffensifs, et à coup sûr peu nombreux, telles étaient les conditions qui militaient en faveur d’un essai de colonisation dans cette contrée. Des montagnes teintées d’azur, comme il arrive dans les climats chauds, où l’atmosphère est limpide et transparente apparaissaient à 40 ou 50 kilomètres de la mer. C’est là que débarquait en 1788 le capitaine Phillip, sans rien connaître de l’intérieur du pays qu’il était appelé à coloniser. Les débuts furent pénibles au sein de cette société mitigée, qui n’était presque composée que d’hommes expulsés de leur patrie. Néanmoins des concessions de terre furent faites ; la culture pastorale s’établit. Bientôt les colons, resserrés entre la mer et les Montagnes-Bleues, sentirent la nécessité de dépasser ces limites et de s’étendre au-delà. Par malheur la chaîne de montagnes qui bornait l’horizon était en apparence inaccessible. les natifs ne pouvaient donner aucun renseignement sur la topographie du pays, soit qu’ils vissent avec un sentiment d’hostilité l’intrusion des Européens dans leurs domaines, soit qu’ils ne connussent pas les défilés par lesquels il était possible de passer. C’est en 1813 seulement que M. Evans, chargé par le gouvernement anglais de voyages d’explorations, découvrit le passage si longtemps cherché. Les colons débouchèrent sur les hauts plateaux où fut fondée la ville de Bathurst. Désertant le voisinage des villes, ils créèrent de nombreuses stations rurales au milieu des belles plaines qui s’étendaient devant eux. L’engraissement des bestiaux, la production de la laine, devinrent les industries les plus florissantes de la colonie.

Sous un climat qui peut être assez justement comparé à celui de l’Afrique septentrionale, les terres bien arrosées sont seules susceptibles, on le conçoit, de nourrir les troupeaux pendant toute l’année. Ce n’était pas assez de découvrir des terrains libres, il fallait encore des rivières. Les Montagnes-Bleues, qui s’élèvent à une assez grande hauteur (2,000 mètres environ), donnent naissance à une foule de petits ruisseaux ; mais le régime des eaux y est en apparence très irrégulier. Tous les cours d’eau du versant occidental se dirigeant vers l’intérieur des terres, on dut supposer en premier lieu qu’ils se déversaient dans un réservoir central encore inconnu, puisque les marins, en explorant les côtes, n’avaient découvert l’embouchure d’aucun grand fleuve. On admit l’existence d’un grand lac intérieur, d’une méditerranée, réceptacle commun de toutes ces rivières. En outre les eaux étaient tantôt saumâtres comme celles de la mer, tantôt fraîches et douces comme l’eau de pluie. Souvent réduites à quelques mares stagnantes dans un lit desséché, les rivières se transformaient, à peu de jours d’intervalle, au milieu même de la saison sèche, en des torrens impétueux qui déracinaient les arbres et entraînaient les malheureux colons établis sur leurs rives. La ville de Guadagai, sur le Murrumbidgee, fut totalement détruite en une nuit par une crue extraordinaire ; deux cents personnes périrent dans cette catastrophe. Enfin M. Oxley, qui suivit jusqu’au bout, en 1818, l’un des plus importans de ces torrens, la Macquarie, le vit s’épandre en de vastes marais pleins de roseaux qu’il était impossible de franchir. Quelques années après, le capitaine Sturt, l’un des plus hardis explorateurs de l’Australie, retournait au même point ; les marais avaient disparu. Les roseaux couvraient encore le sol ; mais le sol était sec et les voyageurs ne purent trouver une goutte d’eau dans la contrée même qu’on leur avait dépeinte comme si marécageuse. Pour faire apprécier les difficultés du pays, il faut dire encore que toutes ces rivières, en nombre presque infini, qui descendent des alpes australiennes vers l’intérieur, traversent tour à tour des vallées fertiles et des plaines desséchées, en sorte que les colons ne pouvaient s’y étendre à l’aise et en suivre le cours. Trouvait-on aux limites des terrains déjà occupés un canton stérile, il fallait parcourir le pays, soit à droite, soit à gauche ou en avant, jusqu’à ce que l’on rencontrât une région mieux irriguée et couverte de cette bonne herbe longue et fine qui convenait si bien aux troupeaux. Souvent aussi les rivières terminaient doucement leur cours au pied d’une colline qu’elles n’avaient pas eu la force de renverser, comme si quelque réservoir souterrain les eût absorbées.

En 1829, le capitaine Sturt, accompagné d’une escorte nombreuse et bien équipée, partit des sources du Murrumbidgee, au sud-ouest de Sydney, avec l’intention de s’engager résolument dans l’intérieur. Le terrain devint bientôt sablonneux, d’épais buissons embarrassaient la marche de ses équipages ; mais cette rivière avait si belle apparence, le volume d’eau qu’elle charriait était si abondant, qu’il se crut enfin sur la voie la plus sûre pour pénétrer au cœur de l’Australie. Sur les chariots qui portaient ses provisions, il avait eu soin de charger un bateau démonté ; lorsque la marche sur terre devint impossible, il mit ce bateau à flot, congédia la plupart de ses hommes, en ne conservant qu’une demi-douzaine de compagnons, et s’abandonna à l’aventure au cours de la rivière sans savoir où il serait conduit. Le pays, généralement nu et desséché, n’offrant aucune ressource aux voyageurs, ils n’avaient d’autre nourriture que la farine qu’ils avaient emportée avec eux. Le Murrumbidgee était d’ailleurs d’une allure capricieuse. Parfois resserré dans des gorges profondes où le soleil pénétrait à peine, le chenal était encombré d’arbres et de rochers où le bateau courait risque de s’entr’ouvrir ; parfois aussi le lit de la rivière se relevait, les rives se rapprochaient en donnant naissance à de dangereux rapides. Sept jours après son départ, l’expédition débouchait dans un beau fleuve, la Murray, comparable par la largeur et la masse de ses eaux à nos grands fleuves d’Europe. Cette découverte rendait déjà moins probable l’hypothèse d’une mer intérieure. Un cours d’eau si puissant avait évidemment pour affluens (le fait a été confirmé depuis) toutes les petites rivières qui découlent du haut des Montagnes-Bleues et en rassemblait les eaux dans son lit. Le capitaine Sturt, continuant son voyage, descendit la Murray pendant trente-trois jours, jusqu’à ce que, les rives du fleuve s’écartant de part et d’autre, il se vit sur un grand lac légèrement saumâtre. Dans le lointain, on entendait rouler les vagues du Grand-Océan. C’est le lac Alexandrina, qui n’est en effet séparé du Pacifique que par une barre de sable. Sturt avait coupé en triangle le coin sud-oriental du continent. Il apercevait sur les rives de verts pâturages et des terres admirablement disposées pour la culture des céréales, culture qui faisait défaut aux environs de Sydney et dans toute la Nouvelle-Galles du Sud, car les colons faisaient venir de la Nouvelle-Zélande et de la Terre de Van-Diémen le blé et les pommes de terre nécessaires à leur alimentation. Après un rapide examen des richesses promises par cette nouvelle province, Sturt entreprit en toute hâte son voyage de retour ; ses provisions s’épuisaient, et ce ne fut pas sans d’énormes fatigues et de dures privations qu’il lui fut possible de remonter à la rame le courant qu’il avait descendu en venant et de rentrer à Sydney.

Les plaines fertiles qui s’étendent aux environs du Golfe-Spencer et de l’embouchure de la Murray furent bientôt occupées par les Européens, et ainsi se forma la colonie de l’Australie-Méridionale (capitale Adélaïde), qui fournit aujourd’hui aux provinces voisines d’énormes quantités de vin et de céréales. Les Anglais et les Allemands y vinrent directement d’Europe ; les colons des Montagnes-Bleues y firent descendre leurs troupeaux, le long des rivières, par la route que Sturt leur avait ouverte. Il est à remarquer que sur les hauts plateaux de la Nouvelle-Galles du sud les troupeaux se multiplient avec rapidité ; mais les bêtes ne peuvent s’y engraisser, parce que le sol est trop pauvre. En conséquence, l’overlander achète les bestiaux à bon marché dans la montagne, et les conduit, par une course de 1,200 à 1,500 kilomètres, jusqu’aux plaines de la Murray, où il les revend. Cette industrie, dangereuse pendant les premières années, alors qu’on ne rencontrait sur la route que des tribus hostiles ou pillardes, a fait promptement connaître la région intermédiaire qu’arrosent toutes ces belles rivières, le Darling, le Lachlan, la Macquarie, le Murrumbidgee. Maintenant des stations agricoles sont dispersées sur la presque totalité de ces vallées ; des bateaux à vapeur en remontent ou descendent le cours aussi loin que la navigation est praticable, et transportent aux ports de mer les produits du sol, en particulier les riches cargaisons de laine qui sont la fortune de l’Australie.

La découverte des plaines de Victoria suivit de près celle de l’Australie méridionale. Vers 1834, des colons, arrivés par mer, s’étaient déjà établis dans la baie de Port-Phillip, et y avaient élevé quelques cabanes qui furent le berceau de la splendide cité de Melbourne. Deux ans après, le major Mitchell, suivant les traces du capitaine Sturt, franchit la Murray, s’engagea dans les districts inconnus au sud de ce fleuve, et parcourut pour la première fois ce beau pays qu’il a surnommé l’Australie heureuse, de nouveaux pâturages étaient ouverts à la colonisation, moins éloignés de Sydney que l’embouchure de la Murray. Les Européens s’y portèrent en foule, y multiplièrent leurs établissemens, et relièrent peu à peu, par une suite ininterrompue de villes, de villages et de stations pastorales, les trois grandes provinces, la Nouvelle-Galles du sud, Victoria et l’Australie-Méridionale, qui occupent l’angle sud-est du continent.

Il serait inutile de rappeler en détail les nombreuses expéditions qui sillonnèrent ces contrées et ouvrirent le chemin aux squatters. Cependant une mention spéciale doit être accordée aux travaux du comte Strzèlecki, qui parcourut toute la chaîne des Montagnes-Bleues depuis Sydney jusqu’à Melbourne, mesurant la hauteur des pics principaux, étudiant le climat, l’aspect physique et la géologie, les productions de ces alpes australiennes. Dès l’année 1839, il signalait au milieu des échantillons de minéralogie qu’il avait rapportés un sulfure de fer aurifère, observation précieuse qui fut oubliée jusqu’aux grandes découvertes que M. Hargreave fit douze années plus tard.[3]

À l’extrémité opposée du continent, sur la côte occidentale, deux petites colonies s’étaient fondées, l’une à Perth sur la Rivière des Cygnes, et l’autre à Albany près du Port-du-Roi-George. Le pays n’était pas, paraît-il, aussi fertile qu’à l’est ; des plateaux d’élévation médiocre, des rivières torrentielles en hiver et desséchées en été, des lacs d’eau saumâtre qui s’évaporent pendant la saison chaude en laissant à la surface du sol une croûte de sel solide, tels étaient les caractères principaux de cette région, ou les établissemens européens ne prospérèrent pas. Créées par le gouvernement anglais en 1829, à une époque où l’on craignait que la France ne prît pied sur cette portion abandonnée de l’Australie, les colonies occidentales ont médiocrement réussi, et, signe manifeste d’impuissance, ont réclamé l’assistance des convicts à l’époque même où les autres provinces s’affranchissaient de cet élément de désordre. Elles se sont un peu plus développées en ces dernières années ; mais, à l’époque dont il s’agit ici, il n’y avait dans ces parages que quelques villages sans importance et quelques stations d’une faible étendue. On ne savait rien d’ailleurs du pays qui s’étendait au nord jusqu’à la mer des tropiques, ni de la côte inhospitalière, connue sous le nom de Terre de Nuyts, qui sépare l’Australie occidentale de l’Australie méridionale.

Tels furent les résultats des explorations géographiques jusqu’en 1840. Ce qu’on connaissait déjà était bien peu de chose en comparaison des immenses, terrains du centre et du nord qui restaient encore inconnus ; mais les explorations allaient se multiplier en proportion des richesses acquises par les habitans. Elles allaient aussi se poursuivre en diverses directions suivant les intérêts propres de chaque province. Ainsi la Nouvelle-Galles du sud aurait voulu s’ouvrir un débouché vers le nord. Il est peu de côtes dans le monde aussi dangereuses pour la navigation que la côte orientale de l’Australie. En remontant au nord de Sydney, on entre, à la hauteur du tropique, dans une mer parsemée de brisans qui s’étendent à plusieurs centaines de kilomètres au large. Une chaîne continue de récifs, la Grande-Barrière, règne tout au long du rivage, et n’en permet l’accès que par un petit nombre d’ouvertures. Enfin, avant de déboucher dans la mer des Moluques, il faut franchir le détroit de Torrès, auquel de nombreux naufrages ont fait une redoutable célébrité. Tous ces dangers eussent été évités, et l’exportation des produits du sol fût devenue plus facile, si l’on avait pu découvrir une rivière, comme la Murray, qui serait descendue des Montagnes-Bleues et aurait versé ses eaux au nord du continent, dans cette entaille profonde qui s’appelle le golfe de Carpentarie. Les colons de l’Australie-Méridionale ne songeaient pas encore à s’ouvrir une route vers le nord en traversant le continent dans sa plus grande largeur ; mais, ayant rencontré devant eux un district stérile et de grands lacs salés qui constituent la région du Torrens, ils auraient voulu passer outre, et ils envoyaient leurs explorateurs chercher des pâturages au-delà de cette contrée désolée. Ils désiraient aussi établir vers l’ouest une ligne de communications avec les établissemens de l’Australie occidentale. Quant à la province de Victoria, resserrée entre ses deux voisines et circonscrite dès le principe dans des limites bien définies, il ne lui restait qu’à compléter l’étude de son propre territoire. Dans tous ces projets, il n’y avait guère, il faut bien le remarquer, de préoccupation scientifique. On poursuivait un but utile, à savoir la découverte de riches pâturages. Les études météorologiques et ethnologiques, dont d’autres que les colons se fussent occupés, ne tenaient qu’un rang secondaire, et souvent même étaient totalement oubliées.

Dans la Nouvelle-Galles du sud, c’était sir Thomas Mitchell, déjà connu par la découverte de l’Australie heureuse, qui était chargé de diriger les recherches. Le premier voyage important fut entrepris, d’après ses instructions, par le docteur Leichhardt, qui partit de Sydney, en remontant vers le nord, en 1844, et, sans beaucoup s’éloigner de la côte, traversa toute la région qui s’est constituée récemment en colonie indépendante sous le nom de Terre de la Reine. Encouragé par la fertilité du sol et la facilité de la route à pénétrer toujours en avant, Leichhardt parvint sur les bords du golfe de Carpentarie, et ne s’arrêta qu’à Port-Essington, à la pointe la plus septentrionale du continent, après un parcours de 5,000 kilomètres à travers les contrées les plus propres à la culture. À mesure que l’on s’approchait de l’équateur, la végétation devenait plus belle ; les rivières conservaient des eaux abondantes, et nulle part n’apparaissaient les plaines nues, stériles et desséchées, qui avaient découragé les colons sous une latitude plus tempérée. Ce voyage ne fournit aucun renseignement nouveau sur l’aspect des régions central es,, ni sur la possibilité d’une communication fluviale entre les hauts plateaux et le golfe de Carpentarie. Aussi, l’année suivante, sir Thomas Mitchell se mit lui-même en route, en se dirigeant franchement vers l’ouest. Il suffira d’indiquer ici les résultats essentiels de son exploration, dont une relation analysée dans ce recueil a fait connaître les périlleux incidens[4]. Après avoir traversé, sur le versant occidental des-Montagnes-Bleues, de splendides vallées, il parvint sur les bords d’une grande rivière, la Victoria[5], qui se dirigeait au nord-ouest. Forcé par l’épuisement de ses provisions de revenir en arrière, sir Thomas Mitchell renvoya l’année suivante (1848) M. Kennedy, l’un de ses compagnons. Celui-ci reconnut bientôt que la Victoria se détournait en se dirigeant directement au sud, et l’on a su depuis que ce cours d’eau, originaire des montagnes du tropique, allait encore se jeter au sud, dans le Pacifique, comme le Lachlan et la Macquarie. C’était décidément la côte méridionale qui recevait le tribut de toutes les eaux tombées en pluie sur le continent. Ces cours d’eau disparaissent souvent, il est vrai, avant d’avoir atteint l’océan. La raison en est facile à comprendre, Lorsqu’en partant de la côte on a franchi les Alpes australiennes, la grande Chaîne de Séparation (great dividing range), on traverse quelques plateaux élevés d’une faible étendue, puis on redescend dans les plaines, qui n’ont guère qu’une élévation de 500 à 600 mètres au-dessus du niveau de la mer. Or les rivières qui y prennent leur source ayant à faire un parcours de 2,000 kilomètres au moins avant d’arriver à la mer, il est aisé de concevoir que la pente est insensible et que le courant est trop faible pour vaincre les obstacles qu’il rencontre. Sur un large continent, il faut des montagnes d’une taille proportionnée, comme l’Himalaya ouïes Cordillères, sinon l’arrosement des grandes plaines devient impossible ; les eaux, croupissent en marais, au lieu de porter dans le lit des rivières la vie et la fertilité.

Lorsque le résultat des voyages de sir Thomas Mitchell fut connu, les colons de la Nouvelle-Galles du sud comprirent qu’ils devaient renoncer à s’ouvrir une communication fluviale vers le nord. Ne pouvait-on au moins trouver une route terrestre courte et facile en passant à la base du triangle allongé que forme la péninsule d’York ? Leichhardt était déjà passé d’une mer à l’autre, de la côte orientale au golfe de Carpentarie, sans rencontrer d’obstacle. La colonisation remontait de plus en plus vers le nord, et ses progrès incessans raccourcissaient peu à peu la distance à franchir pour atteindre les bords du golfe. La péninsule d’York était une terre encore inconnue dont il fallait connaître les ressources et la configuration. M. Kennedy, que nous avons déjà vu accompagner sir Thomas Mitchell sur la Victoria, fut chargé de ces études. Parti de la baie de Rockingham, vers le 18e degré de latitude, il devait pénétrer dans la péninsule, sans s’écarter beaucoup du rivage, et rejoindre au cap York le bâtiment colonial Albion, qui allait l’y attendre. Cet infortuné voyageur se mit en route avec une escorte de douze hommes » onze Européens et un indigène. Six mois après, l’Albion, qui stationnait au cap York, recueillit ce dernier, nu, couvert de blessures, mourant de faim, — Depuis quatorze jours, disait-il, il n’avait pas trouvé une goutte d’eau. Après avoir repris des forces, il put raconter que l’expédition, entravée dans sa marche par d’épais buissons, avait dû s’ouvrir une route à coups de hache. Les provisions étaient insuffisantes ; bientôt il fallut manger les chevaux. Cette dernière ressource épuisée, il y avait encore 400 kilomètres à faire pour arriver au but du voyage. La plupart des hommes, dévorés par la fièvre, privés d’une nourriture fortifiante, s’arrêtèrent au bord de la mer, tandis que le chef, accompagné du noir et des trois Européens les plus valides, continuait son chemin. Peu de jours après, l’un d’eux est blessé par l’explosion d’un fusil, et reste encore en arrière avec deux de ses compagnons. Kennedy s’avance seul avec le noir ; ils font la rencontre d’une tribu d’indigènes qui les crible de flèches. À eux deux, ils mettent tous ces ennemis en fuite, grâce au prodigieux effet de terreur que produisent les armes à feu ; mais Kennedy, blessé à mort, expire bientôt, et le pauvre noir, à force d’errer au hasard, put enfin se trouver au rendez-vous où l’Albion attendait toute la troupe. Le capitaine de ce bâtiment revint aussitôt le long de la côte pour sauver, s’il était possible, les hommes qui étaient restés en arrière. Deux d’entre eux furent retrouvés en vie, gisant au milieu des cadavres de leurs camarades, qu’ils n’avaient pas eu la force d’enterrer. Ils n’avaient depuis longtemps d’autre nourriture que les coquillages qu’ils ramassaient sur le rivage. Quant au corps de M. Kennedy et aux papiers où ce voyageur avait sans doute consigné ses observations, il fut impossible de les découvrir. Soit par souvenir de cette fatale expédition, ou par impossibilité réelle de pénétrer à travers les broussailles qui recouvrent le sol, la péninsule d’York est encore inconnue et vierge de tout établissement européen.

Ce désastre ne fut malheureusement pas le seul indice des périls que couraient les aventureux explorateurs de l’Australie. Au moment où Kennedy s’éloignait vers le nord, le docteur Leichhardt se proposait de traverser le continent dans sa plus grande longueur, entre les 27e et 32e degrés de latitude. Parti de la baie Moreton, où prospérait déjà la ville de Brisbane, il serait passé au nord du lac Torrens, et serait venu aboutir à Perth, sur la côte occidentale. L’entreprise était, on peut le dire, téméraire ; maintenant encore on serait tenté de la croire impraticable. Leichhardt se mit en route dans les premiers mois de 1848, et depuis cette époque on n’a eu aucune nouvelle de lui ni de ses compagnons. Un des chevaux qu’il avait emmenés est arrivé, dit-on, à Adélaïde plusieurs années après. Un autre voyageur, Gregory, envoyé à sa recherche, découvrit, dix ans plus tard, des traces de son passage près de la rivière Victoria. Suivant l’usage de tous les explorateurs dans ces contrées, il avait marqué à son initiale les arbres près desquels il avait campé. Il est à croire que, s’étant engagé dans les solitudes du centre au printemps, il aura été trompé par l’apparence verdoyante des vallées et par l’abondance des ruisseaux ; puis l’été sera survenu et l’aura surpris dans les régions voisines du tropique, où tout est desséché et mort pendant la saison chaude. Peut-être aussi les tribus sauvages auront attaqué et massacré toute la troupe. Le sort de ces infortunés voyageurs est encore un mystère dont les expéditions à venir donneront sans doute le secret.

En somme, les colons de la région du nord-est rencontraient peu d’obstacles : ils étaient souvent aux prises avec les indigènes ; mais la présence de ceux-ci indiquait précisément un sol fertile et des eaux abondantes. Il n’en fut pas de même dans l’Australie méridionale. Lorsque la colonie d’Adélaïde fut fondée, on eût pu croire que les Vastes plaines de la Murray suffiraient longtemps à l’expansion des Européens ; mais il n’en fut rien. Les concessions de terrains furent faites par milliers d’hectares à la fois ; les bœufs et les moutons se multiplièrent à l’infini, et de station en station les squatters arrivèrent bientôt aux limites de la terre cultivable. À 300 ou 400 kilomètres d’Adélaïde, ils trouvèrent une contrée d’une sécheresse extrême. Du haut des montagnes de Flinders, qui bornent de ce côté les terrains fertiles, on apercevait un lac, le Torrens, qui s’étendait à perte de vue vers le nord. À la surface du sol s’étendait une mince couche de sel qui avait à distance l’apparence de la neige tombée depuis peu. Lorsque les voyageurs essayèrent de se hasarder de ce côté, ils s’enfoncèrent dans la vase et furent contraints de revenir sur leurs pas. En 1840, M. Eyre, que le gouvernement colonial avait envoyé dans cette région, voulut contourner le bassin du Torrens par l’est en suivant la chaîne du Flinders, qui paraissait en être la limite orientale. À droite, il ne vit qu’une plaine sablonneuse sans arbre ni verdure. Dans le lointain apparaissait une surface brillante qui était due à la réflexion de la lumière du soleil sur une nappe d’eau ou sur les couches éblouissantes de sel dont le sol reste couvert après l’évaporation. Des effets de mirage étonnans étaient cause que l’on ne pouvait apprécier les distances, ni reconnaître si le bassin du lac contenait véritablement de l’eau. Sur la gauche, quelques collines d’une faible élévation apparaissaient dans le lointain. Des dunes d’un sable rougeâtre, avec des mares d’eau salée à leurs pieds, interrompaient seules la monotonie du paysage. Toute la végétation se réduisait à un petit nombre d’arbres rabougris qui disparaissaient dans le voisinage du lac. Sur la montagne même, il n’y avait ni eau douce, ni bois, ni fourrages. Le sel était mêlé au sable, à l’argile, aux roches solides, et l’eau de pluie devenait saumâtre en peu d’instans au contact du sol. Aussi Eyre ne rapporta-t-il de cette expédition que des souvenirs de désolation. Les noms qu’il a inscrits sur l’itinéraire de son voyage en font foi. On y trouve le mont Erreur, la plaine des Illusions. Parvenu à l’extrémité de la chaîne du Flinders, inquiet déjà pour la sécurité de ses compagnons et de ses chevaux, car il n’avait plus que très peu d’eau douce et de fourrages, il découvrit au loin une dernière montagne, le mont du Désespoir, et voulut en faire l’ascension avant de retourner sur ses pas ; mais, au-delà d’une plaine nue et désolée, il n’aperçut rien que le lac et les dunes qui s’étendaient à perte de vue.

Il paraissait donc impossible de pénétrer au centre du continent par cette voie. À supposer qu’une petite expédition bien équipée eût pu s’aventurer plus loin et découvrir, au-delà des terres fertiles, les colons et leurs troupeaux n’auraient pu traverser à leur suite cet affreux désert. Eyre revint à la tête du Golfe-Spencer, où le lac Torrens se termine, en laissant entre lui et la mer un isthme étroit. Il essaya alors de tourner la région des lacs par l’ouest ; repoussé par des buissons impénétrables, par l’absence d’eau et la privation de nourriture, il lui fallut encore revenir sur ses pas.

Ainsi les colons d’Adélaïde semblaient être arrêtés au nord par une barrière infranchissable. Après les belles plaines de la Murray, que l’on a surnommées le grenier de l’Australie, régnait le désert, et un désert d’une étendue considérable. La région des Lacs-Salés n’a pas moins de quatre degrés de large en latitude et presque autant en longitude, c’est-à-dire qu’elle occupe une surface à peu près aussi grande que l’Angleterre. Repoussé de ce côté par des obstacles qui lui paraissaient insurmontables, M. Eyre se résolut à tenter la fortune vers l’ouest. Était-il possible d’ouvrir une communication terrestre entre le Golfe-Spencer et les établissemens européens de la Rivière des Cygnes, sur la côte occidentale ? Telle était la question que l’intrépide explorateur se proposait de résoudre.

La côte méridionale de l’Australie, vue sur une carte, présente dans sa partie gauche un grand renfoncement, de forme régulière, que les marins ont nommé la Grande-Baie (Great-Bight). Cette région est désignée plus habituellement sous le nom de Terre de Nuyts. Les navigateurs s’en éloignent le plus possible, parce qu’il n’y existe ni port, ni baie où l’on soit à l’abri, et surtout parce qu’un violent courant venant du pôle entraîne les navires à la côte. Le capitaine Flinders, qui avait reconnu ces parages au commencement du siècle, n’y avait trouvé qu’une plage unie, tantôt basse et sablonneuse, tantôt escarpée en falaises de 100 à 200 mètres de hauteur. Des roches verticales que le courant avait minées par la base, et qui semblaient sur le point de s’ébouler, étaient un obstacle à ce que l’on pût s’en approcher d’assez près, un seul fait paraissait bien établi, c’est que, sut toute la longueur de cette grande crique, qui a plus de 1,000 kilomètres de développement, aucun ruisseau ne se déverse dans la mer. La région intérieure ne pouvait être privée de pluie, car on voyait de gros nuages, chassés par le vent du sud, s’avancer au-dessus du continent. Que devenaient donc les eaux ? dans quelle direction s’écoulaient-elles ? À défaut d’une contrée fertile sur toute son étendue, ne pouvait-on rencontrer quelques oasis intermédiaires qui serviraient d’étapes pour passer d’une colonie à l’autre.

M. Eyre se mit en route sans autre escorte que trois indigènes et un européen qui l’avait accompagné dans ses expéditions précédentes et lui était entièrement dévoué ; il emmenait aussi quelques chevaux et quelques bœufs ; des barils pleins de farine et des barils vides, pour faire provision d’eau, composaient tout son bagage. Les difficultés de la marche apparurent bientôt. Le bord de la mer que suivaient les voyageurs est un plateau de craie rongé au pied par les vagues et couvert à sa surface par d’épais buissons qui s’étendent à perte de vue vers l’intérieur. Sur d’étroites dunes de sable, entassées par le vent, croissent çà et là des herbes maigres et à demi desséchées. Pendant le jour, un vent brûlant chargé de sable souffle de l’intérieur ; le soir, il est refoulé par une brise glaciale qui arrive de l’océan. À des distances de 200 à 300 kilomètres, on rencontre de petits amas de sable, et, en creusant jusqu’à la craie, on peut recueillir un peu d’eau saumâtre à la surface du roc. Ce fut la seule eau à peu près potable que les voyageurs rencontrèrent pendant leur longue pérégrination. Ils restaient quelquefois une semaine entière sans pouvoir renouveler leur provision. Pendant les premiers jours qui suivaient la découverte d’une fontaine, les chevaux marchaient volontiers et portaient sans peine les bagages ; puis, quoique le poids diminuât peu à peu, comme le panier d’Ésope, à mesure que l’on vidait les barils, leurs forces déclinaient ; il fallait abandonner sur la route une partie du chargement. Au cinquième ou sixième jour, les bêtes de somme étaient incapables de se traîner plus loin. Alors M. Eyre continuait son chemin, avec ses acolytes, en emportant les barils vides jusqu’au plus prochain mamelon. Le puits creusé, les hommes rafraîchis, on revenait en arrière pour sauver les animaux eux-mêmes et pour rechercher les bagages dont ils s’étaient allégés !

Il y avait deux mois que la petite troupe était en route, et déjà elle avait accompli la moitié du trajet, lorsqu’un affreux malheur vint s’ajouter aux périls et aux privations du voyage. À l’une des haltes de nuit, tandis que M. Eyre s’était éloigné du camp pour surveiller les chevaux qui paissaient au hasard, le fidèle Européen qui l’avait accompagné fut assassiné par deux des indigènes, et ceux-ci, après avoir commis ce meurtre, s’enfuirent dans le bush en emportant tout ce qu’ils purent prendre d’eau et de farine. On comprend le désespoir du malheureux abandonné dans le désert, sans provisions, avec un natif sur la fidélité duquel il n’osait plus compter. Il fut contraint de tuer les chevaux l’un après l’autre et de se nourrir de leur chair cuite au soleil. Heureusement les falaises s’abaissèrent ; une route plus facile lui permit de suivre le bord de la mer, où de temps en temps il attrapait quelques poissons. Enfin un baleinier français qui croisait dans ces parages le prit à son bord et le conduisit à peu de distance de la colonie d’Albany. Ce voyage, accompli au prix de tant de fatigues, n’eut d’autre résultat que de prouver la stérilité absolue de la Terre de Nuyts ou du moins de la partie de cette région qui avoisine la mer, car il est encore permis de croire que l’on trouverait à l’intérieur un chemin plus praticable. Toutefois aucune nouvelle tentative n’a été faite dans cette direction.

Ce fut M. Sturt, l’heureux explorateur du cours de la Murray, qui reprit, peu d’années après, la direction des expéditions vers le nord. Il se mit en route pendant l’hiver de 1844[6] à la tête d’un parti de seize hommes ; il avait pour premier lieutenant M. Poole et pour second M. Stuart, qui depuis s’est illustré lui-même en atteignant le premier le centre du continent et en le traversant tout entier d’une mer à l’autre. Afin d’éviter les pays désolés qu’Eyre avait déjà parcourus sans succès, Sturt, se dirigeant plus, à l’est, voulait remonter d’abord la vallée de la Murray, puis un de ses affluens, le Darling, dont les bords étaient en partie colonisés, et ne quitter cette dernière rivière qu’au moment où elle s’écarterait trop de la direction vers le nord, qui lui était assignée. Il accomplit sans danger cette première partie de son voyage ; mais ensuite il se trouva dans un district stérile, entrecoupé ça et là de petites vallées, — ce que l’on appelle creek dans la langue coloniale, — où l’eau se conservait dans des étangs entourés de maigres arbustes et d’un peu de verdure. C’étaient de véritables oasis au milieu du désert. Les premières chaleurs survinrent bientôt, desséchant tout à la ronde ; en dehors de la vallée où l’expédition s’était arrêtée, les ruisseaux étaient sans eau, l’herbe était brûlée par le soleil. Sturt se vit donc enfermé dans le désert sans pouvoir avancer ni retourner sur ses pas.

Ce que souffrirent les voyageurs dans cette prison d’un nouveau genre, il est à peine possible de le concevoir. Six mois durant, il ne tomba pas une goutte d’eau. La chaleur devenait excessive et tellement insupportable qu’il fut nécessaire de creuser une caverne dans le sol pour servir d’abri au milieu de la journée. Le bois et la corne se fendillaient. La laine des moutons et les cheveux des hommes cessaient de croître ; les ongles devenaient friables comme du verre. Nourris de viandes salées et abreuvés d’eau saumâtre, ils furent bientôt attaqués du scorbut. L’existence de toute la troupe dépendait du petit étang qui était près d’eux, et qui heureusement ne fut pas desséché. Lorsque l’automne revint et que les premières pluies tombèrent, M. Poole, épuisé par les privations, succomba et fut enterré sous une pyramide de pierres dans le voisinage d’une montagne qui a conservé son nom, monument durable des souffrances que ses compagnons et lui avaient ressenties.

Loin d’être découragé par ce pénible début, Sturt résolut de mettre à profit l’hiver qui revenait pour pénétrer plus avant. À une centaine de kilomètres au-delà du point où il venait de rester si longtemps confiné, il découvrit une nouvelle vallée suffisamment verte et arrosée pour que la troupe pût y faire un long séjour. Laissant alors dans ce dépôt la majeure partie de son détachement, il essaya de pousser une pointe au nord-ouest dans la direction du centre, suivi seulement de quatre hommes et de quelques chevaux. Le pays présentait toujours l’apparence d’un désert ; de longues dunes de sable courant parallèlement de l’est à l’ouest donnaient à toute la contrée l’apparence d’un océan qui eût été solidifié tout d’une pièce. Il n’y avait nulle trace d’eau ni apparence que ces ondulations du sol fassent dues à l’action d’un courant. Le vent seul, soufflant toujours dans le même sens, devait avoir amassé les sables en collines d’une monotone uniformité. Puis tout à coup les dunes cessèrent et firent place à une plaine immense, toute jonchée de cailloux roulés. Sur le sol d’une aridité absolue, il n’y avait ni eau, ni herbe, ni buisson. Les chariots et les chevaux passaient sans y laisser de trace. À la limite de cette plaine, connue sous le nom de Désert pierreux de Sturt, les voyageurs trouvèrent une autre plaine non moins aride, quoique d’une nature argileuse, et sillonnée de larges fissures que les chevaux évitaient avec peine. Toute cette région avait l’apparence du lit d’un immense torrent, de plus de cinquante kilomètres de large, où les eaux auraient roulé avec impétuosité, broyant et entraînant tout sur leur passage. Enfin les dunes de sable reparurent, et la petite troupe put se rafraîchir et reprendre quelque repos dans une étroite vallée où un mince ruisseau, la rivière d’Eyre, conservait encore une légère quantité d’eau. Sturt désirait ardemment continuer sa route dans la même direction ; si désolé que fût le pays où il s’était avancé, il touchait enfin à cette mystérieuse région centrale que nul n’avait encore abordée. Quelques jours encore, et le centre du continent serait atteint. En réalité, l’expédition était alors bien plus rapprochée du golfe de Carpentarie que d’Adélaïde, et, n’eut été l’intérêt géographique, elle pouvait retourner sur ses pas, car le triste aspect du pays prouvait abondamment que les colons n’y voudraient jamais pénétrer. Cependant Sturt fit encore deux ou trois étapes en avant jusqu’à ce que l’épuisement de ses compagnons et de ses chevaux l’eût contraint à revenir.

De retour au dépôt où le gros de sa troupe était resté, il repartit une seconde fois en prenant plus au nord, afin de tourner, s’il était possible, le désert pierreux et les plaines de sable qui lui avaient fait obstacle. C’est alors qu’il découvrit la belle et fertile vallée où coule la Rivière-Cooper, vallée devenue fameuse plus tard dans l’histoire (les explorations de l’Australie, parce que ce fut un lieu de relâche, un point de ravitaillement et malheureusement aussi un triste tombeau pour d’autres voyageurs dont il sera bientôt question. Dans cette oasis inattendue se trouvaient des arbres d’une belle venue et des pâturages comme en demandaient les colons d’Adélaïde ; mais au-delà les dunes reparaissaient, puis le désert pierreux, plus large peut-être que sur la route précédente, et les cailloux roulés, qui couvraient le sol au point de ne pas laisser à un arbuste la place de se développer ; rien à l’horizon qui pût indiquer où la stérilité s’arrêterait. Il fallut revenir en toute hâte ; une partie des chevaux, épuisés par une trop longue privation d’eau, fut abandonnée sur la route. D’ailleurs l’été arrivait à grands pas, et personne n’envisageait sans frémir la perspective d’une nouvelle captivité de six mois dans le désert. L’expédition fit une prompte retraite vers les bords hospitaliers du Darling, et put entrer sans accidenta Adélaïde après une absence de dix-neuf mois. N’ayant rien appris sur eux depuis leur départ, on les croyait perdus ; cependant à la joie de leur retour se mêlait un vif sentiment de déception, car l’impression générale que Sturt et ses compagnons rapportaient de ce long et pénible voyage était l’impossibilité absolue de pénétrer à l’intérieur du continent.

Il semble que la mort de Kennedy et de Leichhardt dans le nord-est et l’insuccès de Sturt dans la région centrale aient arrêté longtemps ceux qui eussent été tentés de les imiter. Pendant dix ans, de 1848 à 1858, on paraît craindre de s’engager dans l’intérieur, et il n’est plus question que de voyages sur les côtes occidentale et septentrionale. Dans le nombre, on remarque surtout les expéditions des frères Gregory. Pendant la campagne hydrographique qu’il avait accomplie autour de l’Australie de 1837 à 1843 pour lever le plan des côtes, le capitaine Stokes avait reconnu au nord du continent l’embouchure de plusieurs rivières, et les avait quelquefois remontées en canot jusqu’à 100 ou 200 kilomètres. Des vallées bien boisées et bien irriguées, de larges cours d’eau peuplés de crocodiles et d’alligators, des prairies naturelles entremêlées d’arbustes et animées par le ramage d’innombrables perroquets, tel était l’aspect de ces contrées où la nature des tropiques se développait dans toute sa splendeur. Des essais de colonisation furent faits en divers points de la côte, entre autres à Port-Essington, mais ne réussirent pas, sans doute en raison de l’isolement de cet établissement et peut-être aussi parce que le climat tropical convenait moins aux émigrans que la zone plus tempérée du sud. Les expéditions de découvertes manquaient donc d’une base d’opérations. Néanmoins Augustus Gregory, sous les auspices de la Société royale de géographie de Londres et avec l’aide du gouvernement anglais, entreprit en 1856 de pénétrer par cette voie au centre du continent. Après être sorti du bassin de la rivière Victoria, il se vit au milieu d’impénétrables broussailles qui retardaient sa marche, et eut souvent affaire à des tribus indigènes d’apparence assez hostile. Il ne put dépasser le vingtième, degré de latitude. Deux ans après, il entreprenait un nouveau voyage dans une région différente, et, parti de Brisbane, au nord de Sydney, il s’avançait vers la rivière Victoria de sir Thomas Mitchell, à la recherche de l’infortuné Leichardt. Il descendit ce cours d’eau et reconnut que la rivière Cooper de Sturt n’en est que la continuation. Par une coïncidence bizarre, Mitchell et Sturt s’étaient trouvés en 1845 dans le bassin de la même rivière et à peu de distance l’un de l’autre sans s’en douter. Gregory, poursuivant encore sa route dans le même sens, vit que cette vallée aboutissait au lac Torrens, découverte qui éclairait d’un nouveau jour la topographie de l’Australie. De même que la Murray réunit et déverse dans la mer, près du Golfe-Spencer, tous les ruisseaux issus des montagnes qui sont à l’occident de Sydney, de même les montagnes plus septentrionales donnent naissance à un immense cours d’eau qui, sous le nom de rivière Victoria, rivière Cooper, traverse obliquement tout le continent dans une direction parallèle au Darling et à la Murray, et vient se jeter dans le bassin du Torrens. À ce fleuve, que sa longueur et la largeur de son lit feraient classer parmi les plus importans du globe, il ne manque que de l’eau. Pendant une partie de l’année, c’est un canal desséché où les voyageurs périraient de soif, s’ils ne rencontraient de petits étangs qui conservent un peu d’eau à l’abri des arbres qui les ombragent ; c’est ce que les Anglais appellent broken river, régime habituel des rivières dans les pays chauds et peu accidentés.

Sur la côte occidentale, Frank Gregory, frère du précédent, explora aussi le bassin de plusieurs rivières sans jamais s’éloigner beaucoup de la côte ; mais ces voyages, utiles au point de vue de la colonisation, qui en était le principal mobile, n’ajoutèrent que peu de chose à la géographie générale du continent. Ce qui fut reconnu certain, c’est que, malgré un climat très variable et des eaux de mauvaise qualité, la côte occidentale offrait quelques plateaux d’assez bonne nature pour nourrir de nombreux troupeaux, et que le bassin des rivières contenait plus de terres labourables qu’il n’était besoin pour suffire à l’alimentation des propriétaires.

Cependant les habitans d’Adélaïde ne pouvaient se résoudre à rester renfermés dans les plaines de la Murray. À mesure que leurs troupeaux se multipliaient, ils avançaient peu à peu vers le nord et créaient des stations dans des districts réputés inhabitables. Les concessions de terrains compensaient par l’étendue ce qui leur manquait en fertilité, et les établissemens européens, au lieu d’être limitrophes comme sur les bords de la Murray, s’espaçaient de trente à quarante kilomètres les uns des autres. On en vint par des progrès insensibles à créer des stations dans le voisinage du Mont du Désespoir, au milieu de la contrée sèche et salée qui avait rebuté Eyre quinze ans auparavant. De nombreux explorateurs, Swinden, Warburton, Babbage, fouillèrent dans tous les sens la région mystérieuse du Torrens et y reconnurent plusieurs bassins distincts. Au lieu d’une seule et unique dépression, on a trouvé le lac Eyre, le lac Gregory, le lac Torrens proprement dit, qui sont à des niveaux différens et séparés par de petites chaînes de collines. Enfin Stuart, le plus habile ou du moins le plus heureux des bushmen de l’Australie, fit en 1858 une expédition à l’ouest du Torrens et y découvrit un district d’une grande étendue, bien arrosé par des sources naturelles et couvert de l’herbe fine de kangurou, que les troupeaux préfèrent à toute autre. En récompense de cette belle découverte, le gouvernement local fit don à Stuart d’une vaste concession de terrain dans le pays qu’il venait d’ouvrir à ses compatriotes. Les colons l’y suivirent rapidement, et prirent pied, dans toutes les directions, à de grandes distances du bord de l’océan. Ces stations nouvelles, éloignées du littoral de plusieurs journées de marche, allaient devenir la base des opérations des explorateurs et le premier échelon de leurs nouvelles courses vers le centre. Nous arrivons à l’année 1860 et aux grandes expéditions qui ont soulevé le voile et révélé les secrets de l’intérieur du continent.

Peut-être, avant d’aller plus loin, est-il nécessaire d’adoucir l’impression un peu sombre que ces récits de voyages auront laissée dans l’esprit. Comment expliquer, dira-t-on, le prodigieux développement pastoral et agricole du nouveau continent, si le colon y rencontre tant de steppes et de saharas ? Comment l’Australie peut-elle, si l’eau manque à chaque pas que l’on fait dans l’intérieur, nourrir un million d’habitans et élever vingt millions de têtes de bétail ? La réponse est facile, et la contradiction n’est qu’apparente. Les explorateurs ne nous font connaître que les mauvaises parties du territoire. Dans les districts fertiles, on n’avait pas besoin d’eux, ou bien leurs pérégrinations n’eurent rien de pathétique ni d’émouvant. Telle fut la longue promenade que Leichhardt accomplit en 1844 à travers la région du nord-est. Des montagnes d’une hauteur médiocre qui n’offrent pas des escarpemens inaccessibles comme les alpes australiennes de la Nouvelle-Galles du sud, de vastes plateaux assez élevés au-dessus du niveau de la mer pour n’avoir pas l’aridité des plaines, de frais ruisseaux au fond de chaque vallée, une brise délicieuse qui modère les chaleurs du tropique, un sol d’alluvion où les plantes des climats chauds croissent sans culture et les productions des pays tempérés s’acclimatent sans peine, tout ce qui peut favoriser la colonisation se trouve réuni dans ce coin du continent. La Terre de Gipps, dans la province de Victoria, située à l’est de Melbourne, entre les Alpes et l’Océan, n’est pas moins bien partagée, quoique sous un climat plus tempéré. La végétation y a une apparence luxuriante, et de belles rivières, navigables jusqu’à cent ou deux cents kilomètres de leur embouchure, porteront bientôt des bateaux à vapeur qui viendront prendre les produits du sol. Sur la côte septentrionale, le capitaine Stokes donnait le nom de Terre promise aux plantes qu’il venait de découvrir au fond du golfe de Carpentarie. Cette réunion bizarre de terres fertiles et de terres stériles assez rapprochées les unes des autres est un des caractères saillans de la nature australienne. Ce fut un encouragement pour les colons à pénétrer plus avant. Au-delà des déserts de sable, on espérait toujours trouver l’eau, la végétation et la vie.


II

Vers l’année 1860, ce que l’on connaissait du régime fluvial de l’Australie et les explorations dirigées le long de cet immense et stérile cours d’eau qui, sous le nom de Rivière-Victoria, Rivière-Cooper, traverse obliquement le continent, avaient sans doute ébranlé la croyance à une mer centrale ; mais l’intérieur était encore fermé, et les tentatives désespérées de Sturt faisaient croire qu’il serait à jamais impossible de passer d’une mer à l’autre. L’opinion la plus répandue et certainement la plus probable à cette époque, d’après les résultats antérieurs, considérait la région centrale comme un steppe, sans eau et sans verdure. Cette énigme géographique, en apparence insoluble, allait être résolue, en l’espace de quelques mois, par plusieurs explorateurs et par diverses voies.

Assuré d’un lieu de ravitaillement dans le district que, deux ans plus tôt, il avait découvert à l’ouest du lac Torrens, Stuart se mit en route au mois de mars 1860, c’est-à-dire à l’automne, avec l’intention de s’avancer vers le centre. Il n’était accompagné que de deux amis. Le pays était bien un peu sec et couvert de broussailles qui embarrassaient la marche ; néanmoins la petite troupe franchit aisément ces obstacles. Un mois après son départ, elle se trouvait dans de grandes plaines entrecoupées de petites chaînes de montagnes et de vallées. Le sol était couvert de verdure ; l’avoine sauvage croissait admirablement sur le bord des rivières à l’ombre des gommiers. L’eau était abondante dans les étangs qui occupaient le fond des ravins, et la végétation qui entourait ces réservoirs naturels donnait lieu de croire qu’ils n’étaient jamais desséchés. L’herbe poussait même dans les champs pierreux que les voyageurs traversaient de temps à autre. C’était en résumé un excellent pays pour l’industrie pastorale. Sept semaines après avoir quitté les dernières stations de squatters, Stuart arrivait au point central du continent. À quelques kilomètres de là était une montagne, le mont Stuart[7], dont les voyageurs firent l’ascension. Parvenus au sommet, ils érigèrent une pyramide en pierres, et, arborant au haut d’une perche le pavillon britannique, saluèrent de trois hurras les couleurs nationales. L’expédition poursuivit ensuite sa route vers le nord sur un terrain recouvert d’arbrisseaux et de buissons épineux où les hommes et les chevaux eurent beaucoup à souffrir. Lorsqu’ils eurent dépassé le 19e degré de latitude, ils furent arrêtés par le nombre et l’attitude hostile des indigènes qui les entouraient, et furent contraints de revenir en arrière, ayant parcouru 2,600 kilomètres depuis leur départ d’Adélaïde et n’en ayant plus que 400 à franchir pour atteindre les bords du golfe de Carpentarie. Il est juste de rappeler que Gregory, qui, quelques années plus tôt, était descendu du nord au sud en partant de l’embouchure de la Rivière-Victoria, avait pénétré jusqu’au 20e degré de latitude, en sorte que la mission de 1860 eut le double mérite de passer au centre du continent et de parcourir dans toute son étendue la région intermédiaire qui n’avait pas encore été visitée. Le but principal, qui était de passer d’une mer à l’autre, n’était pas encore atteint ; mais il s’en fallait de bien peu.

L’événement prouvait que la traversée complète ne pouvait se faire sans dangers que si l’on réunissait une troupe assez nombreuse pour résister aux sauvages. C’est pourquoi l’année suivante Stuart, se remit en route avec onze hommes et quarante-neuf chevaux, en suivant le chemin qu’il avait déjà parcouru. Fait bizarre : il n’avait pas plu depuis douze mois, car les traces du voyage précédent étaient encore visibles en quelques endroits. Dans la vallée où il avait fallu rebrousser chemin, il ne se trouvait cette fois aucun indigène. Au-delà venaient encore des forêts d’arbustes impénétrables, des plaines tantôt vertes et tantôt desséchées et des ravins avec des mares d’eau stagnante entourées de gommiers. Enfin l’expédition vit plus loin une immense plaine desséchée dont la monotonie n’était rompue que par des collines de sable rougeâtre où s’élevaient d’épais fourrés. Il était impossible de s’engager au milieu des buissons épineux de ce pays inhospitalier. De quelque côté que l’on essayât de se frayer un chemin, c’étaient toujours des bois, des sables, des pâturages ; mais pas une goutte d’eau malgré les pluies abondantes qui tombaient de temps en temps. Après de nombreuses tentatives en diverses directions, Stuart dut renoncer à pénétrer plus avant. Les provisions qu’il avait emportées allaient être consommées ; les chevaux étaient épuisés par la privation d’eau ; les hommes, fatigués et rebutés par ces échecs successifs, auraient eu à peine la force de regagner Adélaïde. L’expédition revint donc sur ses pas, alors qu’elle n’était plus qu’à 150 kilomètres du bassin de la Rivière Victoria ; mais, quoiqu’elle n’eût pas tout à fait atteint son but, qui était de traverser entièrement le continent, elle avait obtenu des résultats importans. Il était démontré que le pays au-delà du centre contenait de vastes plaines basses dont le terrain argileux convenait à l’élève du bétail, et que de larges étangs d’eau permanente, espacés à de faibles distances, suffiraient à abreuver de nombreux troupeaux pendant l’année tout entière. Seulement ces plaines argileuses se transforment souvent en marécages pendant la saison des pluies et se dessèchent rapidement ensuite, sans doute par l’effet d’une évaporation trop active.

Stuart repartit encore l’année d’après, en 1862, et parvint sans encombre au point où il avait été forcé de s’arrêter. Cette fois il put éviter le désert sablonneux et les forêts épineuses en appuyant plus à l’est. La contrée était praticable, les indigènes que l’on rencontrait étaient d’humeur pacifique ; cependant il était nécessaire de les tenir à distance, parce qu’ils allumaient l’herbe sèche et les broussailles, ce qui mettait en danger les voyageurs et leurs bêtes de somme. À mesure que l’expédition approchait de la mer, le pays semblait plus riche : le sol, formé d’alluvions noirâtres, était couvert d’herbes exubérantes où les hommes disparaissaient tout entiers ; la nature des tropiques se manifestait par des bouquets de palmiers ; les rivières, qui devenaient permanentes et plus larges, contenaient d’excellens poissons, précieuse ressource pour des hommes réduits depuis leur départ à ne consommer que des viandes salées. Stuart savait par ses observations astronomiques qu’il devait être très près de la côte ; les arbres étaient plus petits et rabougris, comme il arrive partout à proximité de l’océan. Enfin il entendit dans le lointain le grondement bien connu des vagues. Quelques pas encore et l’Océan-Indien s’offrit aux voyageurs ravis, but suprême de tant d’efforts et de fatigues. Le point où ils avaient touché la côte est voisin du cap Hotham, dans le golfe de Van-Diémen et à une faible distance à l’est de l’embouchure de la Rivière-Adélaïde. On arbora au haut d’un arbre le drapeau britannique au milieu duquel était brodé le nom du chef de l’expédition ; une boîte en fer-blanc fut enfouie au pied avec une courte relation du voyage, et la troupe se remit en route pour revenir vers le sud. Le retour ne fut pas heureux. Les noirs devinrent menaçans et entourèrent les voyageurs en poussant leur cri de guerre ; il fallut quelques coups de feu pour les tenir à distance ; puis Stuart fut pris du scorbut, et devint malade au point de ne pouvoir plus se tenir à cheval. Néanmoins l’expédition put rentrer sans pertes à Adélaïde après une absence de neuf mois. La population européenne fit un accueil magnifique et bien mérité à l’aventureux bushman, qui venait de lui ouvrir de si vastes domaines. Vingt mille colons allèrent, dit-on, au-devant de lui, avec le gouverneur de l’Australie-Méridionale à leur tête, et la législature de cette province lui décerna généreusement le prix de 50,000 francs qu’elle avait fondé en 1859 pour récompenser le premier qui traverserait le continent.

Les résultats les plus intéressans de ce troisième voyage sont dus à un naturaliste, M. Waterhouse, qui faisait partie de la mission, et qui a rapporté de nombreuses observations sur les contrées traversées. Par malheur, ce savant n’avait à sa disposition ni thermomètre ni baromètre, en sorte qu’il ne reste que des renseignemens très vagues sur le climat et l’altitude du pays. Les instrumens de précision sont difficiles à conserver lorsqu’on n’a d’autres moyens de transport que les bêtes de somme. Une partie des collections de botanique et de minéralogie fut perdue pour la même raison. M. Waterhouse divise le pays, au long du diamètre australien qu’il a parcouru, du Golfe-Spencer au golfe de Van-Diémen, en trois régions distinctes bien caractérisées. La première, en venant du sud, s’étend jusqu’aux environs du 27e degré de latitude ; elle est remarquable par la nature saline du sol et par de nombreuses sources qui jaillissent au milieu des plaines, et dont l’orifice est en général au sommet d’un petit mamelon conique : c’est le produit des dépôts successifs abandonnés par les eaux qui sont surchargées de sels de soude et de chaux. Le même effet a été observé déjà, on le sait, dans bien d’autres contrées. Les eaux de source sont aussi imprégnées de gaz, d’hydrogène carboné sans doute, qui leur donne une odeur désagréable. Cependant elles sont potables, et la région dont il s’agit, à part la sécheresse de l’été et la rareté de la végétation en certaines parties sablonneuses, convient bien à l’industrie pastorale qui s’y est déjà introduite. La nature saline du terrain paraît être plutôt favorable que nuisible aux bestiaux. La seconde région, comprise entre les 27e et 17e degrés de latitude, ne produit guère qu’une grosse herbe de saveur acre, que les colons désignent sous le nom « d’herbe de porc-épic. » Cette plante pousse d’habitude entre les buissons et indique un sol pauvre ; cependant les troupeaux s’en contentent. Au fond des ravins, on trouve des pâturages plus riches et des gommiers. La contrée offre l’aspect d’une plaine coupée par des chaînes de collines qui ne s’élèvent pas à plus de 500 ou 600 mètres. L’eau est rare ; peu de rivières conservent de l’eau pendant toute l’année, et la plupart ne sont que des mares stagnantes. Stuart ayant retrouvé d’une année à l’autre les traces de son passage sur le sol, il paraît probable qu’il n’y a pas de saison pluvieuse régulière, et que la faible quantité de pluie qui tombe accidentellement est bientôt enlevée par l’évaporation. Enfin la troisième région, qui s’étend entre le 176 degré de latitude et la mer des tropiques, présente d’abord des plaines d’alluvions assez fertiles où les arbres sont cependant encore rabougris, puis des vallées d’un bon sol noirâtre où la végétation est luxuriante, où l’eau est abondante, où les productions variées des tropiques croissent sans soins et sans culture. La canne à sucre et le cotonnier pourront se développer là sur d’immenses surfaces qui leur conviennent au mieux. Les indigènes paraissent aussi être beaucoup plus nombreux dans cette dernière région crue partout ailleurs. Petits, maigres, chétifs, sauvages, mais rarement hostiles, ils redoutent d’instinct l’approche des blancs, et allument devant eux de grands feux de broussailles et d’herbes sèches, comme s’ils voulaient arrêter ces intrus qui leur raviront un jour les domaines dont ils jouissaient paisiblement jusqu’alors.

Tels sont les voyages qui ont fait à Stuart une réputation brillante au nombre des plus intrépides explorateurs de l’Australie. Le premier, il a su rompre le charme qui enveloppait encore le centre du continent. Il a montré aux colons d’immenses espaces à occuper, il a accompli ces pérégrinations périlleuses sans jamais compromettre la vie de ses compagnons ; mais il n’eut pas le mérite d’être le premier à traverser le continent d’une mer à l’autre. Au moment où il s’engageait dans sa troisième expédition, deux autres voyageurs, Burke et Wills, partis de Melbourne, étaient arrivés déjà au golfe de Carpentarie ; moins heureux, ils ne purent jouir de leur triomphe et succombèrent en revenant vers leur point de départ.

Les découvertes géographiques, un peu négligées depuis quelques années, avaient repris vers 1858 une grande place dans les préoccupations des Australiens. Quelques colons de la province de Victoria se mirent à la tête du mouvement. Un comité se forma, sous les auspices de la Société royale de Melbourne, pour recueillir les souscriptions privées. La législature locale mit à la disposition de ce comité une somme de 225,000 francs, dont le tiers était destiné à l’achat de chameaux que l’on fit venir de l’Inde. Vingt-quatre de ces animaux, choisis en partie parmi les meilleurs coureurs et en partie parmi les plus robustes, arrivèrent en effet à Melbourne au commencement de l’année 1860, et six autres, que des spéculateurs avaient amenés d’Arabie, furent achetés comme renfort. Lorsqu’il s’agit d’organiser le personnel de l’expédition, le comité de Melbourne fut assez embarrassé. La colonie de Victoria, n’ayant jamais eu de vastes espaces à explorer, manquait de bushmen, et tous les hommes qui s’étaient fait un renom d’expérience et d’énergie dans les voyages d’exploration, Gregory, Warburton, etc., étaient occupés dans leurs provinces respectives. Enfin le choix s’arrêta sur Robert O’Hara Burke, jeune homme d’origine irlandaise qui était depuis quelques années dans la colonie. Burke, ancien cadet de l’académie de Woolwich, avait servi dans l’armée autrichienne avant 1848. Il fut ensuite placé dans la force publique irlandaise et échangea cette position peu après pour un emploi analogue en Australie. Au moment de la guerre de Crimée, il était retourné en Europe avec l’espoir de rentrer au service militaire ; mais, arrivé trop tard pour suivre la campagne, il était reparti pour reprendre ses fonctions dans la province de Victoria, et s’en était acquitté de façon à se rendre très populaire dans les principales villes qui avoisinent les mines d’or. Son amour bien connu pour les aventures, le désir de se distinguer qu’il manifestait en toute occasion, le désignèrent au choix du comité ; il reçut le commandement de l’expédition projetée et s’occupa tout de suite, avec son activité habituelle, des préparatifs de l’entreprise.

John Wills, qui fut adjoint à Burke et chargé des observations astronomiques et météorologiques, avait fait en Angleterre, où il avait été élevé, de bonnes études scientifiques et s’était adonné plus spécialement à l’astronomie depuis son arrivée dans la colonie. Il était alors attaché à l’observatoire de Melbourne. Un médecin, un géologue, un lieutenant et neuf hommes d’escorte, scrupuleusement triés parmi de nombreux candidats, composaient, avec trois Indiens, tout le personnel. Les chevaux et les voitures avaient été soigneusement choisis ; des approvisionnemens de tout genre étaient préparés pour suffire à un voyage de dix-huit mois. Les ressources considérables dont le comité disposait permirent d’équiper largement cette petite troupe, dont on attendait de grands résultats ; aussi ce fut un événement public que de la voir défiler dans les rues de Melbourne le 20 août 1860, jour de son départ. Il avait été convenu qu’elle se rendrait vers la Rivière-Cooper, où elle établirait un dépôt de vivres, et qu’ensuite elle se dirigerait vers le golfe de Carpentarie. On fut longtemps sans entendre parler de l’expédition. Onze mois seulement après son départ, le bruit se répandit à Melbourne que plusieurs hommes de l’escorte étaient morts du scorbut, et que MM. Burke et Wills, qui s’étaient engagés seuls dans l’intérieur, en emportant des provisions pour trois mois seulement, n’avaient pas encore reparu. Voici ce qui était arrivé.

La marche avait été très lente entre Melbourne et la Murray, et de cette rivière jusqu’au Darling. L’immense quantité de provisions que l’on emportait pour former un dépôt permanent retardait le convoi. Les chameaux étaient indisciplinés et difficiles à diriger. De plus, Burke, avec un caractère raide et ombrageux, s’était aliéné, paraît-il, l’esprit de ses inférieurs, et plusieurs d’entre eux l’abandonnèrent à Menindie, dernière station habitée sur le Darling, à 600 ou 700 kilomètres de Melbourne. Avant de quitter ce camp, la troupe fut reconstituée et s’adjoignit un nouvel officier, M. Wright, bushman expérimenté. Plusieurs hommes et une partie des chameaux furent laissés en arrière avec l’excédant de bagages qui alourdissait la marche. On repartit le 19 octobre, et sans autre accident on arrivait à la Rivière-Cooper le 20 novembre. C’était plus que la moitié du trajet total entre Melbourne et le golfe de Carpentarie, mais c’était la moitié la plus facile, puisque le pays était déjà connu ; d’ailleurs l’été était commencé, saison peu favorable pour s’engager dans une contrée déserte où l’on devait craindre la sécheresse. Effectivement, en se dirigeant vers le nord et le nord-ouest, on retombait sur le désert pierreux de Sturt et sur les dunes de sable dont ce voyageur avait fait une peinture si désolante. Wills s’avança seul dans cette direction avec trois chameaux, fit 140 kilomètres sans trouver de l’eau, et revint au campement avec beaucoup de peine. Encouragé quelques jours plus tard par de fortes pluies qui avaient dû rendre le terrain plus praticable, Burke se résolut à marcher au nord, en laissant en arrière une partie de ses hommes. Il partit avec Wills, un ancien soldat, King, et un colon, Gray, qu’il avait recruté à Menindie. Il emmenait six chameaux et un cheval chargés de vivres pour trois mois. Le reste de la mission devait attendre son retour pendant trois mois, dans un poste entouré de palissades que l’on avait construit, et se mettre, s’il était possible, en communication avec les établissemens européens de la vallée du Darling.

Qu’advint-il à Burke et à ses trois compagnons d’infortune dans les solitudes où ils venaient d’entrer ? On ne le sait que par le journal de voyage qui a été retrouvé et par la narration incomplète du seul survivant. Le désert de Sturt, qu’ils traversèrent d’abord, ne paraît pas leur avoir laissé l’impression navrante que le premier explorateur en avait rapportée. Quoiqu’il n’y eût sur le sol aucune trace d’humidité, l’herbe poussait çà et là entre les cailloux. Au-delà se présentaient des pâturages, des étangs dans des ravins, des rivières même. De temps en temps on apercevait des indigènes ou des traces de leur récent passage. Puis l’eau devient abondante, la végétation plus active, le paysage prend un aspect moins monotone ; tout annonce la proximité de la mer. En effet, le 11 février 1861, Burke et Wills, qui avaient encore laissé leurs deux compagnons un peu en arrière pour veiller sur les chameaux épuisés de fatigue, arrivent sur les bords d’une rivière où la marée se faisait sentir. Ils ne peuvent apercevoir l’océan, car des marécages couverts de buissons inextricables les empêchent d’avancer ; mais ils observent nettement le flux et le reflux des eaux. Le but de leur voyage était atteint ; il n’y avait plus qu’à songer au retour. Les notes que les explorateurs ont laissées deviennent plus succinctes et permettent à peine de soupçonner ce qui leur arriva. Le cheval et les chameaux périrent ; les provisions étaient épuisées. Gray, le plus robuste de ces infortunés voyageurs, succomba aux fatigues et aux privations de toute nature. Enfin, quand après cinq mois d’absence, le 21 avril, ils rentrèrent au dépôt de la Rivière-Cooper, où ils croyaient trouver des secours, le dépôt était abandonné. Épuisés, sans forces, sans provisions, ils étaient seuls dans le désert, à 500 kilomètres de tout établissement européen. Tout leur manquait, même les moyens de transport, car de leurs bêtes de somme il ne restait plus que deux chameaux. En cherchant de tous côtés pour s’assurer que le camp n’était pas simplement changé d’emplacement, ils virent gravé sur un arbre le mot dig, et, en fouillant au pied, trouvèrent des provisions et une note que l’on avait laissée à leur adresse pour expliquer les motifs du départ. Cette note était datée du 21 avril au matin ; il y avait quelques heures seulement que leurs compagnons s’étaient remis en route.

Burke, au moment de partir de la vallée du Cooper pour se diriger vers le nord, avait recommandé à Brahe, qui commandait le dépôt en l’absence du chef, de l’attendre trois mois, ou même plus, si les approvisionnemens étaient suffisans. Brahe comptait être ravitaillé par le détachement qui était resté en arrière à Menindie, sur le Darling, sous le commandement de Wright ; mais ce dernier, ayant perdu plusieurs de ses chevaux, n’avait plus à sa disposition des moyens de transport suffisans. Bref, il séjourna trop longtemps à Menindie, et ne se mit en route qu’à la fin de janvier, au milieu de l’été. Pendant ce temps, le détachement de la Rivière-Cooper avait consommé ses provisions. Harcelés par les indigènes, malades du scorbut, les hommes qui le composaient désespéraient de voir revenir Burke et ses trois compagnons. Craignant de n’avoir plus la force de rentrer dans les districts habités, ils se mirent en marche pour revenir, et au bout de trois ou quatre étapes ils rencontrèrent Wright et sa troupe, qui arrivait enfin avec des vivres et des secours. Brahe et Wright, une fois réunis, jugèrent bon de retourner encore une fois à la Rivière-Cooper. Ils se retrouvèrent donc au dépôt peu de jours après que Burke y était arrivé ; mais, ne voyant aucun indice de changement, ils ne prirent pas le soin de fouiller la cachette où Burke venait d’enterrer son journal de voyage, et ils repartirent aussitôt, pour rentrer définitivement sur le Darling. Lorsque plus tard on connut l’étrange coïncidence qui avait réuni les trois détachemens à leur insu, à quelques pas l’un de l’autre, il y eut une explosion d’indignation contre la conduite égoïste ou imprudente de Wright et de Brahe, qui étaient repartis sans se livrer à des recherches suffisantes, et qui auraient, en tardant un peu, sauvé la vie des voyageurs absens. Il ne paraît pas cependant que ces reproches soient fondés. On était au plus mauvais moment de l’année pour séjourner dans cette région ; les indigènes étaient très hostiles, le scorbut faisait d’affreux ravages dans le personnel de l’expédition ; quatre hommes périrent avant que la troupe ne fût rentrée dans les districts habités, et peut-être, si elle eût tardé davantage, les autres n’eussent-ils pas eu la force de marcher jusqu’au bout.

Burke, Wills et King restaient donc seuls dans la vallée du Cooper, avec cette triste certitude qu’après cinq mois d’absence ils n’avaient manqué leurs compatriotes que de six ou sept heures. Que devaient-ils faire ? Se diriger vers Menindie, à la suite de ceux qui venaient de partir. En réalité, cette résolution les eût sauvés, puisque le détachement revint en arrière peu de jours après son départ ; mais il y avait 600 kilomètres au moins à faire dans cette direction avant d’arriver au Darling, et aucun d’eux n’était capable d’un si long trajet. Avant leur départi de Melbourne, ils avaient entendu dire qu’une station de moutons avait été créée près le Mont du Désespoir, à 250 kilomètres environ au sud-ouest du camp où ils se trouvaient abandonnés. Ils descendirent lentement la vallée du Cooper dans cette direction, en emportant les provisions qui leur avaient été laissées. Bientôt les deux chameaux périrent ; l’eau, les alimens, tout manquait à la fois aux malheureux voyageurs. Ils rencontrent une tribu indigène qui partage avec eux leur nardou, espèce de cryptogame dont les petits grains, écrasés entre deux pierres et transformés en farine, fournissent un assez bon aliment. Au bout de quelques jours, les trois Européens n’eurent même plus la force de broyer leur nourriture journalière. Désespérant de parvenir jamais jusqu’au Mont du Désespoir, ils revinrent près de l’ancien dépôt, et enfouirent dans la cachette qu’ils avaient déjà ouverte la relation de leurs dernières pérégrinations. C’était leur testament ; épuisés par les fatigues et les privations, ils allaient périr d’inanition. Burke mourut le premier ; Wills ne lui survécut que de quelques jours ; quant à King, il réussit à se faire admettre dans une tribu d’indigènes. Ces hommes, dont tant d’autres voyageurs avaient eu à se plaindre, l’accueillirent avec bienveillance, le soignèrent de leur mieux, le nourrirent, comme ils se nourrissaient eux-mêmes, de nardou et de poissons. Au mois de septembre, une petite troupe, envoyée de Melbourne à la recherche des voyageurs perdus, vint enfin l’arracher à cette vie sauvage à laquelle il allait succomber. Cette expédition rendit ensuite les derniers honneurs à Burke et à Wills, qui gisaient encore aux lieux où ils étaient tombés, recueillit leurs papiers et tous les souvenirs de cette longue et cruelle agonie, fin déplorable d’un voyage entrepris sous les meilleurs auspices. La colonie de Victoria fit rapporter à Melbourne les restes de Burke et de Wills, vota des fonds considérables pour élever un monument à leur mémoire, et honora par des funérailles publiques ces hommes qui étaient tombés dans la fleur de l’âge, victimes de leur amour pour la science et les découvertes. La Société royale de géographie à confirmé depuis ces témoignages de la reconnaissance publique en décernant aux héritiers de Richard O’Hara Burke sa grande médaille d’or, la plus haute récompense que puisse accorder cette société savante.

Les voyages de Stuart et de Burke font époque dans l’histoire des explorations de l’Australie : tous deux ont réussi à traverser cet immense continent que l’on regardait avant eux comme impénétrable, et y ont acquis une juste célébrité. Auquel des deux revient la plus grande part de mérite ? C’est une question qu’il n’est peut-être pas hors de propos d’examiner ici. Au moment où Burke se mettait en route, Stuart avait déjà dépassé le centre ; il avait pénétré bien plus loin jet n’avait été arrêté que par l’hostilité des indigènes. L’année suivante, dans son second voyage, lorsque son rival touchait aux rives du golfe de Carpentarie, il était encore repoussé du but par l’épuisement de ses vivres et par les buissons inextricables qu’il avait rencontrés sur son chemin. Lorsque enfin Stuart descendait sur les rivages de l’Océan-Indien, en juillet 1862, il y avait dix-huit mois que Burke avait observé l’effet de la marée sur les bords de la rivière qui fut le terme extrême de. son voyage. Il n’y a donc pas de doute sur la question de priorité, Burke est passé le premier d’une mer à l’autre ; mais, à cela près, les résultats obtenus par Stuart ont infiniment plus de valeur. Burke n’a pas vu la mer, car il s’est arrêté dans les marais qui s’étendent au long de la côte, tandis que Stuart a planté son drapeau au bord même de l’océan. Stuart a coupé le continent par le centre dans sa plus grande largeur ; il a fourni une course bien plus longue à travers les pays inconnus. Ne faut-il pas lui tenir compte aussi de sa prudence et de son habileté en tant que chef d’expédition ? Il n’a perdu aucun de ses compagnons ; il a su les préserver des maladies et accomplir son œuvre avec les seules ressources dont il disposait. L’expédition de Burke, au contraire, a été marquée par des pertes cruelles ; d’une vingtaine d’hommes qui y ont pris part, sept ont péri. Avec les subventions que le gouvernement et ses compatriotes avaient généreusement mises à sa disposition, il n’a pas su prendre les mesures qui assurent le succès. À chaque instant, on sent, dans la relation de son voyage, les marques de l’inexpérience et de l’imprévoyance qui lui ont coûté la vie.

Avant même que l’on eût appris à Melbourne la triste issue de cette expédition, les colons de la province de Victoria s’étaient préoccupés des voyageurs dont ils n’avaient reçu aucune nouvelle depuis longtemps, et lorsque Wright et Brahe rentrèrent dans la colonie sans être accompagnés par Burke, il fut décidé que l’on enverrait d’autres explorateurs à sa recherche. Les autres colonies donnèrent de pareilles preuves de sympathie aux malheureux que l’on supposait être perdus dans le désert. Tandis que le gouvernement de Victoria expédiait au fond du golfe de Carpentarie un bâtiment sur lequel étaient embarqués des chevaux, des hommes, des provisions, tout ce qu’il fallait pour organiser une expédition dont M. Landsborough prit le commandement, la Terre de la Reine faisait partir de Rockampton une autre troupe qui, sous les ordres de M. Walker, se rendait à travers la colonie au point où ce bâtiment devait aborder. En même temps aussi, l’Australie-Méridionale organisait une expédition sous les ordres de M. Mac-Kinlay. Ces trois entreprises n’atteignirent pas le but que l’on s’était proposé, car au moment où elles étaient prêtes à se mettre en route, le sort de Burke et de Wills était déjà connu. Néanmoins elles ont parcouru de vastes espaces de pays nouveaux et ont contribué pour beaucoup aux progrès géographiques, la dernière surtout qui mérite de plus longs développemens en raison du long trajet qu’elle a parcouru et des renseignemens importans qu’elle a recueillis.

M. Mac-Kinlay avait tenu compte, en organisant la mission qu’il allait diriger, de l’expérience que ses prédécesseurs avaient trop chèrement acquise. Il emmenait avec lui six hommes, ce qui était une force suffisante pour résister aux attaques des indigènes. Quatre chameaux et vingt-quatre chevaux portaient les bagages ; il y avait même des chariots, mais on devait les abandonner aussitôt qu’on rencontrerait trop d’obstacles à leur marche. On devait encore s’adjoindre des indigènes qui serviraient de guides ou d’interprètes dans les régions centrales. Quant aux approvisionnemens de vivres, ils étaient assez abondans pour un long voyage. On avait eu soin d’y joindre des substances antiscorbutiques, graine de moutarde, acide citrique, fruits secs, enfin tout ce qui pouvait préserver les voyageurs contre cette affreuse maladie. On se faisait suivre, dans la même intention, d’un troupeau de douze bœufs et d’une centaine de moutons. Enfin les instructions minutieuses données au chef de la mission prescrivaient les mesures à prendre pour qu’on laissât des points de repère destinés à faciliter des explorations nouvelles. Des lettres gravées sur l’écorce des arbres, des pyramides de pierre élevées auprès de chaque campement, des papiers enfouis dans des bouteilles, devaient en quelque sorte jalonner la route pour ceux qui suivraient plus tard le même chemin.

Mac-Kinlay partit d’Adélaïde le 16 août 1861, en se dirigeant vers le nord. Il mit six semaines à atteindre la limite des territoires occupés par les squatters, qui s’étendaient déjà dans cette direction jusqu’à 650 kilomètres d’Adélaïde. On peut dire toutefois qu’avant d’arriver aux confins de la colonie il était déjà dans le désert. C’était la contrée découverte par Eyre dix-sept ans auparavant ; c’était le bassin de ce mystérieux lac Torrens, couvert d’eau après les grandes pluies, desséché dans la saison chaude. De rares stations de troupeaux disséminées sur de grands espaces arides étaient là pour prouver qu’il n’y a pas de district si stérile que l’industrie pastorale ne puisse s’y établir avec succès. Au-delà de Blanchewater, le dernier point habité par des Européens, la mission poursuivit sa route dans une contrée qui n’était pas pire que la précédente. L’eau était rare, il est vrai. On faisait parfois deux ou trois étapes sans en rencontrer, mais on arrivait ensuite dans le voisinage de plusieurs lacs autour desquels s’étendaient de magnifiques herbages. Les indigènes paraissaient très nombreux ; peut-être était-ce toujours la même tribu qui suivait pas à pas l’expédition. Après la région des lacs, Mac-Kinlay parcourut le désert de Sturt ; mais ce n’était pas le steppe aride et desséché qu’il s’attendait à voir. Où Sturt avait été sur le point de périr de soif, Mac-Kinlay et sa troupe faillirent être noyés. Il tombait à ce moment des pluies torrentielles, les voyageurs avançaient avec lenteur, à demi embourbés dans un sol détrempé. Pendant une semaine que les pluies persistèrent, l’expédition suivit le bord d’un ravin où coulait une petite rivière. L’eau, sortant de son lit, inonda bientôt tout le pays environnant, et s’étendit jusqu’au campement que Mac-Kinlay occupait alors. Hommes et bêtes, réunis dans un espace étroit, craignaient d’être engloutis par ces flots qui s’avançaient vers eux en tourbillonnant. Échappés à ce péril, ils entrèrent bientôt après dans la région tropicale, où ils retrouvèrent de belles plaines, des rivières paisibles, de petites chaînes de montagnes couvertes de verdure. Çà et là cependant des buissons épineux indiquaient de mauvais cantons, mais c’était sur une faible étendue de terrain. Enfin ils approchèrent du golfe de Carpentarie ; la région qui l’avoisine a présenté à tous les explorateurs qui l’ont parcourue une remarquable uniformité. Tous y ont vu un sol excellent, une végétation exubérante. Le 29 mai 1862, neuf mois après son départ d’Adélaïde, Mac-Kinlay arrivait au terme de son voyage, sur les bords de la rivière Leichhardt, assez près de l’océan pour observer sur la rivière le flux et le reflux quotidien ; il ne put poursuivre jusqu’au littoral, empêché qu’il était par les marais et les buissons, qui entravaient la marche des bêtes de somme.

La partie la plus importante du voyage et en apparence la plus pénible était terminée. La traversée de l’Australie s’était effectuée sans accident et presque sans privation. La mission n’avait parcouru en réalité aucun district qui fût plus stérile et plus aride que les cantons de la province méridionale que les colons occupent déjà. Toute la troupe était en bon état ; cependant les vivres n’étaient pas assez abondans pour qu’il fut possible de revenir dans le sud par le même chemin. Mac-Kinlay résolut donc de rapatrier ses hommes en se dirigeant vers Port-Denison, à l’embouchure de la Rivière-Burdekin, l’établissement le plus septentrional de la Terre de la Reine. C’était un trajet de 700 à 800 kilomètres. Le pays était bon et n’offrait d’autre difficulté que le passage à gué de plusieurs grosses rivières ; mais les hommes commençaient à être abattus par les fatigues et les, privations d’un long voyage. Quelques-uns étaient pris de la fièvre ; les bêtes de somme, épuisées, pouvaient à peine porter leur chargement et périrent en partie. Il n’y avait plus ni thé, ni sucre ; il restait si peu de farine que l’on se réduisait à la plus faible ration par crainte de n’en pas avoir assez pour aller jusqu’au bout. Enfin l’expédition atteignit le 5 juillet le cours du Burdekin et fut reçue avec empressement par des colons qui s’étaient déjà établis dans le haut de la vallée.

C’est ici que s’arrête pour le moment l’histoire des explorations de l’Australie. On voit combien d’hommes ont succombé à la tâche, quelles souffrances ont éprouvées ceux qui ont survécu. Ceux qui compléteront la reconnaissance topographique du continent souffriront moins assurément que leurs prédécesseurs, parce qu’ils sauront mettre à profit les enseignemens de l’expérience. Depuis quelques années, les expéditions sont déjà sans contredit mieux conçues, mieux dirigées qu’elles ne l’étaient autrefois. On a des idées plus justes sur la façon dont les voyages doivent être entrepris pour produire de bons effets. Ainsi il n’arrivera plus sans doute que deux ou trois hommes se hasardent seuls à l’aventure dans les solitudes du centre ; on sait qu’il convient d’être en nombre pour tenir tête aux indigènes en cas d’attaque. Les moyens de transport ont aussi été perfectionnés. Les chariots sont décidément abandonnés parce qu’ils causent trop d’embarras. Les chameaux ont paru au contraire éminemment utiles et s’acclimatent si bien qu’il a été question d’en introduire un grand nombre dans la colonie et de les. appliquer aux transports de tout genre. Plus élevés que les chevaux, ils ont, dit-on, cet avantage, qu’ils peuvent franchir les rivières et les marécages sans dommage pour les fardeaux qu’ils ont à transporter. On leur reproche néanmoins un grave inconvénient, et ceci fera juger d’un mot les souffrances auxquelles sont exposés les explorateurs : on leur reproche d’avoir une chair coriace, dure à la cuisson, et de ne pouvoir, en cas de disette absolue, servir d’aliment à de malheureux affamés. Il est arrivé plus d’une fois en effet que les chevaux ont été sacrifiés, comme ressource suprême, après épuisement de toutes les provisions de vivres. Leur chair, découpée par bandes et cuite au soleil, a été en bien des occasions la seule nourriture des voyageurs. La terre australe n’est pas riche en animaux sauvages ; aussi ne peut-on compter sur les produits de la chasse pour assurer la nourriture de tous les jours. Il faut donc que la colonne expéditionnaire emporte avec elle ce qui lui est nécessaire. De la farine dont on fait des galettes cuites sous les cendres chaudes, du riz, du lard et des viandes salées, du thé et du sucre, — des médicamens, au nombre desquels on comprend un petit assortiment de liqueurs fortes, du tabac, de la poudre et des armes, voilà tout Ce qui compose, avec les tentes et les couvertures, le bagage indispensable des voyageurs. C’est avec ces modestes ressources qu’ils parcourent des milliers de kilomètres et qu’ils séjournent des mois et des années dans des régions inconnues.

Sans contester le courage et l’abnégation qu’exigent de telles expéditions, il est à remarquer cependant qu’elles n’ont jamais eu pour mobile principal les recherches scientifiques. La science en réalité n’y a pas beaucoup gagné. Sauf les observations astronomiques, qui sont indispensables pour se piloter dans le désert, les voyageurs ne se sont guère préoccupés d’étudier les pays qu’ils traversaient. Leurs entreprises avaient, on le sait, un but plutôt industriel que scientifique. Ouvrir de nouveaux espaces à l’industrie pastorale et de nouvelles voies au commerce, découvrir des districts aurifères, telles étaient les préoccupations dominantes. Ces recherches d’une utilité pratique portaient en elles-mêmes leur récompense. Les colons ont toujours rémunéré largement l’explorateur qui livrait de nouveaux terrains à leur activité. Il en est qui ont fait fortune à voyager dans le désert comme d’autres à élever des.moutons ou à creuser les mines d’or. Plus tard viendront sans doute les savans qui étudieront mieux le pays et ses productions. Néanmoins, quelque vagues et incomplets que soient les récits de voyages, il est possible de se former dès à présent, d’après les indications qu’ils fournissent, une idée assez nette de la géographie physique du continent austral. Quels sont le climat, la configuration du sol et les ressources naturelles de l’Australie ? Quels sont les caractères dominans qui la distinguent des autres terres du globe ? Telles sont les questions qui se posent naturellement. En étudiant cette contrée à ces divers points de vue, on comprendra mieux les obstacles que les émigrans ont rencontrés et les causes qui ont favorisé leurs progrès.


III

On est généralement d’accord pour attribuer une grande part de la prospérité d’un peuple aux conditions physiques au milieu desquelles il se développe. L’étude de ces conditions offre un intérêt plus particulier encore quand il s’agit d’un continent comme l’Australie, où les représentans les plus extrêmes de la race humaine, les plus dégradés et les plus civilisés, sont en présence. Comment ceux-ci prospèrent-ils dans le pays même où les autres n’ont pu ni se multiplier ni s’élever aux plus modestes jouissances de la vie commune ? Qu’est-ce qu’une contrée où des voyageurs meurent de faim dans le désert, et où cependant s’improvisent en trente ans des villes comme Melbourne avec cent cinquante mille habitans ? La civilisation, après avoir passé lentement et par l’effort de vingt siècles, de l’Euphrate en Grèce, de la Grèce à Rome, de Rome à l’Europe occidentale, va-t-elle franchir les océans par un bond prodigieux et atteindre chez nos antipodes ses extrêmes limites ? ou bien le développement que les colonies australiennes ont acquis est-il factice et temporaire ? Examinons donc si la géographie peut fournir une réponse satisfaisante à ces questions.

L’Australie, longue de 3,900 kilomètres d’orient en occident, large de 3,200 kilomètres du nord au sud, s’étend du 11e au 39e degré de latitude méridionale, et du 111e au 152e degré de longitude à l’est du méridien de Paris. Sa superficie, qui est environ de 775,000 kilomètres carrés, est à peu près égale aux trois quarts de l’Europe. Pour se rendre compte du degré d’avancement qu’a atteint la géographie de cette vaste surface et apprécier les résultats obtenus par les voyages d’exploration dont il a été question plus haut, il faut tracer une ligne idéale qui irait du Golfe-Spencer à la Terre d’Arnheim en passant par le mont central de Stuart. Toute la moitié du continent qui est à droite, à l’orient de cette ligne, a été coupée en divers sens par les explorateurs de ces dernières années. Sans doute il reste encore bien des districts inconnus, des plateaux où l’homme blanc n’est jamais entré, des rivières dont il n’a pas remonté le cours jusqu’à la source ; mais les itinéraires ont été assez nombreux et rapprochés les uns des autres pour qu’aucun caractère saillant n’ait échappé : il n’y a là ni de grands lacs intérieurs, ni des steppes d’une aridité absolue. Une grande chaîne de montagnes parallèle à la mer règne au long de la côte. Un seul système fluvial a une sérieuse importance, la Murray et ses nombreux affluens. C’est sur cette moitié de l’Australie que se sont établies les grandes colonies anglaises dont la prospérité nous émerveille, et tout porte à croire qu’avant un très petit nombre d’années elles se la seront appropriée en entier.

L’autre moitié, celle qui est à l’occident du diamètre idéal dont il s’agit, nous est beaucoup moins connue. Sur la côte occidentale, une bande de médiocre largeur a été explorée ; la colonisation gagne peu dans cette direction. Quant à la portion moyenne qui s’étend entre la Terre de Tasman au nord et la Terre de Nuyts au sud, on ignore entièrement ce qu’elle renferme. C’est une région immense, qui n’est représentée sur la carte que par une surface blanche. Est-elle arrosée par un grand fleuve ? C’est douteux, car ce fleuve ne peut se déverser au sud, où les côtes inhospitalières de la Grande-Baie ne donnent passage qu’à de petits ruisseaux, et au nord les recherches hydrographiques n’ont révélé aucune grande embouchure. Y a-t-il des montagnes élevées ? C’est une supposition encore moins admissible que la précédente, puisque les grandes montagnes font les grandes rivières. Cette région inconnue contient sans doute, comme les districts déjà traversés, des plaines sans eau et sans verdure, des plateaux couverts d’une végétation chétive, puis des dunes de sable, des lacs d’eau salée, des rivières à moitié desséchées, enfin cette demi-stérilité qui n’effraie plus les colons, et qui nourrit tant bien que mal d’innombrables troupeaux. En attendant que de nouveaux voyages confirment ou démentent ces hypothèses, l’analogie permet d’admettre la similitude de nature et d’aspect entre des contrées voisines soumises aux mêmes influences.

Il est donc permis de tracer dès à présent à grands traits le tableau physique de l’Australie ; mais, pour s’en faire une idée complète, il faut élargir le point de vue et considérer en même temps-les mers qui l’enveloppent. Au sud et à l’ouest, c’est l’Océan-Austral et l’Océan-Indien, mers profondes, sans îles, immenses masses d’eau qui s’étendent sans interruption jusqu’aux glaces du pôle et jusqu’à l’Afrique continentale. À l’est et au nord, ce sont au contraire des mers de faible profondeur d’où surgissent les nombreux archipels de la Polynésie et de la Malaisie. Le fond se relève si près du niveau supérieur des eaux, qu’il suffirait d’un abaissement de 2 à 300 mètres pour mettre à sec tout l’espace compris entre l’Asie et l’Australie, tandis que, dans notre Europe, un pareil abaissement augmenterait à peine l’étendue de la surface découverte. Au point de vue topographique, les îles de la Sonde, l’Australie et la Terre de Van-Diémen, qui lui fait suite, sont bien une dépendance de l’Asie. Bans toute l’étendue de la mer qui les sépare, le marin sent pour ainsi dire à chaque instant le sol qui est à une faible profondeur au-dessous de la quille de son navire. On dirait d’un ancien continent dont les eaux auraient envahi les vallées et les plaines basses, ne laissant plus apparaître que les sommets les plus élevés. Cette région a d’ailleurs une tendance marquée à émerger de nouveau au-dessus de l’océan. Les insectes corallins couronnent les pics sous-marins et les élèvent insensiblement au niveau de la mer. Ils ont déjà construit au long de la côte orientale une ligne continue d’écueils que l’on appelle la Grande-Barrière, récifs redoutables qui s’étendent depuis le détroit de Torrès jusqu’au tropique, et qui rendent la navigation plus dangereuse en ces parages qu’en tout autre point du globe.

Or on a remarqué que dans tous pays le relief du sol émergent est, par une sorte de compensation naturelle, en proportion avec la profondeur des mers avoisinantes. Il n’y a donc pas à s’étonner que l’altitude moyenne de l’Australie soit peu considérable. En outre on a pu déjà reconnaître qu’il s’y trouve des plaines d’une vaste étendue qui ont de 100 à 200 mètres d’élévation, des plateaux qui vont à 500 et 600 mètres. Les montagnes y sont au contraire peu élevées et marquent des saillies à peine sensibles sur un terrain relativement plat et uniforme. Sur ce continent, qui se distingue ainsi des autres continens par une sorte de nivellement général, il existe cependant une grande chaîne de montagnes qui règne tout au long de la côte orientale, depuis la péninsule d’York jusqu’à l’extrémité de la Terre de Van-Diémen, et porte les noms de « Montagnes-Bleues, Alpes australiennes, » ou plus généralement de « grande Chaîne de Séparation. » C’est en effet sur la ligne de faîte de cette chaîne que s’opère le partage entre les eaux qui coulent à l’est et celles qui coulent à l’ouest. Comme en Amérique, où les Cordillères sont très proches de l’Océan-Pacifique et très éloignées de l’Atlantique, cette ligne de partage est sur le bord extrême du continent. Les principaux sommets n’ont d’ailleurs qu’une médiocre élévation. Ils atteignent rarement 3,000 mètres au-dessus du niveau de la mer ; il n’y a là rien de comparable aux grandes masses de montagnes qui occupent le centre de l’Amérique, de l’Asie et même de l’Europe. Des chaînons secondaires s’en détachent à angle droit en se dirigeant vers l’intérieur. Le plus important est celui qui traverse la colonie de Victoria, de l’est à l’ouest, sous les noms de monts Pyrénées, Grampians. C’est à cette chaîne secondaire qu’appartiennent les monts Ararat, William, Alexander, et c’est là qu’ont été découverts les fameux champs d’or de Ballarat et de Bendigo.

Cette chaîne de montagnes fait la prospérité des trois colonies qu’elle traverse, Victoria, Nouvelle-Galles du sud et Terre de la Reine, plus encore par l’influence qu’elle exerce sur le climat que par les richesses minérales qu’elle recèle. Entre la ligne de faîte et la côte du Pacifique, c’est une succession ininterrompue de belles vallées, de petites rivières qui sont navigables sur une faible étendue, mais qui ne sont jamais à sec. Sur toute cette côte, qui a plus de 3,500 kilomètres de long, on connaît a peine quelques districts stériles. Les ports naturels sont nombreux, les rades sont spacieuses, bien abritées, et certaines d’entre elles sont citées parmi les plus belles du monde, celle de Sydney par exemple. Les montagnes, assez escarpées dans la province de Victoria, deviennent tout à fait abruptes dans la Nouvelle-Galles du sud ; on a cru pendant longtemps qu’il serait impossible de trouver des défilés praticables. Plus au nord, dans la Terre de la Reine, les sommités s’abaissent, s’arrondissent, et deviennent même propres à la culture. L’angle nord-est du continent est formé de hauts plateaux d’une fertilité admirable, où les chaleurs du tropique sont heureusement amorties par l’altitude du terrain. En résumé, toute la côte du Pacifique est promise à un brillant avenir, parce que la nature y a réuni tout ce qui fait les pays riches : un sol fertile, un climat tempéré et des eaux abondantes. On peut dire tout de suite que les autres côtes de l’Australie offrent à des degrés divers, et sur une étendue plus restreinte, les mêmes élémens de prospérité, sauf l’épouvantable Terre de Nuyts, entre le Golfe-Spencer et le Port-du-Roi-George, qui n’est qu’une plage sablonneuse et stérile. En particulier, dans la région septentrionale, on connaît déjà un grand nombre de rivières dont les vallées encore désertes peuvent être comparées aux plus riches pays intertropicaux. C’est la même exubérance de végétation, la même fertilité du sol, mais aussi sans doute le même climat malsain pour les Européens. On comprend que les émigrans se fixent plus volontiers au sud de l’Australie, où ils retrouvent, à peu de chose près, la température de leur pays natal.

On sait quel est l’aspect des côtes de l’Australie ; mais l’intérieur, quel est-il ? Après avoir franchi la ligne de faîte de la grande chaîne, on redescend sur les plateaux ; puis, peu à peu, le sol s’abaissant encore, on arrive à la région longtemps inconnue, au désert, que les premiers explorateurs nous ont peint sous des couleurs si sombres, et que les derniers ont traversé sans péril. Il n’y a plus là de rivières au cours régulier ; à peine rencontre-t-on des mares d’eau stagnante ou des lacs salés. Le sol est en général aride et recouvert d’une végétation chétive. Souvent on y distingue des bancs de galets, des dunes disposées en lignes parallèles et régulières, comme au bord de l’océan. Les plateaux pierreux occupent de grandes surfaces. Le grès surtout domine, notamment dans le bassin des lacs salés de l’Australie méridionale. Plus ou moins agrégé par un ciment calcaire, il présente toutes les variétés d’aspect depuis la roche dure jusqu’au sable fluide. Sous ce rapport, il y a une analogie frappante entre l’intérieur de l’Australie et les parties désertes de l’Afrique septentrionale. À quelle cause sont dues ces steppes couverts de pierres ou de sables ? Comment se fait-il que la couche de terre végétale, riche et épaisse près des montagnes, manque totalement en des régions voisines ? On a supposé d’abord que la surface de l’Australie est un ancien archipel, et que les parties dénudées sont celles qui sont émergées les dernières du fond de la mer. On a émis ensuite l’hypothèse que la masse du continent s’est soulevée tout d’une pièce à son niveau actuel, et que les eaux, surprises par ce grand cataclysme, ont, en s’écoulant vers les régions les plus basses, ruiné, raviné, ravagé tout ce qui se trouvait sur leur passage. Les déserts actuels marqueraient le chemin parcouru par les eaux à la suite de ce soulèvement. L’une et l’autre de ces hypothèses s’accorde assez mai avec les théories géologiques modernes. Que sont donc ces terrains stériles ? Sans doute des terrains de sédimens qui ont trop de cohésion et de dureté pour nourrir les plantes. Il leur manque la couche d’alluvions qui fait la richesse des vallées, et qui se forme de nos jours, sous nos yeux, sur le parcours de tous les cours d’eau. Il leur manque même le diluvium, ce dépôt de matières finement broyées et divisées qui constitue les terres propres à la culture, et qui est dû sans doute à d’immenses courans d’eau, à de grands déluges. Lorsqu’un cataclysme terrestre amène de nouvelles surfaces à la lumière du soleil, les terrains qui émergent ainsi ne sont pas capables de produire tout de suite les végétaux. Il faut d’abord qu’ils soient parcourus par les eaux courantes, qui arrachent aux montagnes des élémens minéraux de nature très diverse, les broient, les triturent et les mélangent pendant le transport, et les déposent sous forme de terre végétale. La préparation naturelle que doivent subir les terrains de sédiment pour devenir productifs n’est pas encore terminée dans le centre de l’Australie. L’homme est venu quelques siècles trop tôt sur ce sol encore imparfait.

Si ces contrées arides nous montrent une image rétrécie de ce que devait être la terre entière aux époques antédiluviennes, elles nous prouvent aussi combien les dégradations successives du sol brut ont indue sur le climat et les phénomènes météorologiques. Privé des pluies abondantes et régulières qui enrichissent les autres pays et des brises rafraîchissantes de la mer, le centre du continent a encore le désavantage de n’avoir ni hautes montagnes pour assembler les nuages, ni forêts pour conserver l’humidité à la surface du sol. Ce sont des plaines nues brûlées par un soleil presque tropical. Les pluies qui y tombent sont rares, incertaines et tout à fait insuffisantes pour compenser une évaporation très active. Aussi les vents qui traversent ce pays deviennent-ils secs et chauds comme au sortir d’une fournaise. Ces vents soufflent d’habitude du nord au sud, vers les colonies du sud et du sud-est, Victoria et l’Australie-Méridionale, où l’on en ressent à certains jours les désastreux effets. Ils sont surtout gênans pendant les années où la région intérieure reste tout à fait à sec. D’autres fois, au contraire, des pluies excessives tombent sur la région centrale et en renversent immédiatement le climat habituel. L’aspect du sol change aussi tout à coup. Partout où il y a un peu de terre, les plantes, nourries par un air chaud et vivifiant, croissent avec rapidité. Les vents deviennent humides, et les colonies voisines ressentent bientôt l’effet de ces changemens ; leur climat s’adoucit ; leur été est doux et tiède au lieu d’être brûlant. Ces changemens rapides, cette incertitude des phénomènes météorologiques, expliquent parfaitement les rapports contradictoires des voyageurs qui ont abordé la région centrale. L’été de 1844 à 1845 pendant lequel Sturt faillit périr de soif et de chaleur dans le désert fut remarquable par une sécheresse plus prolongée et plus intense que dans les années communes. Sur les côtes de la province de Victoria, il ne tomba pas une goutte de pluie pendant quatre mois, de décembre à avril. La saison de 1861 à 1862, pendant laquelle furent accomplis les plus heureux voyages à travers le continent, fut au contraire froide et humide.

Eaux de pluie ou eaux courantes, c’est en somme l’insuffisance des eaux qui fait la pauvreté de l’Australie centrale. Tantôt elles manquent tout à fait, et des voyageurs retrouvent d’une année à l’autre la trace de leur premier passage. Tantôt aussi elles se précipitent impétueuses, torrentielles, et menacent d’engloutir tout ce qui se trouve sur leur passage. Il semble qu’il y ait ici un cercle vicieux auquel on ne peut échapper, et que les torrens d’un jour soient précisément un obstacle au développement de la végétation qui les transformerait en ruisseaux paisibles et fécondans. On croirait volontiers que, les arbres ne pouvant croître sur un sol desséché et le sol ne pouvant rester humide tant qu’il sera dépourvu de végétation, le centre du continent est condamné à une stérilité perpétuelle ; mais la nature a par elle-même la force d’améliorer. Les torrens, si éphémères qu’ils soient, déposent des détritus qui fécondent ; les végétaux, qui se développent après leur passage et grâce à l’humidité qu’ils ont laissée, périssent promptement, mais enrichissent la terre de leurs débris. Il s’opère ainsi une transformation lente et continue qui améliore les plus mauvais sols et les prépare pour l’avenir. L’homme contribue à rendre cette évolution plus rapide, et la culture pastorale, si précaire qu’elle soit, exerce une influence salutaire sur les terrains qu’elle occupe.

La question la plus importante pour le moment est de savoir sur quelle surface à peu près s’étendent les districts vraiment stériles où le colon ne peut même pas aventurer ses troupeaux. Il serait difficile d’y répondre, tant l’aspect du pays varie d’une année à l’autre. On compte dans l’histoire de la colonie des époques néfastes où les ruisseaux les plus abondans dans les années ordinaires furent tout à fait mis à sec. Telle fut la période de 1837 à 1839, qui vit périr une grande partie des troupeaux de la Nouvelle-Galles du sud. La province de Victoria fut frappée du même fléau au commencement de l’année 1851. Sauf le voisinage immédiat des grosses rivières, il n’y a guère de district qui ne soit atteint, une année ou l’autre, par une sécheresse désastreuse ; mais par bonheur cette calamité n’a jamais un caractère général. Quand une colonie souffre et que ses moissons sont compromises, les autres provinces sont prospères et peuvent combler le déficit de la récolte. Lorsque les pâturages sont brûlés par la chaleur sur un point, les bergers n’ont qu’à conduire leurs troupeaux dans les cantons voisins qui ont été épargnés. En réalité, les portions les plus stériles de l’intérieur sont plus rapprochées du littoral qu’on ne le croyait jadis, et les colons occupent déjà la plus grande part des déserts qui étaient réputés inhabitables. Ainsi la contrée qui s’étend au nord d’Adélaïde, et que les explorateurs s’accordaient à représenter comme recouverte d’efflorescences salines ou de maigres arbrisseaux desséchés, est déjà envahie par les squatters, qui retrouveront bientôt au-delà de ce canton désole une végétation moins pauvre et des terrains moins arides. On peut juger dès à présent qu’il n’existe pas à l’intérieur de l’Australie des obstacles naturels assez puissans pour arrêter l’expansion des établissemens européens. L’occupation complète du territoire n’est qu’une affaire de temps, et ne se fera pas longtemps attendre, si la colonisation progresse avec la même vigueur que depuis trente ans.

Les paysages de l’Australie centrale présentent partout une singulière uniformité. Rien n’est monotone comme les descriptions que les explorateurs en ont faites. Sur un sol jaunâtre et de triste aspect croissent çà et là quelques arbres rabougris, des gommiers, des acacias, qui n’atteignent jamais un grand développement. Des buissons épineux, des arbustes grêles couverts de baies ou de petits fruits amers, occupent les terrains médiocres. Là où la terre est meilleure, on rencontre des herbages de nature diverse, depuis l’herbe de porc-épic, qui peut à peine nourrir les bestiaux, jusqu’à l’herbe de kangurou, l’espèce la plus recherchée, la véritable richesse de ces contrées.

La faune australienne n’offre pas plus de variété. Le kangurou, le plus grand des mammifères indigènes, est aussi le plus abondant. Animal timide et inoffensif, il vit en troupes nombreuses au milieu des buissons. Le chien sauvage, vulgairement appelé dingo, est plus redoutable. Assez semblable au chien de berger ou à un renard de grande taille, il n’aboie jamais et pousse seulement de mélancoliques hurlemens. C’est le fléau des troupeaux, autour desquels il rôde pendant la nuit, profitant du moment où l’homme est éloigné pour égorger ou blesser toutes les bêtes qu’il peut saisir. Cet animal étant le seul quadrupède indigène qui n’appartienne pas à l’ordre des marsupiaux, on supposait qu’il avait été introduit en Australie à une époque relativement récente. Cette hypothèse a été détruite par la découverte récente de chiens fossiles dans certains terrains d’alluvion. Les espèces d’oiseaux sont un peu plus nombreuses. Le plus grand d’entre eux, l’outarde, montée sur de grandes jambes et presque dépourvue d’ailes, ressemble assez à l’autruche et est conformée, de même que celle-ci, de manière à parcourir avec rapidité les grandes plaines où elle cherche sa nourriture. La chasse de l’outarde et celle du kangurou sont les exercices favoris des riches squatters. Pour les chasseurs plus modestes, il y a les pigeons, les perroquets, les pélicans, que l’on rencontre partout où il y a de l’eau ; mais en somme tous ces animaux sont rares, surtout dans les districts stériles, et le voyageur ne peut, en aucun cas, compter pour vivre sur les produits de la chasse. La pénurie de produits naturels au sol a été une des principales difficultés de tous les voyages d’exploration. Aussi les voyageurs sont-ils contraints d’emporter au départ tout ce qui est nécessaire pour assurer leur, alimentation jusqu’au moment du retour.

Au milieu de cette nature triste et pauvre, qui ne s’attendrait à trouver l’homme dans un état de dégradation et d’infériorité par rapport aux peuples qui habitent des pays plus riches ? Dépourvu d’animaux domestiques pour le transport des fardeaux et le travail des champs, réduit à une nourriture végétale souvent précaire, l’indigène australien est encore détourné de la civilisation par l’isolement dans lequel il est confiné. Chaque petite tribu considère comme ennemies les tribus voisines qui s’approchent de son territoire. Aussi les dialectes varient-ils d’un lieu- à l’autre. Ces hommes n’ont rien de commun entre eux. Pour comprendre l’état d’abaissement où ils sont restés jusqu’à ce jour, il faut considérer qu’aucune des causes qui ont limité les progrès de la civilisation en d’autres points du globe n’a manqué ici. Comme les peuples pasteurs de l’Afrique, ils mènent une vie errante et isolée ; comme les peuplades de l’extrême nord, ils ont à lutter contre la pauvreté du sol ; comme les races de l’Asie méridionale, ils sont accablés par une chaleur excessive. Ni l’agriculture, ni l’industrie, ni le commerce ne pouvaient prendre naissance parmi eux. Cette race est en quelque sorte condamnée d’avance à disparaître. Et cependant les colonies européennes ont atteint une prospérité merveilleuse dans un pays où les indigènes végétaient depuis des siècles dans le plus sauvage abaissement. La race blanche, forte des lumières et de la puissance qu’elle avait acquises sous les latitudes fertiles et tempérées de l’ancien monde, s’est transportée dans une contrée nouvelle où la race noire dépérissait, et elle y a fondé en peu d’années un magnifique empire. Elle a réussi dans les conditions mêmes où les aborigènes ne pouvaient sortir de la barbarie. On se placerait donc à un point de vue trop étroit en considérant seulement les conditions physiques et météorologiques que les Européens ont su féconder dans l’Océanie. « Les pays ne sont pas cultivés, a dit Montesquieu, en raison de leur fertilité, mais en raison de leur liberté, et si l’on divisé la terre par la pensée, on sera étonné de voir la plupart du temps des déserts dans ses parties les plus fertiles, et de grands peuples dans celles où le terrain semble refuser tout. »


HENRI BLERZY.

  1. Le capitaine Baudin, qui, dans son voyage de découvertes aux terres australes de 1800 à 1804, avait exploré la côte méridionale de la Nouvelle-Hollande, eut soin de semer des noms français sur les rivages dont il faisait la reconnaissance. Le Golfe-Spencer était alors le Golfe-Bonaparte. La riche et florissante province qui est aujourd’hui l’Australie-Méridionale avait été baptisée sous le nom de Terre-Napoléon ; mais Flinders, marin anglais, visitait ces parages a la même époque, et les dénominations qu’il a imposées ont prévalu. Sur ce sol vierge, où l’Angleterre inscrit le souvenir de ses hommes d’état en leur donnant une illustration supérieure à leurs services réels, témoins Melbourne et Sydney, on ne rencontre que de loin en loin (ne faut-il pas le regretter ?) quelques noms de navigateurs français, Freycinet, d’Entrecasteaux ; encore est-ce sur les côtes désertes que la colonisation n’a pas encore envahies.
  2. Dans cette contrée singulière, où les saisons, le climat, l’aspect physique du sol et les habitans, tout enfin diffère de ce que nous voyons en Europe, la langue elle-même subit une transformation et s’approprie à des usages nouveaux qui n’ont pas. d’équivalens pour nous. On voit ce qu’est l’overlander. Le squatter est l’industriel agricole, propriétaire du faible espace qu’il cultive autour de sa station, usufruitier seulement du rua, sur lequel vaguent ses troupeaux. Le bush, c’est le territoire inconnu, recouvert en général de buissons et d’arbustes, qui attend les explorations du bushman.
  3. Voyez sur le voyage du comte Strzèlecki la Revue du 15 février 1847.
  4. Voyez la Revue du 15 novembre 1849.
  5. Il semble que chacun des explorateurs de l’Australie (ils sont nombreux) ait voulu mettre les plus importantes de ses découvertes sous l’invocation de la souveraine actuelle de l’Angleterre. En outre de l’immense province dont Melbourne est la capitale et de la rivière dont il s’agit ici, le nom de Victoria se retrouve un peu partout sur le continent. C’est encore le nom d’un fleuve qui a été découvert par le capitaine Stokes dans son voyage hydrographique de circumnavigation et qui se déverse sur la côte septentrionale, dans la mer de Timor. Tout en rendant justice aux sentimens de patriotisme sincère qui s’incarnent dans ces dénominations fréquentes de Victoria, d’Albert, de Prince de Galles, on conviendra que les études géographiques y perdent en variété en même-temps qu’en précision.
  6. L’Australie étant située dans l’hémisphère austral, il ne faut pas perdre de vue que le cours des saisons y est renversé. L’hiver de ce pays occupe le milieu de l’année et les mois les plus chauds de l’Europe.
  7. Une surface de forme irrégulière, comme est l’Australie, n’a point, à proprement parler, de centre géométrique. Il s’agit ici du centre de gravité, point qui n’a en réalité aucune importance géographique, si ce n’est d’être le plus éloigné du rivage de l’océan. Le mont Stuart est à peu près situé par 22 degrés de latitude et 131 degrés de longitude à l’orient de Paris.