L’Australie d’après les récens voyageurs/02

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L’Australie d’après les récens voyageurs
Revue des Deux Mondes3e période, tome 22 (p. 617-643).
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L'AUSTRALIE
D'APRES LES RECENS VOYAGEURS

II.[1]
L’ÉLÉMENT AGRICOLE ET L’ÉLÉMENT PASTORAL. — LE TRAVAIL AUSTRALIEN.

I. Australia and New Zealand, by Anthony Trollope, 3 vol. in-8o ; London. — II. New South Wales, the Mother-Colony of the Australias, by G. H. Reid, Sydney 1876. — III. Voyage autour du monde, Australie, par M. le comte de Beauvoir.


I. — LA VIE PASTORALE ET LA VIE AGRICOLE : SQUATTERS ET FREE SELECTERS. — LE RÉGIME DE LA TERRE.

Les squatters composent une aristocratie. Leurs occupations sont celles des antiques patriarches, leurs richesses sont de même nature que celles des modernes magnats hongrois. Leur vie cossue, hospitalière et libre, combine quelques-uns des traits de celles des anciens planteurs coloniaux avec plus d’innocence, des hacienderos américains avec plus de moralité, et des squires anglais avec plus d’horizon. Si l’aristocratie du squatter se bornait cependant à ces ressemblances extérieures, il ne serait qu’un aristocrate de surface et d’apparence comme l’homme auquel nous donnons ce titre pour ses habitudes d’élégance ou sa culture délicate, qu’il réponde ou non à sa condition réelle. Ce qui fait de cette classe d’hommes une aristocratie en toute exactitude, c’est l’existence d’un fait d’une importance capitale qui domine toutes les conditions de la vie sociale australienne, c’est-à-dire la supériorité écrasante de l’élément pastoral sur l’élément agricole. Ce fait social, qui est nécessaire à la formation première de toute aristocratie sérieuse, s’est donc rencontré en Australie; ainsi l’ont voulu les circonstances du sol, du climat et de la politique, et les squatters ont grandement aidé les circonstances.

En 1803, un certain capitaine Macarthur, homme avisé qui avait fait partie du corps d’occupation de la Nouvelle-Galles du sud, proposa au gouvernement anglais d’introduire à ses frais en Australie la race des moutons mérinos pourvu qu’on lui donnât la permission d’occuper un espace suffisant des terres sans possesseurs pour faire pacager ses troupeaux. À cette époque, aucune loi fixant le régime des terres australiennes n’avait été rendue par le parlement anglais, et la couronne en disposait à son caprice. C’était le temps des dons gratuits et des immenses concessions; il fut donc accordé à Macarthur plus et mieux qu’il ne demandait. Avec la permission, il obtint une concession de 10,000 acres de terres qui forme aujourd’hui le district de Camden dans la Nouvelle-Galles du sud. Macarthur réussit, d’autres suivirent son exemple, obtinrent la même permission avec ou sans concession de terres, prospérèrent comme lui, et en peu d’années un immense intérêt anglais se trouva créé en Australie avec cet élevage des troupeaux pour la production de la laine. A l’origine, le squatter usait de cette permission gratuitement et sans être astreint à aucun retour envers le gouvernement; mais on ne tarda pas à faire réflexion que, puisqu’il en tirait un bénéfice énorme, il n’était que juste que le gouvernement anglais en tirât de son côté quelque profit, et au régime de la permission pure et simple succéda le régime de la licence pastorale. Des baux passés pour un nombre d’années déterminé, renouvelables à la volonté des contractans, garantirent au squatter le droit d’usage sur les terres non possédées moyennant une redevance qui porta moins sur l’étendue réclamée pour le pâturage que sur le chiffre des moutons déclarés. Le squatter devint locataire, pour un objet nettement défini, des terres de la couronne, et ainsi se forma une classe d’hommes qui occupèrent en maîtres d’immenses étendues sans en posséder réellement un seul acre, situation originale qui a été le germe d’une aristocratie d’un genre nouveau. Comme ce contrat de louage n’entraînait aucune aliénation ni permanente, ni temporaire, l’état restait toujours maître des terres ainsi concédées, et après des controverses qui durèrent des années entre les économistes et les hommes politiques sur la meilleure manière d’en disposer, le parlement britannique, en 1842, déclara par une loi que la couronne ne pourrait aliéner ces terres autrement que par voie de vente.

Les millions d’acres occupés par les squatters, n’étant ni affermés ni vendus, furent donc ouverts aux immigrans, qui eurent pouvoir d’y découper des lots modérés dans les étendues plus particulièrement propres à l’agriculture. Alors s’élevèrent les plaintes des squatters. Ils ne possédaient pas le sol, cela était vrai, mais ils en étaient les locataires, et on disposait de terres pour lesquelles ils avaient contracté des baux en toute bonne foi et payaient une rente. Ces plaintes furent entendues, et en 1846 un acte du parlement britannique, confirmé par un ordre du conseil de 1847, réforma les conditions des licences pastorales pour la Nouvelle-Galles du sud, qui comprenait alors, outre son territoire, ceux de Queensland et de Victoria, c’est-à-dire toutes les régions australiennes plus particulièrement propres aux élevages des troupeaux. Les pâturages furent divisés en deux classes ; pour la première, les licences furent annuelles, la terre pouvant être ouverte à la vente dans ce délai. Pour la seconde, les licences eurent un cours de quatorze ans, et la redevance fut fixée à 2 livres 10 shillings par 1,000 moutons, avec garantie contre toute vente pendant la durée de ce bail et droit préemptif d’achat pour le squatter à son expiration. C’était obtenir ample satisfaction ; malheureusement à la fin de cet acte du conseil il se glissa une clause élastique réservant les droits du gouvernement sur ces pâturages pour les travaux d’utilité publique, chemins de fer, routes, écoles, et généralement pour tout autre objet pouvant faciliter le développement de la colonie. Il est aisé de comprendre quel parti ont tiré de cette clause les derniers gouverneurs du premier régime australien et à leur suite les législatures des diverses colonies. Quel objet, a-t-on dit, est plus favorable au développement des colonies que l’accroissement de la vie agricole encore si chétive parmi nous? C’est d’agriculteurs que nous avons besoin aujourd’hui avant tout plutôt que d’éleveurs de troupeaux. Faisons-nous tort d’ailleurs à ces derniers en disposant d’une partie des terres qu’ils occupent? Non, car les terres propres au pâturage sont infiniment plus nombreuses que les terres propres à l’agriculture. Ce ne sera donc jamais que quelques parcelles que nous détacherons des vastes étendues qu’occupent les squatters, et, pour empêcher l’accumulation de trop vastes domaines dans les mêmes mains et appeler le plus grand nombre possible de colons à la culture, nous subdiviserons encore ces parcelles en limitant rigoureusement le nombre d’acres que tout acheteur pourra choisir dans les lots mis en vente. De vastes espaces ont ainsi été ouverts au choix des agriculteurs, dans Queensland la moitié des runs, dans Victoria toute la région désignée sous le nom de terres intermédiaires où les baux étaient annuels, et une grande partie des terres tenues par licences pastorales de quatorze ans, infraction notoire aux garanties données aux squatters, dans l’Australie du sud toute la partie méridionale de la colonie. Ainsi est née une classe agricole, dite des free selecters, de la faculté laissée à tout acheteur de choisir son lot de terre. Ces nouveaux arrivans ont été accueillis par les squatters avec des sentimens tout autres que fraternels. Le gouvernement, ont-ils dit, fraudait la loi à leur préjudice, et violait les conditions qu’il avait non-seulement acceptées, mais proposées lui-même, et cela, pourquoi? Pour introduire au milieu d’eux des intrus qui n’avaient même pas payé leurs terres, et qui ne les paieraient jamais que par les larcins pratiqués sur les propriétés de leurs riches voisins. Il n’est sorte de crimes dont les squatters n’aient accusé les free selecters, et malheureusement une partie de ces accusations sont fondées. Les chevaux qu’ils montaient étaient des chevaux volés, les bestiaux dont ils se servaient étaient des bestiaux dont ils avaient effacé adroitement les marques, la viande qu’ils mangeaient provenait d’animaux abattus de nuit dans leurs runs, la laine dont ils étaient vêtus avait été arrachée aux toisons de leurs troupeaux. Et leurs enfans, quels mêmes malfaisans et mal-appris ! Et quelles mœurs ils apportaient avec eux! Voici qu’ils établissaient des cabarets et des débits de liqueurs à proximité des runs où jusqu’alors avait toujours régné une sobriété exemplaire exigée par la nature des travaux à exécuter. Il est vrai que les malheureux étaient bien obligés de se créer des ressources licites ou illicites, morales ou immorales, impuissans qu’ils étaient à vivre sur leurs terres lorsque le squatter ne consentait pas à les prendre à ses gages, parmi ses régimens d’ouvriers, à l’époque de la tonte. Le gouvernement croyait-il d’ailleurs que les trois quarts de ces gens voulaient sérieusement s’adonner à l’agriculture? Eh non ! ils n’avaient acquis leur lot de terre que pour se le faire chèrement acheter par leurs voisins, enchantés de se débarrasser à n’importe quel prix de l’épine qu’on leur mettait au côté. Le gouvernement croyait encourager des agriculteurs, et c’était de détestables spéculateurs qu’il favorisait. Autant aurait valu envoyer sur leurs runs des tribus d’aborigènes, dont ces gens-là étaient les dignes émules pour le vol et la malfaisance. Le gouvernement leur disait, par manière de consolation, que la terre pastorale ne manquerait jamais en Australie. Fallait-il donc que, pour se débarrasser de ces incommodes voisins, ils abandonnas- sent leurs runs et poussassent leurs troupeaux plus loin? Non, mieux valait les expulser eux-mêmes adroitement, et, puisque la loi les fraudait, frauder subtilement la loi. Des lots de terre pris à leurs runs étaient mis en vente, il n’y avait qu’à les acheter. La loi limitait, il est vrai, le nombre d’acres qui pouvaient être achetés par chaque colon; eh bien ! en avant le système des hommes de paille! La terre sera rachetée par un seul, sous dix, vingt, trente noms différens. C’est le système qu’on appelle en Australie dummying, littéralement l’achat par des personnages muets. Il a si bien réussi qu’aujourd’hui dans Victoria la plus grande partie des squatters tiennent leurs runs comme propriétaires et non plus comme locataires de la colonie, et que dans Queensland les squatters du riche district pastoral de Darling-Downs sont parvenus à se débarrasser à peu près des free selecters. Ces achats sont loin d’être toujours une bonne affaire, car il est évident que les moutons du squatter ne broutent pas davantage parce que le terrain est acheté au lieu d’être loué; les plus faibles s’y endettent ou s’y ruinent, mais les plus riches y gagnent une sécurité assise sur un droit indéniable, et, quel qu’en soit d’ailleurs le résultat pour les individus, l’élément pastoral en profite pour le maintien de sa prépondérance, puisque les terres ainsi achetées sont autant de milliers d’acres arrachés aux agriculteurs et qui ne feront jamais retour qu’avec le bon plaisir du squatter, bon plaisir qui risque de se faire attendre longtemps, étant donnés les sentimens qui l’animent à l’endroit des free selecters.

La nature, il faut bien le dire, appuie et favorise les prétentions du squatter à la prépondérance. Il est certain qu’une grande partie du sol australien est impropre à l’agriculture proprement dite. La plupart des terres sont couvertes d’interminables forêts de gommiers, et leur mise en culture exige par conséquent des capitaux qui excèdent d’ordinaire les ressources du petit agriculteur. Dans les vastes, mais rares espaces découverts, tels que les Darling-Downs dans Queensland, et la Riverina dans la Nouvelle-Galles du sud, il règne une désastreuse alternance de sécheresse et d’inondations. Dans l’Australie du sud même, qui est le véritable grenier des colonies et où les agriculteurs se sont portés en masse, il a fallu tirer une ligne, nommée ligne du Goyder, du nom du fonctionnaire qui l’a tracée, pour séparer la partie de la colonie où il pleut quelquefois de celle où il ne pleut jamais. Sous ces influences malfaisantes, les moissons dépérissent attaquées de la rouille ou ne parviennent pas à maturité. Dans certaines portions de l’Australie de l’ouest, le grain, grillé par la sécheresse, se présente à l’état de fétu; ailleurs des légions de sauterelles s’abattent sur les champs comme en Afrique et moissonnent pour l’agriculteur. Même dans les régions heureuses, il est difficile d’établir une moyenne de produits, tant les mauvaises années succèdent capricieusement aux bonnes. M. Trollope nous donne les chiffres des récoltes pour l’Australie du sud pendant six années; les disproportions sont énormes. En 1866, 6,560,000 boisseaux de blé; en 1867, 2,580,000 seulement; en 1868, le chiffre se relève jusqu’à 5,173,000, et il baisse de nouveau en 1869 de près de moitié, 3,052,000, pour remonter enfin en 1870 à 6,960,000. Notons, pour faire mieux comprendre combien sont précaires les espérances que l’agriculteur peut fonder sur ses moissons, que, dans les mauvaises années, le nombre d’acres soumis à la culture a été infiniment plus élevé que dans les bonnes ; en 1866, où la récolte a rendu 6 millions de boisseaux, il n’y avait eu d’ensemencés que 457,000 acres ; en 1867, où elle ne rendit que 2,500,000 boisseaux, il y en eut d’ensemencés 550,000, et enfin en 1870, où elle rejoignit le chiffre de 1866, il en fut ensemencé 604,000, soit 150,000 de plus qu’en 1866 pour le même résultat.

À ce manque d’équilibre dans la fertilité du sol, et à tous ces fléaux naturels vient s’ajouter pour le free selecter une cause permanente de gêne dans l’exagération des prix du travail rural, qui ont atteint peut-être en Australie leur plus haut point d’élévation actuel. Dans Queensland, le salaire moyen d’un ouvrier cultivateur est d’environ 15 shillings par semaine, plus les rations, qui sont de 14 livres de viande, de 8 livres de farine, de 2 livres de sucre et d’un quart de thé. Dans la Nouvelle-Galles du sud, ce salaire moyen hausse jusqu’à 1h shillings par semaine, plus les rations. En Tasmanie, il est un peu plus modéré, grâce probablement à la position insulaire de la colonie, qui rend les déplacemens d’ouvriers plus difficiles, et aussi parce que le travail agricole y est plus général et de plus ancienne date ; cependant un valet de ferme reçoit encore des gages de 30 livres sterling par an (750 francs), plus sa nourriture et son logement, plus une somme extra de 3 à 4 livres pour le temps de la moisson. Dans l’Australie du sud, 22 shillings par semaine est le salaire le plus habituel. Enfin dans l’Australie de l’ouest, la plus pauvre des colonies, celle où la terre est du plus maigre rendement et la vente des produits le plus difficile, l’agriculteur n’obtient pas aide à moins de 30 à 40 shillings par mois, plus les rations. Le prix des produits, mis en regard de ces salaires, qui sont loin de constituer tous les frais de revient, présente d’assez modestes bénéfices. En Tasmanie, où la terre est extrêmement fertile et en outre bien cultivée, le produit net n’est pas de plus de 10 shillings par acre ; dans l’Australie du sud, où le free selecter abuse cependant des ressources d’une terre vierge, le rendement est de 5 boisseaux de blé par acre, ce qui, à un prix moyen de 5 shillings par boisseau, donne la somme encore assez maigre de 25 shillings. Il résulte de cette élévation des salaires que, si le free selecter ne peut pas cultiver sa terre lui-même ou par le moyen de sa famille, il marche à pas précipités dans la voie de la gêne. Heureux est-il alors si, dans la saison de la tonte, il peut entrer aux gages du squatter, et prélever ainsi sur ce voisin abhorré les ressources nécessaires pour retarder la ruine et s’épargner la honte de lui vendre son lot.

Le prix de la terre a beau être modeste, les facilités de paiement ont beau être grandes, — et elles sont excessives dans toutes ces colonies, — l’agriculture n’a donc pu prendre jusqu’à présent un ascendant que tant de causes réunies s’accordent à lui refuser. Une seule colonie fait exception à cet égard, l’Australie du sud, et cela grâce à un concours de circonstances qui ne s’est pas présenté ailleurs. La nature du sol, reconnu presque tout entier propre à la culture dans toute la région visitée par les pluies, y a attiré en masse la partie la plus sérieuse, la plus pratique, de l’émigration agricole anglaise et allemande. Les colons n’ont pas trouvé en arrivant le sol occupé déjà par des rivaux puissans et mal intentionnés; squatters et free selecters sont de même date dans cette plus jeune des colonies australiennes, et, par suite de la division du pays en deux régions, celle où il pleut et celle où il ne pleut pas, ces deux classes d’hommes vivent plus séparées qu’ailleurs l’une de l’autre. Les facilités de paiement, plus larges encore que dans les autres colonies, leur ont permis d’être plus vite et plus sûrement maîtres de leurs terres, et enfin cette terre ils la cultivent eux-mêmes au moyen de leurs familles par le moins prévoyant, mais le plus lucratif des systèmes, l’épuisement du sol. L’agriculteur de l’Australie du sud effleure sa terre de sa charrue, l’ensemence, la moissonne, et recommence invariablement chaque année sans jamais varier la culture, et sans autres engrais que les cendres de sa paille, qu’il ne prend pas la peine de récolter, et à laquelle il met le feu dès que l’ingénieuse machine dont il se sert, appelée stripper, en passant sur sa moisson lui a cueilli tout son grain sans toucher aux épis, qui restent intacts derrière elle. Il a gagné à ce détestable système une entière indépendance, une vie aisée et le sobriquet de cacatoès, facétie populaire signifiant qu’il égratigne la terre à la manière de ces oiseaux au lieu de la labourer sérieusement, et qui peint ainsi assez plaisamment ses procédés de culture.

Le squatter souffre comme le free selecter, bien qu’à un moindre degré, de ces fatalités de la nature australienne. Il nourrit des troupeaux de 80, de 150, de 200,000 moutons, mais c’est à la condition d’avoir devant lui des espaces illimités. On estime d’ordinaire qu’un mouton exige trois acres pour sa nourriture, ce qui indique suffisamment que le pâturage n’est pas toujours très fourni, et que par suite de la sécheresse trop constante les herbages ne se renouvellent pas avec toute la rapidité désirable. Si le run, au lieu d’être établi sur les plaines verdoyantes de Darling-Downs dans Queensland, ou sur les plaines salées de la Riverina dans la Nouvelle-Galles du sud, se trouve placé dans le bush même, c’est-à-dire en pleine forêt, où les troupeaux paissent moins commodément, cette étendue doit être augmentée encore. Si la sécheresse est absolue, ou si deux années trop chaudes se succèdent, les troupeaux dépérissent, et ce qui échappe au fléau perd toute valeur, car l’impossibilité de les nourrir en rend la vente et le transport de la plus extrême difficulté. Dans ces cas-là, on n’a qu’une chance de les sauver, c’est de les faire voyager de run en run jusqu’à ce que la sécheresse ait cédé à des influences plus clémentes. Comme le prix de la licence de pâturage est calculé d’après le chiffre des moutons qu’il dénonce au gouvernement plutôt que d’après l’espace de terrains qu’il déclare lui être nécessaire, le squatter est libre de pousser ses troupeaux sur l’étendue entière des terres louées et non achetées, par conséquent sur les pâturages occupés par ses confrères, aux seules conditions d’avertir de leur approche et de les pousser en avant à la mesure de 10 milles par jour, de manière qu’ils traversent les runs étrangers sans y faire un séjour trop nuisible. En temps ordinaire, le procédé est justement regardé comme abusif, et tout squatter qui se respecte s’abstient de le pratiquer; mais dans les années de stérilité exceptionnelle la nécessité en fait une loi. On peut imaginer de quel œil le squatter, contraint à cette hospitalité forcée, voit arriver ces troupeaux qui viennent disputer aux siens le vivre et le couvert. M. Trollope a décrit les effets d’une de ces sécheresses qui sévit sur l’Australie du sud en 1865 ; sa description, bien qu’en simple prose, rappelle par ses détails celles des poètes épiques et produit presqu’une impression pathétique, bien qu’elle ne raconte que les souffrances de vulgaires animaux. Ce fut une odyssée générale de tous les troupeaux situés dans les régions du nord. Ils descendirent par centaines de milliers sur les districts du sud au bord de la mer, accomplissant des voyages de 300 milles et laissant derrière eux, à mesure qu’ils se succédaient, la stérilité plus complète, si bien que les derniers ne trouvaient plus qu’une terre aride, broutée jusqu’aux dernières racines. Sur leur marche, ils semaient de leurs cadavres les étendues desséchées, et lorsque la mort n’était pas assez prompte, les conducteurs se chargeaient de l’aider en réduisant leur nombre, de manière à permettre de vivre à la partie qu’ils épargnaient. On en vit qui prirent le parti extrême d’en noyer plusieurs milliers dans la mer, à l’imitation des capitaines négriers d’autrefois, qui, dans les momens de tempête ou de disette à bord, se débarrassaient au profit des requins d’une partie de leur cargaison. Dans Adélaïde, un troupeau considérable fut offert à un éleveur à 1 shilling le mouton; il en offrit 6 pence, et se tint pour enchanté de ne pas être pris au mot. Il est aisé de comprendre que, lorsque viennent ces années stériles, tout le menu peuple des squatters, surpris à l’improviste avec des ressources insuffisantes, succombe par centaines; ceux-là seuls résistent qui ont les moyens d’attendre, mais ceux-là n’en sont que plus riches au retour des heureuses saisons, en sorte que l’aristocratie pastorale se renforce des effets même du fléau qu’elle a le plus à redouter.

Il faut être riche en effet pour prospérer dans la vie de squatter, et même il faut être déjà relativement riche pour l’entreprendre; cela ressort en toute évidence des faits que M. Trollope a été, croyons-nous, le premier à faire connaître. Rien n’est plus dangereux pour un squatter que d’entrer en affaires avec un capital insuffisant. Ce n’est pas que ses dépenses annuelles soient très fortes: sa vie, quoique hospitalière et large, est simple et forcément morale; la solitude du bush le protège contre les entraînemens de la prodigalité et la fatale émulation de l’exemple. Le personnel de son run est relativement peu nombreux, et, lorsqu’il a passé la saison du lavage et de la tonte, qui exige des armées d’ouvriers, cinquante ou soixante serviteurs lui suffisent pendant le reste de l’année pour la garde et le soin de ses vastes troupeaux; mais les frais de premier établissement sont considérables. Il lui faut bâtir sa maison, établir ses innombrables baraques, ses parcs, ses réservoirs pour le lavage, ses hangars pour la tonte, il lui faut palissader son run sur une étendue immense, il lui faut payer sa licence pastorale, acheter ses troupeaux ; tout cela exige une première mise de fonds qui, aussi modeste qu’on la suppose, constitue déjà une fortune d’ordre moyen. C’est 200,000 ou 300,000 francs qu’il lui faut dépenser avant la mise en train de ses élevages; s’il ne les possède pas ou s’il n’en possède qu’une trop faible partie, il lui faut emprunter, et cela il ne le peut qu’à des conditions très particulières, vu sa situation et la nature de sa propriété.

D’ordinaire, lorsqu’un propriétaire veut emprunter, il donne gage sur sa terre et non sur les produits qu’il en tire, et pourvu qu’il paie sa dette ou les intérêts de sa dette aux dates prescrites, l’hypothèque le laisse parfaitement libre d’exploiter sa terre à son gré, de l’améliorer comme il l’entend, d’en transformer la nature, de changer les terres en vignes et les vignes en prés, de diminuer ou d’augmenter ses étables, de vendre ses produits à son heure et à sa convenance, car la terre répond de tout. Mais le squatter ne peut emprunter sur son run, qui est la propriété du public et dont il n’est que locataire ; c’est donc sur ses troupeaux et plus particulièrement encore sur leurs produits que doit reposer le gage de sécurité du créancier, ce qui équivaut à dire que la dette transporte entre des mains étrangères sa propriété et ses revenus à la fois, sans qu’il en puisse disposer à son gré. Il s’est adressé à un marchand ou à un banquier qui a consenti à lui prêter la somme nécessaire à son établissement à un intérêt d’autant plus élevé que le gage de sécurité, c’est-à-dire la laine, est soumis à plus de variations. Les agriculteurs européens se sont plaints maintes fois du taux de l’intérêt qu’ils avaient à supporter lorsqu’ils étaient forcés d’emprunter; mais si, au lieu d’emprunter sur leur terre, ils étaient contraints d’emprunter sur leur cheptel ou leurs récoltes futures, à quel taux leur prêterait-on ? Le prêteur, qui n’aurait plus le gage fixe de la terre, serait obligé de faire entrer dans ses calculs les chances d’épizootie possibles, les variations vraisemblables des foires et marchés, les pronostics physiques de la prochaine saison, et alors l’intérêt de l’emprunt, selon les circonstances, s’élèverait facilement de 5 et de 6 à 10 et 12 pour 100. C’est à ce taux qu’emprunte généralement le squatter aux ressources premières insuffisantes. Une fois la tonte faite, la laine est emballée et envoyée à Londres au créancier, qui la vend au cours du marché et qui inscrit la valeur de la somme reçue à l’avoir de son débiteur. Même chose si le squatter fait une transaction quelconque sur ses troupeaux, s’il en vend une partie ou s’il échange des bêtes d’un haut prix pour des bêtes d’un prix moins élevé. Cela une fois fait, le squatter a considérablement diminué sa dette, il est vrai, mais il s’est privé absolument de toutes les ressources qui pouvaient lui permettre de marcher en attendant ses prochains produits. Il demande donc à son créancier l’argent nécessaire pour passer l’année, tenir son run et payer ses salaires, et le créancier avance cette nouvelle somme en ajoutant au taux de l’intérêt premier un droit de commission de 2 1/2 pour 100, en sorte qu’en livrant sa laine et le prix de ses ventes de troupeaux, le squatter se libère en partie d’un intérêt à 8 ou 9 pour 100 pour s’embarrasser d’un nouvel intérêt à 10 ou à 11 pour 100. Comme ces droits de commission s’élèvent à mesure que les avances se succèdent, on n’aura aucune peine à croire que dans certains runs les intérêts de la dette du squatter se montent, comme le rapporte M. Trollope, à plus de 20 pour 100. S’il arrive un moment où les avances paraissent trop fortes au prêteur pour être convenablement amorties par les profits annuels, le run et les troupeaux passent en d’autres mains; mais ces cas d’expropriation sont rares, le prêteur n’ayant qu’à y perdre, et le squatter, même embarrassé d’une dette interminable, peut donc continuer à mener une vie heureuse et aisée en toute sécurité. Qui ne voit cependant que, même dans ces conditions favorables, le squatter n’est autre chose que l’intendant bien rétribué du marchand anglais, qui a fait les frais de son établissement et qui consent à le laisser en place tant qu’il lui donne de beaux profits? Il faut donc être riche pour être squatter en toute indépendance; mais celui qui l’est à ce titre, maître absolu dans son bush de tout ce qui l’entoure, n’a certes d’égal pour la liberté et le plaisir du commandement chez aucune aristocratie du monde actuel. C’est un aristocrate, et il en a déjà les charges traditionnelles, dont la plus considérable et la plus pesante, mais celle aussi qu’il exerce avec le plus de largesse, est l’hospitalité. Sa maison, comme le château du baron féodal, est une sorte d’hôtellerie commune à ses concitoyens et ouverte à tout voyageur, quelle que soit sa condition. L’absence de centres ruraux, l’étendue des distances, le mauvais état des routes, la rareté des petites villes, font au squatter une loi de cette hospitalité, et il s’y soumet de la meilleure grâce du monde. Et jamais cette hospitalité n’est prise au dépourvu, il y a toujours une place à la table du maître pour le confrère en élevage de troupeaux ou le voyageur qui se recommande par son éducation et ses manières. C’est une sorte de principe admis que la maison d’un squatter n’est jamais si pleine qu’on ne puisse y loger un nouvel arrivant. Cette hospitalité est presque un droit que le voyageur peut exercer sans scrupule et qui le dispense presque de toute reconnaissance; chez les squatters très riches et qui tiennent grand état, il est logé et traité dans la maison de l’overseer, sans avoir à présenter ses remercîmens et ses excuses au maître, qui ignore sa présence, et qui ne saura que tel étranger a passé chez lui que s’il examine minutieusement les règlemens de compte de son intendant. Mais c’est par rapport aux gens du commun peuple que cette hospitalité des squatters est véritablement une institution australienne. Les ouvriers rustiques en Australie vivent presqu’à l’état de tribus nomades, circonstance qui s’explique aisément par la faible importance de l’élément agricole proprement dit, qui ne leur offre aucune permanence de travail, et la nature de leurs occupations, qui, étant essentiellement temporaires, les obligent à changer fréquemment de place. Vienne la saison de la tonte et du lavage des troupeaux, ils trouveront de l’occupation pendant plusieurs mois dans les stations, mais, passé cette époque, il leur faut chercher du travail, et le travail n’abonde pas dans un pays composé de riches pasteurs qui n’ont pas besoin de bras et de petits agriculteurs qui se refusent par économie à les employer, si grand besoin qu’ils en aient. Dans cette poursuite du travail à travers les vastes solitudes australiennes, ils trouvent une hôtellerie gratuite dans la demeure du squatter, et il est aisé de comprendre qu’ils ne mettent aucun empressement à terminer leur recherche, sûrs qu’ils sont de rencontrer partout gîte et pâtée. Ils arrivent à la station, portant sur leur dos leur bagage, leur couverture et leur marmite, sont logés dans une hutte tout particulièrement construite pour leur usage, dorment paisiblement, font leurs deux repas par jour, et partent lorsqu’ils sont reposés de leurs fatigues, pour aller frapper à la porte d’une autre station, en sorte que par l’emploi de ce moyen ingénieux et aujourd’hui passé en habitude, ils continuent à se faire loger et nourrir par les squatters pendant tout le temps qu’ils ne sont pas employés par eux. Certains même vont plus loin, et, transformant cette pratique en une manière de grève originale, refusent le travail qui leur est offert à celui-là même qui les héberge, sous prétexte que les conditions ne sont pas acceptables, et vont chercher ailleurs leur idéal de salaires qu’ils ne courent aucun risque à placer aussi haut que possible et à ne voir jamais réalisé. Et les frais de cette hospitalité ne sont pas minces ; elle revenait à 300 livres par an (7,500 francs) à un squatter de la connaissance de M. Trollope, et dans Victoria on lui parla d’une station où ces frais annuels se montaient à 1,000 livres (25,000 francs). M. Trollope s’indigne contre cette coutume ; mais, à tout prendre, c’est là un de ces abus par lesquels le peuple de tous les pays s’entend si bien à consacrer les grandes situations et à se donner les maîtres dont il a toujours besoin. Rien ne dit mieux que cette coutume quelle est la prédominance sociale des squatters et à quel point il y a dans leur situation les germes d’une véritable aristocratie. C’est un de ces faits petits en apparence contre lesquels toutes les théories sont à court de logique, il n’y a pas de démocratie qui tienne, où est l’égalité entre celui qui use d’une hospitalité de cet ordre et celui qui l’accorde ?

Résumons les traits successivement décrits dans cette rapide esquisse, et voyons s’ils ne nous conduisent pas tous sans désaccord à la même conclusion. Sans posséder la terre australienne, les squatters l’occupent en maîtres, et de manière à tenir en échec les élémens qui chercheraient à la leur disputer, et au besoin à les évincer, comme cela est arrivé déjà, notamment dans Queensland et Victoria. Leur métier est lucratif et peut avec une somme moyenne de prudence conduire aisément à l’opulence, mais il n’est pas accessible à tous, et il faut être déjà relativement riche pour l’entreprendre ; le squatter ne peut partir de rien ou de trop peu. Leurs maisons sont hospitalières comme le sont seulement en tout pays les demeures des hommes séculairement investis de l’influence et du pouvoir, et les coutumes qui leur font une loi de cette hospitalité consacrent ainsi une situation exceptionnelle. La nature combat pour eux et appuie leurs prétentions contre leurs rivaux ; quels que soient les développemens de l’agriculture en Australie, elle n’y sera jamais qu’un intérêt secondaire ; les squatters au contraire s’appuient sur l’élément permanent, immuable, incommutable, voulu par les puissances de la matière dans cette région, l’élément pastoral. Terre pastorale a été l’Australie, terre pastorale elle est, et terre pastorale elle restera, quel que soit le nombre de lots que l’on découpe çà et là pour la charrue et la bêche dans ses espaces sans fin ; nous voyons qu’à la fin de 1874, dans la seule Nouvelle-Galles du sud l’étendue de terres louées pour le pâturage s’élevait à 183, 107,200 acres, tandis que l’étendue des terres en culture s’élevait à la même époque à 451,138 acres seulement, et ce chiffre montre assez quelle petite figure fait l’élément agricole en face de l’élément pastoral. Le squatter enfin est auprès de l’univers le véritable représentant de l’Australie, car il détient entre ses mains la denrée par laquelle ce pays est connu sur le marché du monde, la laine. A quelles marques reconnaîtrons-nous donc une classe nécessairement prépondérante et maîtresse de l’avenir, si ce n’est à celles-là?


II. — LE TRAVAIL AUSTRALIEN.

Il ne faut point chercher en Australie les témoignages d’une vie morale ardente et raffinée. Les sociétés coloniales, surtout quand elles ont été formées dans les mêmes conditions que la société australienne et avec d’aussi paisibles élémens d’immigration, obéissent à des entraînemens plus matériels et terrestres que ceux qui font les théologiens et les philosophes, les politiques et les poètes. Elles ont été fondées pour procurer nourriture et abri à ceux que leur patrie ne peut assurer de ces biens élémentaires, et leur unique occupation est de créer les moyens par lesquels ce but peut être atteint. Ce sont les très vieilles sociétés et les classes opulentes qui parlent volontiers du matérialisme des appétits et de la bassesse des intérêts pratiques. Ainsi que le remarque finement M. Trollope, « l’homme qui est sûr de son déjeuner et de son dîner peut oublier à quelles conditions il existe, et croire que ses aspirations premières sont de nature plus sublime, mais le moindre accident dans les approvisionnemens pendant vingt-quatre heures se chargera de lui rappeler la vérité sur ce sujet. » Parmi tous ces élémens de vie morale que l’homme des vieilles civilisations croit indissolublement unis au fond de son être, le plus vivant dans une telle société est certainement la politique, et nous avons vu combien la politique australienne est étroitement unie à ces préoccupations matérielles. Il n’y a encore là aucun de ces écarts considérables entre les classes qui dans notre Europe donnent aux plus petites questions politiques l’importance de questions essentielles ; pas de droite représentant des traditions séculaires ni de gauche aux rancunes invétérées; les sentimens conservateurs y sont d’hier, les sentimens démocratiques y sont de ce matin. Si la politique est trop près de ces intérêts matériels premiers pour pouvoir en être distinguée, la religion en est trop loin pour en distraire les âmes qu’ils possèdent exclusivement. Trop jeune encore pour avoir une vie politique intense, la société australienne est en même temps composée d’élémens trop vieux pour avoir une vie religieuse ardente. Les colonies de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande sont, au point de vue religieux, parmi les pays où le vent du siècle a fait le plus pleinement sentir ses effets de sécheresse. Cet esprit de laïcisme que nos radicaux s’efforcent avec tant de chaleur de répandre parmi nous, les immigrans l’ont apporté en Australie, et il s’y est épanoui sous la forme d’une neutralité religieuse singulièrement hostile à tout pouvoir ecclésiastique. M. Trollope trouva le parlement de l’Australie du sud en proie à un émoi extraordinaire à propos d’un misérable droit de préséance à maintenir ou à retirer à l’évêque anglican, et il fut obligé de reconnaître, tout bon fils de l’église établie d’Angleterre qu’il est, que l’idée d’accorder une prééminence quelconque à une forme d’église plutôt qu’à une autre était absolument antipathique au tempérament australien. Le même esprit, mais encore plus accentué peut-être, prévaut dans la Nouvelle-Zélande, en sorte qu’un des rêves les plus audacieux de l’agitation chartiste d’il y a trente ans, l’abolition de l’église établie comme partie essentielle de la constitution, s’est trouvé à peu près réalisé dans ces colonies des antipodes par le seul fait du déplacement d’un certain nombre d’enfans du siècle.

Que la littérature occupe une place encore moins importante que la politique et la religion dans les préoccupations australiennes, le livre de M. Trollope est là pour le prouver. Longtemps nous avons désespéré de trouver dans cet ouvrage écrit par un littérateur de profession une ligne ayant trait à un sujet littéraire, lorsque enfin nous y avons rencontré la page suivante que nous voulons traduire non-seulement pour son intérêt, mais encore par ce qu’elle est unique de son espèce sur plus de mille :


« Avant de partir d’Angleterre, un de mes amis m’avait mis dans la main un volume de ballades qu’on lui avait envoyé d’Australie, intitulé Bush Ballads or Gallopping Rhymes. Il me dit que l’auteur en avait été un jeune gentleman écossais qui avait émigré à ses débuts dans la vie et n’avait pas bien tourné. Il s’était adonné à une vie de sport, puis il était tombé dans une profonde mélancolie, et il était mort. Je lus ces ballades, et je fus singulièrement frappé de leur énergie. Il était évident que l’auteur avait vécu hors du monde littéraire, et qu’il avait manqué de ce soin et s’était épargné ce travail que produisent la critique et l’étude et qui sont nécessaires au fini d’une œuvre; mais quant au génie de l’homme, il n’y avait pas à en douter. Une de ces ballades, intitulée Britomarte, suffisait à elle seule pour lui mériter le nom de poète. Je découvris qu’il avait vécu dans ce voisinage, près du mont Gambier, et qu’il avait été très aimé de nombreux amis. Il fit partie pendant un certain temps du parlement de l’Australie du sud, mais la besogne parlementaire n’avait pas convenu à ses goûts. Il aimait à monter les pur-sang et se plaisait à écrire sur les chevaux et les courses. Dans les traces littéraires que je trouvai de lui dans le voisinage, j’en rencontrai peu qui eussent trait à d’autres matières que sa passion du cheval, et la vie mélancolique, pensive, solitaire, silencieusement dévorante, que mène l’homme du bush. Son cheval avait été son compagnon dans la solitude et son grand plaisir lorsqu’il revenait dans la société. J’entendis faire de merveilleux récits des prouesses de son équitation. Comme coureur de steeple-chase, il était bien connu dans Melbourne, mais peu de personnes semblaient y avoir entendu parler de lui comme poète. C’est comme poète que j’en parle ici : il s’appelait A.-L. Gordon. »


L’Australie est donc un pays entièrement dévolu à l’utile. Il n’y a là de place que pour les ouvriers véritables, c’est-à-dire gagnant sans métaphore aucune leur vie à la sueur de leur front; quant à ceux qui voudraient la gagner à la fatigue de leurs cerveaux, c’est-à-dire par les professions libérales et les métiers qui confinent à ces professions, légistes, scribes, maîtres d’école, professeurs, institutrices, gouvernantes, M. Trollope les avertit charitablement de ne pas tenter l’aventure, si le légiste ne veut pas s’exposer à devenir berger de quelque squatter et à aller méditer dans la solitude du bush sur la fragilité des espérances humaines, et si la gouvernante ne veut pas se résigner de bonne grâce à devenir vulgaire bonne d’enfans. Chose plus curieuse, il n’y a pas là davantage de place pour les aventuriers. Les mines d’or en ont, cela va s’en dire, attiré un grand nombre, jeunes gens désireux de faire rapidement fortune, commerçans ruinés, gentlemen dévoyés; peu y ont trouvé le succès qu’ils espéraient, et, avec quelque résolution qu’ils se soient mis à l’ouvrage, ils se sont bien vite trouvés inférieurs aux ouvriers véritables, dont l’expérience et la longue habitude du travail pénible mettent de leur côté toutes les chances favorables. Les aventuriers de l’espèce malhonnête n’ont pas non plus de grasses aubaines à attendre. Sans doute il s’en est rencontré et il s’en rencontre bon nombre faisant métier d’agioteurs sous les vérandahs de Melbourne et de Sydney, ou spéculant sur la bonne foi publique en créant par des moyens fabuleux des veines de métal imaginaire, ou escroquant par le moyen de cartes pipées l’or extrait dans la journée par le mineur ; mais, en règle générale, cela doit être dit à l’honneur de l’Australie, les scènes de la Californie ne s’y sont pas renouvelées, et la fièvre des mines n’y a donné naissance ni aux mêmes scandales, ni aux mêmes vilaines mœurs. Voilà bien des catégories exclues de la fortune australienne, mais il y a mieux encore : en dépit de la croissance rapide des villes, les artisans n’y sont pas favorisés à l’égal des simples manœuvres. A l’inverse de ce qui se passe en Europe, c’est le travail le plus grossier qui est le plus payé. Pour les métiers qui exigent adresse, habileté, apprentissage : charpentiers, maçons, forgerons, etc., les salaires ne sont pas beaucoup plus élevés qu’en Europe, et l’on pourrait dire qu’ils sont même relativement moins élevés. Pour réussir en Australie, il faut donc être moins ouvrier qu’homme de peine, dans la pleine acception du mot, berger, tondeur de moutons, conducteur de bestiaux, terrassier, charretier, jardinier, valet de ferme, domestique à gages, et ce fait général, qui, soit dit sans calembour, est entièrement aux antipodes de nos habitudes, suffirait seul à un observateur sagace pour révéler la nature de la richesse australienne.

Cette richesse, c’est la terre, et très particulièrement l’élément pastoral. C’est donc avant tout du travail rural et pastoral que l’Australie a besoin. Ici encore nous rencontrons le squatter et son inévitable suprématie. A tous ses autres moyens d’influence, il ajoute encore celui-ci, qu’il est véritablement maître et distributeur du travail australien, que c’est par lui que des milliers d’êtres humains ont la vie du corps et l’occupation des mains. Dans un intéressant essai sur la Nouvelle-Galles du sud, un statisticien de Sydney, M. Reid, estime qu’à la fin de 1875 le chiffre des moutons paissant dans le bush australien s’élevait à plus de 52 millions, dont 24 pour la seule Nouvelle-Galles du sud, 12 pour Victoria, 6 pour l’Australie du sud, 7 pour Queensland, 2 pour la Tasmanie, et 900,000 environ pour la pauvre Australie de l’ouest. À ce chiffre formidable de bêtes à laine, il faut ajouter plus de 6 millions de bêtes à cornes réparties dans des proportions analogues aux précédentes entre les diverses colonies. Si l’on songe au nombre d’hommes nécessaires pour l’élevage, la surveillance, la tonte et l’apprêt des produits de ces immenses troupeaux, on se convaincra aisément que, bien que ce travail exige un nombre de bras relativement faible, l’offre ne peut pas être égale à la demande avec une population atteignant à peine 2 millions d’habitans, dont il faut défalquer plus des trois quarts pour toutes les catégories impropres à ce travail. La cause qui élève si haut les salaires du travail rural, c’est donc qu’il est le premier en importance de l’Australie. Nous avons donné dans le précédent chapitre les salaires du travail agricole proprement dit, voyons ceux du travail pastoral.

Pour surveiller et faire paître les troupeaux, deux systèmes sont en présence dans les runs australiens. Dans le premier, les troupeaux sont partagés entre un certain nombre de bergers et fermés de nuit dans des parcs à proximité des huttes établies dans le bush de distance en distance. C’est une vie morose et mélancolique que celle des bergers australiens dans la solitude du bush, et où se retrouvent les phénomènes moraux que nous pouvons observer chez nous-mêmes sur les populations de nos pays de pâturages. M. Trollope les rencontra généralement affligés de propensions ultra-calvinistes, et préoccupés plus que de raison de la pensée de la damnation, véritables frères de nos bergers du Cantal et des Cévennes pour la superstition et l’habitude des rêveries sombres ; mais il est au moins un souci dont ils sont exempts, et qui n’ajoute pas son poids, comme chez nos pasteurs, au faix des tristesses engendrées par la vie solitaire, le souci de la privation matérielle. Le salaire ordinaire d’un berger australien varie entre 30 et 40 livres par an (de 750 à 1,000 francs), plus ses rations, qui sont à peu près uniformes pour tous les ouvriers de la station, c’est-à-dire par semaine 14 livres de viande, 8 livres de farine, 2 livres de sucre et 1 livre de thé. C’est de quoi le remettre quelque peu en confiance de la bonté de la Providence, une fois qu’il sort de son bush. Dans le second système, le run est entouré d’une palissade sur toute son étendue, et les moutons sont laissés errans en liberté à l’intérieur. Dans ce cas, les bergers deviennent inutiles et sont remplacés par des surveillans à cheval nommés boundary riders (cavaliers des limites), chargés de faire plusieurs fois par semaine l’inspection de la palissade, et de la remettre en bon état là où elle a été renversée ou brisée. Le salaire du boundary rider est encore plus élevé que celui du berger, 45 livres par an (1,125 francs), plus ses rations. Ce sont là les serviteurs principaux des runs pendant la plus grande partie de l’année, mais vienne l’époque du lavage et de la tonte, et une nuée d’ouvriers s’abat sur la station. Les tondeurs ne sont payés ni par journées, ni par semaines, mais par nombre de moutons tondus, soit d’ordinaire 3 shillings 7 deniers par 20 moutons, par conséquent le salaire varie singulièrement selon l’habileté et l’agilité de main de l’ouvrier. Quelques-uns en tondent jusqu’à 120 par jour, mais on peut estimer que 80 est une bonne moyenne ordinaire, ce qui porte le salaire habituel d’un tondeur entre 15 et 20 francs par jour, plus les invariables rations, dont le squatter ne fournit pas la cuisson et qui sont apprêtées par un cuisinier aux gages des ouvriers associés à cet effet.

La quantité et la qualité des rations qui accompagnent toujours le travail rural est un fait digne d’être remarqué, car il ajoute le bien-être à cette rémunération déjà si élevée. « J’ai lu je ne sais combien de livres sur l’Amérique, écrivait Carlyle dans un jour de mauvaise humeur contre la stérilité de la vie politique américaine, et ce que j’y ai vu de plus intéressant, c’est que les ouvriers yankees pouvaient manger du dinde à leur dîner. » On pourrait dire sans mauvaise humeur aucune quelque chose de pareil pour l’Australie, à cette différence près que le dinde est remplacé par le mouton. À la vérité, le mouton revient chaque jour, en sorte que ce retour invariable empoisonne quelque peu le bien-être de l’ouvrier australien, qui prendrait volontiers contre cette nourriture les précautions des servantes écossaises contre le saumon. « Ah ! si vous saviez ce que c’est que de manger du mouton trois fois par jour, semaine après semaine, mois après mois, vous ne viendriez pas nous dire que nous devons être contens de notre situation, » disait un ouvrier de Queensland à M. Trollope; mais, comme ce dernier venait d’un pays où le travailleur ordinaire des campagnes serait souvent heureux de manger du mouton une fois par semaine, il ne se laissa que médiocrement toucher par ces plaintes, et répondit judicieusement à son interlocuteur qu’il avait un moyen bien simple de diminuer son martyre au moins d’un tiers, qui était de ne manger que deux fois par jour au lieu de trois.

S’il donne de beaux salaires, le squatter en compensation exige une discipline presque militaire de ses serviteurs et de ses ouvriers, particulièrement de ses tondeurs. Les engagemens qu’il prend avec ces derniers sont de véritables contrats astreignans pour les deux parties. Le tondeur s’engage absolument à ne quitter la station que lorsque la tonte est achevée, il doit opérer de manière à ne pas gâter les toisons et surtout à ne pas infliger aux moutons des blessures que le goudron même serait impuissant à guérir, par-dessus tout il doit s’abstenir de boire tant que dure la saison, non-seulement pendant qu’il est à l’ouvrage, mais même lorsque sa journée a pris fin. Sur ce point, la défense est formelle, et quiconque l’enfreint ou introduit dans la station des liqueurs alcooliques, ou même, le soir venu, s’absente du logis du squatter pour aller rendre visite à quelque cabaret prochain, peut, selon les cas, soit être condamné à une amende, soit être renvoyé sur-le-champ de la station. La raison de cette défense stricte, c’est que, la bière n’étant pas en usage en Australie et le vin n’y étant encore produit qu’en petite quantité, les ouvriers ne pourraient boire, en dehors de leur thé, que des liqueurs alcooliques, et que par conséquent ils n’auraient plus la sûreté de main nécessaire à leur délicate besogne. C’était une condition difficile à obtenir, étant donnée la passion du peuple du royaume-uni pour les liqueurs fortes, et cependant les squatters sont parvenus à la faire passer en habitude. Il est vrai que le diable n’y perd rien, car après cette longue abstinence les tondeurs se sentent, à l’égard des boissons alcooliques, dans les mêmes dispositions que les aborigènes, après qu’ils se sont nourris quelques semaines des fruits du bunya, à l’égard de la chair. Alors ils se précipitent sur les débits de boissons du voisinage avec la frénésie des matelots hollandais se ruant à une kermesse, s’installent en qualité de locataires chez le cabaretier, et ne le quittent que lorsqu’ils ont, pour parler leur langage, coulé à fond leur chèque de paiement. Qu’en dépit du bon ordre qui règne généralement dans les stations, il soit souvent besoin d’appliquer ces mesures de rigueur, cela va sans dire, et l’on peut croire aussi qu’elles ne sont pas appliquées sans l’accompagnement ordinaire de récriminations criardes et d’invectives plus ou moins heureusement inventées, ainsi qu’en témoigne cette diatribe à intentions poétiques, œuvre d’un ouvrier renvoyé, que M. Trollope vit un soir écrite à la craie sur la porte d’un squatter de ses amis :

Bien le bonsoir à l’émeu sauvage,
Bien le bonsoir au kangourou,
Bien le bonsoir au squatter de la plaine,
J’espère bien ne plus jamais revoir cette sacrée canaille !


Cette œuvre satirique n’est pas le nec plus ultra de l’épigramme, mais, à défaut de mérites plus prononcés, elle a certainement de la couleur locale.

La laine est, on le sait, le grand article d’exportation de l’Australie. M. Reid nous apprend qu’à elle seule la Nouvelle-Galles du sud, qui est, il est vrai, celle des six colonies où l’élément pastoral a pris l’extension la plus considérable, en a exporté en 1875 plus de 87,500,000 livres, qui ont produit une somme de 5,650,000 livres sterling. Ce sont là de beaux chiffres, mais le squatter a grand besoin que sa précieuse denrée se maintienne toujours à de hauts prix, car ses moutons ne valent absolument que pour la laine, et si une baisse s’opère, il ne peut se rattraper sur ses troupeaux même. L’exportation est difficile, excepté de colonie à colonie; la grande quantité des moutons met la viande à bas prix, — 2 et 3 deniers la livre, — et d’ailleurs la consommation intérieure est nécessairement modérée. On a beau manger du mouton trois fois par jour et sous toutes les formes, 2 millions d’hommes ne font que des brèches insignifiantes dans cet inépuisable stock de nourriture. Lorsque la laine ne rend pas, que faire donc de ces millions de moutons? On en prend alors plusieurs milliers dans chaque station et on les jette dans des chaudières pour en extraire le suif; mais cette ressource est loin de fournir une compensation sérieuse à la perte subie sur le prix des laines, car nous voyons que dans la Nouvelle-Galles du sud, tandis que le montant des laines s’élevait à un chiffre de 5,500,000 livres pour l’année 1875, le produit du suif, augmenté de celui des peaux et des cuirs de bestiaux, n’excédait que de fort peu la somme de 306,000 livres. D’énormes quantités de viande sont en outre absolument perdues dans cette opération peu fructueuse, et, bien que par suite de l’abondance et du bas prix de cette denrée les colonies et les squatters aient également peu à souffrir de ce gaspillage, on ne peut s’empêcher de regretter à la manière des gens du peuple que cette masse de nourriture disparaisse sans profit aucun pour personne, lorsqu’il y a dans le monde tant d’estomacs affamés qui l’engloutiraient avec joie. On a songé à l’utiliser, et depuis un certain nombre d’années l’Australie envoie sur le marché d’Angleterre des conserves en boîtes dont le prix varie entre 4 deniers 1/2 et 6 deniers la livre. Je vois dans l’essai statistique de M. Reid qu’en 1875 la Nouvelle-Galles du sud en a exporté pour 73,000 livres. Ce faible chiffre dit assez que cette marchandise, bien que se présentant dans des conditions de bon marché exceptionnelles comparativement au prix élevé de la viande en Europe, n’a pas trouvé faveur auprès du public populaire anglais. La viande doit nécessairement être cuite à l’excès, ce qui lui fait perdre une grande partie de sa saveur, et enfermée dans des graisses qui lui donnent un aspect peu appétissant. Cet esprit d’ingénieuses applications scientifiques qui est le propre de cette seconde moitié de notre XIXe siècle en Australie comme en Europe s’est mis alors à l’œuvre, et a suggéré l’idée de remplacer ces conserves désagréables à l’œil et fades au goût par la viande même, qu’on transporterait enfermée dans une chambre de navire tenue constamment au point de température voulu par le moyen de la glace fabriquée chaque jour pendant la traversée. Dans cette entreprise, à laquelle est attaché le nom d’un des plus honorables citoyens de Sydney, M. Thomas Mort, la question n’est pas de savoir si la réussite est possible scientifiquement, mais si les frais de fabrication de la glace n’élèveront pas outre mesure les prix de la viande ainsi transportée. Quoi qu’il en soit, le projet était poussé avec ardeur pendant le séjour de M. Trollope en Australie, et les journaux nous ont appris plus récemment qu’il avait reçu déjà un commencement d’exécution.

Après la laine, l’or est la grande production de l’Australie. On se rappelle encore l’émotion qui accueillit la nouvelle de l’existence de gisemens aurifères aux antipodes tombant au lendemain même des premières merveilles californiennes, mais ce qu’on sait moins, et ce qui prouve à quel point tous les événemens s’enchaînent dans notre monde actuel, c’est que cette seconde découverte fut une conséquence et une continuation de la première. Les deux hommes qui firent sortir presqu’en même temps du sol australien les premières onces d’or, Hargreaves à Ophir dans la Nouvelle-Galles du sud, et Esmond à Clunes, près de Ballaarat dans Victoria, avaient été tous deux mineurs en Californie, et c’est à l’aide de leur expérience récemment acquise des terrains aurifères que les assertions des géologues passèrent en un instant de l’état d’hypothèses à l’état de réalités. Le désarroi social qui suivit cette découverte fut pendant un temps considérable. Tous les objets de consommation s’élevèrent subitement à des prix incroyables comme par anticipation des richesses qu’on espérait, et les moindres manœuvres affichèrent des prétentions extravagantes. Un groom coûtait alors 25 francs par jour, et un tondeur demandait, et, paraît-il, obtenait, 10 livres sterling par 100 moutons (250 francs). Le rush, ou autrement dit l’affluence aux gisemens réputés aurifères, fut tel que le gouvernement dut s’inquiéter de chercher un moyen sinon d’arrêter, — cela fut considéré comme impossible, — au moins de refroidir quelque peu cette effervescence de convoitises. Il crut l’avoir trouvé en imposant à tout mineur l’obligation de se munir d’une licence dont le prix fut fixé d’abord à 30 shillings par mois. Bientôt après cette somme fut portée à 3 livres sterling. Les mineurs, qui, en attendant la réalisation de leurs espérances, étaient pour la plupart légers d’argent, se révoltèrent non-seulement contre cette aggravation de la taxe première, mais contre toute idée de taxe imposée à leur travail, et refusèrent de payer. Des arrestations s’ensuivirent, et une émeute éclata dans laquelle trente récalcitrans furent tués. Les choses s’arrêtèrent là, et le gouvernement profita de sa victoire pour modérer prudemment ses exigences, concession qui lui coûta d’autant moins qu’il ne les avait élevées que dans l’intérêt de l’ordre et non dans l’intention d’accroître la perturbation. Aujourd’hui la licence de mineur est de 10 shillings dans la Nouvelle-Galles du sud et de 5 shillings dans Victoria. Les tondeurs sont retombés de 10 livres à 17 shillings par 100 moutons, les grooms sont revenus à des prétentions modestes. Le calme est rentré dans la société australienne, et cette effervescence des premiers jours aurait passé comme un mauvais rêve, s’il ne restait pour en perpétuer et en transmettre le souvenir aux générations nouvelles un témoignage de la nature la plus durable, la ville même de Ballaarat avec ses 50,000 habitans, colossale création spontanée de la fièvre de l’or, paradoxe réalisé par la force des circonstances dans un district sauvage et infertile, loin de la mer, sans rivière navigable, sans facilités de communication, et que rien ne désignait par conséquent comme l’emplacement d’une des villes les plus considérables de l’Australie.

Depuis ces jours si pleins de turbulence, une révolution s’est d’ailleurs opérée qui a fait perdre à la vie du mineur toute sa poésie fiévreuse, si bien faite pour parler à l’imagination des jeunes et des pauvres, et coupé les ailes à ces espérances effrénées d’où les premiers rushes jaillirent avec un élan de première croisade. Cette révolution, c’est que le travail individuel s’est trouvé bien vite au bout de ses ressources et de son pouvoir. Le temps du mineur travaillant pour le compte de son ambition et de ses rêves, du simple digger qu’un heureux hasard pouvait enrichir subitement, est passé à peu près sans retour. Tout a bien marché pour lui tant qu’il ne s’est agi que de fouiller le lit des rivières, de laver les sables des plaines, de gratter la surface du sol et de creuser des trous peu profonds. Alors sa pioche et sa bêche suffisaient à ce travail, et, si petite que fût la quantité d’or qu’il récoltait dans sa journée, elle suffisait pour lui constituer un salaire et entretenir en lui l’espérance; mais, lorsqu’il s’est agi de descendre dans les profondeurs de la terre pour y découvrir les filons aurifères, d’extraire le quartz et de le réduire en poudre, de lutter dans la nuit avec la nature qui se dérobe devant les recherches sans trahir le secret de ses cachettes opulentes, de supporter les déceptions d’un travail entrepris pour vous donner la richesse et qui tout à coup, faisant banqueroute à vos efforts, vous laisse plus pauvre que devant, force lui a bien été de reconnaître qu’il y avait quelque chose de plus puissant que le travail individuel même enflammé de convoitise, et que la conquête de ces richesses cachées n’était, dans la plupart des cas, réalisable que par la richesse acquise. Vivre de privations n’est rien lorsque le salaire est au bout, mais vivre de privations pour un travail stérile à l’égal de la plus absolue paresse, voilà de quoi lasser tout courage et révolter tout bon sens. Sous le coup de cette amère expérience, beaucoup ont quitté la partie de désespoir et sont retournés à leurs anciens métiers, tandis que leurs compagnons, tombant de la hauteur de leurs rêves sur le sol brutal de la réalité, consentaient à se mettre à la solde du capital, devenu maître de la situation, et à conquérir au profit d’autres cette richesse qui se refusait à eux. Des associations se sont formées, les mines ont passé aux mains de compagnies, l’exploitation s’est régularisée et organisée, et les champs de l’or, perdant leur prestige de fantastiques eldorados, sont devenus de simples chantiers de travail.

Ces compagnies sont nombreuses, et M. Trollope en a compté 1,200 grandes ou petites pour les seules mines de Sandhurst dans Victoria. Sont-elles aussi prospères que nombreuses? M. Trollope ne le pense pas, et il est d’avis que l’or n’est en définitive qu’une médiocre affaire pour tous les groupes de population qui s’en occupent, sociétés financières ou mineurs travaillant à leurs risques et périls. Aux mines à terres d’alluvion d’une exploitation facile ont succédé les mines de quartz ; les frais d’extraction sont considérables, l’outillage des mines, tout imparfait et rudimentaire qu’il soit resté, — la grossièreté des machines employées a frappé M. Trollope comme elle avait frappé M. de Beauvoir, — ne laisse pas que d’être coûteux, le travail est souvent improductif, les filons, souvent trompeurs, faussent brusquement promesse, et au bout de tant de difficultés quel est le résultat net ? A Ballaarat, une compagnie qui porte le nom poétique de la Bande de l’espérance met en barres chaque mois à peu près 3,000 onces à un coût d’environ la moitié de leur valeur, ce qui assurément est loin de répondre aux exigences que ce mot d’or a le privilège décevant d’inspirer. D’ordinaire, l’or est vendu aux banques au prix de 3 livres 10 shillings ou Il livres l’once, ce qui, au dire de M. Trollope, est moins que le prix de revient de tout l’or tiré d’Australie, qui, tous comptes d’extraction, de lavage, de broyage de quartz faits, se trouve monter à 5 livres l’once. Dans un district aurifère, près de Rockampton (Queensland), une population de 1,896 mineurs avait, pour l’année 1870, produit 31,017 onces l’or qui avaient réalisé 112,234 livres, ce qui donnait pour chaque mineur un bénéfice de 75 livres, assez ordinaire rémunération, comme on le voit. Aussi n’avons-nous aucune peine à croire avec M. Trollope qu’en définitive la classe de mineurs qui gagne le plus, et surtout le plus sûrement, est encore celle des ouvriers qui travaillent à gages sans poursuivre la fortune pour eux-mêmes.

A Ballaarat, le salaire d’un mineur est de 40 à 48 shillings par semaine, à Gympie (Queensland), à Gullgong (Nouvelle-Galles du sud), à Sandhurst (Victoria), il est de 2 livres 10 sh. à 3 livres. Qu’il ait ramené ou non de l’or pendant la semaine, le mineur est toujours sûr de ses 3 livres, ce qui est plus que-ne gagnent souvent ceux qui l’emploient lorsqu’on s’est engagé sur de faux indices. Si le cœur lui en dit d’ailleurs, toute spéculation ne lui est pas fermée. Un bon tiers en effet de ces nombreuses compagnies sont ce qu’on appelle des tribute-companies, associations en sous-ordre qui afferment à une compagnie principale une portion de terrain promettant une veine, à la condition qu’une certaine proportion de l’or trouvé appartiendra à la compagnie. Ces associations se composent de plusieurs mineurs qui s’engagent sans capital dans l’entreprise au moyen de l’ingénieuse combinaison que voici : une moitié travaille sur le terrain loué, tandis que l’autre moitié travaille à gages et fournit par ses salaires aux dépenses de l’association entière, en sorte que le travail sérieusement lucratif des uns sert à attendre pour tous l’heureuse issue du travail aléatoire des autres. Si la spéculation tourne bien, ces hommes peuvent s’enrichir en peu de temps; si elle tourne mal, et c’est le cas le plus fréquent, ils restent Gros-Jeans comme devant, sans avoir rien gagné ni rien perdu.

Le travail des mines a donné naissance à diverses professions, dont quelques-unes passablement originales; de ce nombre est le métier de « berger » de terrain affermé. Lorsqu’un mineur a pris les titres voulus sur un terrain de son choix, il est obligé par la loi de l’occuper, et, s’il n’y peut travailler immédiatement, d’y faire acte de présence au moins deux heures par jour ou de s’y faire représenter par un tenant lieu. Ce métier de tenant lieu s’appelle shepherding, et rapporte pour un travail peu fatigant et durant deux heures de la journée, prises généralement dans la matinée, la somme assez rondelette de 25 shillings par semaine. Il semblerait qu’il dût être d’autant plus recherché qu’il laisse au mineur la libre disposition de la plus grande partie de son temps et qu’il peut ainsi se prêter à un cumul bien entendu; mais il paraît qu’il est tenu pour déshonorant, en sorte que tout mineur qui se respecte s’en abstient. Un autre métier plus honorable et qui exige plus de ressources d’esprit est celui de prospecter. Le prospecter est l’homme qui, au début d’un rush, c’est-à-dire d’une affluence à une localité où se recueille l’or d’alluvion, se charge de battre la campagne pour découvrir les places où l’or peut être caché, après avoir préalablement déclaré son intention au gouvernement. Quand ses recherches sont heureuses, il en est récompensé par le droit de choisir son terrain propre d’exploitation et de prendre pour lui seul une part trois ou quatre fois supérieure à celle que la loi accorde à chaque mineur. Quant aux mœurs générales des mineurs, M. Trollope les a trouvées à peu près irréprochables, sauf sous le rapport du jeu. Les mineurs ne boivent pas pendant leurs travaux, sont polis et affables, ne se disputent pas entre eux, si ce n’est occasionnellement, lorsqu’on s’est emparé pendant une absence de leurs terrains qu’on a pu croire abandonnés, ne commettent pas de violences, et, dans leurs différends, ont recours à la police et à la justice du district. Il y a, on le voit, entre ces chercheurs d’or et ceux de la Californie une différence qui est toute en faveur de l’Australie.

De toutes les richesses minérales de l’Australie, l’or est la seule qui soit exploitée sur une vaste échelle. Deux des colonies font cependant une certaine exception, la Nouvelle-Galles du sud pour la houille, et l’Australie du sud pour le cuivre. La production de la houille dans la Nouvelle-Galles du sud a été assez considérable pour donner naissance à Newcastle, la seconde ville en importance de la colonie, mais que cette production est faible encore comparativement à l’étendue des terrains houillers de la mère des Australies ! Cette étendue approximative est de 24,840 milles carrés, et le nombre de tonnes de houille extraites en 1875 était de 1,253,475, ce qui est le chiffre le plus élevé que M. Reid nous donne sur ce sujet. C’est que, bien que la houille soit une source de richesses plus certaine que l’or, qui en est seulement la représentation, elle a besoin pour produire ces richesses du travail de l’homme, et que ce travail lui fait défaut en Australie. Pas d’usines et de fabriques, le travail manufacturier est pour ainsi dire à naître en Australie; quelques machines mues par la vapeur dans les mines et les industries particulières, c’est à peu près tous les services que le travail australien réclame de la houille. Les chemins de fer, encore dans l’enfance et attendant que l’accroissement de la population leur donne une raison de s’étendre, n’exigent pas non plus une consommation effrénée; à la fin de 1875, 437 milles de railways étaient ouverts dans la Nouvelle-Galles du sud, 617 dans Victoria, 197 dans l’Australie du sud, 265 dans Queensland, 150 en Tasmanie, et pas un seul dans l’Australie de l’ouest. L’exportation est difficile et coûteuse, sauf pour les colonies sœurs; restent donc comme élémens principaux de consommation les besoins particuliers et la navigation à vapeur. La faiblesse de la demande maintient, cela va sans dire, la houille à de très bas prix, et ces bas prix à leur tour réagissent sur la production, qu’ils sont loin d’encourager. Le cuivre paie mieux, au moins pour le présent, et les raisons en sont faciles à saisir : il n’a pas besoin d’être consommé sur place et d’attendre le travail voisin ; il peut être exporté soit à l’état de minerai, soit en barres, car sa valeur couvre les frais de transport ; aussi l’Australie du sud doit-elle un grand tiers de sa prospérité à ses mines de Kapunda, de Burra-Burra, de Wallaroo et de Moonta, les deux autres tiers appartenant à ses céréales et à ses laines. Les six premières années d’exploitation des seules mines de Burra-Burra produisirent 80,000 tonnes de minerai qui, rendues en Angleterre, donnèrent aux compagnies un bénéfice d’un demi-million sterling, et les rapports des autres mines ont été à l’avenant. Ce n’a pas été là leur seul avantage, car on peut véritablement dire que pour l’Australie du sud le cuivre a été l’élément féerique par excellence; tous ceux qui y ont touché ont été enrichis. Il a fait la fortune des hommes qui l’ont successivement découvert, et qui tous sans exception ont été des bergers, et celle des propriétaires ou locataires des terrains où il a été découvert. Il a été pour la colonie l’occasion des seules lignes de chemin de fer qu’elle possède encore. Enfin il s’est montré pour le mineur un métal honnête et loyal et lui a payé de beaux salaires que l’or, plus brillant, mais plus trompeur, ne lui a jamais payés avec la même régularité et la même sûreté. Le salaire d’un mineur travaillant pour le compte d’une compagnie est de 1 livre 18 shillings par semaine, et celui d’un mineur associé dans une tribute-company d’environ 2 livres 5 shillings, car il y a pour le cuivre comme pour l’or des compagnies à tribut, mais avec cette différence importante que l’ouvrier tributaire des mines d’or s’engage à ses risques et périls, tandis que l’ouvrier tributaire des mines de cuivre ne s’engage que lorsque le terrain qu’il sous-loue contient le métal en toute certitude. Il faut ajouter enfin que le travail des mines de cuivre, ne poussant pas à la spéculation et à la frénésie du jeu comme celui des mines d’or, est beaucoup plus moral que ce dernier, et ce n’est pas là le moindre avantage de ce métal, qui, de quelque point de vue qu’on envisage ses bienfaits, mérite en toute justice l’épithète d’honnête que nous lui avons donnée. Nous avons cherché avec curiosité dans le livre de M. Trollope des renseignemens sur l’immigration chinoise en Australie; notre attente a été en partie déçue, mais le peu qu’en dit notre auteur est bien d’accord avec les opinions exprimées par M. Dixon sur l’immigration des habitans du Céleste-Empire en Californie et les sentimens que M. de Beauvoir n’a pu retenir en leur présence. Il les a vus, dans les faubourgs de Ballaarat et dans les terrains abandonnés de Sofala de la Nouvelle-Galles du sud, laborieux, mais sordides, sobres, mais vomissant l’opium, propres à tout travail, mais infectant de leurs superstitions et des honteuses mœurs de leur vieille civilisation la jeune société australienne. En revanche, il nous fournit de curieux détails sur une autre immigration de barbares plus voisins, l’immigration polynésienne, moins nombreuse et moins redoutable que celle des Chinois sans doute, mais qui arrive aux mêmes résultats, ceux de substituer au travail libre un travail à demi servile, et de faire baisser pour certaines industries la main-d’œuvre de la race blanche. Cette immigration ne s’est encore produite que dans une seule colonie, Queensland, et il est douteux qu’elle la dépasse, car la cause qui l’y a attirée est un fait tout local et qui peut difficilement se produire dans les autres colonies, la culture de la canne à sucre.

Queensland produit du sucre, en petite quantité encore, mais en quantité suffisante pour ses besoins avec un surcroît de quelques exportations dans les colonies voisines. Si faible que soit cette production, elle n’en est pas moins d’une importance extrême pour la colonie, car ce ne sont pas seulement les grands propriétaires qui font œuvre de planteurs, les petits agriculteurs, les free selecters, se sont mis de la partie et cultivent la canne sans fabriquer eux-mêmes le sucre, laissant ce soin spécial aux manufactures, gênés qu’ils sont par l’insuffisance des capitaux. Cependant cette culture devrait être abandonnée s’il fallait avoir recours au travail blanc, et cela pour deux raisons : la première, c’est que le blanc, dans Queensland comme aux États-Unis, comme à Cuba, comme au Brésil, a été reconnu impropre à ce travail ; la seconde, c’est que le prix élevé de la main-d’œuvre excéderait de beaucoup les bénéfices de cette production. L’esclavage a pris fin dans toutes les colonies anglaises, la race africaine n’a jamais été importée sur les rivages australiens, l’immigration chinoise n’avait pas encore commencé lorsque Queensland a entrepris cette culture; à quelle population avoir recours pour pousser et faire fructifier l’entreprise ? Pour résoudre la difficulté, on a eu recours aux Polynésiens des îles de la Mer du Sud, que l’on a engagés dans des termes analogues à ceux dans lesquels sont engagés pour l’Amérique du Sud les coulies chinois et indiens. Ces Polynésiens se louent pour trois ans d’une manière absolue, sont transportés dans Queensland et ramenés dans leur pays à l’expiration du contrat aux frais des maîtres qui les louent, et reçoivent en échange de leur travail un salaire en argent, la nourriture, le logement et l’habillement, le tout revenant annuellement au maître à peu près à la somme de 75 livres. Le salaire en argent est de 6 livres par an, la nourriture d’une livre de viande par jour et d’une livre de farine, le vêtement de deux chemises et de deux pantalons par an. Maigre salaire, il en faut convenir, cette somme de 6 livres que l’Australien de race blanche gagne en deux ou trois semaines, et maigre pitance ces rations qui sont à peu près la moitié de celles que l’ouvrier de Queensland dévore dans sa journée; mais quoi? en dépit de l’exiguïté de cette somme et de ces rations, deux Polynésiens valent pour ce travail particulier trois hommes de race blanche, et le prix de la main-d’œuvre n’arrête pas la culture.

Il est inutile de demander si les ouvriers de race blanche ont réclamé pour qu’on mît un terme à cette immigration; ils ont tenu des meetings, ils ont refusé de renvoyer au parlement de Brisbane les propriétaires qui s’obstinaient à employer les ouvriers polynésiens, et ils ont trouvé un puissant appui en Angleterre dans les philanthropes d’Exeter-Hall, qui ont vu dans ces contrats une sorte d’esclavage dissimulé et qui en ont demandé la cessation au gouvernement comme étant entachés de fraude, les natifs ne comprenant pas les termes dans lesquels ils s’engagent, et de violence hypocrite, ces hommes ayant été fréquemment, à leur dire, enlevés de force, sans ombre de convention, par les capitaines des navires chargés de les transporter. Le gouvernement anglais a écouté les réclamations de ces hommes bien intentionnés avec tout le respect que méritent les bonnes et vertueuses intentions, mais comme, ainsi que le remarque justement M. Trollope, ces contrats ne sont pas sensiblement différens de ceux par lesquels, dans tous les pays civilisés, les serviteurs se louent à gages, et notamment de ceux par lesquels les Irlandais s’embarquent d’ordinaire pour les colonies britanniques, le gouvernement anglais s’est sagement borné jusqu’à présent à prendre certaines mesures de réglementation et de surveillance pour empêcher que ces pauvres insulaires ne soient enlevés par ruse ou violence, et qu’il ne soit abusé de leurs personnes pendant la durée de leurs engagemens. L’immigration polynésienne continuera donc, selon toute probabilité, et les ouvriers de Queensland accepteront la concurrence de ces frères barbares pour un travail pénible, moins bien rétribué que ceux qui leur sont familiers et dont ils s’écartent d’ailleurs volontiers.


EMILE MONTEGUT.

  1. Voyez la Revue du 1er juillet.