L’Avenir de l’Europe/Chapitre II

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Imprimerie Deverver-Deweuwe (p. 16-23).

II. — L’IMBROGLIO HONGROIS

Il est impossible de n’être point frappé, au premier coup d’œil jeté sur une carte, par la configuration géographique de la Hongrie. On dirait une forteresse. Les Karpathes, les Alpes transylvaniennes, les montagnes de Serbie, de Bosnie, de Slavonie, de Styrie lui font une ceinture de remparts ; au centre s’étend une esplanade immense, semée de villes, abondamment pourvue d’eau, divisée par le Danube et la Theiss en trois parties presque égales et ouvrant à ses deux extrémités par les deux ponts-levis de Presbourg et des Portes-de-Fer, d’une part sur le monde occidental et de l’autre sur le monde oriental. Telle est la contrée privilégiée que les Magyars envahirent au IXe siècle sous la conduite d’Arpad et dans laquelle ils s’établirent. On sait comment leur roi Étienne, fils de Geza, les initia au christianisme ; comment la dynastie d’Arpad s’étant éteinte avec André III en 1339, le trône devint électif ; comment, après les luttes légendaires de Hunyadi et de Mathias Corvin contre les Turcs, la prospérité qui avait atteint son apogée avec Louis Ier dit le Grand, commença de décliner sous Wladislas, qui réunissait alors les trois couronnes de Bohême, de Pologne et de Hongrie ; comment, en 1526, Louis II mourut à Mohacz avec 500 magnats et 30,000 guerriers, ouvrant la Hongrie à Soliman, qui la ravagea ; comment, enfin, Ferdinand d’Autriche, frère de Charles-Quint et beau-frère de Louis II par sa femme, Anne Jagellon, recueillit son héritage et, élu par la diète de Presbourg, prêta le serment traditionnel des rois de Hongrie.

Ce serment consacrait de précieuses libertés. Dès la fin du XIme siècle, le roi Béla Ier avait organisé ces fameux comitats qui ne constituaient rien moins que de petites républiques municipales, présidées, mais sans pouvoir effectif, par le « comte suprême » représentant du Roi et nommé par lui. Ces assemblées où se discutaient ( en latin, langue officielle de l’État ) toutes les affaires du comitat, comprenaient les nobles, les délégués des petites villes, les ministres du culte et, en général, tous ceux qui exerçaient des professions libérales ; on y élisait les fonctionnaires, juges, notaires, receveurs des finances ; chacun y parlait librement. « C’est là, dit M. Asseline, dans son Histoire de l’Autriche, que se formait ce singulier type magyar, fougueux comme un cavalier d’Attila et subtil comme un légiste de Byzance, en appelant avec une égale passion aux sabres frais émoulus et aux parchemins poussiéreux, orgueilleux de sa patrie au point de mépriser le reste de l’humanité, poussant à l’extrême les magnificences et les égoïsmes du patriotisme, enivré de la liberté jusqu’au délire, mais ne la souhaitant que pour sa race et ne se souciant nullement de cette puissance d’expansion qui fait des progrès d’un peuple le patrimoine de tous les autres. » — « On dirait, ajoute spirituellement l’écrivain, que pour faire un magnat hongrois, on a pris la moitié d’un lord anglais et la moitié d’un émir oriental. » Le portrait, peut-être un peu chargé, n’est point inexact. La civilisation magyare rappelle en même temps l’Angleterre et l’Asie. Un admirable souci de la légalité, le respect de coutumes même surannées, un libéralisme sincère, mais fortement teinté d’exclusivisme, des rapports sociaux à la fois démocratiques et inégalitaires, une religion quasi nationale professant à l’égard des autres cultes une tolérance certaine, mais dédaigneuse, voilà des particularités architecturales de l’édifice britannique qui se retrouvent dans la construction hongroise. Par contre, mille choses demeurent là-bas imprégnées d’asiatisme, et par asiatisme il faut se garder d’entendre les abaissements de l’Islam, mais bien la philosophie indécise et grandiose de cette Asie centrale où l’homme a commencé de vivre sa vie moderne. D’Asie est venue notamment la conception patriarcale de la souveraineté qui la place hors des atteintes du raisonnement, au-dessus de la personnalité de l’homme qui l’exerce, si haut que, même si l’on entre en lutte avec elle, on ne cesse point pour cela de la vénérer.

Ce sont là des traits de caractère qui s’opposent ordinairement. Aussi la nationalité de la plupart des peuples de l’Europe ne s’est-elle formée et fortifiée qu’au détriment de leurs libertés. Partout où la vie municipale fut intense — dans l’ancienne Allemagne, par exemple, — le pouvoir central demeura faible et le sentiment national fut tardif. La Hongrie fit exception et réalisa de la sorte une avance considérable sur son temps. Les comitats furent les cellules de son organisme politique et l’accoutumèrent au contrôle régulier des affaires publiques. La Diète symbolisa l’unité et la préserva. Avec ses deux Chambres, l’une composée des seigneurs et des évêques, l’autre où siégeaient les députés des comitats et des villes royales, elle réalisait en plein moyen-âge le gouvernement parlementaire. Plus d’un État moderne pourrait encore aujourd’hui faire des emprunts profitables à cette fameuse « Bulle d’or » du roi André ii, qui, codifiée en 1231 par la Diète, devint la Constitution hongroise. Sans doute, une ombre subsistait dans le tableau de ces institutions libérales : le paysan n’était point émancipé ; il demeurait attaché à la glèbe, soumis à la corvée, exposé aux punitions corporelles ; il était traité, en un mot, comme un être d’une espèce inférieure. Mais où donc vit-on, en ces temps reculés, la liberté de conscience pratiquée, fut-ce d’une façon incomplète ? Où vit-on la noblesse partager le pouvoir avec la petite bourgeoisie, l’élection pourvoir à tous les emplois, l’habeas corpus garantir la liberté individuelle ? De telles conquêtes impliquaient nécessairement un avenir de progrès démocratique et l’on voudra bien admettre qu’un peuple qui avait su, dès le XIIIe siècle, s’élever à une conception gouvernementale aussi haute que celle dont la Constitution du « sérénissime roi André » posait les bases, n’était point destiné à en rester là.

Mais, de leur côté, les Habsbourg n’étaient pas gens à s’en accommoder et le serment qu’ils prêtaient à leur avènement ne les gênait guère. Aussi l’élection de Ferdinand d’Autriche marque-t-elle l’ouverture d’un conflit qui devait durer près de 350 ans. Avec une inlassable persévérance, les Habsbourg travaillèrent à implanter en Hongrie le despotisme civil et religieux qui constituait leur programme de gouvernement ; tantôt ils l’ensanglantèrent comme Léopold ier, tantôt ils l’enserrèrent comme Joseph ii ou François ier dans le réseau de fer d’une administration centralisée. Les comitats furent soumis à des fonctionnaires impériaux ; de longs intervalles se passèrent sans que la Diète pût s’assembler. Pendant toute cette période, les révoltes furent incessantes et la plupart aboutirent à des traités qui consacraient à nouveau l’autonomie nationale, mais dont les clauses cessaient vite d’être observées. Le loyalisme magyar dépensait, d’ailleurs, avec prodigalité, au service de l’Empire, l’or et le sang du pays ; seulement, dès que la guerre prenait fin, l’Empereur, n’ayant plus à ménager ses « fidèles sujets », les replaçait avec empressement sous l’oppression de son joug paternel. Un tel régime, s’il n’affaiblit point le patriotisme d’une race bien trempée, ébranle néanmoins ses institutions. Non seulement tout progrès devient impossible, l’activité générale s’employant à défendre les résultats acquis, sans cesse remis en question, mais ces résultats eux-mêmes finissent par se trouver compromis. Il en est des mécanismes politiques et sociaux comme de tous les mécanismes : un mouvement régulier leur est seul favorable, les saccades et les intermittences les dérangent.

En se reportant aux débats dont la Diète hongroise fut le théâtre entre 1825 et 1835, on peut mesurer le terrain perdu. À cette époque, il y eut comme un réveil de la nationalité magyare, assoupie comme tant d’autres, à la suite des luttes titanesques qui avaient mis aux prises avec l’Europe entière la Révolution française et Napoléon, son héritier. La Hongrie constitutionnelle ressemblait au château de la Belle au Bois dormant, avec ses ferrures rouillées, ses panneaux déjetés, sa moisissure et ses toiles d’araignée ; les abus s’y étaient répandus : la noblesse avait mis la main sur les comitats et démesurément accru ses privilèges ; la corporation enchaînait l’ouvrier comme la terre le paysan. Les travaux publics étaient en retard, l’enseignement végétait. Sous l’énergique impulsion de Szechenyi, de Nagy, de Kossuth et de leurs amis, l’esprit public se réforma et la vieille bataille recommença. Car, décidément, les Habsbourg n’avaient rien oublié ni rien appris. La crise de 1848 elle-même, qui mit la dynastie à deux doigts de sa perte, fut impuissante à dessiller leurs yeux. Quand, à l’aide des Russes, la Hongrie eut été terrassée, Schwartzenberg reprit l’œuvre de Metternich en y apportant seulement un peu plus de brutalité et un peu moins d’hypocrisie. Il fallut Solferino et surtout Sadowa pour que François-Joseph se vît enfin forcé de restituer à la Hongrie son autonomie totale — et de s’appuyer sur elle.

Bien que plus d’un quart de siècle se soit écoulé depuis le grand événement qui réalisa, au centre de l’Europe, une triple émancipation germanique italienne et magyare, on ne saurait encore porter de jugement certain sur la politique intérieure de la Nouvelle-Hongrie. Ce qui paraît acquis, c’est que les Magyars n’ont point dégénéré ; on pouvait s’y attendre. L’énergie merveilleuse qu’ils déployèrent pendant la guerre de 1848-1849 et la sagesse dont ils donnèrent les preuves pendant la période qui suivit leur défaite suffisaient à garantir leur avenir. Les statistiques indiquent que l’accroissement de population — qui est considérable — est dû surtout à la fécondité de la race, mais pour une part aussi à son pouvoir d’assimilation. Quelles que soient donc les difficultés intérieures avec lesquelles, après trois siècles et demi d’oppression, le gouvernement magyar se trouve aux prises, la situation apparaîtrait sous un jour favorable si la question des « langues » ne venait la compliquer singulièrement.

L’homogénéité géographique de la Hongrie ne se double pas d’une homogénéité ethnique. L’esplanade de la forteresse est aux Magyars ; d’autres peuples occupent les remparts : Slovaques et Ruthènes sur la crête des Karpathes, Roumains en Transylvanie, Serbes sur la rive gauche du Danube, Serbo-Croates le long de la Drave. La diversité des cultes n’est pas moindre que celle des races : grecs-orthodoxes, grecs-unis, catholiques romains, calvinistes, luthériens, unitariens vivent juxtaposés et parfois mêlés les uns aux autres. En vertu de leur maxime favorite : « Diviser pour régner », les Habsbourg exploitèrent cette situation ; ils accordèrent aux Roumains de Transylvanie un patronage platonique et les habituèrent à regarder du côté de Vienne sans jamais leur donner un secours effectif contre la tyrannie d’ailleurs trop réelle de la noblesse magyare. Cette politique avait le double avantage d’affaiblir les deux partis en entretenant leurs dissentiments et de détourner l’attention de la Diète transylvanienne de ce qui se passait au dehors. L’Empereur n’avait garde d’oublier que le voïvode de Transylvanie, Jean Zapolya, concurrent de Ferdinand d’Autriche à la succession de Louis II, avait failli devenir roi de Hongrie. Mêmes procédés avec les Serbes. En 1339, après la bataille de Kossovo, dans laquelle sombra l’empire serbe, une émigration des vaincus avait commencé qui, très lente au début, fut encouragée par l’Autriche dans ce double but d’assurer la défense de l’Empire contre les Turcs et d’opposer aux Magyars, dans leur propre pays, une population qui ne parlait pas leur langue et pratiquait un autre culte. Les Serbes étaient d’admirables soldats : en retour des services qu’ils rendaient et pour les inciter à passer le Danube en plus grand nombre, on leur promit une indépendance presque complète, mais on s’abstint de défendre ensuite cette indépendance contre les Magyars qui, regardant, non sans quelque raison, les Serbes comme des intrus, prétendaient les mettre hors la loi.

Frères des Serbes par le sang, mais fidèles à l’Église romaine et dominés par un clergé riche et puissant, les Croates étaient unis à la Hongrie par des liens politiques qui dataient du roi Koloman. Le royaume « triunitaire » de Croatie, Slavonie et Dalmatie, était gouverné par la Diète d’Agram et par le Ban, sorte de vice-roi jouissant d’une autorité assez considérable ; certaines lois votées à Presbourg devaient l’être aussi à Agram et des représentants de la Diète croate siégeaient à la Diète hongroise. Avec le temps des changements importants se produisirent dans la constitution du royaume triunitaire. La Dalmatie en fut détachée par la conquête vénitienne ; occupée ensuite par les Français, elle fut en 1815 rendue à l’Autriche qui l’érigea en province impériale et la gouverna directement. D’autre part, des colonies serbes se créèrent en Slavonie, où, dès lors, naquirent des rivalités confessionnelles dont l’Empire fit son profit. Enfin, dans le comitat même d’Agram se constitua peu à peu un district noble doté de privilèges exorbitants, entièrement soumis à l’influence magyare et exerçant sur le reste de la noblesse croate une action nettement favorable à la politique hongroise. C’étaient là des éléments certains de trouble et de confusion. L’institution dite des « confins militaires » complétait l’état chaotique de la partie orientale de l’Empire. Les confins formaient une longue et étroite bande de terre qui allait de l’Adriatique aux frontières moldo-valaques et sur laquelle vivait une population composite dont le chiffre finit par atteindre un million. C’étaient des soldats appartenant à toutes les races de la monarchie et soumis à un régime à la fois communiste et militaire qui, s’il était favorable à leur entraînement professionnel, ne l’était certes pas à leur moralité. Ces guerriers laboureurs avaient été créés en 1550 en vue de défendre les lignes du Danube et de la Save contre les Turcs. Mais plus tard l’Autriche vit en eux des auxiliaires éventuels pour les luttes intestines qu’elle prévoyait.

Les théoriciens et les moralistes reprochent volontiers aux Magyars de n’avoir point émancipé tous ces peuples qui gravitaient dans leur orbite et de leur avoir, au contraire, imposé une domination qui dégénéra souvent en oppression et ils en accusent l’orgueil exalté et l’égoïsme irréductible dans lesquels ils croient voir les deux traits fondamentaux du caractère magyar. Outre que ce dernier point est sujet à controverse, on ne saurait s’étonner que la Hongrie n’ait point répandu autour d’elle les bienfaits d’une liberté qu’on lui refusait à elle-même. Historiquement forte, numériquement faible, il s’agissait pour elle de demeurer une grande puissance. Si pendant les 350 ans qu’a duré son struggle for life, elle s’était abandonnée un seul instant, c’en était fait de sa grandeur nationale. Sans doute cette politique avait son danger. On le vit bien en 1848 lorsque, attaquée en Transylvanie par les Roumains révoltés, au sud par les Serbes, à l’ouest par les Croates unis aux Impériaux, les Magyars durent faire front de tous les côtés à la fois. Malgré cela, leurs armes furent victorieuses et il fallut à François-Joseph l’appoint de 100,000 Russes pour que la fortune tournât de son côté. Aujourd’hui que la Hongrie achève de s’émanciper et de s’organiser, la sagesse politique qui l’a si longtemps soutenue lui commande d’améliorer la situation des peuples qui partagent ses destinées ; certains indices laissent supposer qu’elle en aperçoit la nécessité et que ses hommes d’État s’y préparent, mais il est évident que la tâche n’est point aisée.

Ce ne sont pas les souvenirs du passé qui la compliquent le plus ; à cet égard, le fossé n’est pas de ceux qui ne peuvent se combler. Rien ne servit aux Roumains, aux Serbes et aux Croates de prendre parti dans la querelle de 1848 ; ils n’en tirèrent aucun profit. Ils s’étaient laissés entraîner par leurs illusions à l’endroit de l’Autriche non moins que par leurs ressentiments envers la Hongrie ; la guerre emporta les illusions et diminua plutôt les ressentiments en départageant les torts. On arriverait à s’entendre s’il n’y avait cette terrible question des langues que la politique autrichienne entre 1849 et 1867 exaspéra jusqu’à la rendre presque insoluble. La Constitution du 4 mars 1849 reconnut, en effet, l’égalité de droits non plus des peuples historiques, mais des peuplades (Völkerstämme). Bien entendu, l’administration et la langue allemande recevaient seules l’estampille officielle ; on leur confiait comme au temps de Joseph ii le soin d’assurer l’unité de l’Empire. C’était la rançon obligatoire de la triple défaite que les nationalités venaient d’éprouver en Hongrie, en Italie et en Bohême. Mais, au second plan, les autres langues étaient admises et placées toutes sur le même rang. Ainsi le ruthène était égalé au tchèque et au polonais, le slovaque au magyar, le Slovène au croate… etc. Tout groupe ethnique était admis à « cultiver sa langue et sa nationalité ». Jamais le « Diviser pour régner » n’avait reçu une plus ingénieuse application. On abaissait les nationalités dangereuses et en même temps on leur opposait les inoffensives, fières de leur être égalées. Il y eut des déceptions, par exemple lorsque le gouvernement tenta de ruthéniser l’université de Lemberg, qui avait toujours été un foyer de culture polonaise ; il fallut bientôt y renoncer : les étudiants ne comprenaient point le ruthène… l’allemand lui fut substitué. On fut plus heureux avec les Slovaques ; on les aida à se composer une langue historique, voire une histoire tout entière et à se réunir en congrès nationaux… Cette politique prit fin après Sadowa lorsque l’Autriche, enfin domptée, dut faire sa paix avec la Hongrie. Mais, appliquée pendant plus de quinze ans, elle a laissé des traces. Son influence s’est même propagée au loin. Le monde des Balkans tout entier est en proie aujourd’hui à une véritable crise philologique. Chacun s’ingénie à prouver qu’il conjugue les verbes ou décline les substantifs autrement que son voisin ; il n’en faut pas davantage pour se créer des titres à l’indépendance.

Ces titres, l’Europe ne saurait les reconnaître et il ne faut pas être grand prophète pour prédire qu’elle ne les reconnaîtra pas. C’est la prétention des Serbes et des Roumains de Hongrie de ne point comparaître devant les officiers de l’état civil magyar, qui a mis en échec, à Budapest, la loi du mariage civil. De telles prétentions sont inadmissibles, parce qu’elles rendraient tout gouvernement impossible. Confinant à la Serbie et à la Roumanie, qui sont des États indépendants, la Hongrie ne peut permettre que la langue serbe et la langue roumaine prennent pied chez elle au même titre que la langue magyare. Autant lui demander de renier son histoire et d’abdiquer son rang. Elle ne le fera pas et on ne saurait l’y contraindre, car elle a derrière elle un appui considérable, c’est l’Allemagne. L’alliance allemande est, pour elle, dans la force des choses ; l’intérêt — un intérêt vital — la conseille et aucun sentiment ne vient à la traverse. Le contact germanique a presque toujours été, pour les Magyars, salutaire et fécond. La persécution leur vint de l’Empereur, non de l’Empire. Ils n’ont rien à reprocher aux Allemands dans le passé, ils n’ont rien à en redouter dans l’avenir. Dans le présent, ils ont même un ennemi commun qui est le panslavisme.

Pour les gens naïfs, le panslavisme est un grand courant d’union fondé sur l’attrait réciproque et l’origine commune de tous les Slaves, quelque chose comme une vaste association de secours mutuels placée sous la présidence désintéressée du premier des Slaves, le Tsar. Mais pour quiconque observe et réfléchit, le panslavisme est une machine de guerre, un groupement fictif, démenti par les faits et condamné dans son principe. En vain cite-t-on les déclarations échangées à Prague en 1848 lors du fameux Congrès slave — plus tard, en 1867, la visite de Palacki et de Rieger au Congrès de Moscou — plus récemment encore la célèbre boutade échappée à Mgr Strossmayer, le Lavigerie croate : « Plutôt Russes que Magyars ! », aucun de ces incidents n’a de valeur réelle. Un abîme sépare ces peuples qu’on prétend confondre. Le moins slave de tous, c’est peut-être celui dont notre ignorance occidentale a fait le peuple slave par excellence, les Russes. Leur slavisme, en tout cas, est partout imprégné d’influences finnoises et tartares ; un Serbe et un Croate n’ont ni les mêmes tendances, ni la même forme d’esprit ; un Tchèque, encore bien moins. Les intérêts s’opposent également, comme aussi les traditions. L’attitude de la Serbie et de la Bulgarie l’a prouvé. Ce n’est pas pour le simple plaisir de se montrer ingrates et frondeuses qu’elles ont, dès le lendemain de leur émancipation, tenté d’orienter leur politique ailleurs que vers Pétersbourg ; la Bohême et la Croatie feraient de même dès qu’elles seraient libres ; commercialement elles dépendent du système germano-italien et c’est de ce côté que leur prospérité s’affirmera dans l’avenir. Voilà pour les intérêts ; quant aux traditions, elles sont lointaines. À l’heure où la Russie, échappant à l’étreinte mongole, formait à grand’peine sa laborieuse unité, la Pologne était assez puissante pour menacer Moscou, Raguse méritait déjà le nom d’Athènes des Slaves, la Bohême avait derrière elle six siècles de pensée et de progrès, et les Serbes, gardant en leur cœur le souvenir de la « Grande Serbie », rêvaient de la reconstituer un jour. Tous ces peuples ont développé des institutions nationales conformes à leur génie et ils y demeurent fortement attachés. On en parle pourtant comme s’il s’agissait de tribus moscovites égarées qui seront heureuses, le jour venu, de rentrer dans le giron familial. En réalité, ils ont demandé la protection russe contre le Turc qui les opprimait ou contre l’Allemand ou le Magyar qui voulaient les absorber, tout comme demain ils demanderont la protection germanique contre le Russe, s’il menace leur liberté reconquise.

Le panslavisme, en tant qu’unification éventuelle du monde slave, est donc une chimère sans importance : il n’est un danger qu’en tant qu’il fournit à la Russie, pour le jour où la succession d’Autriche s’ouvrira définitivement, des motifs d’intervention dans toute la péninsule des Balkans et jusqu’au centre de l’Europe. Nous avons vu quelles seront pour l’Allemagne les conséquences de cet événement, et nous verrons en face de quelles alternatives il placera la Russie. Le rôle de la Hongrie est plus difficile à déterminer ; il dépendra, pour une large part, des circonstances ; mais il ne saurait être insignifiant. Pour être prêts à le remplir, il semble que les Magyars ne puissent mieux faire que de compléter fortement leur organisation intérieure, de resserrer les liens qui les unissent à l’Allemagne et de desserrer ceux qui les unissent à la Croatie. Ce serait là, pour eux, une politique d’avenir.

Une chose, en tout cas, est certaine : c’est qu’ici toute application du système fédéral donnerait des résultats désastreux. En théorie, cette solution des difficultés austro-hongroises est si séduisante que de bons esprits sont excusables de l’avoir prônée. Il suffit pourtant d’un coup d’œil donné à certains districts de la Transylvanie et de la Bukovine, par exemple, pour en faire toucher du doigt l’absolu néant…

Restent les Tchèques. Leur droit est éclatant, leur volonté manifeste. Ils doivent être les maîtres chez eux. C’est à l’Allemagne à le comprendre ; sa sécurité l’exige non moins que son bon renom ; ce serait au besoin à l’Europe à le lui rappeler et peut-être une neutralité garantie par l’accord des puissances constituerait-elle la meilleure solution ; toutefois, ne nous payons pas d’illusions. L’intervention européenne sera toujours tempérée par ce fait que presque de tous côtés les Tchèques sont entourés par l’Allemagne ou ses alliés certains : fait regrettable, mais contre lequel on ne peut rien et qui place le royaume de saint Wenceslas dans une sorte de dépendance morale de ces Germains qu’imprudemment les princes de la dynastie Premysl appelaient jadis en Bohême pour perfectionner l’agriculture et développer l’industrie.