L’Avenir de l’Europe/Chapitre III

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Imprimerie Deverver-Deweuwe (p. 24-31).

III. — LE PROBLÈME RUSSE

« Il n’y a sur la terre russe, écrivait Samarine en 1862, que deux forces vivantes : l’autocratie au sommet, la commune rurale en bas ; mais ces deux forces, au lieu d’être rattachées ensemble, sont, au contraire, séparées par toutes les couches intermédiaires. » On peut dire que le Problème russe tient tout entier dans cette constatation. Qu’en Russie le Tsar et le moujik représentent deux forces vivantes, nul n’en saurait douter. Que le contact de ces deux forces, s’il était réalisé, suffise à créer une organisation politique équilibrée et durable, cela n’est pas impossible. Telle est la thèse des slavophiles[1]. « Le peuple libre sous un Tsar omnipotent » constitue leur formule favorite et résume leur programme. Anxieux de ne rien emprunter à l’Occident, ils se persuadent que la civilisation slave tient en réserve une combinaison gouvernementale inédite, originale, permettant d’éluder les problèmes que Latins et Germains s’efforcent péniblement de résoudre. À condition d’écarter ce terme de Slave, qui, en l’espèce, n’a aucune signification, on doit admettre, qu’en effet le peuple russe possède des matériaux de construction assez particuliers, pour que l’architecture de son édifice politique ne rappelle qu’indirectement les monuments élevés par les autres peuples. Entre le mir, qui semble un produit spontané de la démocratie naturelle, et le trône où s’assied un souverain dont non seulement le droit, mais aussi le pouvoir revêt ce caractère divin, il existe des liens puissants qu’un long passé patriarcal a tissés et que le modernisme le plus savant ne dénouera qu’avec lenteur.

Seulement, suivant l’observation de Samarine, ces liens ont perdu toute flexibilité : la courroie de transmission ne fonctionne plus. La faute en est aux intermédiaires, c’est-à-dire à l’aristocratie et à la bourgeoisie qui sont en tout temps et en tout pays monarchique les intermédiaires naturels entre le pouvoir et la démocratie. En Russie, on ne peut ni les utiliser ni les supprimer. Elles ont derrière elles une existence déjà longue et sont loin de représenter des quantités négligeables ; mais au point de vue gouvernemental, il n’y a rien à en attendre. La noblesse territoriale, à cet égard, a fait ses preuves. En vain Catherine lui conféra-t-elle, en 1785, d’exorbitants privilèges, tels que la nomination de presque tous les fonctionnaires locaux et jusqu’à un contrôle sur les gouverneurs des provinces ; en vain Alexandre ii l’associa-t-il, dans une pensée pleine de sagesse, au grand acte de l’émancipation des serfs ; en vain, en créant les zemtsvos, ou assemblées provinciales (1864), lui réserva-t-il, avec la présidence de ces assemblées, le moyen d’y exercer une action prépondérante, — jamais la noblesse ne sut se prévaloir des avantages qui lui étaient concédés, ni profiter des occasions qui lui étaient offertes pour établir solidement son influence. Des tentatives plus récentes ont été faites en sa faveur ; l’empereur Nicolas ii s’est préoccupé des moyens de relever sa situation économique ; son père, dans les dernières années de son règne, avait institué des chefs de cantons, fonctionnaires rétribués, à la fois administrateurs et juges, qui doivent être choisis parmi les propriétaires nobles et exercent sur les communes une sorte de tutelle — innovation dangereuse par parenthèse, puisqu’elle porte atteinte aux franchises communales. Mais la noblesse demeura ce qu’elle fut toujours, une isolée tirant sa force des faveurs du trône ou des lois de l’État et non de son propre organisme, ne pouvant, par conséquent, servir d’appui ni au trône ni à l’État. Si l’on fait exception pour le noyau très restreint des descendants de Rurik et des Jagellons, la plupart des nobles russes sont de sang étranger, Géorgiens, Grecs, Valaques, Lithuaniens, Polonais, Suédois, Allemands, ou bien ce sont des anoblis du tchine, ce mandarinat moscovite qui, de Pierre le Grand à Alexandre iii, suffisait à conférer la noblesse héréditaire. À cette imperfection d’origine est venue s’ajouter l’action des coutumes testamentaires. La Russie est un pays de « partage égal ». Elle répugne au droit d’aînesse, et l’usage des majorats, malgré les encouragements donnés en haut lieu, n’a pu s’implanter sérieusement ; les biens se divisent, le titre appartient également à tous les fils. Sur ces grandes plaines uniformes d’ailleurs, la féodalité n’eut jamais prise et le « château » n’est ordinairement qu’une habitation toute moderne, reconstruite après maints incendies et pas toujours à la même place.

Pour qu’une aristocratie formée de la sorte pût jouer un rôle important, il faudrait à tout le moins qu’elle eût en face d’elle une royauté débonnaire et une démocratie à peine éveillée. Or, les conditions sont inverses : le Tsar est, pour ainsi dire, un despote obligatoire : Alexandre ii et Alexandre iii ont été souvent forcés de faire usage de leur autocratie dans des circonstances où d’abord ils avaient cru pouvoir s’en passer, tant l’habitude s’est établie de voir dans la puissance impériale le centre de toutes choses, le moteur unique. Quant à la démocratie, elle n’est pas endormie comme nous le verrons tout à l’heure. Prise entre ces deux « forces vivantes », la noblesse n’est pas plus capable de s’émanciper du joug de la première que d’imposer à la seconde sa domination morale ; elle continuera de refléter l’une et d’ignorer l’autre. La Cour restera son centre d’attraction, et les préséances, le but de ses désirs.

La bourgeoisie tient un rôle encore moindre. Si effacée qu’au premier abord on ne l’aperçoit point et qu’on est tenté de nier son existence, elle se complaît dans son effacement. Sur une des places de Moscou s’élève un monument qui rappelle une phase critique de l’histoire de Russie. Pendant l’interrègne qui suivit la mort des fils d’Ivan le Terrible et l’usurpation de Boris Godounof, un boucher de Nijni-Novgorod, Kosma Minine, souleva le peuple et l’appela à la délivrance de la patrie. Moscou était aux mains des Polonais, ils furent chassés ; on convoqua des sortes d’États-Généraux qui proclamèrent tsar Michel Romanof et se séparèrent aussitôt. Selon le mot d’un auteur russe : « Le peuple, ayant rétabli l’ordre et refait un tsar, donna sa démission. » Chez les bourgeois d’alors, la vacance du trône n’avait éveillé ni le goût ni le sens de la liberté. Tels ils étaient, tels ils sont encore. Peut-être la nécessité ferait-elle surgir parmi eux quelque nouveau Minine ; en tout cas, on les conçoit fort bien, pressés, leur besogne accomplie, de se décharger d’un lourd fardeau et renouvelant, au besoin, l’appel légendaire que leurs ancêtres adressaient à Rurik : « Notre pays est grand et riche, venez et régnez sur nous. » Cette incapacité qu’éprouve le Grand-Russien des classes moyennes à s’intéresser aux choses de la politique a toujours charmé les slavophiles ; on ne sait trop pourquoi ils s’en montrent si fiers, mais elle constitue, à coup sûr, une particularité du caractère national. La même indifférence et la même tendance à l’abstention ont marqué l’administration des villes par les corporations de marchands selon le système mis en vigueur par Catherine et supprimé en 1870 seulement ; sous le régime nouveau dans lequel la représentation est basée sur la propriété, l’enthousiasme n’est point né : en 1893, le gouvernement a dû compléter d’office le conseil municipal de Saint-Pétersbourg, que les électeurs ne parvenaient point à former. Le symptôme, d’ailleurs, le plus probant à cet égard, c’est l’absence de discussions politiques. En d’autres pays, plus la politique est frappée d’interdit, plus elle a d’attraits. Si les actes du pouvoir échappent au contrôle des citoyens, ils n’échappent point à leur critique. Mais en Russie, où pourtant les discussions particulières sont très libres, il semble que ce sujet n’offre point d’intérêt. Les universités ne sauraient modifier cette situation, car la bourgeoisie y est peu représentée et n’en subit pas l’influence. Si dans l’avenir elle s’éprend de quelque chose, ce sera de progrès matériel, de commerce, d’industrie, d’expansion et de richesse. C’est dans cette direction que déjà elle engage ses pas.

En somme, nobles et bourgeois ne sont pas sans utilité pour le pays : ils lui rendent des services ; ils aident à son administration comme à sa prospérité ; ce qu’ils ne peuvent pas faire, c’est d’aider à le gouverner. Mais serait-ce bien nécessaire ? Jusqu’ici on s’est passé de leur concours ; ne peut-on continuer ? À cette question, beaucoup de Russes et d’étrangers répondent affirmativement. C’est qu’à première vue, le tsarisme moderne fait assez bonne figure dans le monde ; il semble réaliser cet idéal de « despotisme éclairé » dont la France s’était éprise au début du règne de Napoléon iii. On le voit porter partout la marque de sa sollicitude : il n’est pas, pour lui, d’insignifiants détails ; il conçoit et exécute de beaux desseins, tels que l’émancipation des serfs et tout récemment la Conférence de la Paix ; sa force repose sur l’affection constante de tous ; c’est un fait indéniable qu’en Russie la famille impériale est chérie plus encore que respectée par la grande masse de la nation. Il en était déjà ainsi quand l’empereur s’appelait Paul ou Nicolas ier ; ce n’est pas le passage sur le trône d’un prince aussi vertueux qu’Alexandre iii qui a pu affaiblir de tels sentiments. Tout cela est vrai, mais il est également vrai que toute une part de gouvernement se trouve — tant par la force des choses que par le rôle intéressé de certains fonctionnaires — soustraite au contrôle du tsar et que partout où ce contrôle fait défaut, la vénalité et la corruption ont libre carrière. En supposant même que par un effort presque surhumain on parvienne à extirper ces vices qu’une longue tradition a profondément enracinés, que pourrait-on contre la méfiance qui répond d’en haut à la confiance d’en bas ? Un pouvoir despotique est tenu d’être méfiant ; plus le pays est vaste, peuplé et actif, plus ses gouvernants sont incités à rendre la surveillance étroite. Il n’est pas indispensable que leur police soit sanguinaire comme le fut l’inquisition d’État créée par Pierre le Grand ; il est même superflu qu’il y en ait deux s’espionnant l’une l’autre comme le voulait Nicolas ier ; mais elle n’en demeure pas moins la seule source de renseignements, l’unique sécurité.

De là, ces « façades » innombrables qui, dans les institutions russes, trompent à chaque instant le regard. On n’élève plus sur le passage du souverain, comme au temps de Catherine, des villages de carton peuplés de figurants et destinés à masquer le caractère inculte de la contrée et par suite le détournement des crédits affectés à son développement. Mais on n’a pas renoncé à simuler des réformes et à tourner habilement les difficultés qui pouvaient en résulter. Des lois de détail viennent amender la loi fondamentale qui reste seule en vue : ou bien on a recours aux « règlements temporaires » qui, sans modifier le principe du droit, en suspendent l’application. Certains délits sont soustraits « provisoirement » aux juridictions compétentes et déférés à des tribunaux d’exception : de toutes façons, les concessions accordées en bloc sont reprises une à une. Après cela, on peut se vanter que la peine de mort soit abolie (sauf en matière politique), qu’une partie de la magistrature soit élue, qu’il y ait un jury, ou que la presse soit relativement libre… — C’est exact en théorie et faux en pratique. L’instruction publique révèle des contradictions plus surprenantes encore. La méfiance, ici, est universelle et incessante. Un Russe a pu dire que dans son pays, tous les efforts du ministre de l’instruction publique étaient dirigés contre l’enseignement populaire. Ce n’était pas un paradoxe.

À vrai dire, aucun de ces abus n’est prémédité. La volonté de réformer, d’améliorer est sincère. On ne donne pas avec la pensée de retirer ensuite ; mais on retire parce qu’on ne peut pas faire autrement, parce que rien n’est prêt pour acclimater une liberté, si humble soit-elle ; parce que la méfiance est l’unique moyen de gouvernement, et la police, l’unique instrument. Et le mal ne fera qu’empirer. La population s’accroît, l’immigration étrangère aussi ; les chemins de fer, l’électricité, les applications de la science s’étendent ; tout cela comporte une activité intellectuelle, des changements sociaux, lents, mais certains, et contre lesquels aucune force humaine ne saurait lutter. En quoi pourrait s’en trouver facilité l’établissement de libertés qu’hier on jugeait dangereuses ? Demain, elles le seraient encore bien davantage. Le tsarisme ne se maintiendra qu’à grand renfort de surveillance occulte et de police secrète. Et très vite la limite sera atteinte : un pareil système est incompatible avec un pareil empire ; le maître est déjà débordé, ses conseillers ne tarderont pas à l’être aussi.

Pendant ce temps, la démocratie rurale est isolée ; ces fonctionnaires et ces politiciens dont le pouvoir ne peut se passer contribuent à le séparer d’elle, à accroître la densité des couches intermédiaires qui empêchent le Tsar et le moujik de se connaître et de se comprendre. On est étonné que la démocratie rurale soit si lente dans son évolution ; étant donné qu’elle sort d’une servitude de trois siècles, cet étonnement n’est pas de mise. Du reste, son avenir n’est guère indécis, tant les traits qui la distinguent sont déjà marqués. D’abord le nombre et l’uniformité ; les paysans représentent 85 p. c. de la population totale — chiffre énorme dont leur similitude accroît la signification ; ils sont partout les mêmes, à la fois réalistes et mystiques, absolus ou dissimulés, sachant souffrir patiemment et attendre indéfiniment. C’est en second lieu leur conception du pouvoir et de la propriété ; pour eux, le Tsar est tout-puissant, non pas en fait, mais (ce qui est plus grave) en droit. L’expropriation implicitement contenue dans l’acte d’émancipation de 1861 n’a pu, bien entendu, que les confirmer dans ce radicalisme. Tout le monde sait que beaucoup d’entre eux n’en furent pas satisfaits. « Petit père, disaient les délégués d’une commune à un seigneur, que les choses restent comme par le passé ; nous vous appartenons, mais la terre est à nous. » Cette offre est topique : la terre est à eux ! Au fond, depuis trente neuf ans, ils n’en ont pas démordu ; il y a là une conviction qui se transformera, mais qui ne s’effacera pas. Une troisième caractéristique, c’est l’organisation de la commune, si robuste qu’elle a pu traverser intacte la haute période d’asservissement. « Il est peu d’États en Europe et en Amérique, a dit M. Leroy-Beaulieu, où la commune ait vis-à-vis du pouvoir central une telle autonomie ; il n’en est peut-être pas un où elle garde sur ses membres une telle puissance. » Toutes les fonctions y sont électives et salariées, le collectivisme y a posé plus d’un germe et, d’autre part, l’esprit de clocher n’y règne pas ; ils sont tous pareils, les clochers, sur la terre russe, et le moujik semble avoir gardé quelque chose de ces tendances nomades qui décidèrent jadis Féodor et Boris Godounof à le fixer au sol, afin qu’il n’échappe point, par ses constantes pérégrinations, au service et au fisc.

Il ne faudrait pas conclure de tout ceci que la commune russe menace de devenir un foyer révolutionnaire. Bien au contraire, les paysans répugnent à toute propagande anarchiste. Mais il n’en est pas moins vrai que « la Russie est le seul pays du monde où l’on pourrait supprimer la propriété par décret »[2], et cela, ils s’en rendent compte ; ce seul fait est pernicieux pour l’ordre social. Il implique l’existence d’un malentendu très difficile à dissiper ; seigneurs et fonctionnaires s’y emploieraient en vain ; les paysans n’ont pas foi en eux. Le Tsar lui-même échouerait ; Alexandre iii, s’adressant aux starostes (maires de village) réunis à Moscou à l’occasion de son couronnement, leur a dit loyalement que l’organisation de la propriété était définitive ; cette parole ne semble pas avoir fait sur eux la moindre impression. Serait-il prudent, d’ailleurs, de trop insister ? Le dogme de la toute-puissance impériale est pour beaucoup dans la stabilité du pays, et ce dogme comporte, aux yeux de ses sujets, la qualité de propriétaire universel attribuée au souverain.

On voit combien, étant données les circonstances, l’espoir des slavophiles est chimérique. Le contact entre le trône et la commune, l’appui mutuel que se prêteraient le Tsar et le moujik ne sont point réalisables. Il serait mille fois plus aisé de réunir la mer Noire à la mer Caspienne pour rendre à celle-ci son niveau que de tracer à travers la masse indécise des classes aisées le chemin qui irait du palais à l’isba. Pourtant, nous l’avons vu, le statu quo est impossible ; aujourd’hui, les réformes sont utiles ; demain, elles seront urgentes. Rien ne servirait d’en prendre la formule à l’étranger puisqu’on ne trouverait pas en Russie des éléments pour l’appliquer, mais il n’y a pas davantage à espérer faire jaillir du sol russe une formule nouvelle ; on s’en rend compte, d’ailleurs, jusque sur les bords de la Néva ; il faut bien reconnaître maintenant que les beaux projets conçus au lendemain de l’émancipation des serfs se sont évanouis comme des mirages sur la steppe.

Cependant le problème gouvernemental n’est pas insoluble ; il serait même près de trouver sa solution le jour où le Tsar voudrait se rappeler qu’il n’est pas seulement l’empereur des Grands-Russiens, mais qu’il règne aussi sur 20 millions de Petits Russiens, qu’il est souverain des provinces baltiques et de la Lithuanie, roi de Pologne et grand-duc de Finlande. Ses domaines, en effet, sont peu homogènes. L’énorme Moscovie qui en occupe le centre est comme encerclée dans une série d’États autonomes qui en diffèrent essentiellement ; mœurs et aspirations politiques, organisation sociale, croyances religieuses, coutumes successorales, régime de la propriété, tout est dissemblable. C’est dans ces divergences précisément que réside le secret de la politique future. On affiche à Pétersbourg des prétentions d’unité et d’uniformité qui constituent une façade de plus ; derrière cette architecture trompeuse, il n’y a, en réalité, ni unité ni uniformité. Si la Pologne, par exemple, est nominalement assimilée aux provinces de l’Empire, c’est à la condition d’être exclue du bénéfice de toutes les lois un peu libérales qui règlent le sort de ces provinces. L’Esthonie et la Livonie, peuplées d’Allemands, de Letto-Esthoniens et de Finnois, ont été l’objet de mesures d’exception très rigoureuses. Le privilège des assemblées provinciales, créées par Alexandre ii, a été refusé non seulement à la Pologne et à la Lithuanie, mais à toute la Russie Blanche, à la Podolie et à la Volhynie ; par contre, on l’étendit aux Cosaques du Don qui pétitionnèrent ensuite auprès d’Alexandre iii pour être débarrassés de ces gênantes institutions. Les Tatars de l’Est furent souvent mieux traités que les Roumains de Bessarabie.

Enfin, tout récemment, une audacieuse tentative a été dirigée contre les libertés finlandaises ; en admettant même qu’il n’y ait pas eu là une entorse au droit et à la foi jurée, la maladresse n’en subsisterait pas moins. Ce qu’on vient de faire, il faudra de toute nécessité le défaire ; les franchises et l’indépendance locales qu’on poursuit seront le salut de tout l’Empire. L’Empereur a cette chance qu’aucune persécution n’a entamé la popularité de sa couronne chez les peuples mêmes qui en furent l’objet. Il semble qu’un peu de la philosophie résignée du moujik excusant le Tsar d’ignorer les abus dont il souffre, ait passé les frontières moscovites. Même en Pologne, ce sentiment existe ; la haine et le mépris s’arrêtent aux marches du trône. En vérité, il faudrait peu de chose pour faire d’Helsingfors, de Riga, de Varsovie des foyers d’ardent loyalisme ; le souverain n’y puiserait pas seulement des forces nouvelles pour tenir son sceptre, il y trouverait les moyens de gouvernement qui lui manquent. En rendant aux différentes portions de son empire leur vie propre, il réaliserait pour l’ensemble ces conditions d’équilibre, d’élasticité et d’émulation hors desquelles aucune prospérité n’est durable.

Car gouvernement et prospérité ne sont point séparables. Le mot du baron Louis : « Faites-moi de bonne politique et je vous ferai de bonnes finances », demeure éternellement vrai. La substitution d’une entreprise de progrès matériel — la mise en valeur de la Sibérie — à des luttes stériles d’influence religieuse ou militaire (œuvre à laquelle M. de Witte a génialement attaché son nom), ne saurait tenir lieu de réformes gouvernementales. L’autocratie russe n’en est pas moins une impasse. L’homme qui fait des affaires a besoin d’être libre tout comme celui qui lance des idées ; le passeport et la police, la censure et la bureaucratie sont des entraves dont ni l’un ni l’autre ne peuvent s’accommoder. Mais comment y échapper ? Nous venons de voir que la Russie elle-même n’en fournissait pas les moyens. Par bonheur, il y a des pays annexés moins robustes qu’elle, moins débordants de sève, mais infiniment plus souples et d’autant plus aptes à guider son émancipation qu’un tel avenir pour eux ne serait que la suite logique du passé, la reprise de leurs traditions les plus chères.

Peut-être un tel point de vue finirait-il par s’imposer de lui-même par le simple enchaînement des circonstances et la seule évidence des faits. Mais pour qu’il en soit ainsi, il faudrait qu’aucun événement extérieur ne vînt brusquer la situation, mettre le gouvernement russe en présence d’alternatives périlleuses et le contraindre à une décision immédiate. Or, la question polonaise peut surgir inopinément du fait de la Galicie et même contre son gré. Les Polonais de Galicie, qui sont plus de 3,500,000 et ont augmenté de 15 p. c. entre 1880 et 1890, n’ont jamais dissimulé leurs espérances, et leur attitude vis à vis de l’Autriche n’a eu d’autre but que d’en préparer la réalisation. Dirigé par des hommes habiles et actifs, le parti polonais a su non seulement se faire écouter à Vienne, mais y prendre une influence considérable sur la marche des affaires. Ses membres se sont conduits en opportunistes, en « possibilistes », mais sans perdre de vue le résultat final, qui sera le rétablissement de la Pologne. Sans doute, ce rétablissement, ils l’ont rêvé complet, absolu. L’autonomie sans l’indépendance leur semblerait une duperie. Si demain, pourtant, la succession d’Autriche s’étant ouverte, le Tsar les conviait à se réunir à leurs frères pour vivre librement sous son sceptre, ils n’auraient pas le droit de refuser ; leur russophobie ne saurait prévaloir contre les intérêts manifestes de la patrie. Il y a parmi eux, d’ailleurs, plus d’un fin politique ; ceux-là ont dû, depuis longtemps, peser le pour et le contre ; et ils savent bien que la future Pologne aurait tout à perdre à se séparer de la Russie, tout à gagner dans le maintien de l’union.

Le grand écueil en cette affaire, c’est la coïncidence des deux événements : d’une part, la dislocation de l’Autriche qui posera la question polonaise ; de l’autre, une modification radicale du système politique russe, nécessaire pour la résoudre. Tout annonce que l’Autriche est près de sa fin, mais rien n’indique que la Russie se prépare à la réforme de son système, ni même qu’elle en aperçoive encore la nécessité. L’autocratisme, chez elle, ne fera point une brusque faillite ; il ira se compliquant, s’embarrassant de plus en plus dans ses propres vêtements. Peut-être cherchera-t-on à le soutenir par des diversions bruyantes au dehors. Le panslavisme formerait un facile prétexte. La Russie, à cet égard, a de dangereuses traditions. Du jour où Napoléon ier après lui avoir offert sur le radeau du Niémen le partage du monde, s’est fait battre par elle, — lui, l’invincible ! — elle a pris le goût et l’habitude de l’intervention. Or, le panslavisme et l’orthodoxie colorent facilement ses interventions d’un reflet de croisade qui peut tromper l’Empereur lui-même et détourner la nation de sa véritable voie.

  1. Il importe de ne pas confondre les slavophiles avec les panslavistes.
  2. A. Leroy-Beaulieu.