L’Avenir de l’intelligence/III/I

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Nouvelle Librairie Nationale (p. 107-109).

AUGUSTE COMTE[1]



19 JANVIER 1798 — 5 SEPTEMBRE 1857


Quelquefois, au milieu des paisibles nuits de travail, une crise d’incertitude, causée par la fatigue, jette l’esprit dans le trouble et la confusion. La plume échappe, les idées cessent de se suivre régulièrement. On se lève, on secoue l’espèce de torpeur que donna l’immobilité ; mais, ni la promenade, ni le repos physique ne rendrait à l’esprit l’assurance perdue ; il lui faut un secours qui soit spirituel et qui l’émeuve avec des images dignes de lui. Ce n’est pas le moment de recourir aux poètes, ni d’ouvrir quelque répertoire de science ; la science toute pure semblerait froide, la poésie paraîtrait d’un vide infini. J’estime heureux les hommes de ma génération qui, sans être positivistes au sens propre du terme, peuvent, en pareil cas, se souvenir de la morale et de la logique de Comte.

S’il est vrai qu’il y ait des maîtres, s’il est faux que le ciel et la terre, et le moyen de les interpréter, ne soient venus au monde que le jour de notre naissance, je ne connais aucun nom d’homme qu’il faille prononcer avec un sentiment de reconnaissance plus vive. Son image ne peut être évoquée sans émotion.

Ce petit vieillard émacié, aux yeux doux, dont le masque rappelle Baudelaire et Napoléon, a réuni de grandes et précieuses ressources contre nos faiblesses soudaines et les trahisons du destin. Je ne suis pas de ceux qui se récitent quelques-unes des formules de Comte en les accompagnant de signes de cabale et de religion ; mais, familiarisé avec elles depuis longtemps, je ne puis donner à aucune un sens indifférent. Les plus abstraites en apparence me touchent, en passant, d’une magnétique lumière.

À demi-voix, dans le silence de la nuit, il me semble que je redis des syllabes sacrées :

« Ordre et Progrès.

« Famille, Patrie, Humanité.

« L’Amour pour principe et l’Ordre pour base ; le Progrès pour but.

« Tout est relatif, voilà le seul principe absolu.

« Induire pour déduire, afin de construire.

« Savoir pour prévoir, afin de pourvoir.

« L’esprit doit toujours être le ministre du cœur, et jamais son esclave.

« Le progrès est le développement de l’ordre.

« La soumission est la base du perfectionnement.

« Les phénomènes les plus nobles sont partout subordonnés aux plus grossiers.

« Les vivants seront toujours et de plus en plus gouvernés nécessairement par les morts.

« L’homme doit de plus en plus se subordonner à l’Humanité. »

Le poids même de ces sentences, leur austérité, leur rudesse, y ajoutent un charme d’une vigueur naïve. On ne le sent complètement qu’après le temps et le loisir de l’initiation. Mais un habitué de Comte finit par s’étonner d’entendre critiquer l’aridité de son langage philosophique. Il ne peut s’empêcher d’égaler de telles sentences aux plus beaux vers moraux et gnomiques d’un Lysis, d’un Virgile, d’un Pierre Corneille. Il les trouve gonflées de consolations pénétrantes, et d’encouragements subtils, comme toutes les vérités qui défient le doute. Douceur, tendresse, fermeté, certitudes incomparables, c’est tout ce que renferme pour l’élève de Comte ce terrible mot, si peu compris[2], de Positivisme !

Nous ne comprendrions rien au maître, si nous ne nous formions d’abord une idée nette de son disciple. C’est par celui-ci qu’il faut commencer.

  1. Il existe à Paris deux sources bien distinctes de renseignements sur l’œuvre et la vie d’Auguste Comte, toutes deux précieuses : le célèbre immeuble de la Société positiviste, rue Monsieur-le-Prince, 10, et le local de l’Exécution testamentaire, 41, rue Dauphine. Ce dernier rendez-vous est plus ignoré. C’est de là cependant que part la propagande la plus active. L’Appel aux Conservateurs, le Testament, la Synthèse, un volume de Lettres, ces dernières absolument inédites, ont été publiés rue Dauphine en très peu de temps. En tout cas, il ne faut jamais perdre de vue que tel livre de Comte, épuisé rue Monsieur-le-Prince, abonde parfois rue Dauphine, et réciproquement.
  2. Le positivisme passe, en général, pour n’admettre que ce qui se voit et se touche !