L’Aventure de Jacqueline/1/7

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L’Aventure de Jacqueline (ré-édition d’Amitié allemande) (1914)
M. Vermot (p. 37-43).



VII


— Monsieur Bertin, je pars pour Montluçon demain matin et je désire passer gaiement cette dernière soirée. Vous avez une idée pour s’amuser ?

Ainsi Hermann Fischer rappelait-il à René la promesse que celui-ci lui avait faite à leur première entrevue. Plusieurs fois déjà, depuis son arrivée, le jovial Fischer avait exploré seul ce Paris nocturne où, naturellement, il s’imaginait découvrir des perversités nouvelles et des sensations inédites. Mais comme ces excursions diverses ne lui avaient rien révélé qu’on ne lui eût offert en son pays, Hermann s’était persuadé que les plaisirs pimentés dont il nous octroyait le monopole n’étaient débités que dans des endroits secrets connus des Parisiens seuls.

Un peu agacé par ce préjugé bien germanique qu’Hermann affichait avec son tact coutumier, René avait accepté mollement d’escorter Fischer pendant cette soirée d’adieux ; et tandis qu’il attendait la venue d’Hermann et de Hans qui lui avaient donné rendez-vous à l’atelier, le sculpteur se concertait avec ses amis Paul Dupuis et Maurice Simon afin d’établir le programme de cette nuit mirifique rêvée par Hermann.

— Tu veux que nous accompagnions également ton Allemand ? dit Simon, sans enthousiasme.

— Écoutez donc… Si nous lui faisions une blague ? proposa l’architecte, qui avait un goût prononcé pour les farces de rapin.

Et Paul Dupuis exposa son projet, qui fut adopté à l’unanimité.

Lorsque Schwartzmann et Fischer se présentèrent chez le sculpteur, René déclara gravement :

— Puisque vous m’avez promu à la dignité de cicerone, c’est que vous souhaitez de vous distraire tout particulièrement et d’une manière différente…

— Oui ! oui ! approuva vivement Hermann.

— Ma tâche est fort embarrassante ; poursuivit le jeune Bertin. Je suppose que vous avez déjà essayé de tous les divertissements possibles… Je ne vois guère ce que je pourrais vous offrir de neuf. À moins que… Mais cela vous paraîtrait sans doute fade.

— Quoi ? interrogea Fischer, intrigué.

— Voici : par une coïncidence singulière, mes camarades Paul et Maurice avaient prémédité, justement pour ce soir même, une partie joyeuse en l’honneur de mon succès. Si vous voulez venir avec nous, vous verrez de quelle manière nous aimons à faire la fête.

— C’est cela exactement que nous désirons ! s’exclama Fischer, épanoui.

— Eh bien ! En avant.

Suivi de ces compagnons, René sortit ; il héla un taxi et donna au chauffeur l’adresse du Théâtre-Royal.

Le spectacle représenté ce soir-là se composait d’une comédie de mœurs et d’un acte en vers écrits, dans l’intention d’amener le plus de monde possible, par deux auteurs habiles qui avaient respecté dame Pudeur en vue de leur clientèle bourgeoise. Au début, Hermann fut déçu, mais comme Luce jouait l’un des rôles de la grande pièce, il se rasséréna en lorgnant la belle actrice qui l’avait tant impressionné. Au second entr’acte, René s’éclipsa, après avoir adressé un sourire de connivence à Paul Dupuis.

Hermann supposa que le sculpteur avait dû se rendre dans la loge de son amie. Il questionna :

— Il est allé dans les coulisses ? Pourquoi seul ?… J’aimerais aller avec lui.

L’architecte répliqua, d’un air imperturbable :

— Ah ! ça, Monsieur, d’où sortez-vous donc ?… Ignorez-vous que la Société Protectrice des Bonnes Mœurs a obtenu de la Préfecture de police un arrêté interdisant l’accès des loges et des coulisses de théâtres, cafés-concerts ou music-hall à toute personne ne pouvant certifier, à l’aide d’une pièce d’identité, sa parenté avec un acteur, un machiniste, un souffleur, le régisseur — voire le pompier de service — ou tout autre individu appartenant au personnel de l’établissement.

Hermann avait écouté cette tirade, les traits tendus d’attention, il se la traduisait intérieurement. Hans remarqua doucement — sans que l’on sût s’il était ironique ou crédule :

— Voilà des pièces d’identité que les vieux messieurs doivent payer un bon prix.

— Et les pénalités encourues, Monsieur ? rétorqua Paul Dupuis. Il y a des juges à Paris !

René rentrait à cet instant dans leur baignoire. Il avertit ses invités :

— Après la représentation, Mlle Luce Février et deux de ses camarades se joindront à nous.

Fischer accueillit la nouvelle avec une vive satisfaction, mais Schwartzmann commença de se méfier : si cette jeune fille à qui René marquait tant d’estime devait les accompagner, la fête risquait de n’être guère licencieuse, et l’écrivain flairait quelque plaisanterie dont Hermann serait la dupe.

Luce ne jouait pas dans le dernier acte. Les jeunes gens la retrouvèrent à la sortie, avec les deux amies annoncées par René : une brune et une blonde habillée de la même manière, à peu près de la même taille et paraissant du même âge ; deux échantillons de cette espèce de jolie fille de vingt-deux ans, au petit nez, à la petite bouche, aux grands yeux ; au corps menu vêtu à la dernière mode des confections ; au grand manteau de fausse loutre et au minuscule bonnet de vrai lapin ; bref, cette créature impersonnelle et aguichante qui circule sur les boulevards à plusieurs milliers d’exemplaires, et que l’on appelle : la petite femme.

Les deux compagnes de Luce étaient des « utilités » peu utiles du théâtre. Leurs regards espiègles et leur fraîcheur devinée sous la poudre de riz les rendaient suffisamment attirantes.

Luce les présenta sous les prénoms de Simone et Yvette ; passé minuit, le nom de famille est une formalité superflue entre gens qui se quitteront à l’aurore. Les deux gamines ricanaient et se trémoussaient en dévisageant effrontément Hans et Hermann, avec L’ingénuité malicieuse des enfants qui complotent une niche. Simone — la blonde — questionna René :

— Alors, on va s’amuser ?

Et Yvette continua, d’un accent appliqué, son ton d’actrice qui récite un rôle fraîchement répété :

— On fera la même chose que la dernière fois ?… Chic !

Sans gêne, elle s’empara du bras de Schwartzmann ; tandis que René, ouvrant la marche, guidait ses compagnons à travers les rues désertes. Le gros Fischer manœuvra adroitement, afin de rester un peu en arrière avec Luce Février. Il dévorait des yeux la silhouette preste et svelte de la jeune fille. Hermann éprouvait l’attraction habituelle des hommes gras et grands vers les femmes mignonnes ; et le goût des northmen pour les grâces latines. Il s’était formé, à l’égard des jolies personnes, une opinion peu compliquée : estimant que la beauté est un capital et que tout capital est exploité. Hermann décrétait, dans sa psychologie rudimentaire d’industriel, qu’aucune créature séduisante ne reste insensible aux tentations pécuniaires. Il projetait donc d’inciter la jeune capitaliste qui trottinait près de lui à opérer un virement de fonds en sa faveur ; et son départ imminent le déterminait à brusquer les choses.

Il interrogea subitement :

— Vous aimez votre ami, Mademoiselle ?

Luce sourit, amusée par cette indiscrétion sans nuance des étrangers qui ne savent pas arranger leurs phrases. Elle répliqua :

— Si je ne l’aimais point, pourquoi serais-je son amie ?

Hermann médita cette réponse, en se penchant un peu pour apercevoir la figure de Luce qui traversait la raie lumineuse d’un réverbère. Puis, il dit, avec sa brutalité inconsciente :

— Il ne vous donne pas d’argent…

Luce eut un mouvement d’indignation gouailleuse. Hermann poursuivait, très naturel :

— Voulez-vous être aussi mon amie ?… Vous ne le regretterez pas… J’espère.

Luce, qui riait moqueusement, fit non de la tête. Hermann insista :

— C’est pour ne pas tromper René ?… Mais il ne le saurait pas.

Luce, énervée, eut une idée baroque. Elle riposta avec flegme :

— Oh ! mon Dieu, non. Ce n’est pas pour ça… J’ai une autre raison ; seulement, si je vous la dis, je risque de vous vexer.

— Non. Je préfère que vous disiez.

— Eh bien… c’est un peu délicat… Vous avez sans doute entendu parler de la répugnance extrême que les Jaunes éprouvent à approcher un Européen : ils prétendent que nous sentons le mort… La cohabitation intime avec un blanc est pour eux une cause de malaise. Or, moi… voilà… Je ressens une impression analogue. Trahir René… ma foi, cela me semble improbable ; néanmoins, je suis femme et ne dois jurer de rien. Mais avec un Allemand : ça, je suis sûre que je ne pourrais jamais.

Cette fois. Hermann se tut, froissé.

Moins exercé que Hans dans sa connaissance de la langue française, il n’avait pas saisi le sens exact des paroles de Luce.

Mais à cet instant, René les interpellait :

— Allons, voyons, les retardataires !… Nous sommes à la première halte de la fête promise.

Fischer pressa le pas, comptant se dédommager de sa déconvenue.

Les noctambules se trouvaient sur les grands boulevards, devant la façade d’un vaste immeuble couvert d’inscriptions que l’obscurité rendait indéchiffrables. Seul, un globe électrique restait allumé au-dessous d’une marquise, éclairant l’entrée du rez-de-chaussée vitré, Hermann, entraîné par ses compagnons, pénétra dans le vestibule avant d’avoir compris quel était l’établissement où René les conduisait.

L’Allemand devina aisément qu’il ne s’agissait point d’un restaurant de nuit ; car, l’on n’entendait, en guise de musique, qu’un bruit sourd et continu accompagné d’une trépidation confuse.

Hermann vit s’approcher un individu vêtu comme un huissier de ministère, à qui René dit :

— Prévenez le rédacteur en chef que c’est son ami, le sculpteur Bertin, qui lui a téléphoné cet après-midi…

Alors, Fischer s’aperçut qu’il était dans le hall d’un grand quotidien ; il pensa que René allait inviter quelque journaliste à se joindre à leur bande. Mais l’huissier réapparaissait ; ouvrait une porte devant eux, et murmurait :

— Par ici, Messieurs, Dames.

En considérant l’endroit dans lequel on l’introduisait, Hermann comprit d’où venait le bruit entendu auparavant. Il était sur une espèce de balcon surplombant les sous-sols du journal où, s’actionnant aux rotatives, travaillaient une armée de typographes. Le vacarme des machines était assourdissant ; et René dut hurler ces mots :

— Que pensez-vous de mon divertissement favori, mes amis ? N’est-ce pas supérieurement original de voir imprimer les journaux que nous lirons dans quelques heures ? Examinez ces gens qui font glisser les feuilles de papier sur les rouleaux… Sont-ils heureux, hein !… Ont-ils de la veine ! ils passent leur nuit à gagner de l’argent… Vous vous demandiez où nos compatriotes s’amusent ?… Eh bien, contemplez ceci, Fischer : c’est une catégorie de Parisiens qui découchent en abandonnant leur femme au logis.

Hermann l’écoutait d’un air hébété. Il n’avait aucun plaisir à regarder ces hommes et on lui avait promis de l’initier à des joies rares : en quoi consistait la surprise galante ? Incapable de se rendre compte des bévues qu’il commettait, Fischer était à cent lieues de se douter qu’on le mystifiait. À quel propos René Bertin l’eût-il berné ? Hermann lui témoignait cette confiance candide de ceux qui se croient innocents, parce qu’ils nous ont offensés sans discernement.

Mais Hans Schwartzmann, silencieux, observait les scènes qui se déroulaient sous ses yeux.

René les faisait sortir du journal. Lorsqu’ils se retrouvèrent sur le trottoir, Maurice Simon déclara :

— C’est à mon tour de prendre la direction de la fête. Suivez-moi : je vais vous montrer une chose curieuse.

Et le peintre les emmena du côté de l’Opéra. Il remonta la Chaussée d’Antin, déboucha place de la Trinité, et s’engagea dans la rue Blanche. Hermann qui s’orienta, grâce à quelques remarques faites précédemment, recommença d’espérer en reconnaissant le quartier. Il eut même un geste machinal pour stopper devant un immeuble dont la porte était éclairée par une lumière rosée qui venait de l’imposte.

Mais Maurice Simon l’entraîna plus loin. Soudain le peintre, désignant une maison, dit :

— C’est là que j’habite ; le spectacle auquel vous assisterez a lieu à deux pas de mon domicile.

Il traversa la rue, et cogna contre le vantail d’une boutique close qui s’entr’ouvrit doucement, comme à quelque signal convenu d’avance. Le peintre adressa la parole à un interlocuteur invisible qui répondit, de l’intérieur :

— Entrez, Monsieur Simon… Tout de même, c’est une drôle d’idée que vous avez là… Si vous n’étiez pas mon client !

Maurice fit signe à ses compagnons. Ils se glissèrent, tour à tour par la porte entrebâillée. Les jeunes filles pouffaient, chuchotant d’une voix étouffée.

À présent, Hermann était plongé dans l’obscurité. À force d’écarquiller les paupières, il finit par distinguer une vague forme humaine qui s’agitait au fond de la pièce, promenant une petite lampe électrique, qui jetait des éclairs brefs, puis s’éteignait subitement.

Fischer huma l’arôme étrange qu’exhalait la boutique : un parfum spécial et pourtant familier qu’il lui semblait reconnaître sans pouvoir en préciser la nature. Ce mystère enchanta l’Allemand. Quelle aventure bizarre le peintre allait-il leur offrir, dans ce décor singulier ? Fischer, qui suivait Maurice à tâtons en s’agrippant à son pardessus, rêvait déjà de messe noire ou de sorcellerie graveleuse.

Tout à coup. Hermann fut sur le seuil d’un antre illuminé par une lueur infernale. Une chaleur intense lui brûla les yeux. Et il vit… Parmi des flamboiements d’incendie, deux hommes, nus jusqu’à la ceinture ; l’un promenant un écouvillon dans la gueule rouge d’un four, tandis que l’autre préparait des combustibles : deux ouvriers boulangers entretenant le feu qui cuirait le pain du matin.

Implacable, Maurice Simon obligea les Allemands de supporter plusieurs minutes la température suffocante qui leur desséchait les poumons. Puis, ils remontèrent à l’air pur avec un soupir de soulagement.

Sur la chaussée, trois fiacres maraudaient à la queue-leu-leu. Paul Dupuis appela les cochers.

— Où allons-nous, maintenant ? questionna Hermann, défiant.

— Aux Halles ! répliqua triomphalement l’architecte.

Hans Schwartzmann intervint ; posant sa main sur l’épaule du jeune homme, il protesta de sa voix grave :

— Inutile, Monsieur : nous avons compris.

Il continua, avec cette aménité persuasive qui succédait parfois à sa morgue :

— Vous nous avez donné une leçon : je l’accepte, car elle est spirituelle et courtoise. Mon ami confondait Paris avec Suburre : vous lui avez rappelé qu’à l’ombre de Suburre, fleurit la vertu romaine. Il s’était laissé tromper par les vantardises de certains Français qui revendiquent le privilège du libertinage : vous lui avez prouvé qu’ici — comme partout — à côté d’une poignée de débauchés, existent des milliers de braves gens qui usent leur vie à gagner la vie des autres. Inutile de nous faire contempler les travailleurs des Halles, Monsieur : nous avons compris… Et je ne veux pas être en reste d’esprit avec vous. À présent que vous nous avez montré ce qu’est une nuit de Paris, voulez-vous que nous terminions cette partie de plaisir aussi joyeusement qu’une soirée de Bertin ?… Allons boire du champagne quelque part.

Et, aidant l’une des camarades de Luce à monter dans la première voiture, il cria une adresse au cocher.

Maintenant, vautré sur le divan d’un cabinet particulier, Hermann Fischer oubliait son désappointement en se gavant de toutes sortes d’aliments ; bercé par les airs de danses que l’on percevait à travers la cloison. Sa rancune contre le perfide René n’avait pu tenir devant le souper copieux qu’on lui faisait déguster. Et Fischer s’emplissait béatement, sans parler.

Assise à la gauche de Hans, Luce s’ingéniait à l’enivrer, par jeu. L’écrivain, atteint d’une maladie d’estomac, refusait de manger. Il ne buvait jamais de vin ; mais, ce soir, par exception — craignant que son abstention ne fût attribuée à la mauvaise humeur — il vidait plusieurs coupes de champagne, se résignant aux douleurs que lui vaudrait son écart de régime. Et Luce le forçait à remplir son verre, chaque fois qu’il l’avait reposé sur la nappe.

L’absorption de l’extra-dry pris à jeun produisait son effet : habitué aux eaux minérales, Hans se grisait rapidement, facilement. Sa tenue restait impeccable : l’ébriété accentuait encore sa froideur, sa dignité rogue.

Hermann Fischer, lui, s’égayait peu à peu, réconforté par cette tiédeur de l’être que procure une digestion agréable. Son allégresse animale éprouva le besoin de se traduire d’une manière expansive ; et, saisissant son verre plein d’un mélange de sa façon — champagne et bordeaux — il toasta d’une voix émue :

— À la plus grande Allemagne !

Le singeant avec des gestes comiques, Paul Dupuis riposta d’une voix flûtée :

— À la toute petite France !

L’ivresse est un miroir grossissant où se reflète, exagéré, le sentiment qui domine en notre âme : sous l’influence des vapeurs alcooliques, le violent devient furieux, le sincère tourne au cynique, le voluptueux délire ses obscénités et le passionné vomit ses haines.

Hans Schwartzmann avait saisi les dernières répliques, à travers les fumées du champagne. Il se leva brusquement, d’un élan saccadé. Et tout en arpentant, le cabinet d’une démarche trop raide, titubant imperceptiblement, par instant ; il déclama d’une voix forte :

— Oui : la plus grande Allemagne !… Ceux qui plaisantent notre pensée font un acte aussi indigne qu’un barbet qui lève la patte contre le mur d’une cathédrale… L’expansion de l’Allemagne est indispensable à l’équilibre mondial : le monde est une bascule et l’Allemagne sert de point d’appui. Elle se tient juste au milieu, tendant ses épaules puissantes ainsi qu’un moderne Atlas ; et plus sa force est immense, moins la planche qu’elle supporte ne risque d’osciller. Ceux qui se prétendent nos adversaires seront vaincus à la longue par leur sagesse ou par notre contrainte : l’Allemagne doit régner sur tous les Germains… Klopstock n’a-t-il pas dit, chantant la patrie :

« Jusqu’où n’as-tu pas étendu tes rejetons nombreux ? Tantôt dans les pays où coule le Rhône, tantôt au bord de la Tamise, et partout on les a vus croître, partout s’entourer d’autres rejetons. Les Gaulois s’appelaient Francs et les Bretons Anglais ! »

Hans Schwartzmann termina, d’un ton sentencieux :

— L’univers est asservi à notre universalité.

René et ses amis avaient assisté avec stupeur à cette explosion inattendue.

Luce, avançant sa frimousse mutine vers Hans, lui dit de sa voix claire à la diction précise :

— Puisque vous aimez les fictions, vous comprendrez ce conte… Il était une fois un chien sauvage, jeune et vigoureux, qui vivait dans un bois voisin du village avec sa femelle et ses petits. Chaque saison, la chienne se montrait féconde ; et le mâle, fier de sa nombreuse famille, s’écriait : « Bientôt, le bois ne suffira plus à nous abriter. Nous serons la plus grande tribu du monde ! » Mais, il ne songeait pas que le gibier dont ils se nourrissaient diminuait en proportion des besoins de la horde prolifique. Un jour, vint la disette… Alors, le chien sauvage se hasarda jusqu’au village ; il se traînait en rampant — adoucissant l’expression de ses yeux. Des petits enfants passèrent : il leur lécha la main. Et tandis que les bambins le caressaient sans méfiance, le chien saisit l’un d’eux dans sa gueule, et, se sauvant avec son butin, il le rapporta aux siens en guise de pâture. Depuis, fier de son exploit, il veut croire à sa sécurité ; il pense : « Grâce à mon astuce, je me procurerai toujours la subsistance chez nos voisins : ils sont si niais qu’ils ne se défient point des fourbes ». Pourtant, le chien s’inquiète : il sent que la traîtrise est une arme vite émoussée et que le village, averti, le guette… C’est une grosse bête affamée qui montre les crocs parce que son mufle tremble… Elle menace de manger tout le monde ; et sait que, le jour où elle voudra mordre, elle courra le risque de happer une muselière.

Hans haussa les épaules et bégaya d’une voix pâteuse :

Deutschland über alles !…

René restait muet, peiné de découvrir ce Schwartzmann inconnu, si différent du philosophe éclectique d’Heidelberg.

Mais Paul Dupuis, toisant l’Allemand vaincu par l’ivresse, conclut avec son mépris souriant de Parisien gouailleur :

— Il a le vin patriotique… Ça tient peut-être à leur sacrée manie de boire des mélanges tricolores ; ils se figurent qu’ils viennent de pomper leur drapeau !