Pour se damner/L’Avocat d’Ernestine

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(p. 101-110).


L’AVOCAT D’ERNESTINE


— Comment, bonne maman, vous défendez Ernestine ?

— Il le faut bien, ma mignonne, puisque toi, si bonne, si bienveillante d’ordinaire, tu l’accables comme les autres.

— Mais, grand’mère, elle a trompé son mari ; elle a reçu chez elle un amant la nuit ; y a-t-il un plus grand crime ?

La vieille marquise sourit et, caressant les cheveux d’or de sa petite-fille agenouillée à ses pieds :

— Tu es mariée depuis un an, Louisette, et tu aimes ton mari ; donc à tes yeux Ernestine est une grande coupable.

Écoute-moi, fit-elle après un silence, je vais te raconter une histoire qui sera en même temps une confession.

J’ai été jeune et jolie comme toi ; j’avais vingt ans et on m’appelait la « divine marquise ; » ton grand’père était officier de Napoléon, c’est-à-dire qu’il courait de bataille en bataille et m’aimait lorsque la victoire lui en laissait le loisir.

J’étais très entourée, j’avais mes soigneux, mes flatteurs et mes auditeurs ; on m’assiégeait de vers langoureux, de lettres brûlantes, ma porte était encombrée de soupirants jeunes et vieux ; mais je restais insensible ; ce n’est pas que j’adorasse mon mari, je le connaissais à peine, mais tous mes amoureux me paraissaient taillés sur le même modèle ; ils semblaient se passer à tour de rôle l’habit bleu, le pantalon de nankin, les bas de soie et le jabot de dentelles qui composaient le galant costume d’alors.

Un jour, on me présenta un capitaine de vingt-quatre ans, un de ces jeunes héroïques lancés par l’empereur au-devant des grandes armées coalisées, et dont il avait dit après Lutzen : L’honneur et le courage leur sortent par tous les pores.

Le capitaine parut fort troublé à ma vue ; il rougit et pâlit en me parlant, et je vis avec une coquette satisfaction qu’il avait eu : le coup de foudre. En effet, il devint passionnément amoureux de moi, et me suivit dans tous les bals où j’allais avec mon père, qui me servait de chaperon en l’absence de mon mari.

Le capitaine ne me déplut pas ; il ne ressemblait en aucune façon à tous les oiseaux emplumés qui faisaient la roue sur mon passage. Petit, mais parfaitement pris dans sa taille mince, il avait des cheveux frisés, noirs comme de l’encre, un teint olivâtre d’une admirable transparence, et cet air de langueur qui plaît tant aux femmes ; bref, j’acceptai ses soins, je le laissai tenir mon éventail au bal, et je ne le grondai pas trop lorsqu’il ramassait une fleur tombée de mon bouquet.

Mon père, le plus insouciant des hommes, ne s’occupait nullement des assiduités du capitaine, mais il n’en était pas de même de sa sœur Hortense, une vieille fille qui, sans avoir l’air d’y toucher, s’interposait souvent entre moi et mon amoureux ; cette surveillance, que je devinais, me donnait étrangement sur les nerfs ; j’étais fière de ma vertu, fière de ce qu’en disait le monde, et il me semblait que je garderais bien toute seule l’honneur de M. le marquis.

L’hiver se passa de la sorte ; au printemps, mon père, ma tante Hortense et moi, nous partîmes pour le château de Grandchamp, où tu es allée passer les premiers jours de ton mariage ; de nombreux invités devaient bientôt nous y rejoindre, et mon père, qui s’était engoué du capitaine, lui avait fait promettre de venir passer quelque temps dans nos terres.

La tante Hortense avait hoché la tête et regardé le jeune homme de façon à lui faire comprendre qu’il devait refuser ; mais probablement qu’il ne lisait pas dans mes yeux le même courroux, car il accepta avec empressement.

Moi, je devins rêveuse et troublée ; ce Grandchamp que j’aimais tant, où j’étais née, me parut triste ; mes hôtes m’importunaient, je n’avais d’autre plaisir que de m’enfoncer dans le parc, en songeant à mes soupirants de Paris ; c’est te dire, petite, que je pensais seulement à mon capitaine.

Ton grand-père n’écrivait pas, je savais qu’il se couvrait de gloire, et cela suffisait à mon cœur tranquille.

Enfin, il arriva, le capitaine, et nous lûmes tous les deux dans nos yeux la joie que nous avions à nous revoir. Le lendemain, la chaleur était accablante, nous sortîmes seulement à la nuit ; mais mon ami ne put s’approcher de moi, la tante Hortense s’étant emparée de mon bras.

Pourtant, je parvins à l’éloigner, et sous prétexte que ma robe s’était accrochée à un buisson, je restai en arrière des autres promeneurs. Quand je levai les yeux, le capitaine était devant moi ; il était pâle et paraissait très ému.

— Marquise, me dit-il précipitamment, il faut que je vous parle ; vous savez bien que je vous adore ; ah ! si vous vouliez !

— Quoi donc ? m’écriai-je ingénument, aussi troublée que lui.

— Me recevoir cette nuit ? je sais où est votre chambre, nous causerons sans témoin, j’ai tant de choses à vous dire ?

Et comme j’allais me récrier avec indignation :

— Silence ! s’écria-t-il ; on vient, à cette nuit. Et joignant les mains avec un geste de supplication suprême, il s’éloigna.


Je te laisse à juger quelle soirée je passai ! J’étais si tremblante que je répondis tout de travers ; chacun s’apercevait de ma pâleur. Enfin je prétextai une affreuse migraine et je me retirai.

La tante Hortense, à un moment, s’était approchée de moi.

— Tu souffres, me dit-elle ; qu’y a-t-il ?

— Rien, répliquai-je avec un peu d’impatience ; j’ai besoin de repos, demain il n’y paraîtra plus.

Elle n’insista pas, et je gagnai mon appartement. Alors je me livrai aux plus tristes réflexions : voilà donc ce que voulait cet amant si tendre et si timide jusqu’alors. Le dénoûment de cette vulgaire aventure me remplissait de douleur et de honte ; je maudissais ma faiblesse, seule cause de la témérité du capitaine, et me déshabillant fiévreusement, je me mis au lit dans un trouble et une angoisse inexprimables.

Sur tous les murs de la chambre je voyais flamboyer ces mots : À cette nuit ! je me jurais, non seulement de ne pas recevoir l’audacieux, mais de lui faire payer cher son insolente tentative.

J’en étais là de mes terreurs, quand j’entendis un pas furtif se diriger vers ma chambre ; je crus que j’allais mourir, les battements de mon cœur s’arrêtèrent, une sueur froide mouilla mes tempes.

On marchait doucement, à tâtons, le long des murs ; on arriva jusqu’à mon lit.

Je voulus parler, mais ma langue glacée ne put articuler un son.

Je sentis deux lèvres se poser sur mon front, et la tante Hortense me dit très doucement :

— Je viens te demander l’hospitalité, petite marquise ; j’ai d’affreux cauchemars. Moque-toi, mais fais-moi une place à tes côtés. Comme j’allais répondre, elle mit vivement sa main sur ma bouche ; on ouvrait la porte sans bruit : il me sembla entendre une respiration oppressée.

La tante Hortense, à voix haute, commença une histoire…

Les pas s’éloignèrent, et je fondis en larmes en jetant mes bras au cou de la vieille fille.


— Et après, dit Louisette, qui ouvrait des yeux énormes ; après, grand’mère ?

— Eh bien ! c’est tout, mignonne. Le lendemain, le capitaine partit et je ne l’ai jamais revu.

La jeune femme resta rêveuse.

— Bonne maman, dit-elle, je ne comprends pas tout de même pourquoi vous défendez Ernestine ; vous étiez restée sage, puisque la témérité du capitaine vous avait mise si fort en colère ; la tante Hortense n’avait que faire en cette aventure.

— Naïve chérie, répondit la marquise en embrassant sa petite-fille, j’avais oublié de te dire que la tante Hortense avait trouvé ma porte ouverte. Voilà pourquoi je défends Ernestine !