L’Éclipse du gouvernement représentatif en Angleterre au XVIIIe siècle

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L’Éclipse
du
gouvernement représentatif
en Angleterre au dix-huitième siècle.


I. History of England, by lord Mahon, vol. V et VI ; London, 1851, John Murray. — II. The Grenville Papers, vol. I et II ; 1852, John Marray. — III. Memoirs of the marquis of Rockingham and his contemporaries, by G.-T. Earl of Albemarle ; in two vol. 1852, Richard Bentley.


Il y a dans l’histoire d’Angleterre une période aride, confuse, malheureuse, peu frayée par les historiens jusqu’à ces derniers temps, et mal connue des hommes politiques : c’est celle qui s’étend sur un espace d’environ vingt années, depuis la paix qui termine, en 1763, la guerre de sept ans, jusqu’à la fin de la guerre de l’indépendance américaine en 1782. C’est l’époque la plus fâcheuse du régime représentatif en Angleterre. Nulle grandeur, point de lustre ni dans les hommes ni dans les choses. Tout s’énerve, s’abaisse, se détraque. Les gros événemens sont à l’intérieur de tristes désordres, comme l’agitation soulevée autour du démagogue Wilkes ; à l’extérieur, des désastres comme la perte de l’Amérique. Plus de ces luttes de partis qu’anoblissent les passions généreuses et où se trempe le tempérament d’un peuple mâle : les partis se pulvérisent en coteries et se dégradent en intrigues. Les esprits élevés et probes ne peuvent mordre d’aucun côté sur cette situation faussée entre un roi sans lumières, mais opiniâtre, un parlement mou, sceptique ou corrompu, et une nation qui, suivant l’usage, s’endort ou s’éveille à contre-temps et prostitue la seule force qu’elle puisse donner, la popularité, aux plus indignes. Les honnêtes gens sont inutiles, parce qu’ils sont sans génie ; l’unique service qu’ils puissent rendre est de tenir leur constance au-dessus de leurs dégoûts et de réserver à l’avenir la fidélité de leurs convictions et la fermeté de leurs espérances. La grande figure du temps, lord Chatham, se démène excentriquement à travers ces platitudes comme le fantôme de l’impossible. D’intelligens contemporains purent craindre parfois, au spectacle de ces misères, de voir recommencer le problème mortel des révolutions. L’Angleterre en vint jusqu’à trembler de se réveiller un matin en face des Français débarqués sur ses côtes.

Habent sua fata ; il est pour la publication des livres de singulières opportunités : c’est à une heure d’épreuve et de doute pour les principes de liberté en Europe que s’impriment les documens et les mémoires qui éclairent le mieux un des momens les plus critiques dans l’histoire de la liberté anglaise. Vers la fin de l’année dernière paraissaient les deux volumes du grand ouvrage de lord Mahon, consacrés à la période historique dont nous parlons. À peu près en même temps, lord Albemarle recueillait dans des papiers d’état oubliés et des collections de famille les matériaux destinés à compléter le tableau de cette époque et à rétablir le portrait du marquis de Rockingham, une des figures qui y tiennent le rang le plus élevé et le plus digne. D’un autre côté, le duc de Buckingham vient d’ouvrir une partie des archives de sa maison : les Papiers des Grenville sont en cours de publication ; les Grenville, c’est-à-dire lord Temple et George Grenville, furent, comme on sait, les beaux-frères de lord Chatham et formèrent avec lui un triumvirat de famille dont l’union ou les discordes eurent sur l’Angleterre de ce temps-là une action longue et profonde. Donc on n’avait jamais été en mesure de voir ni d’étudier d’aussi près cette portion du XVIIIe siècle anglais. Les livres que nous avons cités nous y introduisent sur le pied de l’intimité. C’est l’histoire avant la lettre ; ce sont les confidences mêmes des personnages : on y saisit au vif les mobiles qui les conduisent, leurs intérêts, leur calculs, leurs incertitudes, leurs rivalités, leurs haines, leurs ambitions, leurs découragemens, toute cette poussière de sentimens, d’idées, de préoccupations humaines avec laquelle le hasard ou la Providence pétrit les événemens. Jamais non plus cette histoire ne pouvait être mieux comprise qu’aujourd’hui, par la raison, — aussi vraie en matière de politique qu’en matière de sentiment, — que l’on ne comprend bien que ce que l’on a soi-même éprouvé. Là est l’éternel attrait des études historiques. L’histoire est comme une galerie immobile que nous traversons sur le courant des événemens contemporains. Parmi les tableaux qu’elle nous déroule au passage, la plupart restent pour nous dans l’ombre ; nous n’avons l’intelligence et le sentiment des autres que par les analogies qui les unissent au présent qui nous emporte. Ce sont les fortunes de notre temps qui nous donnent le jour et le point de perspective. Heureux et glorieux, nous ne voyons que les toiles héroïques du passé ; malheureux, nous nous arrêtons aux autres, et nous y cherchons des enseignemens et des consolations. C’est pour cela qu’il y a quelque intérêt, dans l’épreuve que subissent en Europe les institutions représentatives, à jeter un regard sur les infirmités qui les ont long-temps humiliées en Angleterre. D’ailleurs l’histoire des mauvais jours du peuple anglais, quand on songe au lendemain qui les a suivis, demeure toujours pour les autres peuples une forte école d’espérance.


I.

C’est au milieu du XVIIIe siècle, lorsque le gouvernement de l’Angleterre était ce que nous allons dire, que l’Europe commença d’admirer les institutions anglaises. Montesquieu et Delolme traçaient alors le portrait idéal et abstrait de la constitution britannique. Le point de vue choisi par les publicistes du XVIIIe siècle a nui assurément à l’établissement des institutions représentatives sur le continent. Quintessenciée en théorie, la constitution anglaise semblait réaliser, avec la pondération savante de ses pouvoirs, la perfection du gouvernement politique. De là les espérances excessives et inévitablement chimériques que cette forme de gouvernement a données à ceux qui l’ont essayée, et les impatiences trompées auxquels l’ont sacrifiée les esprits qui en attendaient de trop heureux et trop prompts résultats. Nous en aurions mieux compris le vrai caractère, et l’on eût été moins injuste envers elle, si nous avions étudié la constitution anglaise dans l’histoire du peuple anglais, au lieu de la contempler dans les ingénieuses déductions des philosophes. Nous aurions appris à cette école qu’il est absurde de demander aux institutions les plus sages et les plus vantées un gouvernement qui supprime tous les maux, réalise tous les biens, résolve toutes les difficultés et comble tous les vœux ; nous y aurions appris que les bonnes constitutions sont faites dans la supposition des vices des hommes, et non dans l’hypothèse de leurs vertus ; nous y aurions appris que, de ce qu’une forme de gouvernement paraît la plus raisonnable et la plus conforme à la liberté, à la dignité et au bonheur d’un peuple, il ne s’ensuit point que le mécanisme fonctionnera toujours sans broncher ; nous y aurions appris que, dans un état libre surtout, rien ne marche logiquement et en ligne droite, et que la constitution y doit conserver une élasticité qui lui permette de concilier à la longue toutes les forces, tous les intérêts qu’elle met en jeu. Un peuple, avec la meilleure des constitutions, peut être, par momens, gouverné très mal, c’est-à-dire par des hommes d’état incapables ou corrompus ; mais il est absurde de rendre les institutions responsables des vices des hommes, et le plus sûr remède qu’un pays libre possède contre le mauvais gouvernement, c’est la patience. Montesquieu comparait justement le despotisme au sauvage qui coupe l’arbre pour cueillir le fruit. L’histoire d’Angleterre à la main, il aurait pu comparer ceux qui, jouissant d’une constitution libre, arguent de l’impopularité passagère d’un gouvernement pour faire des révolutions, à l’imbécile qui brûlerait sa maison l’hiver parce qu’il y fait froid, ou qui la démolirait l’été parce qu’il y fait chaud. Montesquieu et Delolme auraient pu corriger aisément leurs décevantes théories sur la constitution anglaise : ils n’avaient qu’à raconter la manière dont cette constitution était pratiquée de leur temps.

Un roi qui n’est pas responsable et qui, suivant l’adage, règne et ne gouverne pas ; une aristocratie gardienne des traditions de l’état, dont les membres sont unis par les liens d’une solidarité héréditaire, et qui maintient les libertés publiques contre les envahissemens de la couronne et contre les emportemens populaires ; une opinion publique organe des intérêts démocratiques et agissant sur la direction des affaires par la presse et par une chambre représentative investie de la délégation de la souveraineté du peuple, — voilà les trois grands traits de l’idéal de la constitution anglaise. Il y a sur cette constitution un mot paradoxal de M. de Maistre, lequel n’est, comme tous les paradoxes, qu’une expression grossissante et railleuse placée sur un fond de vérité : — La constitution anglaise n’existe qu’à la condition d’être perpétuellement violée ! — Le côté vrai du mot de M. de Maistre éclate surtout pendant les vingt premières années du règne de George III. Le roi, qui ne peut pas mal faire (the king cannot do wrong) et qui, d’après la théorie, ne doit donc rien faire, veut gouverner, gouverne et gouverne très mal ; l’aristocratie est divisée et s’annule par ses rivalités intestines ; l’opinion publique s’égare ou dort, et pendant ce temps les affaires de l’Angleterre vont à la diable ou à la grâce de Dieu.

George III succéda, en 1760, à son grand-père George II. Une phrase du discours qu’il prononça à l’ouverture de son premier parlement sonnait comme une fanfare l’inauguration d’une ère nouvelle : « Né et élevé dans ce pays, je me glorifie, disait-il, du nom d’Anglais, et ce sera le bonheur particulier de ma vie de travailler à la prospérité d’un peuple dont je considère la loyauté et la chaleureuse affection comme la plus grande et la plus permanente garantie de mon trône. » C’était en effet la première fois, depuis cinquante ans, qu’un roi d’Angleterre pouvait se vanter d’être Anglais. Les trois princes que la maison de Hanovre avait donnés jusqu’à ce jour à l’Angleterre étaient nés Hanovriens et l’étaient restés de langage, d’esprit, de politique et de mœurs. Un peuple renommé comme le peuple anglais pour sa loyauté gothique envers ses souverains a rarement eu le désagrément de voir briller à sa tête une réunion de princes aussi maussades que ces personnages. Le dédain des usages britanniques, la subordination constante de la politique extérieure de l’Angleterre à leurs intérêts d’électeurs de Hanovre, un libertinage disgracieux et morose, des haines de famille scandaleuses, voilà le bagage moral des princes auxquels le destin confiait la plus délicate des tâches, la fondation d’un trône révolutionnaire et constitutionnel.

George Ier se distingua surtout par le choix de ses deux maîtresses : c’étaient des Hanovriennes, toutes deux vieilles et laides, avec cette différence que l’une, la Schulenburg, était d’une maigreur ridicule, et l’autre, la Kielmanseck, d’une grosseur monstrueuse. Le peuple de Londres appelait la maigre la Perche, — le roi la fit duchesse de Kendall, — et la grosse l’Éléphant, — le roi la fit comtesse d’Arlington. George Ier avait cependant une femme légitime, la princesse Sophie-Dorothée, qu’il tenait, en vraie Barbe-Bleue du moyen-âge, enfermée dans une forteresse de Hanovre[1]. Trois Allemands composaient son conseil intime, auxquels il faut joindre deux Turcs, Mustapha et Mahomet, qu’il avait faits prisonniers dans les guerres de Hongrie. Un ambassadeur français, le comte de Broglie, résumait en quelques lignes la physionomie de cette bizarre cour. « Le roi, écrivait-il, laisse le gouvernement de l’intérieur à Walpole ; il est appliqué avec ses ministres allemands à régler les affaires de Hanovre et ne s’occupe point de celles d’Angleterre ; il n’a aucun goût pour la nation anglaise et ne reçoit en particulier aucun Anglais de l’un ni de l’autre sexe ; aucun même de ses officiers n’est admis, le matin, dans sa chambre pour l’habiller, ni le soir pour le déshabiller ; ces fonctions sont remplies par les Turcs qui sont ses valets de chambre. Il considère l’Angleterre plutôt comme une possession, dont il faut tirer le plus possible tant qu’elle dure, que comme un héritage perpétuel pour lui et sa famille. » La duchesse de Kendall, qui faisait argent de tout, qui trafiquait de sa faveur avec les ministres et leurs ennemis, avec les ambassadeurs étrangers, avec les gens d’affaires, s’occupait, à proprement parler, plus que le roi du gouvernement de l’Angleterre. Quant à George, il ne savait pas même assez d’anglais pour assister aux conseils de son cabinet. Ce qu’il donnait aux affaires anglaises se bornait à quelques conversations avec Walpole. Après une partie de chasse dans le parc de Richmond, le roi et le ministre entraient dans un pavillon et causaient politique en fumant la pipe et buvant du punch ; le gouvernement de l’Angleterre sortait de ces étranges tête-à-tête. George Ier était, quand il mourut, furieusement brouillé avec son fils. Leurs querelles allèrent si loin, qu’un courtisan proposa un jour à George Ier de le débarrasser du prince royal en le conduisant en Amérique. Le roi se contenta de chasser son fils du palais Saint-James, de lui retirer toutes les marques officielles de sa dignité et de déclarer publiquement que quiconque rendrait visite au prince ne serait plus reçu à la cour.

George II valut un peu mieux que son père. D’abord il fut meilleur mari, au point de vue politique du moins, car la reine Caroline, tant qu’elle vécut, exerça une grande influence. Cette reine était, il est vrai, la plus commode des épouses ; elle n’eut pas l’air de s’apercevoir de la liaison de George II avec une Mme Howard qui perdit son crédit pour avoir patroné des poètes et des écrivains de l’opposition ; d’ailleurs le roi la prenait pour confidente et conseillère de ses laides amours. Quand George s’éprit, dans un voyage au Hanovre, de Mme de Walmoden, la reine l’engagea à faire venir sa maîtresse en Angleterre. La maîtresse eut assez de goût ou de finesse pour refuser l’invitation de la reine. Caroline donnait cette explication brutale de ses complaisances : « Je ne suis qu’une seule femme et encore une vieille femme ; le roi peut aimer plusieurs femmes et de plus jolies que moi. » Le peuple de Londres prenait moins philosophiquement son parti que la reine délaissée. Un jour que George, attiré par sa passion pour Mme de Walmoden, était parti pour l’électorat, on apposa le placard suivant sur la porte de Saint-James : « Il a été perdu ou enlevé de cette maison un homme qui laisse une femme et six enfans sur la paroisse. Quiconque apportera de ses nouvelles aux marguilliers de Saint-James recevra quatre shillings et six pence de récompense. N. B. Il ne sera rien ajouté en sus, personne ne jugeant l’homme perdu digne d’une couronne[2]. » À la mort de sa femme, le roi fit venir Mme de Walmoden en Angleterre et lui donna le titre de comtesse d’Yarmouth. La favorite hérita de l’influence politique de la reine Caroline ; elle fut mêlée à toutes les affaires. Par exemple, quand George, après une résistance de plusieurs années, consentit enfin, en 1756, à l’entrée de Pitt dans ses conseils, il fallut que le grand homme demandât une audience à lady Yarmouth, passât plusieurs heures à lui exposer le plan de sa politique et sollicitât son intervention auprès du roi. Et devinez-vous ce qui parut surprenant à de graves contemporains dans cette démarche ? C’est que ce fut la première fois que Pitt l’eût tentée[3]. Les discordes de George II avec son fils, le prince de Galles Frédéric, furent plus vives et plus bruyantes encore que celles qu’il avait eues avec son père. Le prince Frédéric était né également en Hanovre. Il rompit de bonne heure avec le roi, se mit à la tête des mécontens et fit de sa résidence de Leicester-House le quartier-général de l’opposition. Hostilité politique, jalousies de famille, querelles d’argent, il employa tous les moyens pour tourmenter ses parens couronnés ; il devint même pamphlétaire. On prétend qu’il fut l’auteur d’un conte satirique où étaient dépeintes toutes les laideurs intimes de cette brumeuse et empâtée maison de Brunswick ; cela s’appelait : Histoire du prince Titi, allégorie royale. C’était un conte de fée où George II figurait sous le nom du roi Ginguet, où la reine Caroline s’appelait la reine Tripasse, et où le prince Frédéric se déguisait en prince Titi. George Ginguet, dans ses momens de colère, demandait à Caroline Tripasse : « Cet animal est-il réellement mon fils ? » — La reine était bien obligée de confesser la paternité, mais elle ajoutait : « Mon cher aîné est le plus grand âne, le plus grand menteur, le plus grand gredin, la plus grosse bête qui soit au monde, et je souhaiterais bien de l’en voir dehors. — C’est un monstre si sordide, disait-elle encore, et si peu capable de résister à l’appât d’une guinée, que si le prétendant lui offrait 500,000 livres de son droit à la couronne, il répondrait : Comptez l’argent[4]. » La joie de voir mourir ce joli prince Titi fut refusée à la reine Caroline, mais accordée à George II : Frédéric était mort avant son père, laissant pour fils le premier prince de cette maison né en Angleterre, celui qui devint roi, en 1760, sous le nom de George III.

Il faut reconnaître qu’au point de vue moral George III se distinguait autant de ses prédécesseurs que par cette naissance anglaise dont il se targuait si fièrement. Le jeune prince apportait sur le trône des mœurs pures. Élevé par sa mère dans une morne retraite, son esprit appliqué, mais étroit et vétilleux, son caractère incapable des grandes passions, mais trempé d’obstination et enclin aux scrupules, avaient été naturellement disposés par son éducation à la simplicité et au rigorisme des mœurs bourgeoises. Toute la force de ce caractère et de cet esprit avait été tendue de bonne heure vers l’exercice du pouvoir auquel George était appelé. Sa mère, secondée de son gouverneur, lord Bute, l’avait façonné pour donner une physionomie nouvelle à la royauté. Elle ne cessait de lui répéter : George, soyez roi ; George, be king ! George, maître de la couronne et entouré des mêmes conseils, voulut en effet être roi d’une autre façon que l’avaient été ses ancêtres.

L’état dans lequel il prenait l’Angleterre lui ouvrait d’ailleurs une situation bien plus facile que celle où s’étaient trouvés ses prédécesseurs. En 1760, le jacobitisme et le péril politique dont il menaçait la maison de Hanovre n’existaient plus. Cette expédition aventureuse de Charles-Edouard, qui tient dans les inventions des romanciers une place beaucoup plus grande que dans l’histoire réelle, en avait démontré l’irrémédiable impuissance, et depuis, le prétendant avait enlevé à sa cause les dernières espérances et le prestige suprême par les tristes désordres où il noyait avec rage les malheurs de sa destinée. George III était bien et définitivement le seul roi d’Angleterre. George Ier et George II avaient pu considérer par momens la couronne britannique comme un usufruit, comme une aubaine passagère ; George III la recevait comme un héritage sans compétiteur. En lui, la maison de Hanovre avait pris racine par trois générations sur le sol anglais. Une légitimité s’était reconstruite sur sa tête. Trois forces arrivaient a George III de cette situation : d’abord une force morale et personnelle, celle qu’il devait puiser dans l’idée du titre supérieur de son autorité royale et dans le sentiment de la complète sécurité de sa couronne ; en second lieu, un accroissement d’influence dans le pays par le ralliement des tories et des jacobites, naturellement favorables au pouvoir monarchique ; enfin une plus grande indépendance vis-à-vis du parti qui avait, depuis la révolution de 1688, prêté et fait payer son appui à la nouvelle dynastie. George III pouvait s’émanciper de la tutelle exercée depuis cinquante ans par le parti whig sur la royauté.

Le parti whig était arrivé en effet au pouvoir à l’avènement de la maison de Hanovre et ne l’avait plus quitté. Ses principes et ses intérêts le liaient à la fortune de la nouvelle dynastie, et l’existence de la nouvelle dynastie était unie par le même nœud à la prépondérance des whigs. Si, d’une part, la succession protestante, comme on disait en Angleterre au XVIIIe siècle, n’avait point prévalu, le parti whig, et avec lui le principe de la royauté limitée par les droits de la représentation du pays, eût été vaincu. Si, de l’autre côté, le parti whig n’eût point été le plus fort, les princes hanovriens eussent été bientôt forcés de décamper dans cet électoral vers lequel ils ne cessèrent, durant deux règnes, de tourner leurs regards inquiets. La maison de Hanovre n’eut donc de force jusqu’à George III que par le parti qui avait amoindri le pouvoir royal, en abattant la royauté de droit divin et en grandissant les privilèges parlementaires. C’est, du reste, travestir l’imposante situation des whigs à cette époque que de les appeler un parti. Leur drapeau couvrait la masse intelligente et vivante de la nation, tous les esprits fermement attachés au protestantisme, tous les hommes dévoués à la liberté, toute la classe industrielle et commerçante, et la grande majorité de l’aristocratie. En dehors d’eux, il n’y avait sous le nom de tories que quelques personnalités brillantes, mais isolées, et sous le nom de jacobites qu’une portion des classes agricoles arriérée et inerte, comme le sont en tout temps et en tout pays les populations rurales. Mais, depuis l’avènement de George Ier jusqu’au règne de George III, de 1715 à 1760, il y avait eu plus d’une vicissitude dans la vie intérieure des whigs. Ils avaient été d’abord unis, puis divisés, et, vers la fin du règne de George II, leur faisceau s’était péniblement reformé. En 1715, le danger les avait tous ralliés : il s’agissait alors de prévenir le retour des Stuarts, auquel le ministère d’Oxford et de Bolingbroke avait sourdement travaillé depuis plusieurs années, et de faire triompher la succession protestante. La victoire une fois assurée et la sécurité revenue, les scissions éclatèrent. Sir Robert Walpole avait trop de génie et il y avait dans le parti whig trop d’hommes de talent pour que le pouvoir pût se partager entre eux. Il est, comme on sait, plus difficile en politique de manier ses amis que de faire tête à ses ennemis. Walpole, qui avait gouverné sans combat pendant plusieurs années, écarta successivement et jeta dans l’opposition tous ceux de ses amis qui auraient pu devenir ses rivaux. La faveur royale, une grande connaissance et un grand mépris des hommes, une dextérité sans égale dans le gouvernement des finances et du commerce, une audace tranquille égayée de bonne humeur contre ces orages de paroles où s’exhalent les ardeurs et où se dissipent les périls de la liberté, permirent long-temps à Walpole de déjouer les attaques de ses adversaires. À la fin, Walpole avait coalisé contre lui trop de haines, trop de talens et trop de passions ; il avait impatienté l’opinion publique par la trop longue durée de son pouvoir. Il fallut céder à cette clameur confuse de la foule qui s’élève contre ce qui dure :

Num tamen inveniet tam longa potentia finem ?

Walpole se retira après vingt ans de ministère. La crise au milieu de laquelle tomba Walpole créait de graves dangers et fit sentir la nécessité du rapprochement. Le plus habile des élèves de Walpole, Pelham, se consacra à cette œuvre et y fut secondé par un des bommes les plus sages de ce temps, le lord chancelier Hardwicke. Pelham parvint à réunir et à concilier les diverses sections du parti whig. Il ouvrit l’administration aux hommes les plus jeunes qui s’étaient distingués dans l’opposition, et entre autres à Pitt et à Grenville. La même pensée d’union avait survécu à Pelham. C’était cette politique qui avait enfin fait arriver Pitt, en 1756, à ce ministère qui donna un si grand éclat à la puissance anglaise. Quand George III monta sur le trône, le parti whig formait donc encore une fois un corps compacte et joignait a la force de l’unité le lustre des actes glorieux accomplis par l’Angleterre sous l’impétueuse et superbe impulsion de Pitt.

Les deux premiers George avaient parfaitement compris leur position vis-vis du parti whig, et, sauf de rares exceptions, s’étaient montrés peu jaloux de peser ouvertement et personnellement sur la direction des affaires. Un instinct très sensé éclairait ces flegmatiques natures de princes ; ils avaient le sentiment de la fragilité de leur trône. Le souvenir salutaire des révolutions anglaises les avertissait que les rois d’Angleterre n’usent de leur initiative qu’à leurs risques et périls ; ils avaient compris la leçon, et George Ier déclara souvent dans son intimité qu’il aimait mieux laisser retomber la responsabilité du gouvernement sur la tête de ses ministres que de l’attirer sur la sienne. Cependant le second George eut quelques velléités de rébellion contre la domination hautaine des grands seigneurs whigs. Il existe un monument curieux de ces révoltes latentes : c’est une conversation du lord chancelier Hardwicke avec le roi, conservée par lord Hardwicke lui-même. C’était en 1745 ; Pitt et ses amis venaient d’entrer dans les postes inférieurs du ministère par le patronage de Pelham et de lord Hardwicke. Le roi avait résisté de toutes ses forces à la nomination de ses nouveaux ministres ; il ne pardonnait pas à Pitt ses attaques furibondes contre la politique hanovrienne. Lord Hardwicke vint voir le roi avant l’ouverture de la session pour l’engager à donner sans restriction son appui moral au cabinet. George laissa parler un quart d’heure le chancelier sans vouloir répondre un mot. Le chancelier fit valoir au roi le démenti que Pitt et ses amis allaient infliger à leurs, déclamations passées en défendant les mesures projetées à l’égard des troupes du Hanovre.

— Quant à cela, dit le roi, à qui le dépit ouvrait enfin la bouche, si cela leur déplaît, je m’en soucie peu. Je rappellerai mes troupes pour défendre mes possessions.

— Mais, sire, il reste encore quelque chose de très important ; il faut améliorer la situation qui vous est faite par le concours de vos nouveaux ministres et ne pas laisser perdre ces avantages.

— J’ai fait tout ce que vous avez voulu, j’ai mis tout mon pouvoir dans vos mains, et je suppose que vous en tirerez tout le parti que vous pourrez.

— La disposition des places ne suffit pas, si votre majesté s’efforce de montrer au monde qu’elle désapprouve son ouvrage.

— Mon ouvrage ! J’ai été forcé, j’ai été menacé.

— Je suis affligé de voir votre majesté employer de pareilles expressions. Je ne sais de quelles menaces, de quelle contrainte elle veut parler.

— Oui ; on m’a dit qu’on me ferait de l’opposition.

— Ce n’est pas moi, sire, ni aucun de mes amis… Mais, pour revenir à l’objet de ma conversation, au meilleur parti à tirer de votre situation présente…

— On aurait pu opérer des changemens dans l’administration en y faisant entrer des personnes plus convenables, et non celles qu’on y a introduites, qui se sont distinguées notoirement par une opposition constante à mon gouvernement.

— Si le but de ces changemens était de gagner de la force, il fallait choisir les personnes qui peuvent en apporter. Autrement, ce qu’on eût fait n’eût servi de rien. Le concours de tous les chefs de parti, sans aucune condition de nature à décourager vos vieux amis, est une force réelle pour la couronne. D’ailleurs, sire, les ministres ne sont que vos instrumens de gouvernement.

— Les ministres ! interrompit le roi avec un aigre sourire, les ministres sont le roi dans ce pays.

Le chancelier balbutia une dénégation polie et le supplia, quelles que fussent pour l’avenir ses intentions à l’égard du ministère, de ne point gâter ses affaires présentes.

— Quant à mes affaires, répliqua le roi, je suppose que vous en avez eu soin. Si vous ne vous en êtes pas occupé, ou si vous ne réussissez pas, c’est à vous que la nation s’en prendra[5].

Ce fut son dernier mot : lord Hardwicke ne put lui arracher une autre réponse. Comme son père, George II renvoyait la responsabilité à ses ministres. Il maugréait, mais il cédait, et l’on peut définir d’un mot les relations des deux premiers George avec les whigs, représentés par les grandes maisons aristocratiques : les George régnaient et les whigs gouvernaient.

George III monta sur le trône avec le dessein et avec le pouvoir d’affranchir la royauté de cette impérieuse alliance. Déjà, depuis de longues années, la pensée de restituer à la royauté un rôle plus libre et plus actif dans la constitution anglaise avait été publiquement émise et développée avec éloquence. Bolingbroke s’était fait le brillant vulgarisateur de cette doctrine. Il était arrivé à cet homme d’esprit ce qui arrive trop ordinairement aux hommes politiques : sa théorie n’était que la contre-épreuve des exigences de sa position particulière. Bolingbroke avait été le dernier ministre tory. Les whigs l’avaient proscrit en 1715. Malgré ses intrigues, il n’avait pu obtenir qu’une amnistie incomplète. En le laissant rentrer en Angleterre, Walpole, son vieil ennemi, ne l’avait pas réintégré dans la chambre des lords. Il se voyait donc exclu par la confédération des whigs de la scène politique où ses débuts l’avaient placé au premier rang, qui était l’élément vital de son génie, hors de laquelle l’existence ne lui était plus qu’un long et humiliant supplice. Il n’avait rien à espérer du côté des whigs ; il se tourna vers la royauté. La ligue de ses ennemis était le même parti qui enchaînait l’initiative de la royauté ; les mêmes hommes qui tenaient fermée sur lui la porte de la vie politique tenaient la royauté en tutelle. Contre l’ennemi commun, il essaya d’exciter les jalousies et les prétentions de la royauté ; il dénonça le parti qui était au pouvoir comme une oligarchie aristocratique et parlementaire usurpant sur les droits de la couronne. Suivant lui, le roi était bien plutôt l’expression de la souveraineté nationale qu’un parlement où quelques puissantes familles coalisées régnaient à leur guise. Dans un pamphlet intitulé Idée d’un Roi patriote, il conviait la royauté au nom du patriotisme à rompre le vasselage auquel l’assujettissait l’usurpation insolente de l’aristocratie parlementaire. Comme, au moment où il exposait ces théories, Bolingbroke était un des membres les plus actifs de l’opposition ameutée contre Walpole, cette étrange doctrine n’excita aucune clameur ; elle passa sous le sauf-conduit de l’impopularité du ministre contre lequel elle était dirigée. La maison du prince de Galles, père de George III, Leicester-House, était alors le foyer le plus ardent de l’opposition ; c’était sur l’héritier présomptif de la couronne que l’opposition comptait pour dissoudre la confédération qui soutenait Walpole dans le parlement, c’était à lui que l’opposition destinait ce rôle de roi populaire et anti-parlementaire tracé par Bolingbroke. Les doctrines de Bolingbroke furent accueillies avec ardeur dans la maison du prince ; elles devinrent ce que l’on appela bientôt la politique de Leicester-House. Un homme surtout en garda une impression profonde, ce fut le gouverneur de George III, lord Bute. Écossais, lord Bute ne connaissait rien de l’esprit de l’Angleterre ; il était tory de tradition ; la doctrine de Bolingbroke lui paraissait la plus conforme à la dignité de son élève et la plus favorable à l’agrandissement de sa propre fortune. Il l’inculqua donc à George III, et c’est au nom de la même théorie que la princesse de Galles, dont lord Bute, disait-on, était l’amant, avait murmuré de si bonne heure à l’oreille de son fils ces mots enivrans : « George, soyez roi ! »

Tandis qu’une femme, un courtisan et un adolescent préparaient ainsi dans l’obscurité de Leicester-House la fin du long ascendant des whigs, ceux-ci, en s’unissant une dernière fois et en plaçant Pitt à leur tête, marquaient d’une gloire impérissable la dernière heure de leur puissance, à l’avènement de George, M. Pitt était premier ministre depuis quatre ans. Les commencemens de la guerre de sept ans avaient été désastreux ; l’Angleterre était aux abois quand Pitt prit les affaires. L’ardeur de son ame, la vigueur de son caractère plus encore que la sûreté de son intelligence relevèrent tout en quelques mois. Sa politique fut, comme son éloquence, un ouragan. Il mit le feu à l’Angleterre. Il communiqua à ses collègues, à l’administration, aux généraux et aux soldats, aux amiraux et aux matelots, à ses compatriotes et aux alliés de l’Angleterre cette fierté, ce sentiment de supériorité, cette foi dans la victoire, cet orgueil passionné du nom anglais, cette véhémence fougueuse qui étaient tout son génie. Sur mer par ses flottes, sur terre par les armées de Frédéric II et du prince Ferdinand de Brunswick, en Amérique par la conquête du Canada et des Antilles, en Asie par la conquête de l’Inde, il humilia et abattit pour long-temps la puissance de notre pays, et il souffla à l’ambition de l’Angleterre une exaltation inouie. Chose étrange, il fit marcher du même pas la conquête et le commerce. Les sommes immenses qu’il jeta dans la guerre avec une prodigalité sans exemple semblèrent effleurer à peine les ressources de la nation. L’importance de plusieurs grandes villes manufacturières de l’Angleterre date de cette époque. La Cité de Londres s’enrichissait en jubilant de patriotisme. Le monument qu’elle éleva à la mémoire de lord Chatham porte témoignage de cette miraculeuse coïncidence de bonheur ; l’inscription rappelle que, sous son ministère, « le commerce s’est allié aux armes et a fleuri par la guerre. »

Si donc George III arrivait au trône dans des circonstances favorables à l’agrandissement du pouvoir royal, il trouvait en même temps les affaires d’Angleterre en pleine prospérité et dans une veine d’imposante grandeur. Il faut voir l’usage qu’il fit de son pouvoir royal et ce que devinrent entre ses mains la grandeur et la prospérité de son pays.


II.

Il y a trois choses à déterminer dans les vingt premières années du règne de George III : le système de conduite qu’il adopta, les hommes et les associations politiques vis-à-vis desquels il le suivit, les événemens qui en furent l’occasion ou la conséquence.

Le but de George III était d’agir de ses idées et de sa volonté sur le gouvernement de l’Angleterre. Le premier et le principal obstacle qu’il rencontrait sur son chemin était la puissante confédération des grands seigneurs et des hommes d’état du parti whig. Les whigs étaient, comme on l’a vu, le seul parti organisé pour le gouvernement. Ils avaient depuis cinquante ans la possession et les traditions du pouvoir. Dans cette ligue, les uns apportaient le talent et la popularité, les autres le rang, les autres la richesse. Leur ascendant s’était enraciné dans toute l’étendue du pays par les moyens d’influence et de patronage que le long exercice du pouvoir confère aux hommes politiques sur toutes les classes d’une nation. Leur puissance avait dépendu surtout de leur union, et il leur était plus facile qu’à aucun autre parti de perpétuer cette union, car toutes leurs forces venaient aboutir comme à un centre à un petit nombre de grandes familles patriciennes dont les chefs occupaient les principaux postes politiques ou remplissaient auprès de la couronne les grandes places honorifiques. Tant que ces groupes aristocratiques continuaient à s’entendre, le faisceau des whigs ne pouvait être brisé, et leur prépondérance défiait toutes les attaques ; mais, s’ils venaient à se diviser, ils s’annulaient ; la royauté devenait alors pour les ambitions flottantes le seul point d’appui fixe et permanent ; toute leur puissance tombait en fragmens et passait peu à peu aux mains du roi.

George III et ses conseillers intimes ajustèrent leur conduite à ces considérations. George, pour établir son gouvernement personnel, n’eut pas besoin de sortir de la lettre de la constitution anglaise. S’il eût voulu faire prévaloir la prérogative royale ouvertement, à la façon de Jacques II, il eût été vaincu, car il aurait réuni contre lui ceux qu’il ne pouvait battre qu’en détail. La constitution lui offrait une ressource : le droit de choisir ses ministres. Ce droit exercé avec ruse et à propos suffisait. Il y aurait eu deux manières dangereuses de s’en servir. Si George eût d’abord changé le ministère en masse pour substituer brusquement une politique à une autre, ou bien s’il eût simplement, pour établir du premier coup sa prépotence, formé un cabinet de favoris et d’affidés, les whigs, menacés tous à la fois du même danger et avertis en même temps, seraient restés unis et eussent fait reculer le roi devant leur opposition compacte. Il y avait un moyen plus sûr et plus habile : c’était d’écarter peu à peu et un à un, du ministère et des grands emplois de la cour, les chefs du parti whig. De la sorte, on prévenait toute explosion d’opinion populaire en leur faveur ; puis on les envoyait isolément dans une opposition où les précéderaient et les affaibliraient des défiances mutuelles, des divisions violentes, des inimitiés implacables. Voilà ce que fit George III et ce qu’il fit avec succès. En effet, l’avantage d’une pareille politique, c’est qu’on n’est pas forcé de la démasquer pour l’exécuter ; ceux mêmes contre lesquels elle est dirigée ne s’en aperçoivent point et lui fournissent à chaque instant des occasions et des instrumens ; elle prend tous les noms, elle exploite toutes les circonstances, elle se sert de tous les concours, elle attend et choisit son heure ; elle commence par faire ses complices dupes de ceux qui doivent être ses victimes, en s’adressant à leurs vanités, à leurs ambitions : même au besoin les prétextes ne lui manquent pas pour séduire leur honnêteté. Les aveugles qu’elle joue ainsi et qu’elle culbute les uns par les autres pour leur passer sur le corps ne reconnaissent la machination qui les met à terre que lorsque le tour est joué. Pour réussir dans une telle œuvre, une profonde et vaste intelligence n’est point nécessaire ; c’est assez, George III en est la preuve, du plus mince génie, pourvu qu’il soit doublé d’opiniâtreté et redoublé d’astuce.

Le parti whig comprenait, à l’avènement de George III, quatre ou cinq grandes sections que l’on peut répartir en les désignant par leurs principaux chefs de la façon suivante. Il y avait le groupe de Pitt et des Grenville, le duc de Newcastle, la fraction du duc de Bedford, et la portion la plus considérable du parti qui suivait le duc de Devonshire et qui se rallia après lui autour du marquis de Rockingham.

Le premier Pitt, celui qui est arrivé à l’histoire sous le nom de lord Chatham, est trop connu pour qu’il soit nécessaire d’insister sur les événemens de sa vie et sur tous les traits de sa physionomie. Pitt n’était pas, à proprement parler, un chef de parti. Comme homme, il n’avait pas cette souplesse de caractère, cette vigilance attentive auprès de ses associés politiques, ce liant enfin avec lesquels d’autres esprits supérieurs parviennent à réunir et à faire marcher ensemble dans une même voie cet assemblage d’intérêts, d’idées, de vues et de caractères divers qui composent un parti. Comme orateur et membre de la chambre des communes, il n’avait pas non plus cette application universelle et quotidienne aux détails du gouvernement, indispensable aux hommes qui veulent diriger avec continuité les affaires dans une assemblée délibérante. Sa sœur disait de lui qu’il n’avait jamais bien su qu’une chose, le poème féerique de Spenser, the Fairie queen. Pitt n’avait pas plus de suite dans la conduite que dans la parole : c’était un génie hautain, solitaire et capricieux. Il ne frayait pas avec ses collègues de la chambre ou du ministère ; il les écrasait de sa domination. Il n’y eut que deux points fixes, ou plutôt deux ardens foyers dans son intelligence, dans son ame et dans sa vie : la révolution de 1688 avec la liberté fondée par elle, et la grandeur anglaise dans le monde. Ces deux mobiles étaient en lui deux passions ; c’était par là qu’il frappait l’imagination des masses. La nature de son talent était aussi la seule langue qui parle à l’enthousiasme populaire. Pitt avait toutes les parties extérieures et physiques de l’orateur. Les vibrations de sa magnifique voix dont la foule entendait les éclats à la porte même de la chambre des communes, sa haute taille, sa tête, ses yeux, l’accent de ses gestes, la puissance mobile de ses attitudes, rendaient avec une spontanéité saisissante les variations passionnées de son éloquence. Personne n’entendait mieux que lui la mise en scène oratoire ; il tirait des effets dramatiques de la maladie même contre laquelle sa vie n’était qu’un long combat ; il se faisait des draperies avec les flanelles dans lesquelles on le portait au parlement, et sa béquille de goutteux devenait dans ses mains une arme parlante. Un air de tête, une intonation suffisait à ce « terrible cornette de cavalerie, » comme l’appelait Walpole, pour pétrifier ses adversaires. C’était un acteur consommé ; il eut pu être Garrick, s’il n’eût été Pitt. La discussion qui éclaire, l’argumentation qui persuade n’allaient pas à sa parole : il lui fallait les déclamations impétueuses qui soulèvent ou qui heurtent avec violence les passions du moment. Aussi Pitt n’était pas l’homme de toutes les situations. Il était dérouté dans les temps calmes ; alors sa véhémence l’isolait dans la chambre des communes, son caractère impérieux et difficile éloignait de lui ses collègues dans le ministère, et le roi, qu’offensaient ses allures litières, ne pouvait plus le souffrir dans ses conseils ; mais, quand revenait l’orage, lui seul était à l’unisson des circonstances. Il redevenait alors le grand plébéien, the great commoner, terreur de ses rivaux et de ses ennemis, espoir et ressource suprême de l’Angleterre, et il s’imposait à la chambre des communes, aux partis et au roi.

Homme nouveau, Pitt n’appartenait par sa naissance à aucune des connexions du parti whig, et, avec son caractère, il lui était impossible de se fixer dans une des cases de cet échiquier politique. Il était entré pourtant dans la vie publique sous les auspices d’un des grands seigneurs adversaires de Walpole, lord Cobham, et il forma depuis avec les neveux de ce seigneur, les Grenville, une association qui devint une alliance de famille, car il épousa leur sœur. Deux membres surtout de cette famille nombreuse remplirent une place importante dans les crises de cette époque : ce furent lord Temple et George Grenville.

Le chef de la famille, lord Temple, est le seul homme qui ait exercé sur Pitt une longue influence. Cette influence fut malheureuse. Lord Temple exagérait les défauts qui rendaient Pitt insociable ; il poussait la rigueur des principes whigs contre la prérogative royale jusqu’à la faction, et le levain de ses opinions était aigri encore par sa morgue patricienne, par l’âcreté de son caractère et l’inquiétude de son humeur. Malgré des aptitudes sérieuses pour les affaires et un talent de parole qui passait la médiocrité, il ne pouvait être dans les combinaisons politiques qu’un actif dissolvant. Il voulait qu’en Angleterre les ministres, suivant le mot de George II, fussent rois, et il voulait qu’il n’y eût de ministres que son beau-frère, son frère et lui. Offensant envers les rois qu’il servit, blessant avec ses égaux et ceux qui auraient dû être ses alliés, il ne paraît avoir eu de condescendance que pour les libellistes et les agitateurs qui servaient ses rancunes passionnées. Il donnait, en politique, une main à lord Chatham et l’autre à Wilkes, dont il fut l’ami et le protecteur affiché. Lord Temple ne réussit pas même à maintenir le triumvirat au moyen duquel il prétendait absorber dans sa maison le gouvernement de l’Angleterre ; il se brouilla avec son frère George Grenville, et finit, mais trop tard, par rompre avec son beau-frère lord Chatham. Il mourut obscurément et isolé de toutes relations politiques dans son splendide château de Stowe.

George Grenville avait plus de mérite que son frère ; ses défauts étaient moindres, mais c’était aussi, et pour d’autres motifs, un caractère insupportable. Grenville était un homme consciencieux, scrupuleux, laborieux et appliqué : il était le type d’une classe d’hommes que l’on ne rencontre guère que dans les assemblées anglaises ; la pratique assidue des affaires lui avait donné une aptitude universelle aux diverses branches du gouvernement ; il pouvait être et il fut tour à tour ministre du commerce, ministre de la marine, ministre des affaires étrangères, ministre des finances ; mais le rôle qu’il ambitionna quelque temps, et où il eût excellé, eût été la présidence de la chambre des communes. La chambre des communes était son atmosphère, son élément, sa chose, sa vie. Personne n’était plus infatué des droits du parlement, personne n’en connaissait mieux les précédens, les rubriques et le cérémonial, personne n’était plus versé dans la triture de toutes les affaires qui venaient s’y débattre et s’y décider. Telles étaient les qualités de George Grenville ; on voit qu’elles sont de celles qui s’associent volontiers à la médiocrité. Grenville n’avait en effet aucune élévation dans l’esprit, aucune de ces intuitions ailées qui jaillissent du cerveau des grands hommes d’état. C’était un commis expérimenté et travailleur, un statisticien verbeux, un pédant formaliste, rien de plus. Exact dans sa vie, sa vertu n’aboutissait qu’à la raideur et à la parcimonie ; il se prenait pour un Caton, parce que, lorsqu’il était ministre, il vivait uniquement des revenus bornés de son patrimoine et mettait de côté les salaires de ses places pour grossir l’héritage de ses enfans. Comme il avait l’intelligence étroite et commune, il était envieux ; quand il se figura être l’égal de Pitt, il le détesta ; il se croyait ferme et n’était qu’entêté. Ainsi que son frère, il était fou de vanité, vindicatif, et se servait volontiers des pamphlétaires ; au demeurant, le plus ennuyeux personnage de son temps, comme son frère en était le plus insolent. Pendant son ministère, il assommait le roi de ses interminables explications, leçons ou semonces. « Quand il m’a ennuyé pendant deux heures, disait George III, il tire sa montre pour voir s’il ne pourra pas m’ennuyer une heure de plus. »

La tradition gouvernementale des whigs était représentée au pouvoir, en 1760, par le duc de Newcastle. Ce vieux duc était ministre depuis plus de quarante ans ; il avait été le collègue de Walpole et l’associé de son frère Pelham. Il n’y a pas eu d’homme d’état plus raillé de ses contemporains et plus berné par l’histoire. Depuis le début jusqu’à la fin de sa carrière, le duc de Newcastle fut une caricature vivante. Il avait eu dès sa jeunesse les travers et les grotesques d’une vieille femme intrigante et cancanière. Sa vie fut une trépidation continuelle dans une poussière de riens. Il s’occupait de tout, visait à tout, s’inquiétait de tout. Dans l’action, en parlant ou la plume à la main, c’était un tourbillon de mouvemens affairés, une averse de paroles bredouillées, un débordement d’écritoire. Il était ombrageux et timide, aspirant toujours et toujours hésitant. Il passait sa vie à accuser les autres et à s’excuser ; il accablait de cajoleries les rivaux qu’il redoutait et ne manquait pas une occasion de les trahir à la sourdine. Imprévoyant, décousu, versatile, il allait d’un bond de l’exaltation au désespoir, et, comme disait un de ses amis, mourait de joie le lundi et de peur le mardi. Ce vieux bonhomme n’a jamais été représenté qu’en charge ; la plupart des historiens n’ont pas rendu justice aux bonnes qualités de sa nature. Il était, par exemple, généreux jusqu’à la prodigalité : il entra au ministère avec une fortune énorme, et, au lieu de faire des économies à la façon de Grenville, après un demi-siècle passé au pouvoir, il se trouva ruiné. D’ailleurs il eut, sur plusieurs de ses contemporains, l’avantage de conserver jusqu’à sa mort des relations politiques nombreuses et importantes. Il faisait rire ses amis à ses dépens, mais il les gardait ; le mérite, pour ce temps-là, n’était pas mince.

À Newcastle se rattachaient plus particulièrement ceux qui servaient depuis long-temps dans le gouvernement, et surtout la meilleure tête du parti whig, lord Hardwicke, qui avait été, lui aussi, le collègue de Walpole et de Pelham, et leur plus utile conseiller. Lord Hardwicke avait quitté son siége de chancelier en 1756, mais il était toujours regardé comme le leader du ministère dans la chambre des lords.

John Russell, quatrième duc de Bedford, était le centre d’une autre section de whigs. Le nom de Russell et de Bedford a toujours occupé une place proéminente dans l’histoire de ce parti. Le Russell du XVIIIe siècle avait plus d’un trait que l’on retrouve dans son descendant, le chef actuel du parti whig. Il était partisan déterminé de la paix et de la liberté commerciale ; il remplit sans éclat, mais avec distinction, de grands emplois. On lui reproche de n’avoir pas eu assez de discernement dans ses amitiés et dans ses inimitiés politiques. Grand seigneur, homme de société avant tout, d’un caractère facile, ses convenances et ses goûts de société influaient sur ses relations de parti. De là le trait particulier du groupe auquel s’attachait son nom. Les hommes qui le composaient étaient whigs, mais whigs d’une morale politique relâchée. Ainsi on comptait dans son entourage Fox, le père de l’illustre Charles Fox, — Fox, créature et élève de Robert Walpole, le rival de Pitt dans la chambre des communes, orateur et ministre du talent le plus varié, le plus souple, mais accommodant ses opinions à toutes les circonstances et plus attaché encore aux profits qu’aux honneurs du pouvoir ; Rigby, intelligence subalterne, mais rusée, intrigant adroit, conscience vacillante à tous les courans d’intérêts, le type, en ce temps-là, de ces natures rampantes et insinuantes qui sacrifient tout à la conservation d’une place ; — lord Sandwich, homme du monde et de dissipations scandaleuses transformé en homme d’état, et qui fut un des plus dociles instrumens de George III.

Le gros des whigs, la masse intelligente, sensée, honnête du parti, suivait une direction distincte des influences que nous venons d’énumérer. Cette direction appartenait toujours au chef d’une grande famille aristocratique. Le duc de Devonshire en était investi au moment où George III devint roi ; la princesse douairière de Galles, mère de George III, l’appelait le prince des whigs. Le duc de Devonshire mourut bientôt, et cette suprématie patricienne passa au marquis de Rockingham.

La figure du marquis de Rockingham repose et console ceux qui parcourent l’histoire de cette époque. Le marquis de Rockingham était par les femmes l’arrière-petit-fils du fameux ministre de Charles Ier lord Strafford. Il possédait une des plus grandes fortunes de l’Angleterre. Il n’avait que trente-cinq ans lorsqu’il fut reconnu comme leader par la portion la plus considérable du parti whig. Lord Rockingham était dépourvu des qualités brillantes de l’homme politique ; il n’était pas éloquent : une invincible timidité l’empêchait de prendre ou de garder long-temps la parole dans la chambre des lords ; mais il avait les plus solides qualités d’un chef de parti, — le bon sens inaltérable, l’esprit conciliant, une constance qui le mettait à l’abri des illusions et du découragement. Ce qui faisait surtout de lui l’ornement d’un parti libéral, c’était la droiture de ses vues et la sereine probité de sa vie. Si la cause de la liberté, représentée par les whigs, a conservé au milieu du XVIIIe siècle l’attrait moral qui entraîne les consciences pures et les talens généreux, elle en fut certainement redevable au marquis de Rockingham. Tous les amis de lord Rockingham furent des hommes purs, généreux, honorables. Non-seulement il maintint son drapeau dans les temps les plus difficiles, mais il attira autour de lui, par la dignité de sa conduite et la noblesse de son patronage, l’élite des hommes nouveaux qui entrèrent vers ce temps-là dans la politique. Lord Rockingham eut la gloire de donner Burke à son parti et à son pays ; il prit Burke à son début, l’associa à ses travaux comme secrétaire, lui assura l’indépendance en lui faisant cadeau de la propriété de Beaconsfield, et lui ouvrit l’entrée de la chambre des communes. Au déclin de sa vie, il gagna encore à sa cause, par la seule influence de son honnêteté politique, le jeune Charles Fox, qui se vanta d’avoir hérité de ses principes. Pendant dix-huit ans qu’il eut la direction du parti whig, dans l’opposition ou durant de rapides passages aux affaires, il ne donna pas un seul démenti à ses convictions, il ne commit pas un acte d’inconsistance. De nombreuses publications ont récemment amené la lumière sur le caractère et les actes de ses contemporains ; on connaît, par leurs correspondances, lord Chatham et les Grenville, le duc de Redford et la coterie qui l’entourait : les lettres de lord Rockingham, publiées par le comte d’Albemarle, le placent, comme chef de parti, à un niveau moral bien supérieur à celui de ses rivaux. Il y a des courtisans de l’histoire comme il y en a de la fortune du présent ; il est des esprits toujours disposés à se laisser éblouir par les noms qui rappellent les actions éclatantes et bruyantes et à mépriser les hommes modestes qui n’ont pu réussir à étonner le monde par des coups de théâtre ; il y a des gens, comme dit Bossuet, « qui veulent croire que tout est faible dans les malheureux et les vaincus. » Ceux-là acclament les excentricités glorieuses de lord Chatham et dénigrent le rôle solide et obscur joué par lord Rockingham ; mais, tant que l’on comprendra dans le monde l’utilité d’une tradition de liberté et d’honnêteté politique fidèlement conservée, tant que l’on comprendra que c’est par la durée de ces associations de principes incarnées dans des hommes et désignées du nom de partis que les traditions politiques se transmettent et se perpétuent, il y aura toujours des esprits réfléchis et des consciences honnêtes pour apprécier l’œuvre accomplie par lord Rockingham et pour rendre à sa mémoire le tribut d’honneur qu’elle mérite.

Entre ces divers cercles politiques flottaient plusieurs hommes trop jeunes encore ou trop secondaires pour viser aux premières places. Les uns, — comme le duc de Grafton, jeune seigneur d’esprit facile et de mœurs légères, comme lord Shelburne, qui devait être un jour une des intelligences politiques les plus ouvertes de son pays, et qui fut le père du vénérable marquis de Lansdowne actuel, comme le marquis de Granby, un des meilleurs officiers anglais de son temps, le général Seymour Conway, l’ami d’Horace Walpole. Charles Yorke, le fils de lord Hardwicke, — oscillaient de la vertu de Rockingham au génie de Chatham. D’autres s’attachaient avant tout à leurs places et servaient sous tous les pavillons ministériels. Le nombre de ceux-ci s’accrut à mesure que la désunion, s’étendant dans le parti whig, diminua, pour les consciences intéressées et les ambitieux de bas étage, les chances et les profits de la fidélité politique. Cette classe fournit à George III son point d’appui dans le parlement. On l’appela le parti des amis du roi.


III.

George III montra, dès le premier jour de son règne, qu’il entendait que désormais aucun cabinet ne pût agir indépendamment de la volonté royale, qu’il ne voulait pas, suivant le mot de son grand-père, « qu’en Angleterre les ministres fussent le roi. » Aussitôt après la mort de George II, les ministres se rendirent à Carlton-House, résidence du nouveau souverain. Ils furent reçus par lord Bute, qui accabla les plus importans de protestations d’amitié. Le jeune roi affecta de les recevoir l’un après l’autre avant le conseil, et les assura que lord Bute était leur ami. Il fit lire par le duc de Newcastle le projet de son discours au parlement, dont, contre l’usage, il n’avait pas confié la rédaction aux ministres. Il y déclarait, au sujet de la grande question du moment, la guerre avec la France, qu’engagé dans une guerre sanglante avec la France, il la conduirait de manière à obtenir une paix avantageuse et durable. Pitt fut profondément blessé de cette déclaration, pour trois motifs : d’abord, cette guerre était son œuvre et sa gloire, et l’on en faisait l’objet d’un paragraphe aussi significatif dans le discours royal, sans l’avoir consulté ni même averti. On représentait cette guerre comme sanglante : « pour ce qui concerne l’Angleterre, c’est faux, disait Pitt ; nous sommes vainqueurs sans désastre, l’Angleterre est sine clade victor. » Enfin l’on ne mentionnait pas les alliés, lorsqu’il était notoire que l’Angleterre leur devait tant, surtout à Frédéric II. La phrase fut modifiée dans le sens des observations de Pitt : « Je monte sur le trône, disait le roi, au milieu d’une guerre coûteuse, mais juste et nécessaire, et je m’efforcerai de la conduire de façon à produire une paix honorable et durable de concert avec mes alliés. » Le premier coup n’en était pas moins porté à l’initiative indépendante du cabinet, et d’ailleurs l’homme du roi, lord Bute, entra aussitôt dans le ministère comme secrétaire d’état.

La pierre d’achoppement fut la paix. Le roi la voulait, lord Bute la voulait ; la majorité du cabinet, ayant à sa tête les trois ducs de Bedford, de Devonshire et de Newcastle, la voulait également. Pitt et lord Temple la repoussaient ; Pitt faisait tout ce qui était en son pouvoir pour empêcher les négociations d’aboutir. Il voulait, suivant son expression, « mettre la France à genoux. » Il rédigea une réponse à l’ultimatum français, qu’il apporta au cabinet non comme un document à discuter, mais comme une décision à sanctionner. Il y eut plusieurs conseils des ministres si orageux, que les ducs de Bedford et de Devonshire résolurent de ne plus assister aux réunions du cabinet. George III et lord Bute soutenaient les pacifiques et irritaient leurs ressentimens contre la tyrannie de Pitt. Le duc de Newcastle écrivait que la conduite de Pitt était aussi mauvaise, aussi injuste, aussi hostile, aussi impraticable qu’elle l’eût jamais été. Il aurait pourtant désiré que l’on retînt Pitt dans le ministère. « C’est impossible, » lui répondit lord Bute. L’occasion de la rupture fut la manœuvre politique hardie et heureuse par laquelle le duc de Choiseul releva les chances de la France en s’unissant à l’Espagne et en faisant le pacte de famille. Pitt irrité exigeait que la guerre à l’Espagne fût immédiatement déclarée. À l’exception de son beau-frère, lord Temple, tous les ministres se prononcèrent contre cette résolution. Alors Pitt déclara que c’était la dernière fois qu’il siégeait dans le conseil. « J’ai été appelé au ministère, dit-il, par la voix du peuple, je lui dois compte de ma conduite, et je ne peux rester plus long-temps dans une situation qui m’impose la responsabilité de mesures qu’on ne me laisse plus diriger. » Pitt et lord Temple donnèrent leur démission ; mais la cour eut l’habileté de couvrir de ses faveurs la retraite de Pitt, afin de l’empêcher de tomber du pouvoir avec toute sa popularité. On donna à sa femme la baronnie de Chatham, et à lui une pension de 3,000 livres sterling. La tumultueuse Cité de Londres, dont Pitt était le héros, fut près de le brûler en effigie à cette nouvelle. Pitt y releva son crédit par une lettre à l’alderman Beckford, qui fut publiée par les journaux, et où il exposait les motifs de sa retraite d’un ton qui annonçait de sa part une véhémente opposition contre le gouvernement.

Pitt fut remplacé à la direction de la politique étrangère par un tory, lord Egremont, qui était fils de l’un des adversaires les plus considérables de Walpole, sir William Wyndham, et qui était beau-frère de George Grenville. Il se forma dès-lors au sein du ministère une espèce de junte suprême composée de lord Bute, de lord Egremont et de George Grenville ; ces trois personnages se partagèrent le gouvernement. Le pauvre duc de Newcastle se vit exclu de tout : il avait les finances et le titre auquel est ordinairement attaché en Angleterre le rang de premier ministre, il était premier lord de la trésorerie ; mais toutes les grandes affaires se délibéraient et se décidaient en dehors de son influence. Lord Bute ne le consultait sur rien et ne l’informait de rien. Malgré sa tenace passion pour les emplois, le vieux duc ne put résister long-temps au ridicule et à la honte de sa situation. Il demanda au roi la permission de se retirer. George ne fit pas même une démonstration de politesse pour le retenir. « Jamais ministre n’a été aussi brutalement renvoyé, » disait lui-même le duc de Newcastle. Une fois sa démission acceptée, le roi lui fit offrir une pension, qu’il eut la dignité de refuser. Lord Bute prit alors la trésorerie, et, de nom commode fait, fut premier ministre.

Cependant la grande œuvre de lord Bute, la paix, allait se conclure, et avec elle allaient commencer les grandes difficultés du gouvernement dans la chambre des communes. Il s’agissait de faire voter les préliminaires de la paix. Le leader ministériel dans la chambre était George Grenville. La raideur de son caractère et la pesanteur de son esprit le rendaient peu propre à ces fonctions dans un moment où le ministère avait besoin de tenir tête à d’éloquens adversaires et de gagner les votes, sinon les convictions. Lord Bute eut recours à Fox, il força George Grenville à céder à Fox la direction de la chambre des communes. Grenville n’y consentit qu’en murmurant et après avoir ennuyé le roi d’un de ses pédantesques sermons. « Monsieur Grenville, lui répondit le roi, il faut prendre des méchans pour gouverner les méchans. » Grenville s’accommoda de cette raison, mais plus encore de la promesse de la trésorerie, quand on serait sorti des embarras du moment. Lord Bute l’assurait qu’il ne garderait pas long-temps ce ministère, auquel il sentait lui-même son inaptitude : il ignorait jusqu’à la langue des finances ; il était incapable de traiter avec les banquiers et les négocians qui avaient affaire à son département. Il avait insisté, disait-il, auprès du roi pour obtenir la permission de se retirer ; mais ses instances avaient tellement affecté George III, qu’on le voyait quelquefois assis des heures entières, la tête dans ses mains, sans dire une parole. La princesse douairière avait supplié lord Bute d’avoir égard aux anxiétés morales du roi, et c’était le seul motif qui le retînt passagèrement, disait-il, à la trésorerie en attendant qu’il pût céder la place à George Grenville.

Avec sa hardiesse naturelle et son dédain accoutumé des criailleries populaires, Fox exécuta les hautes œuvres de lord Bute. Il fit voter la paix et nettoya l’administration de tous les fonctionnaires que les whigs y avaient placés. On dit qu’en acceptant la direction de la chambre des communes. Fox avait entrepris d’acheter une majorité en faveur de la paix. Les chroniqueurs du temps assurent qu’il ouvrit le marché des votes dans son propre ministère. Les votes furent tarifés le plus bas à 200 livres sterling, et l’on prétend que le secrétaire de la trésorerie, M. Martin, reconnut que 25,000 livres avaient été dépensées ainsi en une matinée. Fox fut aussi cruel dans la Saint-Barthélémy des fonctionnaires qu’il avait été cynique dans le trafic des consciences. Il alla jusqu’à destituer de petits commis de la douane, jusqu’à supprimer de modestes pensions de veuves. Il suffisait pour que la victime fût frappée qu’elle fût redevable de sa position à l’un des ministres disgraciés. Cette averse de destitutions fit dire assez spirituellement à un journal : « Le gouvernement a destitué tous ceux que les anciens ministres avaient mis en place, excepté le roi. » Les grands seigneurs whigs furent les premiers atteints. Les démissions de leurs emplois honorifiques leur furent réclamées. Le prince des whigs, le duc de Devonshire, se vit brutalement redemander sa clé de chambellan ; le marquis de Rockingham renvoya la sienne. George III biffa de sa propre main le nom du duc de Devonshire sur la liste des conseillers privés. Ces seigneurs et le duc de Newcastle furent révoqués de la lieutenance de leurs comtés. Quand Fox eut accompli sa tâche, il obtint son salaire. Il trouva dans la chambre des lords un refuge contre l’animadversion publique, et déroba son nom déconsidéré sous le titre aristocratique de comte Holland.

En ce moment, c’est-à-dire au commencement de 1763, la politique personnelle du roi avait fort avancé sa besogne. Les grands whigs, sauf la coterie complaisante du duc de Bedford, avaient été écartés du gouvernement. Les whigs étaient dans l’opposition, mais ils y étaient en défiance les uns des autres. Ceux du duc de Devonshire et du marquis de Rockingham gardaient un souvenir amer des hauteurs de Pitt, qui avait commencé la débâcle du parti. Pitt était l’irréconciliable ennemi du duc de Newcastle, à la perfidie duquel il attribuait ses mésaventures. Il se mirait dans un isolement qui flattait son orgueil et dont les vapeurs de la popularité lui cachaient la faiblesse. Lord Temple et Pitt étaient brouillés à mort avec Grenville. Un incident récent avait signalé publiquement cette rupture. C’était à la chambre des communes. On discutait le budget. Il fallait faire face au passif laissé par les dépenses de la guerre. Pitt et l’opposition avaient combattu les moyens présentés par le ministère. Grenville prit la parole ; il essaya de rejeter sur Pitt, qui avait conduit la guerre, la responsabilité des embarras financiers : « Si l’honorable gentleman, dit-il d’un ton quinteux, a des objections aux taxes que nous proposons, il est tenu de nous indiquer où nous devons prendre l’argent qui nous est nécessaire. Qu’il dise où ; je le répète, qu’il dise où ! » De son banc, qui était en face de celui de l’orateur, Pitt, imitant le ton de Grenville, prononça le refrain d’une chanson populaire de l’époque : « Gentil berger, dis-moi où ! » Puis, se levant, il pulvérisa, au milieu des rires de l’auditoire, en quelques mots sarcastiques et dédaigneux l’apostrophe du ministre. Grenville, furieux, reprit la parole : « Si, dit-il, on peut traiter un gentleman avec ce mépris… » Il n’eut pas le temps de finir sa phrase ; Pitt avait quitté son banc et traversait la chambre pour sortir, comme c’était son habitude lorsqu’un orateur ne lui paraissait pas mériter son attention. Au mot mépris, il s’arrêta, se retourna vers son beau-frère écumant et lui fit un salut ironique. « Je n’ai jamais vu de regard ni de geste si méprisant, » racontait un témoin de la scène. Le surnom de gentil berger demeura incrusté sur le masque rébarbatif de Grenville, qui certes était bien le moins pastoral des hommes.

Au milieu d’adversaires ainsi divisés, il semblait que la politique personnelle de George III eût le champ libre. La guerre était terminée. Or la guerre est la porte par laquelle s’introduit le plus facilement ce grand trouble-fête que l’on nomme l’imprévu. Le gouvernement royal paraissait devoir se développer sans obstacle dans une ère de paix et de repos général. Les grands chefs whigs avaient le sentiment de leur faiblesse et voulaient attendre. « Il faut que nous tenions nos gens tranquilles pendant quelque temps, écrivait le duc de Devonshire au marquis de Rockingham. Il faut attendre les événemens et voir venir les ministres. S’ils proposent quelque chose de mauvais, combattons-les ; sinon, laissons-les à eux-mêmes. Par ce moyen, nous gagnerons du temps pour recueillir nos forces et voir sur qui nous pourrons compter. Si nous pouvons obtenir des chefs et un corps de troupes passable, je suis pour la bataille ; mais je ne suis pas pour paraître à l’état d’opposition faible. Nous ferions une figure insignifiante au préjudice de nos amis et sans profit pour le bien public. » Mais, quand les accidens extérieurs ne l’amènent pas, les fautes des gouvernemens infatués suffisent pour évoquer l’imprévu avec son cortège d’embarras et de brusques péripéties.

Lord Bute n’était pas premier ministre depuis dix mois, qu’il avait soulevé contre lui l’animadversion universelle. Il était impopulaire parce qu’il était l’auteur de la paix, et que la paix, après l’exaltation que les succès de Pitt avaient communiquée aux esprits, paraissait humiliante ; impopulaire parce qu’il avait été obligé de parer au déficit des finances laissé par la guerre, et qu’il n’y avait réussi qu’en créant un impôt sur le cidre qui lui avait attiré l’exécration des principaux comtés agricoles ; impopulaire à cause de la brutalité et de la cruauté des destitutions accomplies par Fox, mais dont on lui attribuait justement la responsabilité ; impopulaire parce qu’il répandait les faveurs du pouvoir sur les tories et même sur les jacobites ; impopulaire parce qu’il était Écossais, et qu’à une rivalité séculaire de race s’ajoutait alors la haine politique inspirée aux Anglais par l’attachement invétéré que les Écossais avaient porté à la cause des Stuarts ; impopulaire enfin parce que l’opinion ne voyait en lui qu’un intrus politique conduit au premier poste de l’état, non par les longs travaux ou les succès d’une carrière publique, mais uniquement par le bon plaisir royal, en un mot parce qu’il n’était qu’un favori. Un ministre du bon plaisir, un favori ! c’est-à-dire un homme qui n’est rien par lui-même, qui, laissé à son propre mérite, ne serait pas sorti d’une stagnante obscurité, et qu’un simple caprice du maître place au-dessus de ses supérieurs de talent et de caractère et sur la tête d’une nation, c’est une vivante injure et la plus offensante qui puisse être faite à un peuple digne d’être libre et pénétré du sentiment de sa dignité. Le peuple anglais ne pardonne point et ne supporte point cette insulte. Depuis le duc de Buckingham, ce fatal mignon de Jacques Ier et de Charles Ier qui tomba sous le poignard de Felton, l’Angleterre n’avait plus connu le joug des favoris. Aussi, de toutes parts, une explosion de mépris et de colère éclata contre lord Bute. On brûlait son effigie dans les provinces, on le huait, on poursuivait son carrosse de coups de pierre dans les rues de Londres. Des pamphlétaires, excités eux-mêmes par des chefs de parti, attisaient le feu avec une ardeur chaque jour redoublée. Bientôt lord Bute n’osa plus sortir qu’avec une escorte ; puis, aussi prompt au découragement qu’il avait été facile à la témérité, au moment où ses rivaux politiques le croyaient le plus solidement établi, lorsqu’on pensait qu’un peu de fermeté suffirait pour comprimer et éteindre l’effervescence populaire, lord Bute, cédant à ses propres craintes ou aux craintes de sa famille, donna brusquement sa démission.

Lord Bute, en quittant le ministère, ne songeait qu’à dérober sa personne au péril. Ni lui ni le roi, dont il conservait toute la confiance, ne voulaient changer le système inauguré avec le nouveau règne. Avant donc de rendre sa retraite publique, il avait préparé la composition du ministère qui devait lui succéder, de façon à empêcher l’union et la prépondérance des grands whigs dans le gouvernement et à conserver pour lui-même une influence occulte sur la conduite des affaires. Il fit Grenville premier lord de la trésorerie ; il appelle Grenville avec effusion, dans les lettres qu’il lui écrit à ce sujet, « son cher George. » Son but, dans la formation du cabinet, est, d’après ses propres termes, de « rallier le concours de tous les amis du roi (c’est la première fois que paraît ce nom qui devait être plus tard l’étiquette de tout un parti) et d’assurer l’indépendance du souverain. » De peur que Grenville ne prît l’ascendant d’un premier ministre, lord Bute lui adjoignit les secrétaires d’état lord Egremont et lord Halifax. Les ambassadeurs des puissances étrangères furent avertis que la haute direction serait partagée entre ces trois ministres. Lord Sandwich, nommé premier lord de l’amirauté, était un gage donné à la connexion des Bedford, la mieux disposée pour la cour des coteries whigs. Le jeune lord Shelburne, placé à la tête du bureau du commerce, était une amorce pour retenir les amis de Fox, dans le cas où celui-ci, mécontent de n’avoir pas été admis à la délibération des nouveaux arrangemens, voudrait, par dépit, passer à l’opposition. Les choses ainsi disposées, personne n’étant assez fort dans le ministère pour s’emparer d’une initiative impérieuse, lord Bute, caché derrière le rideau, espérait, avec l’aide des amis du roi, exercer cette domination réelle qu’il couvrait du vague prétexte de l’indépendance royale.

Tandis qu’il ménageait ainsi le triomphe de la politique personnelle du roi, lord Bute ne se doutait ni ne s’inquiétait des maux que son ouvrage causerait à son pays. En donnant à George III le ministère Grenville, l’ancien premier ministre faisait du même coup à l’Angleterre un cadeau fatal. L’administration de George Grenville est le plus mauvais et le plus funeste cabinet qu’il y ait eu en Angleterre depuis la révolution de 1688. C’est ce ministère qui enfanta l’agitation de Wilkes, laquelle occupa, troubla et déshonora pendant plusieurs années, à l’intérieur, l’activité politique de l’Angleterre ; c’est ce ministère qui fournit aux États-Unis le motif de leur insurrection, et qui engagea l’Angleterre dans le détestable conflit au bout duquel elle fut dépouillée de ses vastes colonies américaines. L’agitation de Wilkes, la perte de l’Amérique, furent doublement le fruit de la politique personnelle de George III. Dans les deux cas, George III s’obstina, parce qu’il prétendit que son honneur de roi était en question ; dans les deux cas, la tranquillité et la grandeur de l’Angleterre firent les frais de la manie royale, parce que George, ne voulant avoir pour ministres que des instrumens, ne put avoir pour instrumens que des hommes stupidement entêtés ou honteusement faibles, à qui manquaient l’autorité personnelle, cette suprématie morale qui commande dans le présent aux esprits et aux âmes, et la prévoyance, cette seconde vue du génie, qui commande pour ainsi dire à l’avenir.

L’affaire de Wilkes éclata en 1763, quinze jours après l’avènement du ministère Grenville. L’histoire de cet homme est bien connue. Il était le fils d’un riche brasseur. Élevé en gentleman à cause de sa fortune, il s’était lancé de bonne heure dans la vie du monde, qui a toujours été très mêlée en Angleterre à la vie politique. C’est ainsi que Wilkes se trouva d’abord le compagnon de plaisirs de quelques-uns des hommes que, dans la suite, il harponna le plus cruellement de sa plume de pamphlétaire et qui furent ses plus acharnés persécuteurs. Il avait été, par exemple, membre de la licencieuse confrérie de Medmentham-Abbey. Une ancienne abbaye, située dans un des plus jolis paysages des bords de la Tamise, fut choisie par une douzaine d’élégans mauvais sujets, au nombre desquels était Wilkes, pour le théâtre de leurs profanations libertines. Ces dignes enfans du mauvais XVIIIe siècle prenaient eux-mêmes par moquerie le nom de Franciscains. Ils avaient placé sur le portail de leur obscène couvent la devise rabelaisienne : « Fay ce que voudras ! » D’autres inscriptions latines ou françaises affichaient dans les bosquets et sur les murs leur impudente immoralité. Le frère Jean des Entomures de cette abbaye de Thélême grimée à l’anglaise était sir Francis Dashwood, un riche baronnet qui devint plus tard le chancelier de l’échiquier de lord Bute. Il fallait à sir Francis, pour que l’orgie fût complète, y mêler l’épice du sacrilège. Dans les réunions de ses moines, ce futur ministre revêtait la robe de capucin et entremêlait ses débauches de cérémonies imitées du culte catholique. Si Wilkes se fit dans ce monde des amis qui ne lui servirent guère, il paya cher le droit qu’ils lui donnèrent de les mépriser ; il s’y ruina. En 1757, il avait trente ans et il était entré à la chambre des communes. Quoiqu’il eût de l’esprit et la parole leste, il n’y eut aucun succès oratoire. Il essaya du moins de tirer parti de sa situation politique ; il voulait une place : l’ambassade de Constantinople ou le gouvernement d’une colonie. Il fut refusé et attribua son déboire à lord Bute. De là sa fureur contre le favori et sa carrière de journaliste. Wilkes fonda le North Briton de concert avec un clergyman défroqué, Churchill, qui était aussi un remarquable poète satirique. Il fut poussé et soutenu dans sa nouvelle voie par lord Temple. Wilkes était représentant d’Aylesbury, chef-lieu du comté de Buckingham, dont lord Temple était le lord-lieutenant. Lord Temple l’avait nommé colonel de la milice du comté. La correspondance de ces deux personnages remplit la principale part des Grenville Papers. Wilkes y figure comme un disciple plein de prévenances et de déférence, Temple comme pédagogue et bailleur d’avis. L’acariâtre châtelain de Stowe se déride et prend le ton badin avec le capucin dérisoire de Medmenham-Abbey. Ce sont, de son côté, des félicitations pour les numéros salés du North Briton, des encouragemens à la polémique du journal, des témoignages d’intérêt à l’occasion des mésaventures qui pleuvent sur l’écrivain ; du côté de Wilkes, des demandes continuelles d’argent auxquelles le généreux lord répond par des lettres de change de 100,200,500 livres sterling.

Le North Briton déchirait à outrance la politique personnelle du roi, lord Bute, George Grenville, tous les complaisans du favori et surtout les Écossais. Une innovation qui paraît insignifiante aujourd’hui fit la fortune du journal. Jusqu’à cette époque, les journaux ne désignaient que par les initiales les personnages politiques qu’ils discutaient ; Wilkes les nomma en toutes lettres, et celle hardiesse décida la faveur publique. La virulence était tout le talent de Wilkes ; il en était de son style comme de cette éloquence soufflée des pamphlétaires qui paraît quelque chose d’énorme tant qu’elle est gonflée par la passion du moment, et que plus tard, après la passion refroidie, on est surpris de trouver si plate et si sèche. Chez Wilkes, d’ailleurs, l’intérêt excité par l’homme portait et grandissait l’écrivain. Ardent comme un joueur, audacieux comme un désespéré, souple et gai comme un sceptique épicurien, Wilkes possédait de plus cette sorte d’instinct dramatique indispensable aux hommes qui veulent jouer un rôle populaire. Il savait que l’intérêt s’attache au péril, et que, pour attirer et conserver sur soi l’attention et les haletantes sympathies de la foule, il faut toujours avoir l’air de côtoyer l’abîme et de frôler la catastrophe : donc il recherchait le scandale qui frappe l’attention, il appelait le danger qui émeut la sympathie, et il s’y comportait avec cette bonne grâce et cette bonne humeur qui charment la multitude en l’étonnant. Ses débuts dans la notoriété furent signalés par deux duels, le premier avec lord Talbot, ridiculisé par le North Briton. « Combien de coups de pistolet échangerons-nous ? demandaient à Wilkes les témoins de lord Talbot en allant sur le terrain. — Autant que vous voudrez, » répondit Wilkes. Lord Talbot se contenta d’une seule balle inutile et alla boire deux bouteilles de claret avec Wilkes au cabaret voisin. L’autre duel fut plus sérieux. Le North Briton avait traité de vil suppôt du pouvoir un M. Samuel Martin, membre de la chambre des communes et secrétaire de la trésorerie. M. Martin dit dans la chambre qu’il ne connaissait pas l’auteur de l’article, mais qu’il le tenait pour un lâche gredin. Wilkes lui envoya ce billet : « pour vous ôter, quant à l’auteur, tout prétexte d’ignorance, je vous dirai à l’oreille que tous les passages du North Briton où vous avez été nommé ont été écrits par votre humble serviteur John Wilkes. » Martin et Wilkes se battirent. Wilkes reçut une balle dans la poitrine ; mais Martin fut traité d’assassin par le public. On disait qu’il était allé au tir six mois de suite avant de défier son homme.

Wilkes était bien la guêpe faite exprès pour exaspérer des tempéramens susceptibles comme ceux de George III, de lord Bute, de Grenville. Le ministre fit saisir le quarante-cinquième numéro du North Briton, où le discours par lequel le roi avait clos la session de 1765 était violemment critiqué. Un mandat d’amener général (general warrant) fut lancé nominativement, sans désigner personne, contre tous ceux qui auraient pris part à la rédaction, à l’impression et à la publication du libelle. Wilkes fut arrêté comme auteur de l’écrit incriminé ; mais Wilkes était membre du parlement et en cette qualité inviolable : il réclama son privilège. Conduit à la Tour, il nargua le secrétaire d’état, lord Egremont, en lui demandant d’être enfermé dans la chambre où avait été placé comme jacobite le père de lord Egremont, sir William Wyndham. Pour flatter et irriter la passion populaire, il demanda aussi à n’être pas mis dans les chambres qui avaient été données aux Écossais rebelles de 1745. L’arrestation de Wilkes produisit dans Londres une émotion ardente. De grands seigneurs whigs, à la tête desquels était naturellement lord Temple, affectèrent d’aller voir Wilkes à la Tour. Lord Temple publia même en faveur de son ami une brochure contre la saisie des papiers privés. De toutes parts on s’éleva contre l’arbitraire des mandats d’amener lancés en général, sans désignation nominative de l’inculpé, contre les general warrants. La question fut promptement jugée. Wilkes invoqua la juridiction de la cour des plaids communs, à la tête de laquelle était un magistrat libéral, fervent ami de Pitt, sir Charles Pratt, qui devint plus tard lord Camdenet grand-chancelier. La foule des partisans de Wilkes encombrait la cour pendant le procès. Enfin le lord chief justice prononça l’illégalité des general warrants et ordonna la mise en liberté de Wilkes. Alors le ministère fit expulser Wilkes de la chambre des communes comme indigne et le mit hors la loi.

On sait le reste. Aux élections générales qui suivirent, Wilkes fut élu par le comté de Middlesex. La chambre, poussée par le gouvernement, cassa l’élection. Wilkes fut réélu ; la chambre, le frappant d’incapacité, admit à sa place son concurrent, qui n’avait eu qu’un nombre de voix ridicule. L’opinion de Londres se souleva contre cette usurpation parlementaire. Wilkes eut à sa disposition tous les emplois et les honneurs électifs. Il fut alderman de la Cité, sheriff du Middlesex, lord-maire de Londres. Des souscriptions furent ouvertes en sa faveur sous prétexte de payer les frais de ses procès et de l’indemniser de ses pertes. Il finit par avoir la lucrative sinécure de chambellan de la Cité, qu’il garda jusqu’à sa mort, en 1797. Pendant dix ans, la lutte de Wilkes et du gouvernement occupa et passionna le public, fut une occasion d’émeutes, remplit la presse, défraya les discussions parlementaires et rabaissa le crédit de la chambre des communes. L’aveuglement, la maladresse et l’obstination du roi et des « amis du roi » furent cause que le nom de Wilkes, uni par une sacrilège association au nom de la liberté, — Wilkes et la liberté ! — demeura pendant dix ans la devise de l’opinion libérale. On reproche souvent à cette pauvre liberté l’infamie des hommes dans lesquels le hasard personnifie quelquefois sa noble cause ; mais ce malheur lui est commun avec la religion et la morale, et la liberté, pas plus que la morale et la religion, n’est responsable des étranges défenseurs que les circonstances lui apportent. Tandis que Wilkes s’abritait derrière la liberté, il était précisément dénoncé et persécuté au nom de la morale par un de ses anciens compagnons de débauches, lord Sandwich, dont les mœurs étaient un scandale public, ce qui faisait dire ironiquement à lord Chesterfield : « C’est un grand bonheur que M. Wilkes, le défenseur intrépide de nos droits et de nos libertés, soit hors de danger et puisse vivre encore pour combattre et écrire à leur profit, et ce n’est pas un moindre bonheur que Dieu ait suscité le comte de Sandwich pour venger et propager la vraie religion et la morale ! Ces deux bénédictions feront justement époque dans les annales de notre pays ! » L’événement a montré à qui devait être imputée l’odieuse importance donnée à Wilkes : quand le gouvernement, lassé de la lutte, ne s’opposa plus à la rentrée de Wilkes dans la chambre des communes, la popularité de Wilkes s’évanouit, et Wilkes devint ministériel. À la fin de sa vie, il allait aux réceptions du roi, il y trouvait un accueil gracieux. Le roi, dans une de ces rencontres, lui ayant fait une question au sujet du serjeant Glynn, qui avait été son avocat et son associé dans ses démêlés avec le gouvernement, Wilkes répondit : « Je vous en prie, sire, n’appelez pas le serjeant Glynn mon ami. Il était wilkite, et je peux assurer votre majesté que je ne l’ai jamais été. » Cette répudiation effrontée de lui-même est le dernier mot par lequel l’impudent démagogue ait pris congé de l’histoire.

Grenville commença son ministère par l’affaire de Wilkes ; il le finit par l’affaire d’Amérique. L’idée de taxer l’Amérique n’était pas nouvelle ; elle avait été proposée à sir Robert Walpole au moment où ce ministre devenait impopulaire. Walpole répondit à l’avis par une saillie de bonne humeur : « J’ai contre moi la vieille Angleterre ; croyez-vous que j’irai maintenant me mettre la nouvelle Angleterre sur les bras ? » Un sous-secrétaire d’état qui servait sous Grenville avait l’habitude de dire après l’indépendance des États-Unis : « M. Grenville a perdu l’Amérique parce qu’il lisait les dépêches américaines ; s’il avait fait comme ses prédécesseurs, qui ne les ouvraient pas, ce malheur ne serait point arrivé. » Grenville fut conduit par trois idées à la résolution de taxer l’Amérique. Obligé de justifier à ses propres yeux sa rupture avec Pitt, son grand cheval de bataille était les profusions financières qu’il attribuait à la politique belliqueuse du grand ministre. Partant de là et de la nécessité de trouver des ressources, Grenville cherchait, comme on dit, à faire flèche de tout bois ; or, à la lecture des dépêches américaines, il lui était venu à l’esprit que, puisque la dernière guerre avait été engagée à cause des colonies américaines et avait été très avantageuse à ces colonies, il était logique et juste qu’une partie des charges laissées par la guerre fût supportée par l’Amérique. Ceci posé, Grenville, infatué des privilèges du parlement anglais, s’imagina qu’il n’y avait qu’à établir par un acte du parlement l’impôt qu’il avait résolu de lever en Amérique. Comme l’ouverture par laquelle les idées entraient dans l’esprit de Grenville était fort étroite, une fois entrées, elles n’en sortaient plus. Son plan arrêté, Grenville n’en voulut pas démordre. L’intérêt financier engagé dans la question était minime. Grenville ne comptait pas tirer plus de 400,000 livres sterling du droit de timbre auquel il assujettissait l’Amérique. Ce n’était pas non plus le chiffre de l’impôt qui effrayait les Américains ; ils protestaient contre la nature de la taxe et déniaient à la métropole le droit de les y soumettre. Les colonies sont unies aux métropoles par deux intérêts, un intérêt politique et un intérêt commercial. Les colonies d’un état libre doivent donc recevoir la loi de la métropole pour tout ce qui concerne la politique générale et l’intérêt commercial ; les lois civiles et politiques et les lois de douanes, c’est la métropole qui les promulgue ; les colonies n’ont qu’à les exécuter. Voilà ce qu’admettaient les Américains ; mais, s’appuyant sur ce grand principe de la liberté anglaise qu’un citoyen ne peut être soumis à une taxe que par une assemblée où il est représenté, ils niaient que le parlement métropolitain eût qualité pour voter des lois financières qui leur fussent applicables. Ils ne refusaient pas de prêter secours aux finances obérées de la métropole, mais ils voulaient que ce fût par le vote libre de leurs assemblées et non par une loi coercitive venue d’Angleterre. Franklin, qui fut, au début du conflit, délégué par la Pensylvanie auprès du gouvernement anglais, écrivait long-temps après : « Si M. Grenville, au lieu de sa loi du timbre, eût fait appel aux assemblées des états, je suis sûr qu’il eût obtenu plus d’argent des colonies sous forme de dons volontaires qu’il n’en attendait lui-même de ses timbres ; mais il préféra la contrainte à la persuasion. » Grenville, avec sa rogue opiniâtreté, déplaça la question. D’une affaire de finances il fit une affaire de logique et de théorie parlementaire. « Vous prétendez, disait-il à ses adversaires, que le parlement peut voter des lois de douane pour les colonies, mais non des impôts ? Les actes votés par la chambre des communes et la chambre des lords, et sanctionnés par le roi, sont des lois et ont force de loi dans tout l’empire ; refuser d’y obéir, c’est se mettre en rébellion ; contre la rébellion, il n’y a que la force. » Grenville pouvait avoir pour lui l’apparence logique et la légalité littérale ; mais il oubliait qu’un raisonnement bien déduit peut mener à l’absurde, suivant les prémisses ; il oubliait que l’observation des formes n’est pas tout dans une loi, et qu’une fois la légalité d’une mesure démontrée, il reste à savoir si la pensée politique de cette mesure est sensée ou folle, prudente ou dangereuse. Grenville put croire jusqu’à sa mort qu’il avait fait un bon syllogisme et qu’il était irréprochable sur le terrain de la légalité. S’il eût assez vécu, l’indépendance des États-Unis lui eût prouvé qu’il avait fait de la détestable politique.

Tels furent les deux actes principaux du ministère de George Grenville, dont les développemens et les conséquences remplirent les vingt premières années du règne de George III. Cependant, avant même que l’on pût prévoir les désastreux effets de la politique de Grenville, quelques semaines seulement après la formation de son ministère, lord Bute et le roi avaient repris vis-à-vis des chefs principaux des partis leur sourd travail d’amusement et de division. Chose curieuse, au moment où il annonçait sa retraite des affaires, lord Bute écrivait au duc de Bedford : « Il y a une chose à laquelle le roi est décidé, c’est de ne souffrir, sous aucun prétexte, que ces ministres du dernier règne, qui ont tenté de l’enchaîner et de l’asservir, rentrent jamais à son service tant qu’il vivra et qu’il tiendra le sceptre. » Ceux auxquels lord Bute faisait allusion étaient Pitt et les whigs du duc de Devonshire et du duc de Newcastle ; mais, quelques semaines après, lord Bute, ne trouvant pas dans Grenville les complaisances auxquelles il s’était attendu, pour intimider et assouplir les nouveaux ministres ou pour amollir l’opposition par le mirage du pouvoir, faisait offrir successivement le ministère à Pitt, au duc de Newcastle et à lord Hardwicke. Quelques mois après, lord Egremont, un des membres du triumvirat, mourait subitement, et sa mort était l’occasion d’une bizarre crise ministérielle. Lord Bute s’adressa directement à Pitt. Le grand commoner répondit qu’il ne travaillerait à la formation d’un cabinet que sur l’invitation directe du roi. George III le manda au palais de Buckingham par une lettre ouverte. Pitt s’y rendit en plein midi dans sa chaise à porteur, dont la caisse, accommodée à ses membres goutteux, avait une forme si originale, que le peuple la reconnaissait, comme si le nom de Pitt y eût été inscrit. Tout Londres sut que Pitt était resté plusieurs heures en audience particulière auprès du roi. Grenville ne fut averti de ce qui se passait que par la vue de la chaise, qu’il trouva à la porte du palais au moment où il y allait pour son travail quotidien. Il eut l’ennui et l’humiliation de faire antichambre, tandis que le roi était enfermé avec celui qu’il pouvait regarder comme son successeur. Pitt énuméra au roi ses exigences ; le roi eut l’air de l’encourager, répéta cependant qu’il fallait qu’il eût soin de son honneur, et le remit au lendemain. Dans la soirée, George III eut une entrevue secrète avec Grenville, et montra pour les conditions de Pitt une répugnance dans laquelle le ministre menacé le confirma de toutes ses forces. Pitt, loin de se douter qu’il était joué, avait fait venir à Londres les personnages importans du parti whig. Il se présenta le lendemain à l’audience royale avec la liste d’un ministère complet. Tous les grands whigs y figuraient, lord Temple, lord Hardwicke, lord Rockingham, le duc de Newcastle, le duc de Devonshire. Après avoir discuté quelque temps les noms qu’on lui proposait, George III coupa court à l’entretien en disant : « Eh bien ! monsieur Pitt, je vois que cela ne peut pas aller. Mon honneur est compromis, et il faut que je le maintienne. » Cette alerte ne produisit pas sur Grenville l’effet d’intimidation que lord Bute et le roi s’en étaient promis. Grenville, après l’avortement de Pitt, se crut l’homme nécessaire ; il se fortifia par l’alliance du duc de Bedford, auquel il donna la présidence du conseil, accabla le roi de sermons peu polis sur ses devoirs envers ses ministres, et lui arracha le désaveu nullement sincère, mais humiliant, de l’ascendant du favori écossais.

Ceci se passait dans l’été de 1763. George III fut découragé de son échec. Pendant près de deux années, il n’osa renouveler sa tentative. Dans ce temps-là, les incidens de l’affaire de Wilkes agitaient l’Angleterre, et les troubles d’Amérique commençaient ; ce ne furent point pourtant ces tristes complications qui ébranlèrent le ministère Grenville. Contre Wilkes et contre l’Amérique, Grenville eut pour lui le roi d’abord et avec le roi la majorité du parlement. Cependant, en 1765, George III ne put plus tenir contre les façons pédantesques du rogue ministre. À bout de patience, il supplia son oncle, le duc de Cumberland, qui se tenait à l’écart et patronait dans sa morose retraite les principes et les hommes de l’opposition, de venir à son secours. Le duc de Cumberland n’aimait point Pitt, mais il subissait la pression de l’opinion publique, qui appelait le grand commoner à la tête du gouvernement. Le vainqueur de Culloden se chargea donc de l’humble office de négociateur entre le roi et l’altier plébéien. Le but du duc de Cumberland était de rallier dans le ministère toutes les grandes influences whigs autour du génie de Pitt. Il s’en ouvrit aux chefs du parti, à lord Rockingham, au duc de Newcastle, au duc de Grafton, qui se déclarèrent prêts à le seconder. Sur la prière du roi, il alla voir lui-même Pitt, que la goutte retenait dans sa résidence de Hayes. Pitt, pour réponse, dicta son ancien programme : la faculté pour lui de former en Europe un système d’alliances contre le pacte de famille ; la promesse que les officiers et fonctionnaires destitués seraient rétablis dans leurs emplois ; le concours du roi pour faire déclarer l’illégalité des general warrants et apaiser ainsi l’agitation dont Wilkes était le prétexte. George allait accepter ces conditions ; mais lord Temple, qui voulait que le roi se rendît à merci, refusa le ministère. Pitt, qui avait vis-à-vis de lui des obligations de famille et même d’argent, se crut forcé de céder aux répugnances de son beau-frère. On dit que ce fut à contre-cœur, et qu’après avoir signifié son refus aux avances de la cour, il se tourna vers lord Temple, et avec tristesse lui répéta les vers de Virgile :

 
Extinxti te meque, soror, populumque patresque
Sidonios, urbemque tuam.

Ce nouvel échec fut l’occasion des plus insupportables tracasseries pour George III de la part de Grenville. Cette fois, Grenville et le duc de Bedford, se croyant maîtres du roi, allèrent jusqu’à lui porter une remontrance écrite, dont ils lui infligèrent la lecture, qui dura plus d’une heure : « Si je n’avais fondu en eau, disait le roi en parlant de cette avanie, j’aurais suffoqué d’indignation. » Son parti fut pris. Tyrannisé par ceux dans lesquels il n’avait cherché que des instrumens, il espéra trouver un soulagement au moins en changeant de maîtres. Il fit encore un appel aux whigs par l’intermédiaire du duc de Cumberland. Ceux-ci décidèrent, dans une réunion à laquelle assistèrent dix-huit de leurs meneurs, qu’ils se rendraient aux vœux du roi ; ils crurent que leurs devoirs envers le pays ne leur permettaient pas de suivre plus long-temps Pitt et lord Temple dans leur ambitieuse abstention. Un ministère fut formé sous la direction du marquis de Rockingham et sans le concours de Pitt.

Le sort du ministère Rockingham est un des exemples les plus décourageans de l’impuissance dont sont trop souvent frappées en politique les bonnes intentions et les bonnes actions. Ce ministère ne dura qu’un an ; mais, en une année, il fit les deux choses qui auraient prévenu les malheurs vers lesquels marchait l’Angleterre, si le sort d’un peuple ne tenait qu’aux mesures de son gouvernement, s’il ne subissait plus encore l’influence des accidens qui naissent de la mobilité des faits et du caractère des hommes. Le marquis de Rockingham fit abroger la loi du timbre qui avait soulevé l’Amérique; il fit passer une loi déclarative dans laquelle le parlement abandonnait le droit de taxer les colonies : voilà pour l’Amérique. Il fixa la législation des warrants dans le sens libéral : voilà pour l’Angleterre. Si son ministère eût pu vivre, l’agitation de Wilkes n’eût plus eu de prétexte, l’affaire d’Amérique était terminée, la séparation des États-Unis n’eût point eu lieu. Mais le ministère Rockingham péchait par le talent ; c’était ce qu’on appelle un gouvernement faible. « C’est un ministère d’été, » disait Charles Townshend, un de ses plus spirituels adversaires. Lord Rockingham ne pouvait tirer sa force d’existence que de l’une de ces deux sources : ou de la popularité qui est la confiance publique, ou de la confiance du roi. Or il fut battu en brèche des deux côtés. La confiance du public appartenait à Pitt, la confiance du roi appartenait à lord Bute ou aux sectateurs de sa doctrine. Pitt affaiblit ce cabinet honnête et intelligent en lui marchandant son concours à l’origine, et en refusant d’y entrer dans la suite, malgré les instances désintéressées du marquis de Rockingham, qui lui offrait de lui céder la place de premier ministre. Dès la première séance de la session de 1766, il affecta de marquer sa place à l’écart et au-dessus du ministère. Il le fit avec sa brusquerie originale et pittoresque : « Je me tiens ici à cette place, dit-il en se levant pour parler sur l’adresse, seul et sans liaisons politiques. Quant au dernier ministère, — et il se tourna vers Grenville, qui siégeait près de lui, — toutes les mesures importantes qu’il a prises ont été radicalement mauvaises. Quant aux gentlemen d’à-présent, pour ceux du moins que j’ai sous les yeux, — ici il regarda le leader du cabinet dans la chambre des communes, le général Conway, — je n’ai contre eux aucune objection ; je n’ai jamais été trahi par eux ! Leur caractère est irréprochable ; mais néanmoins, j’aime à être explicita, je ne peux leur donner ma confiance. Pardonnez-moi, messieurs, reprit-il aussitôt en s’inclinant devant les ministres, la confiance est une plante qui croît lentement dans un cœur âgé ; la jeunesse seule est la saison de la crédulité ! » Toute la conduite de Pitt durant cette session prouva qu’il était prêt désormais à accepter le pouvoir, pourvu qu’il lui fût offert par le roi lui-même et qu’on le laissât maître de composer le cabinet à son gré. Cette attitude détacha de lord Rockingham quelques-uns de ses propres collègues, le duc de Grafton entre autres : attirés par l’ascendant de Pitt, ils espéraient qu’un puissant et durable ministère allait enfin s’établir avec le prestige de ce grand nom. De son côté, George III ne pardonnait pas au marquis de Rockingham ses concessions aux colonies américaines. Un grand nombre d’amis du roi, des hommes attachés à sa personne, quelques membres de l’administration que lord Rockingham avait été forcé par George III de maintenir dans leurs places, votaient systématiquement contre les mesures ministérielles. Lord Rockingham ne tenait à vivre que pour accomplir ce qu’il regardait comme sa mission, la pacification de l’Amérique. Quand le sort de ses bills sur les colonies cessa d’être compromis, le marquis de Rockingham se montra moins patient à l’endroit de ces trahisons de cour. Il parla d’un ton ferme à George III, et demanda l’autorisation de faire un exemple en destituant certains membres de l’administration qui s’autorisaient du nom du roi pour voter contre le ministère. George III, avec une duplicité dont ses propres lettres, recueillies dans l’ouvrage du comte d’Albemarle, portent témoignage, essaya d’abord d’amuser et de rassurer le marquis de Rockingham ; mais bientôt, aidé du lord chancelier Northington, il noua une intrigue qui amena la dissolution du cabinet, et Pitt devint ministre.

Le second ministère de Pitt est, comme on sait, la page la plus triste de la vie de ce grand homme. Ce fut en juillet 1766, après la fin de la session, que Pitt fut chargé de former un ministère. Pitt remplit sa mission de façon à rester le dictateur plutôt que le chef du cabinet. Lord Temple, qui voulait avoir une part dans cette dictature, se la voyant refuser, rompit avec son beau-frère. Pitt garda seulement de l’administration qu’il venait de supplanter les ministres qui avaient salué d’avance sa suprématie. Séparé des whigs de Rockingham, il ne put gagner ceux du duc de Redford, lesquels voulaient entrer au pouvoir tous ensemble ou pas. À très peu d’exceptions près, son cabinet se trouva composé de ses amis et admirateurs personnels : les membres les plus considérables étaient le duc de Grafton, qui fut premier lord de la trésorerie ; lord Shelburne, secrétaire d’état ; lord Camden, chancelier ; le général Conway, leader de la chambre des communes ; Charles Townshend, chancelier de l’échiquier. Soit à cause de ses souffrances habituelles, qui l’empêchaient de se livrer à un travail assidu, soit pour n’avoir à s’occuper que de la direction suprême des affaires, Pitt ne prit pour lui que la sinécure du sceau privé. Il quitta en même temps la chambre des communes et entra dans la chambre des lords avec le titre de comte de Chatham. Il est curieux de voir l’effet de la formation de ce ministère sur la situation personnelle de Pitt d’abord, ensuite sur les affaires de l’Angleterre et sur la politique personnelle du roi.

Le seul fait de son entrée à la chambre des lords amoindrit Pitt. Il désertait le théâtre de sa puissance, la chambre des communes ; il abdiquait cette sorte de royauté que désignait le titre de great commoner ; il désavouait ce mouvement d’opinion populaire qui personnifiait en lui la gloire et l’orgueil des classes plébéiennes ; il déroutait la renommée en éteignant dans le nom aristocratique, mais nouveau, de lord Chatham la resplendissante célébrité du nom roturier de Pitt : le titan cessait de toucher la terre. Dans le public, parmi ses amis, au sein de sa famille, tout le monde eut le sentiment de cette faute. La Cité de Londres, qui était la citadelle de la puissance politique de Pitt, avait résolu de célébrer par une illumination sa rentrée au pouvoir ; quand on apprit que l’homme du peuple s’était transformé en pair d’Angleterre, la fête fut contremandée. Ses collègues furent stupéfaits et effrayés lorsqu’ils surent que leur chef abandonnait la chambre des communes. Dans sa famille, son second fils, William Pitt, celui qui devait être l’adversaire de la révolution française et de Napoléon, et qui n’avait alors que sept ans, signala l’erreur de son père avec un piquant mélange de naïveté enfantine et de précocité : « Je suis heureux, dit-il à son précepteur, de n’être pas l’aîné : je pourrai servir mon pays dans la chambre des communes comme papa. » Un des plus étranges accidens que l’on puisse rencontrer dans la vie d’un grand homme déroba bientôt à Pitt l’usage de ce pouvoir suprême auquel il avait aspiré avec tant d’orgueil, qu’il venait de saisir après tant d’efforts et qu’il s’était réservé avec des précautions si jalouses. Chatham était ministre depuis six mois et la session de 1767 commençait, lorsqu’une maladie inexplicable lui enleva l’exercice du pouvoir. L’on avait déjà remarqué depuis quelque temps dans la conduite de lord Chatham certaines allures qui frisaient l’extravagance. Sa fortune était médiocre ; il menait cependant un train de prince. Il ne voyageait qu’avec un cortège de domestiques. Il avait eu la fantaisie de planter des cèdres dans la propriété de Burton-Pynsent, qui lui avait été léguée récemment par un de ses admirateurs. Il fit venir les cèdres en poste de Londres et fit travailler aux plantations, même la nuit à la lueur des torches. Il avait loué aux environs de Londres une villa, où il s’était établi avec un luxe démesuré ; à chaque heure du jour un dîner y était préparé, afin qu’on pût lui servir à tout moment, suivant le caprice de son estomac, un repas à point. Il tomba tout-à-fait malade à Bath. Il partit pour Londres, mais fut forcé de s’arrêter quelques semaines dans une auberge de la route, dont il fit habiller les nombreux domestiques à sa livrée. Revenu à Londres, il s’enferma chez lui, ne voulut plus voir personne ni entendre parler d’aucune affaire. Cette maladie soudaine est encore aujourd’hui une énigme. De nombreux contemporains de Pitt et certains historiens ont cru qu’elle était supposée, que c’était un prétexte dont lord Chatham avait essayé de couvrir sa retraite devant les dégoûts et les difficultés du pouvoir. Il est plus probable que Chatham fut réellement en proie à une de ces crises d’abattement moral et de prostration physique auxquelles sont exposées par momens les natures nerveuses. Cet indéfinissable état de corps et d’ame dura dix-huit mois. Lord Chatham n’en fut guéri que par le retour de son ancienne maladie, la goutte. Pendant ces dix-huit mois, lord Chatham conserva le nom de premier ministre, mais il n’eut aucune communication avec ses collègues ni avec le roi sur les affaires publiques. Ses collègues, souvent embarrassés, essayèrent, dans les premiers temps, d’arriver jusqu’à lui, mais ils ne parvenaient point à rompre la claustration dans laquelle leur chef cachait son spleen. Le roi lui-même, ne pouvant obtenir que Chatham vînt le voir, le prévint qu’il irait personnellement lui rendre visite. Alors seulement, pour détourner cette menace, Chatham consentit à recevoir le duc de Grafton. « Quoique je m’attendisse, racontait le duc au sujet de cette entrevue, à trouver lord Chatham très malade en effet, sa situation était différente de celle que je m’étais imaginée. Ses nerfs et son moral étaient affectés à un degré effrayant, et la vue de ce grand esprit affaissé et ainsi affaibli m’aurait rempli de douleur lors même que je n’aurais pas éprouvé depuis long-temps un sincère attachement pour la personne et le caractère de lord Chatham. L’entrevue fut très pénible. » Lord Chatham demanda en grâce à ses collègues de rester au pouvoir et d’attendre son rétablissement. Le roi lui écrivit pour le tirer de cette sombre torpeur, en lui peignant les nécessités politiques du moment : « De tels objets auraient réveillé les grands hommes des anciens âges ; ils vous obligent à secouer les restes de votre indisposition. » Il répondit au roi par la main de lady Chatham : « Avec une santé si délabrée qu’elle me rend toute application d’esprit impossible, je me jette aux pieds de votre majesté, j’implore votre indulgence et votre compassion, et vous supplie de ne point exiger d’un serviteur dévoué et infortuné un travail qu’il ne pourrait, dans son état de faiblesse, rendre digne de la considération de votre majesté. » pour échapper plus sûrement aux obsessions, il se fit transporter dans sa maison de campagne à Hayes. Un contemporain décrit ainsi la vie intérieure de lord Chatham à cette époque : « C’est l’abattement de corps et d’esprit le plus complet. Il demeure toute la journée devant une table, la tête dans ses mains ; il ne permet à personne de rester dans sa chambre, frappe lorsqu’il veut quelque chose, et, après avoir dit ce dont il a besoin, renvoie d’un signe la personne qui a répondu à son appel. » Même quand le moral commençait à se rétablir en lui, si l’un des rares amis qu’il continuait à recevoir venait à faire allusion ta la politique, il tressaillait, tremblait de la tête aux pieds, fondait en larmes et coupait la conversation. La bizarre mélancolie de ce Nabuchodonosor parlementaire cessa vers la fin de 1768. Le premier usage qu’il fit de la santé fut d’envoyer au roi sa démission de premier ministre.

Voilà ce que fut le ministère pour lord Chatham. On va voir ce que fut le ministère formé par lord Chatham pour les affaires de l’Angleterre et la politique personnelle du roi. Certes, lord Chatham fut bien puni par les résultats de son œuvre des superbes dédains dont il avait accablé l’honnête administration du marquis de Rockingham. Les deux grandes questions dont lord Rockingham avait débarrassé l’Angleterre, — l’Amérique et Wilkes, — furent réveillées par les collègues que Pitt s’était choisis, et la politique de George III prévalut. La maladie et l’éloignement de lord Chatham enlevèrent au ministère le lien puissant qui en serrait les élémens hétérogènes, la main vigoureuse dont il avait besoin pour garder son unité et suivre une impulsion régulière et sûre. Le duc de Grafton suppléa lord Chatham dans la première place ; il n’était de force ni à résister au roi ni à contenir ses collègues. Le ministère ne fut plus qu’une association d’égaux, chacun se mettant à tirer de son côté et cherchant à faire figure pour son compte. Un incident, conséquence de cette anarchie ministérielle, ralluma la crise américaine. Parmi les collègues de Pitt, le plus brillant et celui auquel le contrôle du chef était le plus nécessaire était le chancelier de l’échiquier Charles Townshend. Après l’entrée de Pitt dans la chambre des lords, Townshend demeurait le premier orateur de la chambre des communes. Townshend était un homme jeune dont la pratique des affaires avait de bonne heure développé et assoupli la merveilleuse facilité, étincelant d’esprit, mais indécis, léger, imprudent, qui semblait ne chercher dans la politique que l’ostentation et l’amusement de son talent, en un mot un artiste parlementaire et non un homme d’état. Quand Chatham ne fut plus là, Townshend se permit des espiègleries d’écolier échappé. Une de ses boutades les plus fameuses fut un discours que l’on appela le discours au champagne de Charles Townshend. « C’était, dit Horace Walpole, témoin de cette scène extraordinaire, un torrent d’esprit, de talent, d’humour, de science, d’absurdité, de vanité et de fiction, relevé de toutes les grâces de la comédie, du bonheur des allusions et des citations, et de la bouffonnerie de la farce. De la question à l’ordre du jour, l’enquête sur l’Inde, il ne dit pas une syllabe. Ce fut une esquisse du temps, une peinture des partis, de leurs chefs, de leurs espérances et de leurs défauts. Ce fut l’éloge et la satire de lui-même, et il excita de tels murmures d’étonnement, d’admiration, d’applaudissement, de rire, de pitié et de mépris, que rien n’est si vrai que le mot par lequel il conclut en parlant du gouvernement : il dit qu’il était devenu ce qu’on l’a souvent appelé lui-même, une girouette ! — Pendant plusieurs jours, on n’a su parler d’autre chose. On ne pouvait s’aborder sans se demander : « Avez-vous entendu le discours au champagne de Charles Townshend ? » pour ma part, je proteste que c’est le plaisir le plus singulier du genre dont j’aie jamais joui. » Or, un jour que l’on discutait le budget et que Charles Townshend était en veine de discours au champagne, comme on le harcelait de questions sur la manière dont il se proposait de combler le déficit des recettes, il répondit étourdiment qu’il trouverait des moyens innocens de tirer quelque revenu des colonies américaines. Aucun de ses collègues n’avait été averti de cette téméraire déclaration. Pour tenir son engagement, il proposa quelques taxes sur le verre, le papier, le thé, qui, d’après son propre calcul, ne devaient pas produire plus de 40,000 livres sterling. Le gouvernement, n’osant pas se défaire de Townshend, fut obligé de le suivre dans son incartade. À la nouvelle de la création de ces impôts, l’Amérique prit feu ; quand on voulut les lever, elle s’insurgea ; quand on voulut réprimer l’insurrection par les armes, elle proclama son indépendance ; mais Charles Townshend, qui mourut peu de temps après, ne vit pas les suites de sa folle imprudence.

Au moment où Chatham donnait sa démission et où le duc de Grafton prenait le titre de premier ministre, l’agitation de Wilkes recommença. Aux élections générales de 1768, Wilkes fut nommé représentant du comté où se trouve Londres, le Middlesex. George III, comme le prouve une lettre de lui à lord North, qui succéda à Charles Townshend à la chancellerie de l’échiquier, fit de l’expulsion de Wilkes une question d’honneur personnel. Cette expulsion, proposée par le ministère, fut prononcée par la chambre des communes. Quatre fois le comté de Middlesex élut Wilkes, trois fois la chambre des communes, excitée par le gouvernement, annula l’élection ; la quatrième fois, se substituant aux électeurs, elle prononça l’admission du concurrent de Wilkes, qui n’avait réuni qu’un nombre insignifiant de suffrages. Alors on vit se lever un ouragan d’opposition. Tous les hommes éminens du parlement, depuis lord Chatham jusqu’à lord Rockingham dans la chambre des lords, depuis Burke jusqu’à Grenville lui-même dans la chambre des communes, défendirent la constitution violée dans la souveraineté électorale. Le ministère du duc de Grafton fut emporté par cette tempête. Le roi et la majorité de la chambre des communes, dominée par l’influence de la couronne, tinrent bon ; mais, par un curieux contre-coup, l’action et le triomphe de la politique personnelle du roi, en cette circonstance, devaient ouvrir dans la vie politique de l’Angleterre un champ nouveau à l’élément démocratique. Jusqu’à cette époque, la démocratie n’avait guère figuré dans le jeu de la constitution anglaise par une action directe et des procédés distincts. La vie politique se partageait entre la couronne et l’aristocratie. L’intervention du peuple dans les élections était faussée par les bourgs pourris. Les débats du parlement, dont la publication était interdite, arrivaient à l’opinion publique sous une forme allégorique, à de rares intervalles, et demeuraient sans influence. L’excitation communiquée aux esprits par l’agitation de Wilkes changea les choses. Les journaux, écrits avec une passion et un talent dont les Lettres de Junius sont un monument impérissable, acquirent plus de puissance ; ils commencèrent à imprimer plus hardiment et plus complètement les débats des chambres et établirent ainsi plus efficacement que par une extension de suffrage électoral le contrôle du public sur le parlement. L’innovation la plus considérable de cette époque, celle qui a fourni à la démocratie anglaise son instrument le plus actif, ce fut l’usage des meetings. À l’occasion des luttes de Wilkes avec la couronne et la chambre des communes furent tenus à Londres les premiers meetings que l’on ait vus en Angleterre. Depuis lors, c’est avec des meetings que la démocratie anglaise a fait toutes ses grandes conquêtes : l’émancipation des catholiques, la réforme parlementaire et le libre échange. En grandissant par de maladroites persécutions l’ascendant populaire de Wilkes, George III, sans s’en douter, faisait fabriquer les armes des agitateurs de l’avenir. En voulant détruire Wilkes, il introduisit dans la vie politique de l’Angleterre ces espèces de tribuns du peuple qui se sont parés eux-mêmes du titre d’agitateurs, et qui, exaltant et personnifiant en eux les passions, les intérêts et les droits populaires, font de temps en temps la loi aux rois et aux parlemens, — les Cobbett, les O’Connell et les Cobden.

Après la démission du duc de Grafton, l’opposition s’attendait à être appelée aux affaires. Elle fut déçue. George III choisit justement cette circonstance pour élever et fixer au pouvoir un homme qui ne pouvait lui donner aucun ombrage, auprès duquel il était sûr de ne rencontrer aucune résistance, un ministre enfin selon son cœur, lord North. Le roi avait déjà épuisé en dix ans six ministères ; par son opiniâtreté et en triomphant sans cesse des hésitations constantes de lord North lui-même, il fit durer pendant plus de dix ans son septième cabinet. Lord North était bien la nature de ministre qu’il faut sous un régime représentatif à un roi qui prétend gouverner. C’était un homme profondément instruit, avec de grandes facultés de travail, orateur peu brillant, mais facile et sensé, — d’une égalité d’humeur incomparable, que toutes les injustices et toutes les violences de l’opposition ne pouvaient faire sortir des gonds. Quoiqu’il n’eût point d’orgueil, il dédaignait la popularité ; peu de temps avant de devenir premier ministre, dans un piquant résumé de ses états de services politiques, il prenait plaisir à rappeler à la chambre des communes qu’il n’avait jamais proposé que des mesures impopulaires. Il avait aussi peu d’ambition que d’orgueil. Il ne chercha pas la première place ; George III l’y poussa par les épaules et l’y retint par les basques de l’habit. Il dut son élévation et la durée de son pouvoir à l’indécision et à la passiveté de son caractère. Naturellement cette passiveté de caractère se refléta sur sa politique. Habile dans les détails de l’administration, il n’avait aucune de ces pensées qui percent l’avenir et vont y préparer les événemens ; c’était l’homme de la politique terre à terre et au jour le jour, de la politique qui court sans cesse après le fait et ne peut jamais le devancer ni l’atteindre, de la politique qui ne pare les coups qu’après les avoir reçus. Avec un pareil instrument, George III réalisait enfin le plan de Leicester-House : il avait mis la royauté hors de pages ; il faisait plus que régner, il gouvernait.

L’histoire des douze années du ministère de lord North ou mieux du gouvernement personnel de George III est remplie par la guerre de l’indépendance américaine. Ce serait sortir du plan de cette étude que de retracer les incidens de cette longue lutte. Nous en avons montré la cause ; il n’y a qu’à faire remonter à la cause, c’est-à-dire à la politique personnelle de George III, la responsabilité du dénoûment.

Il serait également inutile d’insister sur les diverses évolutions tentées par l’opposition dans le parlement pour prévenir les fatales conséquences de cette guerre. La résistance des chefs whigs au gouvernement fut impuissante. Quand, après douze ans, ils arrivèrent au pouvoir, ce ne furent point leurs efforts qui les y portèrent, ce furent les événemens désastreux produits par la politique de George III. Il n’y a ici d’intéressant que les phases morales par lesquelles passa l’opposition libérale pendant ce long espace de temps. Au commencement, l’opposition fut ardente contre lord North. La vieille clameur contre lord Bute et contre le favoritisme se réveilla plus ardente que jamais. Lord Bute se tenait, il est vrai, dans une retraite absolue, il ne voyait plus le roi, il voyageait même en Italie quand lord North fut nommé ministre ; mais son système triomphait, et il n’est pas surprenant que le public et même les principaux hommes politiques crussent que son influence durait encore, puisqu’ils voyaient régner les idées qu’il avait enracinées dans l’esprit de George III. Cependant l’effervescence ne peut être de longue durée chez un peuple. L’affaissement succéda aux premières ébullitions. Quand les Américains ne se contentèrent plus de résister aux usurpations de la métropole et déclarèrent leur indépendance, le sentiment national se révolta contre cette prétention ; quand des discussions on passa aux armes, les intérêts mercantiles, flairant les profits de la guerre, appuyèrent le gouvernement, et la majorité de la nation ne vit plus dans les Américains que des ennemis qu’il fallait vaincre pour sauver l’honneur du nom anglais. La question étant posée dans ces termes, la nation ne fut plus sensible aux vicissitudes de la guerre : lorsque le succès favorisait les armes anglaises, le peuple, dans son imprévoyance, applaudissait à la continuation d’une lutte où il croyait être sûr de vaincre ; lorsque le succès était pour les Américains, le peuple, par fierté patriotique, appuyait la continuation de la guerre pour venger l’honneur national. Les hommes politiques qui dirigeaient l’opposition, et qui voyaient de plus loin que le peuple l’abîme où on allait aboutir, se trouvèrent presque toujours en désaccord avec le sentiment public, froissèrent les préjugés nationaux, et furent délaissés par la force qui seule peut soutenir une opposition, la popularité.

L’homme qui fut à la fois le plus malheureux et le plus magnifique dans cette situation affreuse, c’est lord Chatham. Un déchirement mortel tourmentait cette grande ame. Il était ministre de nom quand le nouveau conflit américain avait commencé ; la maladie l’avait empêché de l’étouffer dans son principe. Lui qui avait tant fait pour l’Amérique et contre la France dans cette glorieuse guerre de sept ans, qu’il appelait orgueilleusement ma guerre, il voyait l’Amérique se retourner contre l’Angleterre, et fournir à la France, dont elle invoquait l’alliance, l’occasion de splendides représailles ! Lui qui avait été éloigné du pouvoir par le roi au nom de la paix, il voyait son pays se consumer par la volonté du roi dans le fratricide d’une guerre civile ! Ce spectacle soulevait les bouillonnemens de son ame enflammée, exaspérait les rages nerveuses de son tempérament convulsif. Il se plongea tout entier dans l’opposition la plus agressive, déplorant et méprisant la tiédeur des autres whigs : « J’ai vu l’autre jour, écrivait-il en 1770 à un de ses amis, — le marquis de Rockingham, et je n’ai rien appris de plus que ce que je savais déjà, c’est-à-dire que le marquis est un homme honnête et honorable, mais que modération ! modération ! est le refrain de la clique. Quant à moi, je suis résolu de me passionner pour le public, et d’être un épouvantail de violence à côté de ces gentils gazouilleurs de bocage, les whigs modérés et les hommes d’état tempérés. » Il tint parole. Il attaqua plus audacieusement que personne cette influence occulte à laquelle on attribuait la politique du gouvernement, et qui n’était autre que le propre système de George III ; il défendit la résistance des Américains, et l’exalta comme un exemple héroïque donné à l’Angleterre elle-même. Les incidens de la guerre, les Allemands mercenaires et les sauvages appelés en Amérique au secours des troupes anglaises, lui fournirent les motifs de ses plus foudroyantes apostrophes contre la politique des ministres. Un instant, lorsque la France reconnut l’indépendance des États-Unis et prépara la guerre contre l’Angleterre, il eut une illusion de patriotisme et de génie ; il crut pouvoir réveiller chez les Américains le vieux ferment de la haine française ; il crut que, si l’on donnait satisfaction complète aux griefs des colonies et que si l’on remuait dans le cœur de ces populations les fibres nationales, on pourrait du même coup réconcilier les deux peuples frères et les lancer ensemble dans la même charge contre l’étranger qui grandissait par leurs discordes. Pour qu’un retour pareil eût été possible, il eût fallu au moins que lord Chatham fût ministre, et le roi était plus obstiné que jamais à lui fermer ses conseils ; mais il eut bientôt la douleur suprême de se voir dépasser par ceux dont il avait gourmande d’abord la modération. George ne voulait faire aucune concession à l’Amérique avant qu’elle fût vaincue ; lord Rockingham et ses amis, prévoyant l’inévitable issue de la lutte, voulaient que l’Angleterre reconnût l’indépendance de l’Amérique : Chatham voulait avec une égale passion et que l’Amérique ne fût point asservie et que l’Amérique ne fût point séparée. Cette contradiction insoluble le tua. Il mourut comme il avait vécu, altier, passionné et solitaire dans sa conviction. Il se fit porter à la chambre des lords pour parler contre la motion du duc de Richmond en faveur de l’indépendance américaine : ses derniers balbutiemens, son évanouissement mortel et les dramatiques détails de cette scène héroïque sont dans toutes les histoires et dans tous les souvenirs.

Entre la tempétueuse persévérance de Chatham et l’étroite et froide opiniâtreté de George III, le trait le plus caractéristique des hommes éminens de cette époque, c’est le découragement. Depuis Washington, libérateur des États-Unis, jusqu’à lord North, instrument trop docile de George III, il n’y a pas un homme qui ne se soit arrêté dans sa tâche en désespérant de sa cause et de son temps. Trois ans seulement avant le triomphe de son pays, Washington laissait voir dans une lettre à un ami le triste jugement qu’il portait sur ses associés dans la lutte de l’indépendance : « Si j’avais à tracer une peinture des hommes et de l’époque d’après ce que j’ai vu, entendu et appris, je dirais d’un mot que la paresse, la dissipation et l’extravagance se sont emparées de tous ; que la spéculation, le péculat et une insatiable soif de richesses semblent l’emporter sur toute autre considération dans tous les rangs de la société ; que les disputes de parti et les querelles personnelles sont la grande affaire du jour. » Et après ces pénibles confidences, Washington, malgré l’admirable sérénité de son ame, exprimait parfois le regret d’avoir accepté la responsabilité du commandement supérieur, de ne s’être pas borné à servir comme simple soldat dans l’armée américaine. De 1770 à 1782, les désenchantemens des libéraux anglais ne furent pas moins amers. La correspondance du marquis de Rockingham fourmille de témoignages de ce genre. J’en citerai quelques-uns. En 1777, sir George Saville, un des esprits les plus nets et des plus purs caractères du parti whig, écrivait au marquis : « Nous ne sommes pas seulement des patriotes hors de place, mais des patriotes hors de l’opinion du public. Les succès répétés de la guerre, quelque creux que je les croie, et ils seront d’autant plus ruineux s’ils sont réels, ont fixé ou converti à la politique du gouvernement quatre-vingt-dix-neuf personnes sur cent. J’en suis sûr. Je suis également certain que tout ce que nous pourrons faire changera si peu l’état des esprits et des choses, que le choix d’une conduite est pour nous plus indifférent que jamais. L’impatience nous presse toujours de remuer quand nous souffrons, mais il n’y a pas de règle d’action plus fausse que de croire qu’il faut toujours faire quelque chose. Nous étions accoutumés à la consolation d’avoir au fond l’opinion publique pour nous. Il est dur d’y renoncer. Nous ne l’avons certainement plus. Une tenue convenable, tempérée, ferme, peut nous la ramènera la longue ; — des efforts actifs, jamais. Tout notre mérite sera de savoir supporter cette disgrâce même sur une plus grande échelle ; des manifestations réitérées d’opposition ne feraient que nous user davantage. Je crois cependant que nous devons à nous-mêmes de laisser à l’avenir une pièce justificative, mais sans nous figurer qu’elle puisse avoir le moindre résultat immédiat. Si le retour de la saison (une saison, c’est sept ans ou plus en politique) nous en rapporte le fruit, c’est tout ce que je demande. » À la même époque, le duc de Richmond exprimait le même sentiment sur la situation. « La conduite qui peut soulever le moins d’objections pour le moment, écrivait-il au marquis de Rockingham, serait de faire acte de présence et d’opposition sur les grandes questions, dans une attitude de découragement et de tristesse, ou bien si nous avons des amis disposés à aller plus loin, de demander des enquêtes sur les dépenses publiques, car j’ai si mauvaise opinion de nos concitoyens que je suis persuadé que rien ne pourra les émouvoir, si ce n’est l’obligation de payer. Injustice, rapine, meurtre, désolation, perte de la liberté, tout cela, nous Anglais, nous pouvons l’infliger aux autres ou le subir nous-mêmes ; mais, quand il s’agit de payer, nous commençons à murmurer. » En 1780, le duc de Richmond écrivait avec un redoublement de douleur : « Il y a long-temps que je vois et dis que nous ne devons nous attendre qu’à la misère et à la ruine. Toute intervention de notre part ne nous attirera que vexations nouvelles. Une nation qui a supporté sans bouger tout ce qu’elle a subi et la perte évidente de sa liberté, une nation qui se tourne contre les meilleurs amis de la liberté et les confond avec ses pires ennemis, une pareille nation ne peut être sauvée. » Le désespoir du duc de Richmond s’était encore accru en 1781 : « Une stupidité et une indolence générales, écrivait-il, semblent s’être emparées de la nation ; elle a perdu son caractère. Ce qui nous confondait d’étonnement dans l’histoire des autres peuples, lorsque nous les voyions passer, avec une lâche soumission, de la liberté au despotisme, nous le voyons s’accomplir sous nos yeux, et nous n’y pouvons rien ! Le petit nombre d’hommes qui seraient encore capables de quelques efforts se gaspillent dans une petite politique de palliatifs et agissent sans ensemble et sans système. »

Le pauvre marquis de Rockingham essayait en vain de ranimer le moral de son parti. « C’est faute de ces palliatifs, répondait-il, dont vous dédaignez la petitesse, que l’Angleterre expire. Ils répareraient au moins un peu les effets de son mal et donneraient peut-être le temps à la sagesse, à la sobriété, à l’attention des honnêtes gens, de rétablir sa constitution aujourd’hui si misérable et si ruinée. » Poussé à bout lui-même, il se réfugiait tristement dans la dignité de sa conscience. « Contre un roi égaré, contre un public égaré, la raison et l’esprit de l’individu reprennent leurs droits et doivent refuser une soumission passive et abjecte. » Quand une opposition en est réduite ainsi à se renfermer dans les protestations individuelles de la conscience, elle est arrivée au dernier degré de la faiblesse, elle touche au néant.

Si pourtant les whigs avaient pu lire dans l’ame du chef apparent du gouvernement, lord North, ils auraient eu des motifs de reprendre courage. George III était forcé à chaque instant de ranimer, par ses excitations, les esprits de son faible ministre. Lord North sentait son insuffisance et demandait à être délivré d’une trop lourde responsabilité. George III, en 1774, lorsque les hostilités commencèrent entre les colonies et la métropole, écrivait avec une incompréhensible légèreté de cœur à son ministre : « Le dé est jeté, il faut ou que les colonies triomphent ou qu’elles se soumettent. Je n’ai pas de répugnance à leur laisser voir que nous ne voulons pas leur imposer de nouvelles taxes ; mais il faut qu’il y en ait toujours une pour maintenir notre droit. » Il ne permettait plus à lord North de reculer devant la lutte où il l’avait engagé. « J’aurais été grandement surpris (janvier 1778) du désir que vous m’avez exprimé de vous retirer, si je n’avais su que, bien que vous vous abattiez de temps en temps, vous avez pourtant trop d’affection personnelle pour moi et le sentiment de l’honneur trop délicat pour permettre à une pareille pensée de s’emparer de votre esprit. » Quelques mois après, lord North voulait commencer une négociation avec lord Chatham et ses amis pour leur céder le pouvoir. Le roi y mit une condition qui rendait tout arrangement impossible, c’est que lord Chatham accepterait lord North comme chef du cabinet, et il ajoutait : « Ceci dit, je n’ajouterai qu’un mot, afin de bien mettre devant vos yeux mes plus intimes pensées. Je crois qu’aucune considération d’avantage pour le pays et de danger pour moi-même ne pourra jamais me décider à m’adresser à lord Chatham ou à toute autre branche de l’opposition. Honnêtement, j’aimerais mieux perdre la couronne que de subir l’ignominie de la porter sous leur joug… Tant qu’il y aura dans le royaume dix hommes pour me soutenir, je ne me livrerai pas à un tel esclavage. Il est impossible que la nation ne m’appuie pas ; mais, si elle ne m’appuie pas, elle aura un autre roi. » Une autre fois, il écrivait à lord North : « Voulez-vous, à l’heure du danger, m’abandonner comme a fait le duc de Grafton ? » Lorsque lord Chatham mourut, George III tirait parti de cet événement pour réconforter son hésitant ministre : « La fin de lord Chatham ne peut-elle vous décider à rester à la tête de mes affaires ? » Jusqu’au bout, le roi demeura pressant, persévérant, inflexible, et le ministre, averti par la clairvoyance de son esprit du danger de la politique personnelle, céda pourtant aux obsessions du roi par faiblesse d’ame. Enfin la crise finale arriva. Le jour vint où les malheurs de la guerre lassèrent et effrayèrent le peuple anglais et lui ouvrirent les yeux, le jour où lord North lui-même ne voulut plus aller en avant. C’était en 1782, un an seulement après que le duc de Richmond écrivait à lord Rockingham sa lettre la plus désespérée. Ce jour-là, les whigs revinrent au pouvoir, et lord Rockingham fut chargé de former un ministère ; George III était vaincu, son système était épuisé. Peu d’années après, sa politique personnelle allait se noyer dans le génie du jeune Pitt, du propre fils de ce lord Chatham qu’il avait si obstinément repoussé et tant haï. Lui-même, frappé d’un coup terrible, il fut obligé de disputer à la folie la dernière moitié de son long règne. Étrange et mystérieuse rencontre ! le seul roi de la maison de Hanovre qui ait voulu courber le régime représentatif d’Angleterre sous son gouvernement personnel devait mourir insensé !

Telle est, rapidement esquissée, cette page, la plus mauvaise de l’histoire du gouvernement représentatif en Angleterre. Les esprits bien faits en peuvent tirer plus d’une leçon. On y apprend à ne pas trop présumer des institutions libres, par conséquent aussi à ne pas se scandaliser de leurs vices et de leurs échecs et à ne pas désespérer de leur fortune. On y apprend que la liberté n’affranchit pas les peuples de cette loi humiliante qui lie le sort de millions d’hommes aux infimes accidens de l’existence de quelques individus : la liberté est suspendue à la goutte ou aux vapeurs de Chatham, comme le despotisme est attaché au grain de sable de Cromwell. On y apprend cette vérité, banale il est vrai dans l’histoire, mais toujours oubliée dans la politique active, que, lorsqu’un système est parvenu à s’emparer d’un pays, ce ne sont pas les efforts de ses adversaires, ce sont ses fautes qui le renversent. Enfin, en comparant les desseins des hommes qui jouèrent les rôles principaux dans la période que nous avons décrite aux impressions immédiates qu’ils recevaient des événemens dont la portée leur échappait, et au dénoûment que nous avons sur eux l’avantage de connaître, on apprend une fois de plus à se défier de l’égale illusion des espérances et des découragemens immodérés.


Eugène Forcade.
  1. Voyez, sur la vie singulière et la captivité de Sophie-Dorothée, la Revue des Deux Mondes du 15 juillet 1845.
  2. Jeu de mots sur la pièce de monnaie nommée couronne, qui vaut 5 shillings.
  3. Life of lord Chancellor Hardwicke, t. III, p. 79.
  4. Lord Hervey’s Memoirs.
  5. Life of lord Hardwicke, t. II, p. 106.