L’Écosse depuis la fin du XVIIe siècle et la philosophie de W. Hamilton

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L’Écosse est un peu oubliée. Le temps n’est pourtant pas si éloigné où la raison, l’imagination, l’amour de la vérité, de la poésie, de la nature, dirigeaient vers ce pays et nos esprits et nos pas. La voix de maîtres respectés exhortait la jeunesse à chercher dans ses écoles l’exemple de la science libre et consciencieuse et les leçons d’une philosophie conduite par une prudente méthode et une critique pénétrante à raffermir la foi de l’esprit humain en lui-même. Dans les souvenirs du moyen âge, dans les traditions des luttes plus récentes que la religion et la politique ont excitées entre les hautes et les basses terres, une érudition intelligente nous conviait à recueillir les plus naïves et les plus vivantes peintures des préjugés, des passions et des caractères qui agitent les sociétés humaines. C’était la contrée où la mémoire des événemens historiques se conservait toute vive dans les ballades et les récits populaires, tandis que d’autres chansons plus touchantes y redisaient en un langage rustique et gracieux à la fois les rêveries de l’habitant des montagnes et ces sentimens intimes que le cœur de l’homme éprouve trop souvent en silence dans la vie grossière du pâtre et du pêcheur. Enfin, attiré par les fraîches descriptions de ces cimes couronnées de nuages, de ces lacs enceints de pentes verdoyantes, le voyageur partait, impatient de visiter tant de sites consacrés par l’histoire et la poésie, de connaître un peuple honnête et fier, instruit et religieux, élevé par la culture de l’âme au-dessus de sa rude condition, et réunissant la simplicité des mœurs à cette éducation indispensable que la civilisation du siècle n’a pas su généraliser encore. Ainsi, pendant un temps, les genres d’attraits ou de mérites les plus divers ont fait de l’Écosse, il n’y a guère que trente années, la terre chérie de notre pensée.

S’il fallait expliquer cette faveur subite qui s’attachait à un pays lointain, caché dans ses brumes, naguère inconnu, dont parle peu l’histoire, dont l’influence est nulle pour le monde, il n’y aurait qu’un nom à prononcer. Comme si le brouillard fantastique du fabuleux Ossian se fût déchiré, comme si un enchanteur l’eût touchée de sa baguette puissante, l’Écosse réelle avait apparu soudain, et une subite lumière avait fait saillir à la fois tous les traits de sa physionomie, toutes les couleurs de son costume. Bardes et guerriers, lairds et vassaux, matelots et bergers, hôteliers et maraudeurs, hommes d’église et gens de loi, clercs et marchands, tous étaient entrés sur la scène de l’histoire et du roman, quelquefois avec des proportions tragiques, toujours avec le relief et la vérité de la comédie. Walter Scott partage avec quelques hommes plus grands que lui, avec cette tribu de créateurs que guident Homère et Shakspeare, le don merveilleux d’avoir mis au monde une multitude de personnages qui prennent place dans la mémoire sur le même pied que ceux qu’on a vus de ses yeux et touchés de ses mains. Croire sans avoir vu est aussi le prodige qui s’opère en nous quand l’art commande, et nous en venons quelquefois à ne plus pouvoir séparer dans nos souvenirs l’histoire de la fiction.

Les jeunes gens ne se figurent pas quel a été, pendant douze ou quinze années, le prestige de Scott aux yeux de l’Europe entière. Je ne sais si jamais en aussi peu de temps un aussi grand effet littéraire a été produit, sans l’aide d’aucune des circonstances qui, telles que l’opinion ou la passion publique, secondent et hâtent l’empire des écrivains venus à propos. Les lieux, les faits, les hommes, les monumens, les noms, tout en un instant nous devint familier ; il se créa pour nous des souvenirs nouveaux, et le nombre de ces choses qu’on croit avoir connues, et qui servent de points de comparaison avec ce qu’on rencontre, s’accrut soudainement dans notre esprit. La peinture impartiale des affaires humaines, et, parmi les affaires humaines, des plus partiales de toutes, les dissensions civiles, devint un goût de l’imagination, bientôt une règle de l’art, et enfin presqu’un devoir de conscience. Même pour le présent on s’efforça de montrer de l’impartialité, parce que Walter Scott avait tenté d’en témoigner pour le passé ; on tâcha de voir les choses comme il semblait les peindre, telles qu’elles sont. Ainsi le nom de l’Écosse passa dans toutes les bouches. Je ne crois pas qu’aucun écrivain, sans plaider aucune cause, sans se proposer aucune propagande, ait autant fait pour sa patrie.

Le mélange de réalité et d’invention, si bien fondues dans ses compositions, dénote en lui deux qualités que peu d’hommes ont portées au même degré, l’imagination et le sens commun. Peut-être devrait-on dire de l’Écosse quelque chose d’analogue. La contrée est pittoresque ; c’est un pays de montagnes : il en a les beautés naturelles sans cette horreur grandiose d’autres sites renommés. L’aspect général est mélancolique, mais doux. Tout est agreste, et rien n’est inaccessible. Dans ses solitudes les plus incultes, on trouve encore une certaine facilité de vivre ; ses huttes sauvages couvrent des hommes civilisés par les sentimens et les idées, raisonneurs avec des croyances primitives, superstitieux même et sensés. De quelque nation que vous soyez, de quelque hauteur sociale que vous descendiez, de quelques lumières que s’enorgueillisse votre raison, si vous parlez à un paysan écossais, vous parlez à votre égal, vous n’avez rien à lui apprendre de ce qu’il faut sentir ou savoir pour être vraiment un homme, et en même temps il a les instincts, les passions, les rêveries du montagnard. L’orgueil et le respect, la violence et la retenue, l’intelligence et la simplicité, la sagacité pratique et l’exaltation religieuse, tels sont quelques-uns des contrastes qui frappent à chaque instant dans la population d’un pays dont on peut dire qu’aucun autre n’a été aussi poétiquement raisonnable ; car, avec tout ce qui lui reste de la vie de la nature et de la société du moyen âge, cette nation doit prendre rang parmi les plus éclairées de l’univers. La politique, la religion et la littérature ont fait de l’Écosse quelque chose d’incomparable.


I

On prétend quelquefois que les dynasties royales s’identifient tellement avec le pays que la nationalité vit en elles, et qu’elles ne peuvent être arrachées du sol sans que la nation perde une partie de son existence, et soit, pour ainsi dire, décapitée. Il est cependant impossible de considérer comme un jour néfaste pour l’Écosse celui où les Stuarts s’acheminèrent vers le sud de l’île, et allèrent planter sur les tours de Windsor l’étendard qui avait flotté sur le palais d’Holyrood. Elisabeth, dans ses rigueurs comme dans ses caprices, avait travaillé, sans le vouloir, à l’indépendance réelle de l’Écosse. Le meurtre de Marie Stuart avait achevé d’ôter tout espoir à l’église catholique, et Jacques VI emporta avec lui la tyrannie de l’église épiscopale, qui, ayant son chef à Londres, ne put désormais dominer l’Écosse ni constamment ni de près. La séparation de la dynastie et de la nation ne se fit pourtant pas sans déchirement. Tantôt la vieille fidélité des clans royalistes s’arma pour maintenir ou rétablir les anciennes formes de l’autorité ; tantôt la royauté dans son ambition d’arbitraire s’efforça de retenir ou d’entraver l’essor de l’indépendance nationale et de ramener la religion locale à l’uniformité anglicane. L’Écosse avait vu partir ses rois, sans cesser d’avoir un gouvernement à elle, et ce gouvernement, suivant l’esprit qui régnait dans le pays, était tour à tour un moyen de résistance que les Stuarts voulaient vaincre et l’instrument d’une autorité dont ils voulaient user. Pendant tout le temps qui s’écoula de l’avènement de Charles Ier à la grande année 1688, le pays, agité tant par ses troubles intérieurs que par le contre-coup des mouvemens de l’Angleterre, passa par toutes les épreuves d’une contrée en révolution, quoiqu’il n’eût plus une politique entièrement indépendante et ne fît plus lui-même ses destinées. Heureusement la réformation y avait produit ce que peut-être elle n’a nulle part ailleurs réussi à créer aussi complètement, une église vraiment populaire. Le presbytérianisme est une démocratie de pasteurs élus, pour un grand nombre, par leurs troupeaux, ou du moins indépendans par leur origine, soit du gouvernement civil, soit même du gouvernement ecclésiastique. Cette forme religieuse devint dominante en Écosse, et son empire ne fut troublé que par l’effort des sectes rivales, jusqu’au jour où la sagesse de Guillaume III, osant s’élever cette fois au-dessus des préjugés anglicans, reconnut, constitua et dota l’église nationale, cette kirke souvent raillée en Angleterre, et dont l’existence officielle au sein du royaume-uni fut un premier échec à l’orgueil épiscopal, et demeura l’espérance de tous les dissidens.

Les parlemens locaux subsistaient, mais ces institutions ne plongeaient pas dans le sol des racines bien profondes. Les élections n’étaient pas sérieusement populaires. Les traditions constitutionnelles n’avaient pas la puissance naturelle qu’elles ont acquise en Angleterre. Les assemblées réduites, ou peu s’en fallait, au rang d’états provinciaux, n’avaient plus la chance de devenir le siège du gouvernement, et quoique agitées souvent par les dissidences ou les passions, elles avaient cessé de pouvoir être redoutables, sans cesser d’être quelquefois embarrassantes. Enfin vint le jour de la réunion, les deux chambres allèrent se fondre dans celles de Westminster. La vanité écossaise, les ambitions de quelques familles purent en souffrir ; des opinions qui subsistaient au-delà du Tweed, mais qui ne dominaient pas à Londres, purent se soulever quelquefois contre une fusion qui peu à peu les mettait à néant, et elles furent pour quelque chose dans les mouvemens tentés pour la cause des Stuarts en 1715 et en 1745. Le jacobitisme, le catholicisme, l’épiscopat même, purent quelquefois déplorer la perte des derniers restes d’un gouvernement local ; mais le presbytérianisme fut épargné ou plutôt ménagé par la maison de Hanovre, et la loi commune de l’Écosse, loi civile, loi criminelle, tout ce qui était chez elle de droit municipal, ses habitudes et ses divisions sociales, ses établissemens d’instruction publique, tout fut respecté ou du moins laissé à lui-même par le gouvernement central. Les représentans du nord au parlement impérial, élus généralement sans combat et sans effort, se soumirent à la politique du cabinet de Saint-James, sans beaucoup s’y intéresser. L’Écosse, de plus en plus étrangère aux affaires de la Grande-Bretagne et du gouvernement auquel elle était nominalement assujettie, perdit par degrés jusqu’au sentiment de l’existence politique, et renonça, sans se l’avouer, à toute prétention de marquer dans l’histoire de l’Europe. Elle ne refusa rien à un pouvoir qui lui demandait peu, heureuse d’être un des pays les moins gouvernés qu’il y eût au monde. Elle arriva ainsi à l’indépendance de fait ; elle put être entièrement elle-même, et présenta un spectacle unique dans le monde européen. Les pays annexés à d’autres plus puissans ne sont d’ordinaire abandonnés à leur propre sort qu’autant qu’ils ne valent pas la peine d’être asservis. L’Écosse était bien pauvre, mais elle possédait une civilisation véritable. Elle trouvait dans sa situation maritime une sécurité qui ne lui rendait pas souvent nécessaire l’assistance armée de son gouvernement. Elle n’épousait que par la pensée les passions et les desseins des cabinets britanniques : médiocrement sensible à leur gloire, elle l’était moins encore à leurs revers ; mais si le ressort politique était brisé chez elle, le ressort moral demeurait tout entier. Son individualité était respectée ; on ne lui demandait que soumission sans assimilation. Ainsi l’Écosse est restée plus Écosse que si elle eût joué un rôle actif et considérable dans les destinées du tout dont elle faisait partie. Avec ses mœurs, ses lois, sa religion, elle conservait cette noblesse rustique, cette féodalité inoffensive qui maintient entre les classes subordonnées quelque chose des liens de famille et de la hiérarchie du moyen âge ; ces pasteurs dévoués au peuple et qui se croyaient chargés par Dieu même de rendre leur troupeau apte à comprendre librement sa parole, et, pour développer la foi, de cultiver la raison ; ces maîtres des universités à qui toute ambition était interdite hors du cercle de l’esprit, et qui ne pouvaient aspirer qu’à rester l’aristocratie locale du savoir et de la pensée. C’est grâce à ces élémens divers que dans le dernier siècle s’est maintenue et développée sans bruit, sans nom, sans gloire, en suivant librement son génie, en trouvant dans un bonheur paisible le progrès moral et intellectuel, une des plus inconnues, une des premières sociétés du monde.

À Dieu ne plaise que je conteste aux hommes la noble et orageuse prérogative de former des sociétés qui, par la politique et par les armes, font l’intérêt capital et les grandes beautés de l’histoire ! Tout ce que l’homme peut exécuter, tout ce qui signale l’étendue de son esprit, l’énergie de son courage, la puissance de son action, il le doit accomplir. Il demeurera encore bien incomplet en étant tout ce qu’il doit être, et je ne suis pas tombé au rang des découragés de notre temps à ce point de vouloir ravir aux nations le droit et la force de devenir historiques. Mais le non omnia possumus omnes s’applique aux peuples comme aux individus, et de même qu’on a toujours permis aux philosophes et aux poètes de célébrer cette condition tranquille dans laquelle le sage peut obscurément s’enfermer pour ne chercher que la possession de la vérité et de la vertu, on doit permettre que, dans la variété des associations humaines, il s’en rencontre quelques-unes qui, satisfaites d’une humble fortune, se bornent à participer à tous les biens de la civilisation morale, et à ne passer dans l’histoire que pour heureuses, honnêtes et instruites. La médiocrité peut être d’or pour un peuple comme pour un individu. De même que les sages ne portent pas envie aux grands hommes, les peuples sages peuvent se passer d’être de grandes nations.

À de tels peuples, les sciences, les lettres et les arts donnent seuls de l’éclat, et l’Écosse s’est en effet placée, depuis un demi-siècle, au nombre des nations qui jouent un rôle dans les annales de l’esprit humain. C’est sous cet aspect qu’il nous convient ici de la considérer, et que nous devons la présenter dans une esquisse générale, avant de faire connaître avec plus de détail un des penseurs et des écrivains qui illustrent encore ses écoles déclinantes.


II

Chez la plupart des peuples de l’Europe, ces développemens heureux ou brillans de l’esprit humain, qu’on a souvent appelés des renaissances, paraissent s’être en général manifestés dans l’église, dans les universités et dans les cours. Les hommes isolés ont peu fait. Ceux mêmes qui sortaient d’un corps enseignant ou religieux n’ont acquis toute leur réputation et leur influence qu’en s’approchant des grands centres du mouvement social. Il a fallu que les gouvernemens ou les aristocraties les enhardissent par leur protection, et consentissent à les placer au milieu de leur propre lumière. En Italie, en France, en Angleterre, les cours ont beaucoup servi à la vogue des savans et des lettrés. À défaut de la faveur, le pouvoir leur a du moins accordé la persécution. Mais il n’y avait plus de cour en Écosse depuis le commencement du XVIIe siècle, et Buchanan est presque le seul écrivain célèbre à qui la bienveillance des puissans ait par momens prêté un éclatant appui. Il avait un talent d’écrire véritable, quelques qualités du poète, et s’il n’eût composé en latin, il aurait encore un rang dans la littérature. Destiné par Marie Stuart à l’éducation de son fils, il eut l’ingratitude ou l’indépendance de se déclarer contre elle, et d’épouser la cause de la réforme religieuse et même politique. Par une étrange méprise, l’auteur d’un traité plus que libéral sur la royauté fut chargé de l’éducation de ce roi Jacques VI, le docteur de l’absolutisme, et l’élève d’un poète fut un pédant ; mais familiarisé avec les nouveautés qu’on enseignait en France et dans le midi de l’Europe (on dit qu’il avait entendu Ramus), Buchanan introduisit dans les Universités, notamment dans celle de Saint-André, une certaine liberté d’enseigner, et porta les premiers coups au règne de l’ancienne scolastique.

De lui à la révolution, il y a peu de noms connus. Les controverses qui précédèrent la guerre civile ne furent point fécondes. Les époques révolutionnaires ne laissent point aux esprits le recueillement et la méditation, presque toujours nécessaires aux progrès du savoir ou aux chefs-d’œuvre du talent. La nature ne donne point à profusion les hommes qui se plongent, sans s’y perdre, dans l’abîme des dissensions publiques, et qui en rassortent, comme Milton, avec toute la fraîcheur de leur imagination primitive ; radieux génies qui percent et illuminent les nuages orageux dont ils se sont comme à plaisir enveloppés. La théologie étroite et brûlante qui saisit alors presque tous les esprits absorbait leur activité sans leur donner la fécondité ni l’étendue, et l’amour calme du beau, la passion désintéressée du vrai, ne pouvaient trouver place dans ces intelligences surexcitées par la haine, la dispute et le fanatisme. Heureusement il restait à l’Écosse ses universités. C’est là, c’est grâce à ces asiles, relativement paisibles, de l’étude et de la réflexion que se conserva le foyer des sciences et des lettres. Un moment couvert de cendres, il se ranima bientôt, se réchauffa doucement ; et ne tarda pas à jeter des étincelles. Quoique, à l’exemple de toutes les fondations du moyen âge, les universités écossaises fussent des établissemens ecclésiastiques, le caractère de la foi nationale les soustrayait à la jalousie comme à la protection des deux puissances, et leur permettait de conserver ensemble leur modestie et leur liberté. Le presbytérianisme est pour le dogme un calvinisme absolu. Ses croyances en matière de justification, fondées sur une théorie exagérée de la déchéance primitive, devraient pénétrer l’homme d’une terreur humiliante, et le décourager, au profit de la grâce, de toute confiance dans les lumières de sa raison et dans les forces de son intelligence ; mais les choses humaines sont inconséquentes, et le calvinisme est loin d’avoir produit constamment de tels effets, ni d’avoir mené, par le dédain des sciences, à une sorte de barbarie mystique et rigoriste. Comme pour tempérer la sévérité du dogme de la justification, tout protestantisme admet une faculté d’examen individuel de l’Écriture qui engendre l’indépendance et souvent inspire la modération. Excepté dans quelques natures éprises de la raideur et de la petitesse, la foi protestante, quand la contradiction ne l’irrite pas, devient plus large et plus flexible, et un arminianisme involontaire ou réfléchi se glisse heureusement dans l’interprétation de la parole évangélique. Les intelligences vouées aux sciences, aux lettres, à la philosophie, penchent naturellement vers cette mesure religieuse, vers cette alliance de croyance et de raison que le zèle qualifie de relâchement, et quoique l’Écosse soit de ces pays où l’on trouve des populations entières fort montées sur le dogme de la prédestination, de bonne heure l’esprit de secte s’est calmé dans ses universités, et les études profanes ont pris dans bien des âmes chrétiennes la place des préoccupations exclusives et des croyances absolues du puritanisme. D’ailleurs l’intolérance ne pouvait s’y montrer que libre et volontaire, et quand elle n’est imposée ni par une cour, ni par des princes de l’église, ni par des tribunaux, les écoles où elle règne n’en sont pas longtemps opprimées. Si elles sont elles-mêmes intolérantes, c’est qu’elles veulent l’être ; mais faute de résistance elles s’apaisent, faute de combattans elles désarment. Aucun intérêt politique n’y vient envenimer le dogmatisme. L’effet naturel du travail intellectuel se produit à la longue, l’étude affranchit et pacifie, et la raison est la plus forte. Ainsi des écoles presbytériennes sont devenues des écoles libérales.

Quatre universités, dont la plus ancienne, celle de Saint-André, date du commencement du XVe siècle (1411), sont les grands centres de la lumière dont s’éclaire l’Écosse depuis la fin du moyen âge. Quoiqu’elles ne soient pas égales en importance et en réputation, aucune n’a été sans quelques professeurs distingués dont le nom n’est pas oublié. À Saint-André comme à Glasgow, à Aberdeen, à Édimbourg, les universités doivent à des donations quelques-unes des chaires dont elles sont pourvues, et dont les professeurs restent à la nomination du fondateur ou de ses représentans héréditaires. Ce patronage est ordinairement exercé par la couronne, quelquefois par un seigneur, le plus souvent par le sénat académique ou par le conseil de ville. De ces quatre modes de remplacement, le dernier passe pour le moins mauvais, quoique l’esprit de secte, dit-on, s’en soit depuis quelque temps emparé ; mais tous les quatre sont fort attaqués, et l’on demande généralement une réforme. Cependant il se peut que dans le passé cette manière assez étrange de recruter un corps enseignant ait servi à diversifier l’enseignement, et même à lui conserver plus de liberté. Un conseil universitaire, un sénat académique peuvent s’engourdir ou s’obstiner dans la routine, et repousser des créations ou des progrès dont l’intérêt ou l’amour-propre de ses membres aurait à souffrir ; mais des protecteurs haut placés, des bienfaiteurs accidentels ont des inspirations heureuses et même d’utiles fantaisies, et, pour cette cause ou pour une autre, les universités écossaises ont successivement agrandi leurs cadres. Chacune contient un ou plusieurs collèges qui tantôt ont leurs professeurs particuliers, tantôt réunissent leurs étudians sous des maîtres communs, et cette fusion, maintenant à peu près générale, a toujours été regardée comme un progrès. Ces établissemens d’ailleurs jouissent d’une certaine indépendance et se gouvernent à peu près eux-mêmes, quoiqu’ils se donnent ordinairement pour chef nominal, sous le titre de chancelier, quelque grand personnage, tel que le duc d’Argyll, le comte d’Aberdeen ou le duc de Richmond. Le recteur et les membres du sénat académique, quelquefois avec une certaine participation du conseil de ville, surveillent et administrent. Les diverses parties de l’enseignement, ou, comme nous disons, les différentes facultés sont représentées dans ces institutions, souvent, il est vrai, d’une manière peu systématique, et nos divisions académiques n’y sont pas strictement observées. Le droit, la médecine et la théologie ont seuls le privilège de créer des docteurs.

Il ne faut pas remonter à Scot Érigène, ni même à Duns Scot, pour établir la renommée des philosophes écossais. Leur science, que, sous le nom de sagesse hibernienne, Alcuin faisait admirer à Charlemagne, s’est maintenue en grand crédit dans tout le moyen âge, et encore après la renaissance, le témoignage d’Érasme et de Scaliger soutient leur réputation d’excellens scolastiques. L’Écosse envoyait au XVIe siècle et au commencement du XVIIe siècle professeurs de logique aux universités du continent. Balfour et Duncan, qui enseignaient dans l’ouest de la France, ont ravi les suffrages de leurs contemporains, et l’Institutio logica du dernier est fort louée par les meilleurs juges. « Je ne la puis placer trop haut, » dit sir William Hamilton. On peut supposer que pendant tout le cours de la révolution les études philosophiques languirent quelque peu, il y eut même de mauvais jours pour l’enseignement. Les exclusions républicaines et plus encore les réactions monarchiques portèrent le trouble dans les universités, et les presbytériens n’étaient en faveur ni auprès de Cromwell ni dans l’esprit de lord Clarendon. Aucun nom justement célèbre ne brille dans cette obscurité de plus d’un demi-siècle, et le temps où l’Angleterre voyait naître Locke et Newton était comparativement stérile en Écosse. Burnet, quoique né à Édimbourg, appartient presque tout entier à l’église d’Angleterre, et doit compter dans la politique plutôt que dans les lettres. En Écosse, la langue vulgaire ne s’écrivait pas, et l’anglais n’avait pas encore supplanté le latin. On sait que la philosophie de Ramus s’était introduite dans l’université de Saint-André par l’influence de Buchanan ; mais rien n’indique que l’esprit de Bacon eût passé la frontière du nord, et la première fois qu’on entendit parler de la révolution scientifique du siècle, ce fut à propos de Newton. Avant même 1688, les principes du nouveau système du monde pénétrèrent dans les universités écossaises, et on en trouve la preuve dans une thèse d’un des premiers membres de cette famille Gregory dont les deux branches devaient s’illustrer de génération en génération, l’une dans les mathématiques, l’autre dans la médecine. C’est la première qui ouvrit la marche. David Gregory eut, dit-on, vingt-neuf enfans, et tous ceux qui survécurent, même les filles, étaient versés dans la géométrie. L’aîné devint professeur d’astronomie à l’université d’Oxford, tandis que les autres se succédèrent dans les chaires de mathématiques de Saint-André, d’Aberdeen et d’Edimbourg ; aussi Whiston, qui fut longtemps l’ami et le suppléant de Newton, a-t-il écrit que le système de la gravitation universelle fut compris et professé en Écosse avant de l’être en Angleterre.

C’est donc par les sciences exactes et par la physique générale que les universités du nord commencèrent à se faire connaître. Je ne doute pas que ce début n’ait influé sur leurs destinées et contribué à faire naître plus tard dans leur sein l’idée de modeler la philosophie morale sur la philosophie naturelle. C’était d’ailleurs, on le remarquera, l’idée commune de Bacon et de Newton, et elle est juste en ce sens que l’observation est, comme méthode, également nécessaire à toutes les connaissances humaines. Il faut d’ailleurs remarquer qu’aucun professeur de quelque mérite n’était alors cloîtré dans la spécialité d’un seul enseignement. L’étude du grec était assez générale, et aussi nécessaire à celui qui commentait Euclide qu’à celui qui interprétait Sophocle. Dans plusieurs collèges, les mathématiques étaient unies à la philosophie. Celle-ci comprenait assez constamment la physique, et le même professeur exposait, suivant les idées du temps, les lois du monde et celles de l’esprit humain. Nous verrons, jusqu’à des époques assez récentes, les professeurs se suppléer entre eux pour les humanités et pour les sciences. Les uns avaient d’ordinaire suivi les cours des autres, et ils échangeaient en quelque sorte leurs leçons. De là une certaine généralité d’idées et de travaux qui est devenue trop rare en devenant plus difficile. Rattachée étroitement à la méthode commune des sciences, la métaphysique même s’est fondée sur l’expérience. Ceux qui y ont excellé étaient en même temps hellénistes et mathématiciens. C’était une raison de plus pour que leur doctrine se dégageât de toute pédanterie technique et donnât naissance à la moins scolastique des philosophies.

L’enseignement philosophique cependant était encore dans les universités sans originalité et sans vie. Seulement les idées de Ramus avaient commencé à ébranler l’autorité d’Aristote, et après que Bacon eut écrit, il paraît que Gassendi devint le maître préféré. C’était un acheminement à la philosophie de Locke, qui, dans la première partie du XVIIIe siècle, prévalait dans les écoles sans les tyranniser. Le médecin Pringle à Édimbourg, Carmichael à Glasgow, John Gregory au collège du roi d’Aberdeen, et Turnbull, qui fut le maître de Reid au collège Marischal de la même ville, enseignaient avec plus d’application que d’éclat une doctrine assez vague dont tout le mérite était d’éviter les hasards de la spéculation pure et de tendre à se rapprocher des méthodes d’observation. Rien n’annonçait qu’un mouvement original dût naître sur ce théâtre modeste de leçons indifférentes. On y formait peut-être de bons écoliers, il ne semblait pas qu’il en dût sortir des maîtres, encore moins une philosophie indépendante. »

D’où vient cependant l’impulsion qui l’a enfin produite ? Quel écrivain s’est le premier fait connaître dans la carrière où déjà l’Angleterre avait vu marcher à grands pas Hobbes, Cudworth, Boyle, Locke, Shaftesbury, Clarke, Berkeley ? André Baxter, qui par ses recherches sur la nature de l’âme humaine a eu dans son temps quelque réputation, ne peut être regardé à aucun titre comme un chef d’école, et si nous nommons ensuite Henri Home, ce nom ne réveillera pas peut-être beaucoup de souvenirs dans l’esprit des lecteurs, quand même ils apprendraient qu’il se changea plus tard en celui de lord Kames. Né en 1696, lord Kames, dont l’esprit vif et hardi était animé par une curiosité aventureuse, interrompit de bonne heure ses études de jurisprudence par quelques excursions dans le champ de la métaphysique, et ouvrit une correspondance en 1723 avec le docteur Clarke, qui tenait alors le sceptre de la science. Il lui chercha querelle sur quelques-uns des attributs de la Divinité, et n’obtint pas de réponse encourageante. Il poursuivit ses recherches en silence donnant au barreau la meilleure partie de son temps, et il ne publia qu’en 1751 ses hasardeux et incohérens essais sur les principes de la moralité et de la religion naturelle. Après lord Kames, le doyen des hommes illustres de l’Écosse au XVIIIe siècle ne serait pas moins que le docteur Reid, car il était né en 1710, et sa vie embrasse presque tout le siècle ; mais il commença par rester jusqu’à l’âge de quarante-deux ans pasteur de village. Il ne se produisit que fort tard sur la scène, et ne peut être cité parmi ceux qui ont donné naissance au mouvement des esprits, quoiqu’il en ait au jour venu pris la direction, et que les résultats de ses travaux doivent être à jamais comptés parmi les grands monumens de la science philosophique.

Lord Kames n’avait rien publié, et Reid était inconnu, lorsque l’Irlandais Francis Hutcheson fut appelé à la chaire de philosophie morale par l’université de Glasgow (1729). À ce cours, un cours de logique servait d’introduction, un cours de philosophie naturelle de complément. La philosophie morale comprenait trois parties : la théologie naturelle, la science de l’esprit humain et le droit naturel. Hutcheson était déjà connu par ses Recherches sur les idées de beauté et de vertu, ouvrage qui suffit pour faire apprécier ses doctrines. Par ses principes de psychologie, il diffère peu de Locke ; mais il en diffère par le tour de son esprit, et il avait emprunté à lord Shaftesbury, ce penseur ingénieux dont l’influence philosophique n’a pas été assez remarquée, le principe du désintéressement de la vertu. Presbytérien et libéral, il imprimait à toute la philosophie un caractère d’élévation et de générosité qui était le sien même. La dignité de sa personne, son élocution heureuse, donnèrent à ses leçons une grande influence, et par là surtout il fut un chef d’école. Le premier, il a employé ou du moins accrédité cette expression qui a fait une si grande fortune, le sens moral, et en constatant comme un fait de l’âme l’existence d’un principe de bienveillance gratuite pour tout ce qui est bien, il a donné un des premiers exemples de la méthode qui fonde sur l’expérience interne l’existence des principes de la nature humaine, et sur leur existence leur autorité. Cette méthode, qui dérive en quelque sorte le droit du fait, est déjà la méthode écossaise, et elle est, sous beaucoup de rapports, une application des maximes de Bacon à la science métaphysique. Seulement rien n’est rigoureux ni profond dans les ouvrages de Hutcheson, et c’est un écrivain beaucoup plus propre à éveiller les esprits qu’à les guider. Il invite à penser plutôt qu’il ne satisfait la raison.

C’est à son nom, c’est en partie à son influence que les meilleurs juges rattachent le réveil intellectuel de l’Écosse. Vers le milieu du dernier siècle, trois hommes d’un mérite fort différent se montrèrent presqu’en même temps, et illustrèrent sur le continent ce pays presque oublié. Le lecteur nomme Robertson, Hume et Smith.

Le premier, dont la réputation a baissé peut-être, s’est distingué par des ouvrages et non par des doctrines. Il n’a point eu de disciples comme les deux autres, et n’a donné que des exemples. C’était un ministre de paroisse, un prédicateur comme presque tous les littérateurs écossais, et son esprit sage et persuasif, son jugement pratique, son talent de discussion, lui firent jouer un rôle important dans les assemblées qui gouvernent l’église presbytérienne. Lié intimement avec Hume, aidé et conseillé par lui dans ses travaux, il publia son histoire d’Écosse en 1759, et à partir de ce moment jusqu’en 1780, époque où il se retira de la vie active, il occupa le public par d’excellens écrits, dont le plus célèbre et le plus éminent est son histoire de Charles-Quint. Il prit une part importante aux affaires du clergé, et fut nommé principal de l’université d’Édimbourg, charge qu’il garda, je crois, vingt ans. Son administration laissa de longs souvenirs, et il présida en quelque sorte au grand mouvement philosophique et littéraire dont il nous reste à tracer l’esquisse.

C’est surtout pour l’esprit que la vie est un combat. Les leçons de Hutcheson n’auraient point suffi pour animer le génie des écoles universitaires, si un écrivain plus original, qui ne s’était pas développé dans leur sein, qui vainement même essaya de s’y faire admettre, n’avait presque en même temps produit des doctrines singulières propres à provoquer une contradiction féconde. David Hume fit paraître en 1739 son Traité de la nature humaine. Rarement le scepticisme rencontra un interprète plus spécieux et plus puissant. Jamais le système d’une métaphysique négative ne fut soutenu par les artifices d’une dialectique plus ingénieuse. On aurait peine à désigner le maître de Hume ; quoiqu’on puisse apercevoir le germe de son argumentation dans les principes de Hobbes, dans certaines opinions de Locke et dans quelques raisonnemens de Berkeley, son originalité ne peut être méconnue. Il se disait lui-même cependant de la famille des philosophes français, et par ses goûts, ses convictions, ses conclusions, il se distingue peu des penseurs suspects qui forment aux yeux de la postérité le cortège de Voltaire ; mais il brille par une sagacité particulière, par l’esprit d’observation dans les détails et le talent d’une argumentation froide et fine qui embarrasse, si elle ne persuade. C’est assurément un des philosophes qui ont le plus fait pour la philosophie, en suscitant, sans le vouloir et par voie de contradiction, Reid et Kant. Cependant à ce mérite il faut joindre celui d’avoir été lui-même. Personne en Écosse ne lui avait donné l’exemple de ce scepticisme raisonneur qui trouve dans l’esprit de l’homme pour toutes lois des habitudes qui pourraient être des illusions. Rien plus qu’un tel système ne devait froisser la philosophie un peu sentimentale de Hutcheson ; rien aussi, moins que cette philosophie un peu sentimentale, n’était propre à le réfuter par la logique et l’expérience. J’en dis autant de la doctrine à laquelle Hutcheson en mourant abandonna sa chaire (1747). Un homme de génie à qui est échu l’heureux privilège de créer presqu’à lui seul une science nouvelle, Adam Smith, alors âgé de vingt-cinq ans, commençait à enseigner les belles-lettres à Édimbourg, quand la succession de Hutcheson lui fut offerte. Quoique né en Écosse et ayant fait ses premières études à Glasgow, il les avait terminées à Oxford, et de bonne heure l’indépendance de ses idées avait alarmé l’orthodoxie ombrageuse de ses maîtres. Lié intimement avec Hume, il avait adhéré avec une volonté réfléchie au credo philosophique du siècle, et par aucune action de sa vie, par aucune ligne de ses ouvrages, il ne s’est écarté des maximes adoptées par sa raison. Après des travaux fort divers, dans lesquels ni les mathématiques ni l’astronomie n’avaient été négligées, il avait porté ses recherches sur les fondemens de l’ordre moral, et il les avait trouvés dans une disposition de notre nature qu’il appelle la sympathie, et qui nous pousse à nous mettre à la place des hommes pour juger du mérite ou du démérite de leurs actions. Cette théorie, qu’il serait facile de rattacher au principe de la bienveillance de Hutcheson, n’a pas beaucoup plus de valeur scientifique, et ce n’est qu’à la richesse des développemens et à la finesse des observations de détail que le livre où elle est exposée doit le succès qu’il obtint lorsqu’il parut en 1759. Cependant il n’était pas encore publié, que Smith, dont les travaux et les talens inspiraient une estime anticipée, fut appelé par la mort de Hutcheson à monter dans la chaire de logique, puis de philosophie morale, de Glasgow. Quoique peu éloquent, il enseignait avec une telle clarté, une telle abondance de vues spirituelles, qu’il se fit écouter. On suppose que, pressentant déjà la vraie vocation de son génie, il passait rapidement sur la partie spéculative de son cours, et se hâtait d’arriver par l’enseignement du droit naturel aux questions qui intéressent plus directement l’ordre de la société. Ce dont on ne peut douter, c’est que son enseignement ne fût peu propre à rétablir la philosophie sur ses véritables bases, et à mettre en harmonie les sentimens du cœur humain avec des lois d’une éternelle vérité ; mais le fondateur de l’économie politique a d’autres titres de gloire, et déjà, quoique nous n’ayons pas encore rencontré de doctrine morale qui nous donne entière satisfaction, nous avons du moins reconnu pour l’honneur de l’Écosse deux noms mémorables : l’un, celui d’un homme supérieur qui sera longtemps cité parmi le peu de contradicteurs de l’esprit humain qui méritent d’être écoutés ; l’autre, celui d’un écrivain dont le souvenir est destiné à prendre plus d’éclat et d’autorité, à mesure que les gouvernemens s’éclaireront davantage sur les conditions de la prospérité des peuples. Hume et Smith sont de ces esprits auxquels un siècle donne peu de rivaux.

Mais la philosophie de l’un est dangereuse, celle de l’autre est faible, et leur commune influence devait tendre à jeter, les esprits dans le courant d’opinions qui commençait à dominer en France. Un contre-courant ne pouvait manquer de s’établir : la théologie ne pouvait rester muette ; heureusement pour la vérité, la théologie pure, qui dès-lors pour la science et le talent ne brillait pas en Écosse d’un vif éclat, ne fut pas seule à réclamer. Presque tous les professeurs des universités étaient engagés dans les ordres, c’était bien le moins qu’ils prissent la peine de combattre la doctrine de Hume sur les miracles ; mais dans ces limites, la discussion n’eût jamais été bien féconde : la foi chrétienne manque quelquefois d’argumens contre le scepticisme, et elle va même jusqu’à le ménager pour que la raison humaine ait un tort de plus. Cependant ces docteurs presbytériens étaient en outre des lettrés et des savans. Ils formaient entre eux des clubs académiques, des sociétés de discussion, débating societies, où ils échangeaient leurs idées, essayaient leurs doctrines, faisaient tour à tour des lectures ou des critiques, se réfutaient même pour s’éclairer, et contribuaient ainsi à la formation d’un esprit général qui pouvait devenir celui d’une école. Nous avons sur ces controverses intérieures des témoignages directs dans la correspondance de l’homme qui allait devenir le fondateur de cette école, sans le savoir et sans y prétendre.


III

En 1752, les membres du collège du roi à Aberdeen élurent professeur de philosophie, à la place du docteur Gregory, que sa vocation ramenait à l’enseignement de la médecine, un des anciens élèves de leur université, le modeste pasteur de New-Machar, qui n’était connu que par un mémoire où quelques idées de Hutcheson sur la possibilité d’évaluer en chiffres le mérite moral des actions humaines étaient examinées. Par l’acceptation de ce nouveau poste, Thomas Reid était obligé d’enseigner les mathématiques, la physique, la logique et la morale. Heureusement ces programmes, qui ressemblaient à ceux de toutes les anciennes universités, commençaient à être moins scrupuleusement observés. On doit croire que Reid ne s’astreignit pas au sien, et profita de la diversité d’études comprises sous le nom de philosophie pour donner plus de liberté et d’à-propos à son enseignement. La direction en était profondément hostile au scepticisme. Dans une société qui, sous le nom de Club des sages, réunissait les hommes les plus éclairés d’Aberdeen, il rencontra Campbell et Beattie, qui devaient l’un et l’autre engager directement la querelle avec Hume, et il soumit à leur examen la première rédaction des idées destinées à remplir ses deux mémorables ouvrages ; mais ce n’est qu’après avoir éprouvé ces idées par douze années d’enseignement qu’il publia ses Recherches sur l’Esprit humain d’après les principes du sens commun.

On sait l’histoire de ce Romain qui dans une déroute, saisissant une enseigne des mains d’un primipilaire, la planta sur la route, et arrêta autour de lui toute une armée qui fuyait. Là fut élevé le temple de Jupiter Stator. Quand une fois les croyances et les principes se sont laissé rompre par le doute, il y a comme une déroute générale dans l’intelligence, et toutes les idées semblent fuir à travers champs. Reid a, pour ainsi parler, fait comme ce Romain ; arrêtant et massant autour de l’étendard du sens commun toutes les idées fugitives et dispersées, il a en quelque sorte réformé le corps de bataille de la philosophie. Du moins parut-il si peu ébranlé des assauts du scepticisme, qu’il rétablit autour de lui la confiance et avec la confiance la victoire, car dans ce combat, comme en d’autres guerres, il suffit peut-être de ne se pas croire vaincu pour ne pas l’être. L’ouvrage de Reid produisit une forte sensation dans le monde universitaire. Il raffermit les esprits et détermina ce qu’on peut appeler une réaction contre les principes de Hume ; mais cet effet de pure circonstance ne fut pas unique : Reid devint le maître de philosophie de l’Écosse. Une grande école fut fondée.

Daniel Ferguson, qui occupait alors à Édimbourg la chaire de philosophie morale, et qui est surtout connu par ses recherches sur l’histoire romaine et sur les origines de la société civile, n’hésita pas à déclarer que la vraie voie de la philosophie était celle que Reid venait d’ouvrir. On remarquera qu’Édimbourg ne tenait pas encore à cette époque le sceptre de la science. Son université, quoique dès-lors l’enseignement y fût riche et varié, n’avait point sur les autres universités de supériorité reconnue. Celles du moins d’Aberdeen et de Glasgow rivalisaient avec elle. Ce qui avait manqué longtemps à toutes, c’était le goût ou plutôt le sentiment et l’étude de l’art d’écrire. On attribue à Hume d’avoir, par son premier ouvrage de philosophie, exercé à cet égard une heureuse influence sur ses compatriotes. Avant de professer à Glasgow, Smith avait donné à Édimbourg quelques leçons sur les principes de la composition littéraire, et c’est encouragé par son exemple et par les conseils de lord Kames et de Hume que le docteur Hugues Blair, ministre de la paroisse de Canongate, ouvrit un semblable enseignement. Son succès fut tel, qu’une chaire de belles-lettres fut fondée pour lui à l’université (1761). On doit à cette institution un Cours de Littérature qui a été traduit dans toutes les langues. Par ses leçons et par ses sermons, Blair produisit un heureux changement dans la prédication et dans la composition. C’est un critique éclairé et délicat, s’il n’est original et profond, et il a certainement contribué à la formation de la littérature écossaise, quoique Hume, Reid et Robertson eussent écrit sans l’avoir attendu. À l’époque où il commença, Alexandre Gérard, professeur de philosophie au collège Marischal d’Aberdeen, venait de publier un Essai sur le Goût, et comme il passa à la chaire de théologie, celle de philosophie fut donnée avec plus de bienveillance peut-être que de réflexion à un poète. James Beattie n’était presque qu’un paysan. Il faisait des vers dans une école de village, et ses talens naturels avaient devancé son éducation. Devenu capable de traduire en vers les églogues de Virgile, ses propres poésies le firent avantageusement connaître. Ce n’étaient pas là les meilleurs titres pour être chargé d’un cours de morale et de logique. Aidé cependant des conseils de Gérard, il ouvrit le sien à l’un des collèges d’Aberdeen, neuf ans après que Reid avait commencé à enseigner dans l’autre. Il demeura pendant plus de trente ans professeur, et quoiqu’il ait toujours un peu négligé la logique et même la métaphysique proprement dite, ses leçons sur la nature morale de l’homme et sur les grandes vérités religieuses firent une heureuse opposition aux systèmes destructifs de Hume. La doctrine du common sense le compta pour un de ses plus fidèles défenseurs, s’il n’est pas un des plus pénétrans ni des plus originaux. Ses ouvrages en prose sont bien écrits et méritent l’estime des philosophes, quoiqu’un peu entachés de déclamation. Ses leçons ont laissé des souvenirs d’une haute moralité à ceux qui les ont entendues, et je pourrais citer un membre très distingué de la chambre des communes qui n’en parle encore qu’avec une profonde reconnaissance.

Peu après l’année 1760, l’Écosse recevait donc en même temps les leçons de Reid, de Smith, de Beattie, de Blair et de Ferguson. C’est de cette époque qu’il faut dater l’ère de la prospérité intellectuelle de cet heureux pays.

Mais Smith ne devait pas rester longtemps confiné dans le monde universitaire. Le succès de sa Théorie des sentimens moraux, publiée en 1759, avait attiré sur lui l’attention de Londres et de Paris. La proposition lui fut faite d’accompagner sur le continent le jeune duc de Buccleugh. Il accepta, et partit pour la France, où l’attendait Turgot dans le salon d’Helvétius.

Il était l’ami et au fond le disciple modéré de Hume. Ce n’était pas sans résistance au sein même de l’université que l’esprit de leur doctrine avait dû s’y faire jour. La preuve, c’est que par opposition la place de Smith fut donnée à Reid, et cette promotion, qui assurément ne fit pas un grand bruit dans le monde, peut être regardée comme un événement dans l’histoire de l’esprit humain ; car elle arrêta l’Écosse savante sur la pente de l’uniformité philosophique du XVIIIe siècle, et constitua en regard des doctrines de Locke, de Hume et de Voltaire, une école indépendante. Si Reid n’avait pas été appelé sur cette scène nouvelle, peut-être sa tentative serait-elle demeurée isolée, inconnue. Peut-être n’y aurait-il pas eu véritablement de philosophie écossaise. La France elle-même doit plus qu’elle ne pense à l’élection qui fit passer Reid d’Aberdeen à Glasgow.

C’est alors que Ferguson engagea lui-même son plus brillant élève, le jeune Dugald Stewart, à aller entendre les leçons du professeur de Glasgow. Le mouvement nouveau se prononça de plus en plus et gagna de proche en proche. Cependant, parce que l’esprit qui animait la nouvelle philosophie semblait en réaction contre Hume, on aurait grand tort de supposer qu’elle fût un appel au préjugé contre la raison, et de la confondre avec ces palinodies que chante de temps en temps la science humaine dans ses jours de découragement qu’elle appelle des jours de repentir. L’Écosse était chrétienne, mais protestante, et quoiqu’elle eût plutôt dans les dernières agitations de son histoire marqué par un reste de jacobitisme, c’est-à-dire d’absolutisme, la simplicité des mœurs, l’éloignement des cours et des capitales, l’amour du travail et de l’étude, le goût et l’habitude des sciences naturelles y maintenaient en général dans la société lettrée un esprit libéral qui n’était étranger à aucune des nouveautés du siècle. L’indépendance scientifique, qui ne reconnaît aucune autorité que la sagesse, était le caractère du génie écossais. Dans la politique même, où le pays, avec ses simulacres d’élection, n’intervenait, avant la réforme parlementaire, que pour appuyer assez complaisamment le pouvoir, le fond des idées, des intérêts et des mœurs du peuple est libéral, et il serait naturellement de l’opposition, si ses passions se tournaient de ce côté. Ceci est encore plus vrai de ses écrivains ; la plupart, notamment Smith, Reid, Ferguson, Dugald Stewart, sont, en religion comme en politique, des whigs modérés. Des partis qui par tout pays soutiennent la cause de la liberté, ils ont en général les idées sans les passions. Là aussi est, selon moi, un mérite, un attrait de cette littérature de bons esprits, si propre à nourrir l’intelligence dans les habitudes de la vraie philosophie. Dans nos temps ou nos pays de luttes ardentes et d’excessives réactions, la vérité n’inspire jamais seule les meilleurs de ses interprètes, et le ressentiment, ou du moins l’exagération donne à ses défenseurs je ne sais quoi de fébrile et de violent qui inquiète ceux mêmes qu’il gagne comme un mal contagieux. Les défenseurs des préjugés vieillissans, des traditions mourantes ont certes le cœur gonflé de haines, et leur parole, dans ses injurieuses vengeances, n’a rien de persuasif ; mais on ne peut s’empêcher, en se rangeant avec leurs adversaires, de gémir du ton de représailles, des excès de jugement, des rudesses de critique, des emportemens d’agression auxquels ceux-ci s’abandonnent. La force semble ne pouvoir se passer de la violence, l’examen de l’invective, l’enthousiasme de l’hyperbole. Raison, vérité, liberté, tout a quelque chose de révolutionnaire. Il faut sans cesse se veiller dans ses pensées et se combattre soi-même en luttant contre les partis opposés. Le scrupule, la pitié, l’équité inquiètent et bientôt intimident l’amour même de la vérité, qui s’effraie, en devenant une passion, de tomber dans l’aveuglement d’une intolérance implacable.

La philosophie écossaise était par sa nature peu exposée à ce danger. L’appel au sens commun comme juge souverain de toutes les questions scientifiques doit tempérer le zèle de l’innovation, et quand on soutient qu’au total c’est l’humanité qui a raison, on ne prend pas une attitude agressive, et l’on n’est animé que contre les prétentions de l’hypothèse et du paradoxe. La philosophie écossaise devait donc inspirer naturellement la modération. Nous disions de la poésie de Walter Scott que c’est une poésie de sens commun ; c’est un idéal un peu terre à terre, et l’imagination, loin de se perdre au-delà des nues, s’y promène dans le champ des réalités qu’elle colore et qu’elle embellit. On peut porter un jugement analogue de la philosophie de Reid : elle ne s’élève au-dessus des choses positives qu’autant qu’il le faut pour les embrasser tout entières d’un même coup d’œil. Reid pense au fond sur tout comme Platon ; mais c’est un platonisme familier, prosaïque, et qui s’ignore lui-même. C’est cette élévation confiante et modeste de la pensée qui se sent conforme à la nature, et qui ne s’en rend point maîtresse. L’autorité de l’esprit humain y est celle d’un premier magistrat, non d’un roi absolu, et la doctrine qui se préserve ainsi de toute prétention à l’arbitraire illimité doit naturellement s’unir avec une sagesse pratique qui n’a de dédain que pour les chimères des esprits aventureux. Tout en Écosse a pris l’accent du médium de la voix humaine. Toute guerre y a depuis longtemps cessé ; le sourd tonnerre d’aucune révolution future n’y gronde au loin ; aucune oppression constituée n’y accable de ses hauteurs l’humilité du droit et du vrai. Elle y est commune, elle y est facile, cette alliance tant désirée des convictions libres avec les sentimens bienveillans, de l’espérance et de la foi dans la raison avec la patience et l’équité qui savent attendre et pardonner, et la pensée forte et tranquille s’y maintient en paix dans la région sereine, où l’œil du poète a vu blanchir le faîte des temples de la science.


IV

Aussi, quand le monde commença à s’ébranler, quand la révolution d’Amérique vint préluder à la révolution française, les généreux principes qui éclatèrent alors trouvèrent-ils en Écosse intelligence et sympathie. Sans doute les paysans des hautes terres n’en furent point émus, et les humbles ministres des paroisses rustiques détournèrent à peine leurs yeux du livre sacré pour donner un regard à ces déclarations de droits qui s’annonçaient aussi pour la bonne nouvelle des nations ; mais le monde savant accueillit avec espoir ces magnifiques promesses, et se flatta un moment que le bien viendrait sans le mal, et que la liberté ne nous serait pas vendue trop cher. Ce n’est pas la faute des amis de la France en Écosse si cette attente fut déçue ; en recueillant la douloureuse leçon des événemens, bien peu se retournèrent contre eux-mêmes et firent défection à la vérité, parce que la perversité humaine s’était chargée d’en soutenir la cause et prenait le nom du bien pour faire le mal.

Quand Dugald Stewart, après avoir, tout jeune encore, suppléé son père dans l’enseignement des mathématiques, fut appelé à remplacer temporairement Ferguson, adjoint aux négociateurs qu’on envoyait aux Américains (1778), son éloquence académique avait donné à l’enseignement un éclat inattendu, et quelques années après, titulaire de la chaire de philosophie, il étendit au loin la réputation de l’école d’Édimbourg, célèbre surtout jusque-là par ses cours de médecine, et qui devait principalement sa réputation aux proches parens de Reid, les deux docteurs Gregory. L’élégance exquise, la richesse d’idées, la variété de connaissances, la facilité brillante de Stewart propageaient à la fois le renom de la philosophie et de l’université. Des diverses parties de la Grande-Bretagne on accourut à ce foyer de lumières modernes, et de jeunes seigneurs se pressèrent autour de l’habile et aimable professeur. On l’entendit donner avec un égal succès des leçons sur les sujets les plus divers, et d’excellens écrits, auxquels ils ne manque pour être placés très haut qu’un certain degré d’originalité, étendirent jusqu’en Europe la popularité de son talent et de ses idées.

Alors surtout il se forma à Édimbourg un esprit général qui fit de cette ville un centre d’instruction variée, de conversations intéressantes, de publications remarquables. Les sociétés savantes s’y multiplièrent ; la Société royale, émule de celle de Londres (1783), la Société de physique (1788), l’Institution philosophique, les sociétés dialectique (1787), spéculative, éclectique, d’autres encore prirent naissance, et la capitale de l’Écosse acquit quelques droits au titre un peu affecté qu’on lui donne de temps en temps, celui de l’Athènes du nord.

Après la première période de la révolution française, des familles considérables de l’Angleterre, attirées par la réputation littéraire de l’Écosse et cherchant sans doute pour la jeunesse des établissemens d’éducation où le contre-coup des luttes politiques se fît moins sentir que dans les deux universités de Cambridge et d’Oxford, choisirent celle d’Édimbourg pour y placer les jeunes gens dont l’avenir les intéressait. Le continent même, Genève du moins, envoya des auditeurs à Stewart et à Playfair. Tout s’anima peu à peu dans ce monde tout intellectuel. Parmi les jeunes gens de distinction qui vinrent compléter leur éducation à Édimbourg, on cite le fils de Dunning, mort avec le titre de lord Ashburton, l’héritier du comte de Warwick, enfin lord Palmerston et son frère, qui avaient été confiés à la direction de Dugald Stewart lui-même. Sans avoir de tels liens avec ce maître accompli, un jeune homme dont le nom seul inspire l’affection et le respect fréquentait sa maison et suivait ses cours ; c’est lord Lansdowne, que l’on peut citer encore comme le représentant le plus éminent et le plus fidèle du noble et sage esprit qui régnait dans Édimbourg au dernier moment du dernier siècle.

De toutes les études qui y fleurissaient alors, l’étude de la philosophie, on a pu le voir, est celle qui tient le plus de place dans cette insuffisante esquisse : nous n’avons rien dit des travaux de l’Écosse dans la médecine et dans les sciences ; mais ce serait faire trop d’injustice à ce pays, et l’omission serait trop choquante, si nous négligions la poésie. Comment rencontrer cette fleur sur le chemin que nous parcourons, sans s’arrêter pour en admirer les couleurs, pour en respirer le parfum ? Burns n’a point eu de modèle ni de rival. La poésie pastorale des modernes n’a rien eu à lui prêter. Les anciens même, Théocrite et Virgile, sont de trop grands artistes pour l’égaler en naturel. Ils peignent en maîtres. Burns est lui-même ce qu’il veut peindre, et la réalité pour ainsi dire chante par sa voix. Rêveur et passionné, c’est bien le poète de la nature écossaise, le poète des horizons limités, des vallées agrestes, des sombres bruyères, des montagnes brumeuses. Il peint à la manière des anciens, en quelques traits. Ce n’est pas le paysage qu’il décrit, c’est l’impression que son âme en reçoit. Sa sensibilité profonde et concentrée lui prête un accent qui pénètre. C’est peut-être le seul poète vraiment, sincèrement populaire dans les temps modernes. Mais ce talent tout à la fois rustique et exquis, national et individuel, ne le doit-il pas en partie à l’Écosse même, seul pays où il se rencontre des chansons réellement poétiques dans la bouche du peuple, des souvenirs réellement historiques dans la mémoire des pâtres et des laboureurs ?

Aussi, tandis que Burns prêtait une mélodieuse voix aux sentimens les plus simples de la nature, une autre veine de poésie, qu’il n’a pas lui-même négligée, s’était ouverte. L’évêque Percy, en publiant ses Reliques d’ancienne poésie, avait le premier tourné l’attention publique sur les trésors que l’antiquaire pouvait ouvrir, par des recherches bien conduites, au goût et à l’imagination. Beattie, qui écrivait en vers avec élégance si ce n’est avec inspiration, réussit dans son Ménestrel à ranimer par imitation l’attrait des sujets de chevalerie. Burns composa d’éloquentes ballades sur des souvenirs nationaux, et son chant de la bataille de Bannockburn est un chef-d’œuvre. Ce fut alors et surtout en Écosse que l’on apprit à sentir la poésie du passé. Ni le XVIIe ni même le XVIIIe siècle ne s’étaient en aucun pays doutés de cette source d’émotions et de peintures nouvelles. Longtemps on n’avait guère su nationaliser la poésie qu’en transportant la mythologie dans les temps modernes et en mettant nos héros chrétiens dans la compagnie des dieux d’Homère. Depuis la renaissance, ni l’érudition ni l’histoire n’avaient été négligées ; mais on ne soupçonnait pas que les faits dont se nourrit l’une et l’autre pussent reprendre par l’imagination la couleur et la vie, et devenir le fond d’une nouvelle espèce de fiction. Les croisades elles-mêmes, dans le poème admirable qu’elles avaient inspiré à l’Italie, avaient été changées en une sorte de conte oriental, et personne ne concevait les chevaliers du moyen âge sous les traits de grandeur naïve, de bonhomie héroïque que les chroniques leur attribuent. L’Écosse, toute remplie de traditions populaires, l’Écosse, où tous les sites rappellent au passant un événement connu, était le pays le plus favorable à l’éveil de cette faculté puissante qui relève les ruines et ranime les tombeaux. Ainsi Walter Scott, après avoir tout vu, tout recueilli avec l’intelligente curiosité de l’archéologue, sentit naître en lui le talent de peindre à la suite du talent d’observer, et l’Écosse charmée crut entendre les chants de son dernier ménestrel. On sait comment une fois sur cette voie, guidé par Shakspeare dans ses tragédies historiques, par Goethe dans Goetz de Berlichingen, il conçut le genre mixte où il excella, et devint pour l’Europe entière le type d’une classe nouvelle d’écrivains, ceux qui par la description, le récit et le dialogue, rendent la puissance de l’illusion dramatique aux chroniques nationales. Ni Blair, ni Johnson n’avaient prévu Scott, et l’on sent en le lisant que l’écrivain a vécu en plein air et battu lui-même d’un pied rustique le sol humide et verdoyant de sa romantique patrie.

Les clubs littéraires ont été de tout temps à la mode en Écosse. On cite la Société choisie (Select Society), fondée à Édimbourg en 1754, où Robertson, entouré de Hume, de Smith, de Kames, de Wedderburn le futur chancelier, forma ce talent de la parole qui le signalait dans les assemblées ecclésiastiques. Il existait dès-lors un club universitaire, Rankenian Club, qui avait entretenu une correspondance avec Berkeley et qui professait ses doctrines ; singulier lien pour une association que la négation en commun de l’existence des corps ! En 1764, une autre institution se forma sous le nom de Société spéculative, et, quoique désormais moins brillante par sa composition, elle subsiste encore aujourd’hui. Comme presque toutes les associations de ce genre dépendaient des institutions enseignantes, celle-ci était annexée au collège de l’université. À l’époque qui nous occupe, il n’y a guère plus de cinquante ans, on y voyait, auprès de Scott, dont la gloire était toute dans l’avenir, lord Lansdowne, épris pour les choses littéraires de ce goût élevé qui fait encore le charme de son noble esprit ; lord Kinnaird, qui fut lié avec Byron, et dont Benjamin Constant admirait la conversation ; Charles Grant, aujourd’hui lord Glenelg, un de ces politiques éclairés qui ont marché avec Canning et honorablement siégé dans les cabinets réformistes de notre temps ; William Scarlett, le rival de lord Brougham au barreau, et qui est mort avec le titre de lord Abinger ; Henri Brougham lui-même, dont l’esprit d’une vivacité incomparable se portait avec une égale puissance et un succès égal sur le droit et la géométrie, sur la littérature et la philosophie ; Francis Horner, trop tôt enlevé à ses amis et à son pays, et dont les débuts éclatans promettaient au parti whig un glorieux défenseur ; puis, dans une sphère plus modeste, John Allen, qui a vécu près de lord Holland, et à qui nous devons quelques essais historiques d’un prix réel ; John Murray, maintenant lord Murray, qui a partagé sa vie entre les lettres et la jurisprudence, une des lumières de la cour de session, et qui seul aujourd’hui représente à Édimbourg cette noble génération intellectuelle ; enfin un jeune ministre anglican et un jeune avocat, Sydney Smith et Francis Jeffrey, destinés à rendre à l’esprit public et philosophique de la Grande-Bretagne le plus signalé service que la presse périodique ait jamais rendu.

Toute cette société était lettrée, libre d’esprit avec sagesse, résolue et modérée dans ses convictions. Toute, à l’exception de Walter Scott, que l’amour romantique de la vieille Écosse rattachait plus étroitement aux traditions du passé, toute elle était libérale, quoiqu’à cette époque les fautes de la révolution française et les passions de la guerre européenne, donnant raison à l’enthousiasme contre-révolutionnaire de Burke, eussent couvert d’un nuage d’impopularité jusqu’à la bonne vieille cause, celle pour laquelle Hampden est mort au champ d’honneur, et Sydney sur l’échafaud. L’opinion était muette en Écosse, ou plutôt celle qui répondait au torysme gouvernemental se faisait seule entendre. Un des plus influens et des moins dignes collègues de M. Pitt, Dundas ou lord Melville, pesait de tout le poids de sa puissance sur ce pays qui était le sien ; il veillait avec une sollicitude jalouse à la compression du moindre soupir de l’esprit de réforme et de nouveauté, et dans l’ordre intellectuel, le pédantisme oppressif des doctrines épiscopales, dont lord Eldon rendit la chancellerie l’inquisitorial instrument, avait accrédité partout une sorte de cant superstitieux et servile qui laissait douter si l’on était encore dans l’île de Bacon, de Locke et de Shaftesbury. Malgré la soumission générale de l’Écosse, les sociétés populaires qui essayaient d’infuser le jacobinisme dans le sang des vieux Bretons avaient réussi à provoquer à Édimbourg la tenue d’une convention générale des amis du peuple, qui entra en collision avec la magistrature. La sédition et la répression ne valaient guère mieux l’une que l’autre, et des procès odieusement conduits suscitèrent l’indignation de Fox et d’Erskine. La peine capitale punit de simples correspondances qualifiées d’attentats révolutionnaires. L’opinion intimidée céda sans résistance, mais sans conviction. On conçoit dans quelle gêne morale devait vivre toute cette spirituelle jeunesse, réduite à exhaler dans les réunions privées toutes les réflexions, toutes les aspirations généreuses qui l’animaient. Ils voyaient insultées ou persécutées les croyances auxquelles leur raison vouait par avance leur vie, ils n’apercevaient au loin aucun phare dont la pâle lueur indiquât au moins le terme de cette navigation sur un morne océan par un ciel obscur, et en effet presque tout le premier quart de ce siècle devait s’écouler avant que l’Angleterre, rendue à elle-même, fût remise sous un meilleur génie.

Heureusement ils avaient la foi, et la jeunesse a toujours l’espérance. « Jamais je n’oublierai, écrit Sydney Smith, les heureux jours passés alors au milieu d’affreuses odeurs, d’accens barbares, de mauvais soupers et des intelligences les plus éclairées et les mieux cultivées. » Ces mots nous transportent dans le quartier de l’université, à l’ouest de la vieille ville d’Edimbourg, non loin de cette Canongate qui réunit le pittoresque et la malpropreté du moyen âge. C’est au huitième ou neuvième étage d’une maison du voisinage, dans Buccleugh-Place, qu’un jour que les jeunes amis étaient réunis chez Jeffrey, Sydney Smith leur proposa de fonder une revue. Ainsi naquit la Revue d’Edimbourg (1802).

L’histoire de cet important recueil mériterait d’être écrite, et il serait difficile d’exposer complètement tout ce que la Grande-Bretagne doit à cet ouvrage d’abord, puis à quelques autres qui l’ont imité, en saines idées, en connaissances solides, en utile mouvement d’esprit. Nous tenions à rappeler seulement que ce fut la main de l’Écosse qui alluma ce flambeau. Jeffrey fut le rédacteur en chef de la revue naissante, et il y gagna la réputation du premier critique de l’Angleterre. Smith, Horner, Allen, Murray, Brougham furent les actifs collaborateurs de la fondation ; Scott lui-même écrivit quelques articles, et, malgré des dissidences graves et persévérantes, la Revue d’Édimbourg resta toujours amie de l’auteur de Waverley[1]. Les bons rapports furent tels que, même après la fondation de la Revue, Scott eut l’idée de créer une nouvelle société littéraire, le Club du Vendredi, où les jeunes rédacteurs siégèrent près de lui et d’Archibald Alison, l’auteur de l’Essai sur le Goût, d’Henri Mackensie, connu en France par d’agréables romans, de Playfair et Robison, savans qui écrivaient bien, de Malcolm Laing l’historien, de Campbell le poète, et de James Abercrombie, qui a été orateur de la chambre des communes, aujourd’hui lord Dunferline. La période illustrée par les romans de Walter Scott et par la série des vingt cinq premières années de la Revue, condamnée alors à l’opposition, serait assurément l’ère d’épanouissement et de fécondité brillante du génie écossais.

Mais la philosophie nous rappelle, et nous revenons à Dugald Stewart, qui était aussi du Club du Vendredi. Par sa conversation remarquable, par la variété de ses connaissances et de ses goûts, il tenait tête à tous ces genres d’esprit. L’homme qui à l’université avait tour à tour remplacé Dalzell pour l’enseignement du grec, Playfair pour les mathématiques, Robison pour la philosophie naturelle, Finlaison pour la logique, et le successeur de Blair pour les belles-lettres, celui qui joignait à son cours de philosophie morale un cours d’économie politique, était comme le patriarche de toute la tribu académique d’Edimbourg.

Dans les premiers temps de la Revue, on remarqua un article important sur la philosophie de Kant, sujet alors si nouveau. C’était l’ouvrage d’un élève de Stewart, Thomas Brown, qui avait débuté par un écrit remarqué contre la Zoonomie de Darwin. Ses goûts l’éloignaient de la médecine, dont il avait fait sa profession ; ses opinions libres et résolues I’éloignaient du parti de l’église. Quoique Stewart apportât beaucoup de mesure dans l’expression des siennes, et que, songeant avant tout à la tranquillité de sa vieillesse, il se fît quelquefois accuser de timidité par Sydney Smith, il n’en jeta pas moins les yeux sur Brown pour le suppléer, lorsqu’en 1808 il cessa de professer. L’enseignement de Brown, que le clergé avait admis avec inquiétude, eut beaucoup d’éclat. En politique comme en philosophie, il se piquait peu de ménagement ; mais il avait un esprit original et pénétrant, une subtilité prompte qui n’hésitait pas, et donnait au moment même les solutions les plus difficiles en paraissant tout simplifier. Il ne se crut pas tenu à une scrupuleuse fidélité envers l’école de Reid ; il rentra sur le terrain défendu du scepticisme, et Stewart, en respectant la liberté de la chaire, ne put cependant contenir l’expression de son mécontentement. Brown resta toutefois professeur tant qu’il le voulut, et il ne cessa d’enseigner qu’en 1818. Il mourut deux ans après. Ses leçons ont été recueillies, et elles mériteraient d’être soumises à l’examen de la critique française. Voici du reste comme en parle Sydney Smith : « Thomas Brown était de mes amis intimes… C’était un poète des lacs, un métaphysicien profond, et un des hommes les plus vertueux qui aient vécu. Comme métaphysicien, Stewart était un conteur de babioles auprès de lui. Brown avait un talent réel pour la chose. »

Après la mort de Brown, qui appartenait au parti libéral assez avancé, la politique opposée voulut s’emparer d’un enseignement que ses tendances sceptiques avaient un peu compromis. Néanmoins M. William Hamilton, qui était alors professeur d’histoire générale, se mit sur les rangs pour la chaire vacante. Quoiqu’il eût encore peu écrit sur les matières philosophiques, la nature de son esprit aurait dû le désigner au choix de juges un peu clairvoyans ; mais John Wilson était porté par un parti puissant. Il s’était essayé avec succès dans les genres les plus divers. Poète, romancier, critique, il n’a été médiocre en rien, mais critique meilleur cependant que poète ou romancier. Les Épreuves de Marguerite Lindsay sont, je crois, le seul de ses ouvrages que l’on connaisse en France. Il a montré dans le Blackwood Magasine, sous le nom de Christophe North, le talent de mêler l’analyse à l’imagination, et cette verve humoristique tant prisée des Anglais. À ce dernier titre, il est éminent ; mais on peut douter que son esprit eût la méthode et la vigueur, la sévérité et l’indépendance, sans lesquelles il n’y a pas de philosophie. Ses opinions l’enchaînaient au torysme le plus absolu, et de bons juges lui ont reproché de transformer la foi religieuse en superstition. Cependant la hardiesse même de l’enseignement de Brown et l’intolérance de l’esprit conservateur, qui touchait à son déclin, servirent l’ambition de Wilson. Dugald Stewart, qui favorisait la candidature de M. Hamilton, résigna l’emploi dont il était resté titulaire, et Wilson lui succéda. « J’en suis affligé, écrivait Sydney Smith à Jeffrey. Si Walter Scott peut réussir à nommer un successeur à Reid et à Stewart, c’est la fin de l’université d’Édimbourg. Vos professeurs vont passer au nombre de ceux qui se disputent le prix dans cette course universelle de la bassesse et de la complaisance pour le pouvoir. »

Il n’y a pas deux ans que l’Écosse a perdu Wilson. Ses œuvres paraissent aujourd’hui, recueillies par son gendre, M. Ferrier, qui est lui-même professeur de philosophie. Nous apprendrons à connaître sa doctrine, et sans le placer, comme quelques-uns, au rang des premières gloires de son pays, on peut dire qu’il est un digne membre de cette génération brillante dont nous avons cité les principaux noms. Stewart est mort en 1828, presque à la veille du jour où la réforme devait ouvrir à la Grande-Bretagne une ère nouvelle. Cette heureuse révolution fut, comme presque toutes les révolutions politiques, peu favorable à la littérature, et surtout à celle de l’Écosse. Une partie de ses hommes distingués émigrèrent aux fonctions publiques. Le grand juge de la critique devint juge pour tout de bon, en robe et en perruque, sous le nom de lord Jeffrey. D’ailleurs, depuis bien longtemps, les rédacteurs de la Revue d’Édimbourg, à l’exemple de Brougham et de Horner, avaient abandonné le nord, et ce recueil n’était plus écossais que par son titre. Le mouvement de la civilisation générale, les lois qui ont fait participer plus réellement l’Écosse au gouvernement parlementaire, l’établissement des chemins de fer, ces fléaux de toute diversité locale, la prépondérance croissante de la métropole, peut-être aussi quelques causes morales qu’il serait plus difficile d’apprécier, ont contribué à diminuer l’intensité du mouvement intellectuel dont Édimbourg était le siège. Il y a toujours d’excellentes universités en Écosse. Elles sont toujours richement pourvues de moyens d’instruction, et les chaires se sont multipliées, ainsi que les bibliothèques, les musées, les collections scientifiques. Lorsqu’on se promène dans l’Athènes du nord, des monumens nombreux, ceux surtout qui s’élèvent en pleine cité, à la mémoire de Scott, de Stewart, de Playfair, rappellent à chaque instant qu’on marche sur une terre de savoir et d’intelligence, et la presse locale n’est pas devenue oisive. On peut encore rencontrer parmi les avocats, les médecins, les professeurs qui composent l’aristocratie d’Édimbourg, toutes les ressources morales d’une société d’élite ; mais le mouvement est ralenti, l’éclat est affaibli, et les yeux de l’Angleterre ne se tournent plus de ce côté pour chercher une école originale dont on soit fier d’avoir entendu les leçons. Tout n’est pas dommage dans cette situation nouvelle. Elle peut venir en partie de ce que l’esprit que représentait Édimbourg il y a cinquante ans s’est généralisé. La Revue d’Édimbourg a gagné sa cause, et la glorieuse popularité du talent de Macaulay appartient à toute la Grande-Bretagne.


V

Sir William Hamilton est du petit nombre des hommes supérieurs qui n’ont pas cessé d’être tout écossais. Il occupe encore la chaire de logique et de métaphysique pour laquelle il a quitté en 1836 celle d’histoire générale, et dont il a fait la vraie chaire de philosophie de l’université. C’est de lui qu’il nous reste à parler.

L’enseignement philosophique n’est point abandonné d’ailleurs. À Édimbourg, auprès de sir William Hamilton, M. Mac-Dougal occupe la chaire de philosophie morale illustrée par Ferguson, Stewart, Brown et Wilson. À Aberdeen, la même chaire est remplie par M. Hercules Scott, et M. William Martin est chargé du cours du collège Marischal. À Glasgow, c’est à M. William Fleming que cet enseignement est confié, et M. Robert Buchanan professe la logique avec la rhétorique. À l’université de Saint-André, au collège du Saint-Sauveur, dont sir David Brewster est principal, M. W. Spalding est professeur de logique, de rhétorique et de métaphysique, et M. Ferrier, de philosophie morale et d’économie politique. Il paraît assez souvent en Écosse des ouvrages qui prouvent que la science n’est pas abandonnée, et cette année même M. Ferrier a publié des Institutes de Métaphysique[2] dont nous aurons peut-être quelques mots à dire.

La philosophie de sir William Hamilton (car cette expression commence à être reçue, et nous l’avons lue au titre d’un ouvrage américain) est toute fragmentaire. Il n’a publié que quelques dissertations, la plupart dans la Revue d’Édimbourg, et elles ont même été recueillies pour la première fois par un traducteur français. M. Peisse a, comme on sait, donné en 1841 un volume excellent, sous le titre de Fragmens de philosophie, par W. Hamilton, et ce recueil, illustré par une introduction digne du reste, est peut-être ce qui a le plus contribué à faire connaître le nom de Hamilton hors du cercle assez étroit où la science est cultivée sérieusement. Depuis lors le savant professeur a lui-même recueilli, revu et annoté ces essais divers dans ses Discussions sur la philosophie, imprimées à Londres, et qui ont eu deux éditions (1852 et 1853). Six ans auparavant il avait donné une édition complète et compacte de Reid, en l’enrichissant de courtes et nombreuses notes, et d’un appendice comprenant sept mémoires sur des questions spéciales. Ce sont là les pièces sur lesquelles jusqu’ici il doit être jugé. Il publie bien en ce moment les œuvres complètes de Dugald Stewart, mais jusqu’à présent il y a mis peu du sien, et s’est borné aux fonctions d’un éditeur attentif. Les articles de la Revue d’Édimbourg et l’appendice de Reid, voilà donc où il faut chercher la philosophie de sir William Hamilton. Il professait le droit et l’histoire à l’université d’Édimbourg lorsque son collègue, M. Napier, qui venait de remplacer Jeffrey à la direction de la Revue, le pria instamment d’examiner dans ce recueil les leçons que M. Cousin donnait en 1828, et qui venaient d’être publiées. La compétence de M. Hamilton pour traiter de pareils sujets était bien établie, quoiqu’il eût échoué dans sa juste prétention de succéder à Brown devant la candidature plus politique et plus ecclésiastique que philosophique de John Wilson. Il écrivit donc l’article qu’on lui demandait ; ce morceau fut remarqué, et dans son livre il ouvre la série de ses essais philosophiques. Nous ne dissimulerons pas qu’il attaque un point important de la doctrine qu’il analyse. M. Cousin a rendu trop souvent un noble hommage à son habile critique pour qu’il soit embarrassant de rappeler leurs dissidences. Notre illustre maître a même fait des efforts personnels et employé sa juste autorité dans la science pour contribuer à la nomination de M. Hamilton, en 1836, comme titulaire de la chaire de métaphysique et de logique qu’il remplit aujourd’hui. Et celui-ci, qui lui a dédié son édition de Reid, a écrit en réimprimant son article : « M. Cousin est un philosophe pour le caractère et le génie duquel j’avais dès-lors la plus vive admiration, — une admiration que chacune des années qui se sont succédé n’a fait qu’augmenter, justifier, confirmer. Et en parlant ainsi, je n’ai besoin de faire aucune réserve, car j’admire même quand je diffère, et lors même que par hypothèse les spéculations de M. Cousin seraient complètement abolies, il lui resterait l’honneur de faire plus par lui-même, et d’aider les autres à plus faire pour la cause d’une philosophie éclairée qu’aucun homme vivant en France, — je pourrais dire en Europe. » Nous ne discuterons pas le point controversé entre les deux savans contradicteurs. Nous dirons seulement que M. Hamilton, croyant retrouver dans une théorie de M. Cousin sur la conception positive de l’absolu et de l’infini par la raison pure quelque chose du principe de l’intuition intellectuelle de Schelling, s’est efforcé d’établir, par une critique très claire et très serrée, que rien d’inconditionnel, et par conséquent d’absolu et d’infini, ne peut être ni connu ni conçu, et que l’esprit ne saurait s’approprier, sous cette forme qu’on appelle la connaissance, autre chose que le relatif et le limité, la pensée même étant l’acte d’une détermination, et la détermination étant incompatible avec l’absolu et l’infini. Cette doctrine, qui entraînait une critique des idées de la secte éléatique et des écoles alexandrines dans l’antiquité, et de presque toute la philosophie allemande chez les modernes, peut invoquer en sa faveur l’esprit général du péripatétisme et quelques passages d’Aristote ; mais à coup sûr elle n’eût point été désavouée par Reid, et elle plaçait sur-le-champ l’auteur à la tête des interprètes les plus fidèles et les plus pénétrans de la philosophie écossaise. Cette philosophie est très persuasive ; elle se fonde sur l’observation, et elle observe d’une manière si attentive et si consciencieuse qu’il est difficile de lui résister ; mais son analyse n’est pas toujours assez rigoureuse, ni son langage assez exact. Elle ne suit pas toujours avec assez de persistance le fil logique de ses principes, et surtout elle n’entre pas assez avant dans les systèmes qu’elle écarte pour donner à ses sentences d’exclusion une suffisante autorité. Elle ne juge pas la philosophie en pleine connaissance de cause. Dès le premier écrit de sir William Hamilton, il fut évident que ces défauts de son école, et de Reid en particulier, n’étaient pas les siens. Il venait rendre, ou tâcher de rendre à l’une et à l’autre ce qui leur manquait. Certainement aucun philosophe vivant ne sait mieux ce dont il parle.

En réimprimant son article sur ce qu’il nomme la philosophie de l’inconditionnel, il l’a développé, non plus dans le sens critique, mais dans le sens dogmatique, par une dissertation plus importante que l’article même sur le système des conditions du pensable, je traduis littéralement. On comprend que c’est l’examen de cette question : à quelles conditions pouvons-nous penser une chose, ou une chose peut-elle être pensée ? La double condition de toute pensée affirmative ou négative est, selon l’auteur, que la chose n’implique pas contradiction et qu’elle soit relative. La première condition est absolue, elle doit être remplie pour que la chose soit ; la seconde est plutôt relative à nous, elle doit être remplie pour que la chose soit pensée. Et par suite, en indiquant les diverses espèces de relativité, ou plutôt sous combien de rapports une chose peut être connue ou conçue, il est amené à dresser à son tour sa table des catégories. Le point fondamental sur lequel il insiste, c’est que l’esprit humain étant limité, sa pensée l’est aussi, et la limitation devient une condition nécessaire de tout ce qu’il pense. À l’appui de cette doctrine de notre propre limitation intellectuelle, de cette science des bornes de la science, de cette ignorance savante (learned ignorance), comme il l’appelle, il cite une série imposante d’autorités, et s’attache à établir une circonstance qu’il regarde en général comme un des caractères de toute vérité, c’est que l’opinion qu’il soutient a été celle de la totalité ou de la grande majorité des philosophes, quoique tous n’en aient pas toujours avoué tous les termes, ni saisi le véritable sens ainsi que les justes conséquences. Il cherché moins à découvrir qu’à mieux comprendre et à mieux expliquer, car de cette limitation de notre intelligence, il suit que l’illimité étant hors de sa connaissance, la cause infinie, la cause éternelle ne peut être l’objet d’aucune connaissance positive ou proprement dite, et comme parle saint Augustin, cognoscendo ignoratur et ignorando cognoscitur. C’est ce qui ressort d’une dissertation sur la notion de cause et sur les diverses théories auxquelles cette notion a donné naissance. La vraie théorie d’après l’auteur, c’est que l’intelligence ne peut rien concevoir que sous la condition d’une existence relative dans le temps, que nous ne pouvons par conséquent concevoir ni le commencement absolu ni la fin absolue, d’où résulte nécessairement l’idée d’une connexion entre les choses qui se succèdent, ou le rapport de cause et d’effet. Aussi la cause créatrice elle-même n’est-elle conçue que comme une puissance telle que, par le fiat qui émane d’elle, l’existence du monde fait une évolution de la possibilité à l’actualité. En tout, l’acte de la création nous apparaît surtout comme un acte de volonté ; la transition du néant à l’être est en soi incompréhensible. De cette philosophie circonspecte et réservée, un élève de Kant aurait déduit le scepticisme ; un disciple de Reid conclut au contraire la certitude, qui n’est pour lui que la foi dans notre raison telle qu’elle est faite.

C’est ce que sir William Hamilton appelle avec beaucoup de justesse un réalisme naturel. Reid, qu’on en peut regarder comme le plus habile promoteur, a pensé que l’autorité de nos croyances primitives n’avait été affaiblie que par l’impossibilité prétendue où s’étaient trouvés les philosophes d’admettre que l’esprit pût, même dans la sensation, percevoir les objets. Suivant Reid, ils ont imaginé que l’œuvre de la sensation était de produire en nous une image qui seule était perçue par l’esprit, et cette théorie des idées intermédiaires entre l’objet de la sensation externe et la connaissance indirecte de cet objet lui a paru l’erreur fondamentale de toute la philosophie. C’est à la retrouver dans les divers systèmes qu’il a destiné toutes ses recherches ; c’est à la combattre qu’il a consacré tous ses soins ; c’est à la vaincre qu’il a attaché sa gloire. Or le docteur Brown, bien qu’élève et successeur de Stewart, a prétendu que Reid et Stewart après lui avaient prêté aux philosophes une opinion qui n’était pas la leur, et qu’en établissant la doctrine de la perception, c’est-à-dire en soutenant avec le vulgaire, ou plutôt avec le genre humain, que les sens nous mettent en rapport avec la réalité, et que nous connaissons des choses en percevant les objets ou leurs qualités, ils avaient eux-mêmes restauré le doute qu’ils prétendaient détruire, et ramené l’incertitude au cœur de la connaissance humaine. Dans une Revue d’Édimbourg de 1830, à propos de la traduction de Reid par Jouffroy, sir William Hamilton a entrepris la défense du fondateur de l’école écossaise, et avec une grande supériorité dans l’intelligence des citations et dans l’analyse dialectique des théories, il paraît avoir convaincu le docteur Brown d’une double inexactitude, pour employer le terme le plus faible. En l’attaquant sur une question, il a réussi à ébranler son crédit sur toutes les autres. Nous avons vu que le prestige de Brown avait d’abord séduit les rédacteurs de la Revue, et à quelle hauteur le plaçait un juge aussi autorisé que Sydney Smith. Hamilton ne cache pas l’intention de ramener Brown à un rang philosophique beaucoup plus modeste, et nous ne pouvons disconvenir que sur les points débattus il n’ait parlé en maître, et porté une grave atteinte à l’autorité du prétendu vainqueur de Reid et de Stewart.

Ainsi il demeure vrai aux yeux de sir William, et sur ce point nous accédons volontiers à son avis, que les philosophes en général, lorsqu’ils n’ont pas été ouvertement et systématiquement sceptiques, ont souvent livré des positions au scepticisme, en soutenant soit que l’esprit, étant hétérogène à la matière, n’en pouvait prendre aucune connaissance, soit au moins que, ne la pouvant connaître immédiatement, il ne connaissait des objets qu’une représentation donnée dans la sensation, ou à lui transmise par la sensation. Il reste vrai qu’en élevant une difficulté inconnue du reste des hommes, en supposant une contradiction ou une impossibilité qui ne nous vient pas naturellement en tête, on a infirmé dans son origine la foi due à nos facultés, et constitué une sorte d’opposition entre les croyances primitives et involontaires de l’humanité et les démonstrations réfléchies de la science, ruinant ainsi le premier fondement de toute certitude, l’accord de l’intelligence avec elle-même. Le caractère et le mérite de la philosophie écossaise est donc d’avoir constaté cet accord comme un fait et relevé ce fait à la hauteur d’un principe. Il ne s’ensuit point toutefois que Reid, le fondateur de l’école, ait également réussi dans toutes les parties de sa doctrine, qu’il n’ait pas porté sur ses prédécesseurs des jugemens superficiels ou trop absolus, qu’il n’ait pas méconnu tantôt les difficultés des problèmes, tantôt les conséquences de ses solutions. La philosophie moderne a jusqu’à nos jours rendu peu de justice au passé. Les systèmes et leur histoire lui servant peu, elle s’est dispensée de les bien connaître, et quelques-uns des maîtres de la science ont été des ignorans pleins de génie. Leibnitz, le plus savant de tous, avait plutôt une vue juste qu’une connaissance exacte de l’antiquité, et il y aurait péril à juger les anciens ou le moyen âge sur la parole de Bacon ou de Descartes, de Locke ou de Kant. Reid, sous ce rapport, ne différait guère de ses devanciers, et, dans sa revue générale des systèmes métaphysiques, il y aurait à signaler plus d’une appréciation hasardée, parfois même de singulières méprises. C’est pourquoi sir William Hamilton, en publiant son édition de Reid, qui malheureusement n’est pas terminée, du moins quant aux additions qu’il y a faites, a rendu un grand service à la philosophie. Ses notes et ses dissertations supplémentaires ne peuvent désormais être séparées des monumens authentiques de la philosophie écossaise. Ainsi Reid avait répété qu’il dirigeait ses recherches d’après les principes du sens commun, et par suite on a souvent en Allemagne tenté d’établir un antagonisme entre le sens commun et la science. Sir William Hamilton, dans un premier mémoire, accepte pour sa doctrine le titre de philosophie du sens commun ; mais il détermine avec soin la signification et la valeur de cette expression, surtout il prouve que pour qui ne tombe pas dans le cercle vicieux des pyrrhoniens, l’argument du sens commun est parfaitement valable, irréfragable même, et peut s’élever à la valeur d’un principe scientifique. Dans une revue très intéressante de tous les philosophes connus, ou même peu connus, il montre sous combien de formes diverses les lois générales de la croyance humaine ont été acceptées pour les meilleurs titres de tout savoir et de toute vérité. De même Reid, en donnant une théorie généralement juste de la perception, a vu dans l’invention des images intermédiaires un si grand danger pour la raison, qu’il a nié l’existence de toute connaissance représentative, au point de donner, ou peu s’en faut, la même définition de la perception et de la mémoire. Dans deux dissertations consécutives, sir William reprend l’analyse des opérations de l’âme ; il arrive à distinguer une connaissance immédiate ou présentative, et une connaissance médiate ou représentative. Dans la première, l’objet connu et l’objet existant ne sont qu’un seul et même objet ; la perception externe est intuitive aussi bien que la perception interne ou la conscience du moi, et l’on ne peut soutenir que l’objet donné par le souvenir ne soit ou ne puisse pas être différent de l’objet réel dont la perception s’est gravée dans la mémoire. Toutes ces distinctions sont négligées par Reid, et cependant elles paraissent fondamentales à son commentateur. La perception, selon lui, n’est pas une conclusion tirée, par une sorte de raisonnement aveugle qu’on appelle instinct, d’une sensation qui la précède. La sensation est par un côté, par celui du dehors, une affection externe ; par le côté du dedans, c’est l’opération interne par laquelle nous avons connaissance de cette affection, ou nous nous sentons sentir. La perception est l’objet perçu. L’objet est perçu dans certaines de ses qualités qui en sont les véritables qualités primaires ; les secondaires sont données par la sensation. Je ne fais qu’énoncer brièvement ces idées que l’auteur développe avec une exactitude subtile et méthodique, et c’est dans l’analyse qui les justifie qu’en résident toute la force et tout le prix. Cette suite de recherches aboutit à deux notes ou mémoires, dont l’un est une histoire des opinions touchant le principe de l’association des idées, et l’autre le début d’une théorie de cette association, ou en général du pouvoir de reproduction dont l’esprit est doué. Voilà malheureusement douze ans que les quatre premières pages de cette dernière note sont seules imprimées, et ce desideratum est le seul défaut d’une édition de Reid, à laquelle sir William Hamilton est parvenu à donner le mérite d’un ouvrage original.


VI

On doit entrevoir dans cette esquisse que, tout détachés que sont les fragmens où il a consigné ses vues, les questions qu’il traite sont d’un tel ordre et offrent entre elles une telle liaison, que la série de ses solutions peut former un système de philosophie élémentaire d’après les principes de l’école écossaise. La manière de l’auteur est assez scientifique pour qu’on pût réunir par un fil continu toutes les parties séparées de sa doctrine. Cependant on donnerait de son mérite philosophique une idée incomplète, et certainement on lui ferait une injustice dont il ne manquerait pas de se plaindre si l’on ne mentionnait encore d’autres travaux dans lesquels il ne s’est trouvé sur le chemin ni de Reid ni de Stewart. Je ne veux parler ni d’un excellent essai sur l’étude des mathématiques, ni de ses différens articles qui intéressent l’histoire de la littérature et des sciences, ni enfin de ses travaux importans sur l’éducation publique et la réforme des universités anglaises ; mais n’oublions pas qu’il est professeur de logique. La logique est tenue dans l’enseignement fort séparée de la philosophie morale, et quoique Reid ait fait pour lord Kames une analyse de l’Organon d’Aristote, travail qui paraissait intéressant il y a quarante ans et qu’aujourd’hui, grâce à M. Barthélémy Saint-Hilaire, nous trouvons superficiel, ce n’est point à l’école de Reid que sir William a puisé ses vues sur cette partie curieuse de la science de l’entendement humain. Il est par la nature de son esprit singulièrement propre à l’exposer et à l’approfondir. Parmi les preuves qu’il donne d’une étude sérieuse de toutes les philosophies, on distingue une connaissance peu commune des scolastiques et surtout du maître des scolastiques, peut-être le sien. S’il est en effet un chef d’école dont il aime à invoquer l’autorité et dont il se soit particulièrement approprié la pensée, c’est Aristote, et il l’avoue même une fois, c’est pour lui le prince des philosophes. Aussi ne néglige-t-il aucune occasion de le citer ; il l’entend comme il faut l’entendre, et il l’a maintes fois vengé, en restituant ses pensées et ses expressions, des injures dont la philosophie moderne, enhardie par les brutalités de Bacon et les dédains de Descartes, a trop longtemps chargé le précepteur d’Alexandre. Sir William est encore plus pénétré d’Aristote que de Platon, et c’est la meilleure préparation pour traiter la logique non-seulement avec justesse, mais même avec originalité. L’Organon est un ouvrage prodigieux qui non-seulement a créé une science tout entière, mais où tous les points auxquels cette science peut atteindre sont touchés au moins en passant, et rien en logique ne se découvrira qui n’y soit indiqué.

Mais ici nous éprouvons quelques scrupules. Sir William Hamilton dit plusieurs fois que ses articles de philosophie dans la Revue d’Édimbourg intéressaient fort peu le public anglais. À plus forte raison devons-nous craindre que nos observations ne soient insipides pour le plus grand nombre des lecteurs. Et la logique en particulier, cette science toute scolastique, comment en parler sans un pédantisme fastidieux ? Cependant notre auteur a consacré à cette science beaucoup de temps et de travail. Personne ne la sait comme lui, hors son traducteur, M. Peisse. Il croit même lui avoir fait faire un progrès en découvrant une erreur dans Aristote. Nous sommes donc tenu envers lui à dire de tout cela quelque chose. Acquittons-nous de ce devoir ; mais qu’il nous en sache gré, car il n’est pas sûr que le lecteur nous le pardonne.

Les scolastiques ont peut-être abusé de la logique ; mais, quoi qu’on en dise, ils l’ont parfaitement sue, et l’on peut trouver dans la littérature antérieure au XVIIe siècle des traités excellens qui en portent témoignage. Les Écossais en particulier ont réussi dans la logique, et il y a eu un temps où l’on tenait à honneur d’en faire venir d’Écosse des professeurs pour les universités d’Europe. Cependant cette étude a peu à peu dégénéré dans les trois royaumes, et depuis environ deux siècles on citerait difficilement dans cette matière un ouvrage en anglais d’un mérite supérieur. Il y a quelque temps, l’université d’Oxford a paru se réveiller de son sommeil, et quelques essais dus à plusieurs de ses membres ont témoigné d’une sorte de renaissance logique ; mais ces tentatives estimables ont montré en même temps combien on avait de pas à faire pour regagner le terrain perdu et pour atteindre seulement à une saine interprétation d’Aristote. Sir William Hamilton a fait une critique sévère et motivée des auteurs qui ont, il y a vingt ans, essayé de relever la logique d’un long discrédit, et parmi eux il se rencontre des noms tels que ceux de Whately et de Hampden, qui sont aujourd’hui l’honneur de l’épiscopat anglican. Nous noterons avec eux M. Cornewall Lewis, qui n’est pas autre que le chancelier actuel de l’échiquier, et nous aurions à nommer bien d’autres écrivains qui, depuis le premier article de sir William, sont venus s’ajouter à ceux qu’il a critiqués, notamment l’économiste M. Stuart Mill, si bien apprécié dans ce recueil par mon habile confrère M. Louis Reybaud ; mais ce serait une revue sans fin, et je dois me borner à des généralités. Contrairement à quelques-uns de ces écrivains, sir William Hamilton définit la logique la science des lois formelles, non du raisonnement, mais de la pensée. Cependant, malgré cette définition, qui semble reculer les limites de la science, il entend la réduire tellement à ce qu’on pourrait appeler une procédure de la raison, qu’il ne souffre pas que le logicien s’avise d’aucune question intéressant la vérité ou la fausseté des propositions ou des conclusions du raisonnement, et il cherche querelle à Aristote pour avoir réuni ses catégories à l’Organon et traité de la modalité des propositions et syllogismes, c’est-à-dire de la distinction entre les propositions et syllogismes nécessaires et contingens, vrais et faux, etc. C’est, au jugement de sir William, confondre la métaphysique avec la logique, et celle-ci doit sévèrement s’abstenir de passer de la forme au fond de la pensée. C’est, selon nous, exiger un effort d’abstraction bien difficile, et qui, si l’on pouvait tenir la gageure de le pousser jusqu’au bout, attirerait sur le logicien une partie des reproches qu’on adresse avec exagération aux scolastiques, accusés en général d’avoir enseigné l’art d’être raisonneur et non pas raisonnable. Nous aurions grand’peine à tenir pour complet un traité de logique où l’on n’examinerait aucunement quel est le légitime emploi du raisonnement et à quelles conditions il est, non pas régulier, mais valable, quels sont enfin les rapports de la dialectique avec la vérité. Je vais plus loin, on ne saurait, si l’on ne veut s’exposer à des objections de sens commun fort embarrassantes, donner la théorie du syllogisme sans traiter de l’invention des principes et des règles de la définition, je parle de principes justes et de définition légitime, car à quoi bon chercher le secret de poser de faux principes et l’art de mal définir ? Et je ne crois pas possible de rien dire de satisfaisant sur ce double sujet, si l’on ne sort pas de l’étroite sphère des formes logiques, pour s’enquérir un peu de la matière des propositions et du raisonnement, et pour empiéter ou paraître empiéter sur le terrain de la métaphysique et de la psychologie. Après tout, la logique a été trouvée dans l’esprit humain, et par là elle est d’origine psychologique. Les lois de la pensée ont pour but d’obtenir la connaissance des choses, et par là elles offrent un objet d’études qui confine à la métaphysique. Comme il existe une certaine correspondance entre la réalité extérieure et la raison humaine, on ne saurait guère étudier ou décrire la seconde sans au moins paraître observer la première, et c’est pourquoi les mots d’existence, d’essence, de genre, d’espèce, se retrouvent forcément dans la logique, quoiqu’on s’y prescrive de les prendre abstraitement et en dehors de toute vue ontologique. Aussi ne trouvé-je pas étrange que Porphyre ait jugé nécessaire de joindre son introduction à l’Organon, et qu’Aristote ou ses plus anciens éditeurs en aient regardé les catégories comme la première partie. Les catégories peuvent être considérées tour à tour comme des manières de penser et comme les conditions des choses. C’est sous le premier point de vue, j’en demande pardon à sir William Hamilton, qu’elles me semblent présentées dans la Logique d’Aristote. C’est sous le second qu’elles sont envisagées dans sa Métaphysique, où elles se retrouvent et où elles devaient se retrouver. Ce serait réduire singulièrement la logique que d’en faire une algèbre du syllogisme, conçue en dehors de l’esprit humain et de la nature des choses, sans indiquer le moins du monde ni à quoi elle peut servir, ni comment on s’en sert, ni comment on doit s’en servir, et nous absolvons très volontiers Aristote du reproche d’avoir traité successivement de la forme et de la matière de la science, ou pour mieux dire de la logique et de ses applications. La logique n’a été que trop souvent séparée de la raison. Il n’en faut pas donner l’exemple au moment même où on l’enseigne. Pour parler à sir William Hamilton un langage qu’il sait mieux que nous, le λόγος doit rester la substance du λογισμός.

Ceci soit dit sans entendre déprécier la rare sagacité qu’il faut pour exposer seulement, et surtout pour rectifier avec certitude les lois abstraites que suit la pensée dans ses procédés nécessaires. Sir William est éminent dans ce double travail, et son enseignement comme professeur de logique aura produit un effet bien inattendu dans notre siècle, un mouvement dans une science immobile. Il me serait tout à fait impossible, sans un appareil de scolastique « à faire peur aux gens, » d’expliquer comment il a été amené à penser, contre l’avis d’Aristote, que le prédicat, dans les propositions tant affirmatives que négatives, n’était point exclusivement de telle ou telle quantité, ou pouvait être formellement soit universel, soit particulier, comment, en réfléchissant sur la nature intime du syllogisme, il croit être parvenu à en simplifier la théorie, à construire une nouvelle analytique des formes logiques, et à concevoir une notation relativement simple, un diagramme qui les représente à l’œil par des lignes géométriques. Ces nouveautés, enseignées dans ses cours dès 1840 au plus tard, et qu’il a annoncées en 1846 dans un prospectus, ont été peu après publiées ou discutées par M. Thompson dans son Esquisse des Lois de la pensée, et surtout par M. Baynes dans son Essai sur une analytique nouvelle (1850). On les retrouve exposées et défendues dans quelques notes, et surtout dans un appendice que sir William Hamilton a joint à ses Discussions de philosophie. Avant cette dernière publication, M. De Morgan, professeur de mathématiques à l’université de Londres, et qui occupe un rang très distingué dans la science, avait lu à la société philosophique de Cambridge, et plus tard inséré dans les Transactions philosophiques qu’elle publie, un mémoire sur les symboles logiques et la théorie du syllogisme, où il critiquait les idées de sir William, auxquelles il opposait les siennes. Sir William a sur-le-champ répondu par une longue lettre à l’Athenœum, où il se défend et rend critique pour critique. Cette lettre est insérée dans son livre, et accompagnée d’un commentaire étendu qui achève de faire connaître ses réformes en logique. Rien ne serait plus facile que de condenser tous ces fragmens et d’en faire un traité méthodique ; mais ce n’est pas le goût de sir William Hamilton que de rien finir : il aime mieux la controverse, et un double intérêt s’attachait à celle-ci. Il faut savoir que, tandis qu’Oxford a essayé de ranimer l’étude de la logique, Cambridge, qui se souvient d’avoir été le berceau de Newton, Cambridge, sous l’influence de M. Whewell, qui a commencé par les mathématiques sa carrière aujourd’hui philosophique, tend à substituer, comme discipline et comme gymnastique de la raison, les mathématiques à la logique, et sir William Hamilton a fortement attaqué, attaqué sans ménagement, et avec sa rigueur ordinaire, cette prétention offensante pour la science qu’il professe. La guerre est ouverte entre lui et les géomètres, et il y a de chaque côté peu de disposition à l’indulgence. On conteste à sir William tantôt la justesse, tantôt la nouveauté de ses vues, et lui, avec la sûreté d’une érudition sans rivale en ces matières, avec la sévérité un peu minutieuse de sa dialectique, il accuse ses adversaires tantôt de ne l’avoir pas compris, tantôt d’être étrangers soit au véritable esprit, soit aux antécédens textuels de la science dont ils se mêlent de parler. Cette discussion vaudrait la peine d’être analysée dans un journal spécial des sciences philosophiques, mais elle est prodigieusement technique : il vaudrait autant remplir ces pages de calcul différentiel que de les consacrer à cette analyse, et cependant il faudrait une exposition complète pour être en droit de hasarder un jugement sur le fond du débat. Bornons-nous à dire qu’aucun philosophe aujourd’hui ne nous paraît posséder au même degré que sir W. Hamilton la connaissance de l’ensemble et des détails de la logique, telle qu’elle a été comprise et enseignée dans tous les âges de l’esprit humain.

Nous ne voulons que donner une idée générale de ses travaux. Ce qui les signale et les recommande, c’est le savoir et la rigueur ; ce qui en fait l’originalité, c’est d’avoir porté le savoir et la rigueur dans une école où manquaient l’un et l’autre ; c’est d’avoir donné une forme scientifique à la foi naturelle, et raffermi sur ses bases une doctrine fondée sur la perception et l’induction, en corrigeant les idées de Reid sur l’induction et la perception ; c’est d’avoir soutenu avec lui la cause du sens commun contre les hérésies des systèmes, en lui prouvant qu’il n’avait pas exactement connu ni parfaitement compris les doctrines qu’il critiquait pour les remplacer. Sir William a toute la science d’un Allemand avec l’esprit positif et sensé d’un Anglais. Il est aussi défiant que Hume ou Kant en philosophie, mais la sévérité, la sobriété de sa raison, l’éloignent autant du scepticisme que de toute autre hypothèse, et c’est le doute, non l’affirmation, qui lui paraît téméraire là ou la croyance du genre humain prononce. Il discute comme un sceptique et conclut comme un dogmatique. Nous regardons que la meilleure des épreuves pour une philosophie est d’avoir passé par ses mains.

Les matérialistes, les sceptiques, les géomètres, les théologiens, ont été tour à tour ses adversaires. Il a eu affaire à toutes les sortes d’esprits absolus, il n’a plié devant personne. Il n’a mutilé par faiblesse aucune vérité, et s’il n’a pas dit sur toutes choses sa pensée entière, sur aucune chose il ne l’a affaiblie pour la faire passer. Sa liberté et sa franchise ont quelque chose de mâle qui plaît ou du moins inspire le respect, et la philosophie obtiendrait plus de crédit si elle était toujours professée avec cette fière indépendance.

Nous ne pouvons taire cependant que la doctrine de Reid et même de sir W. Hamilton n’est pas à l’abri de toute critique. Dans ce recueil, M. Ravaisson l’a peu ménagée, et son condisciple en Aristote n’a pas échappé à sa sévérité. Pour citer un exemple plus récent, une dissidence en quelque sorte domestique, voici M. Ferrier, professeur de philosophie morale à Saint-André, le gendre et l’admirateur de Wilson, qui déclare que la philosophie est l’adversaire de la psychologie. La science de l’esprit humain, dit-il, fait tout ce qui est en son pouvoir pour ratifier les affirmations irréfléchies (inadvertent deliverances) du vulgaire, et pour en prouver la justesse. Elle doit donc avoir sa part de toute correction qui porte sur la manière commune ou naturelle de penser. Or la philosophie doit renoncer à l’existence ou poursuivre cette œuvre de correction, et par conséquent traiter encore plus sévèrement la psychologie que les jugemens spontanés de l’homme incapable de réfléchir, car ceux-ci ne sont que des inadvertances ; mais ces inadvertances, la psychologie les contresigne en quelque sorte et les marque du sceau d’une fausse science. M. Ferrier a effectivement entrepris de fonder sa métaphysique sur la déduction. Dans son livre, qui rappelle Spinoza, non pour les idées, mais pour la méthode, il a compris toute la philosophie fondamentale en quarante et une propositions, dont une seule, la première, est posée comme axiome et tenue pour accordée. Les quarante autres, qui s’enchaînent ou doivent s’enchaîner entre elles, sont suivies chacune d’une démonstration et éclaircies par des observations ou scolies. Ce n’est pas le lieu d’examiner ces Institutes de Métaphysique, dont la tentative aujourd’hui n’est pas sans originalité : je parle de la tentative, car la doctrine en elle-même paraît moins originale. M. Ferrier pense que la philosophie, pour être digne de son nom, doit être une science exacte au sens propre du mot, c’est-à-dire une science en matière nécessaire, et comme ce caractère manque à la connaissance vulgaire, aux opinions humaines en général, la philosophie en est, selon lui, l’adversaire ; elle va jusqu’à les accuser de se fonder sur une contradiction. Par suite, s’il y a une doctrine qui repose sur les croyances usuelles, naturelles de l’humanité, elle est comprise dans la même condamnation. Et en effet M. Ferrier, dans tout le cours de son ouvrage, établit un antagonisme permanent entre la stricte métaphysique et la psychologie populaire. On comprend ce qu’en Écosse cette opposition signifie. M. Ferrier conclut de ces considérations générales que la philosophie doit être une déduction dans toutes ses parties, sauf dans son principe. Ce principe, le voici : « En tant que connaît une intelligence quelconque, elle doit, comme fondement ou condition de sa connaissance, avoir quelque connaissance d’elle-même. » Tel est l’axiome auquel la doctrine est suspendue. La suivre dans son cours déductif nous entraînerait trop loin ; mais sans assurément contester en soi le principe posé, nous ne pouvons nous empêcher d’y reconnaître le principe de Fichte, exprimé plus simplement (l’auteur ne le nie pas d’ailleurs), et dans le principe de Fichte il nous a toujours semblé qu’avec un langage plus rigoureux et une analyse peut-être plus profonde, il n’y avait pas en substance beaucoup plus que dans le cogito de Descartes, ou, je le dis modestement, dans l’humble fait de conscience de l’école de Reid. Toutefois M. Ferrier serait loin d’en convenir. Reid, avec les meilleures intentions, dit-il, était excellemment doué pour tout, excepté pour la philosophie, car il n’avait aucun génie quelconque pour la spéculation, ou plutôt il avait un tour d’esprit positivement anti-spéculatif, qu’avec un mélange d’adresse et de naïveté incomparable il se plaisait à appeler le sens commun, pour en faire l’arbitre des controverses de la science, arbitre dont les savans étaient embarrassés de décliner l’autorité, acceptée avec empressement par le vulgaire. Ainsi il a complètement renversé la vocation de la philosophie. Dans la recherche des origines de notre connaissance du monde extérieur, il a pris au rebours l’opinion de Berkeley, et, en voulant ruiner la doctrine des idées représentatives, il l’a renouvelée sous une autre forme. Son but principal a été d’organiser l’irrationnel et de faire de l’erreur un système. Aussi ses opinions sont-elles encore plus confuses que trompeuses, et jamais aucun art d’ingénieuse exposition n’a réussi à prêter à ses doctrines même le moindre degré d’intelligibilité scientifique.

Sir W. Hamilton ne peut guère se dispenser de prendre ces derniers mots pour lui, car il a écrit un chapitre avec ce titre : Que l’argument du sens commun est strictement philosophique et scientifique. Lorsque les philosophes se traitent entre eux de la façon dont M. Ferrier parle de Reid, c’est un jour de divertissement pour le public. Ces démentis absolus dont ils s’accablent réciproquement sont une des causes qui ont le plus nui au crédit de la science, et je ne sais que les théologiens et peut-être les médecins qui dans leurs querelles aient fait encore meilleur marché des intérêts et de la dignité de la cause commune. Nous voudrions voir l’ouvrage de M. Ferrier jugé par sir W. Hamilton. En attendant, nous soumettrons au dernier une observation qui est à peine une critique. Ne trouve-t-il pas qu’il y a de l’exagération dans le reproche de scepticisme adressé par la philosophie du sens commun à toute philosophie plus déductive qu’inductive, comme dans le privilège de certitude dogmatique qu’elle s’attribue à elle-même avec une si absolue confiance ? Le scepticisme est la plupart du temps purement polémique. On use ou plutôt on abuse de ce fait que l’homme se sert à lui-même de témoin et de juge, puisqu’il n’a que ses sens pour atteindre les choses sensibles et sa raison pour connaître des choses rationnelles. Au point de vue de l’expérience de la vie morale, qui ne permet d’accepter personne pour juge dans sa propre cause, au point de vue de la logique pratique, qui demande ou cherche la preuve de toute proposition, il semble y avoir au fond de toute science humaine une usurpation de pouvoir ou une affirmation gratuite. C’est avec cette idée fort simple, et pour ainsi dire vulgaire, que les sceptiques les plus ingénieux, les plus profonds, échafaudent l’édifice de leur doute. Seulement ils oublient toujours d’établir par leurs propres principes que les deux points de vue, celui de l’expérience morale et celui de la logique pratique, soient ici à leur place, et de démontrer, sans témoigner pour soi-même ou sans prendre la thèse pour la preuve, qu’il ne faut pas se servir à soi-même de témoin ni confondre la thèse avec la preuve. Il y a donc une inconséquence ou plutôt un cercle vicieux dans l’argument du scepticisme, qui lui-même reproche à ses adversaires une pétition de principe. Ainsi de part et d’autre on s’adresse une objection de même calibre : on se reproche mutuellement de prendre la raison pour titre de la raison. C’est cette critique toute de forme que l’on exploite et que l’on amplifie ; c’est cette arme que l’on aiguise, que l’on reforge dans toute controverse sur l’origine ou la validité de nos connaissances. Or le tout se réduit à dire que l’homme en cette vie est pour lui-même le principe de toutes ses connaissances, et l’élément constant, la donnée nécessaire de tous les problèmes. De ce fait certain, de ce fait d’universelle conscience, on infère des difficultés, on conclut des incertitudes, quand on veut embarrasser un adversaire ou critiquer une doctrine ; mais on cesse d’en tenir compte ou du moins de s’en inquiéter toutes les fois qu’on affirme quelque chose, ne fût-ce que la négation des assertions qui déplaisent. Les philosophes que Reid attaque ont pour la plupart insisté sur ce dernier fait et argué de cette contradiction pour faire accepter leur manière de la résoudre. Reid et ses partisans n’écartent guère la difficulté qu’en disant qu’ils ne s’en tourmentent pas plus que le monde ne s’en soucie, et qu’étant hommes, ils se contentent de la certitude humaine : homo sum. Je n’hésite pas à trouver cette réponse fort raisonnable, sans la trouver tout à fait péremptoire, et je crois qu’on pourrait ajouter que la connaissance est, par sa définition, passible de l’objection forte ou faible du scepticisme, et qu’à moins de ne pas vouloir qu’il y ait de connaissance, il faut admettre qu’on ne peut connaître hors de cette condition. Le connaissant connaît parce qu’il connaît qu’il connaît. Cela est si vrai que même en Dieu la connaissance ne peut être conçue autrement. Seulement nous avons, nous, l’expérience de nos erreurs et la conscience de l’imperfection de notre faculté de connaître. C’est la ce qui permet toujours de supposer à la rigueur l’incertitude d’une connaissance humaine. Et cependant cette supposition, encore que logique, a plus ou moins de force, suivant qu’elle s’applique à des connaissances moins ou plus près d’être parfaites. Ainsi, pour quelques-unes de nos connaissances mathématiques, tenues pour parfaites, la supposition d’erreur ne pèse rien. De même c’est par la perfection que la connaissance divine diffère de la connaissance humaine ; du moins cette différence suffit-elle pour marquer la distance entre Dieu et l’homme, et pourtant elle n’écarte pas la possibilité purement logique de l’objection du scepticisme. Si l’on pouvait, dans la réunion de docteurs convoquée par Voltaire aux pieds de l’être ineffable, introduire un étudiant allemand, n’eût-il étudié que Hume et Kant, il pourrait contester à Dieu la perfection de ses connaissances, sur ce fondement qu’il n’a d’autre répondant que lui-même de sa propre perfection. Osons le dire en effet, Dieu n’est infaillible dans ses connaissances que parce qu’il sait parfaitement qu’il ne peut se tromper. Quæ sunt Dei, dit l’apôtre, nemo cognovit nisi spiritus Dei.

Voilà le sens, je crois, dans lequel il faudrait marcher pour supprimer, non la possibilité, mais la valeur de toute argumentation sceptique. Sans en être fortement touché, je suis forcé de convenir que cette argumentation subsiste dans une certaine mesure, mais avec deux restrictions qui la rendent extrêmement faible : l’une, c’est qu’elle mérite l’objection qu’elle élève et se sert du paralogisme qu’elle condamne ; l’autre, c’est que de fait la raison humaine par sa nature n’en peut tenir aucun compte, et ne se nie jamais sérieusement. Ce dernier fait est ce qu’on appelle le sens commun. Lorsqu’on insiste sur ce fait, qu’on l’établit d’une manière méthodique pour en faire un principe, procédé ordinaire de la philosophie écossaise, on est, je pense, dans le vrai ; mais on est bien près de n’opposer qu’un parti pris de certitude à un parti pris de doute. Il n’y a pas une très grande différence sous ce rapport à dire qu’on s’en tient au sens commun, comme Reid, ou à dire, comme Kant, que l’intelligence a des formes auxquelles elle est liée, et qui sont des nécessités pour elle, sans être nécessairement les conditions de la réalité absolue. Dans l’une et dans l’autre doctrine, il y a tendance à établir ou du moins à admettre ce qu’on appelle en langage d’école la relativité ou la subjectivité, comme on voudra, de nos connaissances. Seulement le disciple de Reid s’y fie, et l’élève de Kant s’en défie, voilà presque toute la différence. C’est presque une différence d’humeur et de tempérament. Aussi, lorsque, comme sir William Hamilton, on s’attache à donner plus de précision au langage, plus de rigueur aux analyses de la philosophie du sens commun, on la rapproche de plus en plus de la philosophie critique, et il y a des momens, par exemple quand il traite du temps et de l’espace, où il ne semble, plus séparé de Kant que par une distance évanouissante. Jouffroy a été entraîné encore plus près peut-être des doutes de l’école de Kant, et il y a des pages de lui où sur les bases de Reid il semble édifier le scepticisme que Reid entendait renverser. Je n’en veux rien conclure ni contre Reid, ni contre Kant, ni même contre Jouffroy, encore moins contre sir William Hamilton. Je ne voudrais que lui signaler de nouveau un point qu’il saura mieux que personne élucider et approfondir ; je ne voudrais que lui demander si, en réduisant à leur valeur les argumens respectifs de certaines écoles, en apparence fort dissidentes, il n’y aurait pas moyen de montrer entre elles plus d’accord possible ou réel qu’elles ne le soupçonnent, de tirer de la controverse même, non l’incertitude, mais la certitude de la science, et de ramener les philosophies à la philosophie.


Charles de rémusat.
  1. Avec le succès de la Revue, le nombre de ses rédacteurs augmenta. Il serait difficile d’en donner la liste complète. On y lirait, entre bien d’autres noms, ceux de Scott, Playfair, Malthus, Mackintosh, Coleridge, Romilly, Chalmers, Hallam, Arnold, Hazzlitt, Carlyle, Mill, Hamilton, Palgrave, Wilson et Macaulay. Walter Scott ne se sépara décidément qu’en 1808 à propos d’un article de Jeffrey sur la guerre d’Espagne. On trouve sur la société et la Revue d’Édimbourg les détails les plus intéressans dans la Vie et la Correspondance de lord Jeffrey, par lord Cockburn (1852).
  2. Cet ouvrage tout récent est une preuve entre autres que la philosophie pure n’est pas aussi négligée qu’on le dit dans la Grande-Bretagne. Je pourrais citer bien d’autres écrits : The Philosophy of the infinite, de H. Calderwood, Édinb. 1854 (cet ouvrage est relatif aux points discutés entre M. Cousin et sir William Hamilton) ; Smart’s publications, Beginnings of a new school of metaphysics ; Memoirs of a Metaphysician, de F. Drake ; Locke’s writtings and philosophy vindicated, de E. Tagart (ces trois derniers ouvrages sont écrits dans les idées de Locke) ; les traités de logique de MM. Thompson, Baynes, Neil, Stuart Mill ; deux traductions de l’histoire de la philosophie spéculative de Chalibœus, l’une par A. Edersheim, l’autre par A. Tulk ; les leçons du rév. Archer Butler sur l’histoire de la philosophie ancienne ; les esquisses de philosophie morale de Sydney Smith ; le recueil intitulé Psychological Inquiries ; Letters on the Philosophy of the human mind, par S. Bailey ; Psychology and Theology, par R. Alliott ; Moral and metaphysical philosophy, par le rév. Maurice ; Principles of psychology, par Herbert Spencer, Lond. 1855 ; The Senses and the intellect, par a Bain, Lond. 1855 ; Theism, par le rév. J. Tulloch ; The first Cause, par G. C. Wish. Je n’ai pas besoin de rappeler les ouvrages de M. Morell (Histoire de la philosophie du dix-neuvième siècle, philosophie de la religion, élémens de psychologie) ; les nombreuses et récentes publications de M. Whewell sur la philosophie morale ; les traités de l’archevêque de Dublin, etc. Enfin M. Henri Rogers, qui traitait les questions de métaphysique dans la Revue d’Édimbourg, vient de réunir ses articles en deux volumes, et M. Vera, qui a publié en français la meilleure introduction à la philosophie de Hegel, vient de donner un intéressant opuscule en anglais où il défend la philosophie spéculative contre la philosophie expérimentale et discute les doctrines de MM. Calderwood et Ferrier.