L’Edda de Sæmund-le-Sage/Le Poème antique sur les Vœls

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anonyme
Traduction par Mlle  Rosalie du Puget.
Les EddasLibrairie de l’Association pour la propagation et la publication des bons livres (p. 309-319).

V

LE POÈME ANTIQUE

SUR LES VŒLS




Granmar, ainsi se nommait un roi fort riche qui habitait sur la colline de Svarin. Il avait un grand nombre de fils : l’un s’appelait Hœdbrodd, le second Gudmund, le troisième Starkather. Hœdbrodd se rendit un jour à l’assemblée royale pour demander la main de Sigrun, qui lui fut promise. Cette détermination étant parvenue aux oreilles de Sigrun, elle s’enfuit à cheval avec des valkyries, traversa l’air et l’Océan pour chercher Helge, qui était auprès de la montagne de Loga, où il venait d’avoir un combat avec les fils de Hunding. C’est dans cette bataille qu’il tua Alf et Eyœlf, Hjœrvard et Hervard. Le roi Helge, très-fatigué, s’était assis en dessous du rocher de l’aigle. Sigrun le trouva en cet endroit, lui sauta au cou, l’embrassa et lui raconta le sujet de sa venue.

1. Sigrun s’en fut à la recherche du joyeux prince ; elle prit la main du héros, puis elle salua le roi, qui avait la tête couverte de son casque, et finit par l’embrasser.

2. L’inclination du héros se tourna vers celle qui prétendait l’avoir aimé de tout son cœur avant de l’avoir vu.

sigrun chanta.

3. « On m’a promise à Hœdbrodd dans l’assemblée royale ; mais c’est à un autre roi que je veux appartenir. J’ai blessé la volonté de mon père et encouru la colère de ma famille. »

4. La fille de Hœgne n’a point parlé contre son penchant, elle a dit que l’amour de Helge lui appartiendra.

helge chanta.

5. Ne redoute point la colère de Hœgne ou les mauvaises dispositions de ta famille. Tu vivras pour moi, jeune fille : je vois que tu es issue d’une bonne maison.

(Helge réunit alors une grande flotte et se rendit à Freka-Sten. Il essuya sur mer un ouragan des plus grands et surprenant, les éclairs éclairaient même l’intérieur des navires. On vit chevaucher dans l’air neuf valkyries qui reconnurent Sigrun. La tempête se calma alors, et on atteignit la terre. Les fils de Graumar étaient assis sur une montagne quand les navires cinglèrent vers la terre. Gudmund s’élança sur son cheval pour prendre des renseignements sur la montagne. Alors les Vœls plièrent les voiles et Gudmung chanta, comme il a été dit dans le poème sur Helge. Qui est le chef qui commande la flotte et amène une foule innombrable à terre ? Voici ce que chanta Gudmund, le fils de Graumar.)

gudmund.

6. Quel est ce descendant de Skœld qui dirige les navires et dont la bannière d’or est à la poupe ? La paix ne réside pas, je crois, sur son vaisseau : l’aurore du combat enveloppe les marins de ses feux.

sinfjœtle.

7. Hœdbrodd pourrait trouver, au milieu de sa flotte, le roi Helge, qui est lent à fuir ; il possède les biens de toute ta race, et s’est emparé de l’héritage des fils de Hunding.

gudmund.

8. C’est pourquoi nous devrions terminer promptement notre querelle par un combat singulier près de la pierre de Freka ! Il est temps pour Hœdbrodd de se venger ; nous endurons depuis longtemps un sort contraire.

sinfjœtle.

9. Tu ferais mieux, Gudmund, de mener paître les chèvres, de gravir les montagnes escarpées, ou de tenir à la main un bâton de coudrier ; ces occupations seraient plus douces pour toi que les arrêts rendus par le glaive.

helge chanta.

10. Tu agirais d’une manière plus convenable, Sinfjœtle, si, au lieu de te quereller ainsi, tu tentais la chance des combats, et si tu réjouissais les aigles. Des divisions intestines nuisent aux princes.

11. Les fils de Granmar ne me paraissent pas bons, mais un roi doit dire la vérité ; ils ont montré de la valeur dans la bruyère de Moin : les héros sont infatigables.

(Gudmund retourna chez lui, et les fils de Granmar assemblèrent une armée ; il y vint beaucoup de rois. Là se trouvaient Hœgne, le père de Sigrun, et ses fils Brage et Dag. Une grande bataille eut lieu, tous les fils de Granmar y périrent, ainsi que tous leurs chefs, excepté Dag ; il obtint la paix et prêta serment aux Vœls. Sigrun parcourut le champ de bataille et trouva Hœdbrodd prêt à expirer ; elle chanta.)

sigrun.

12. Je ne descendrai pas de la montagne de Sveva pour tomber dans tes bras, Hœdbrodd. Ta vie est terminée ; les griffes du cheval gris[1] de la géante saisissent souvent les fils de Granmar.

(Elle rencontra Helge et fut toute réjouie ; Helge chanta.)

helge.

13. Savante valkyrie, ton bonheur n’est pas complet ; un malheur t’a été envoyé ce matin par les Nornes auprès de la pierre de Freka. Brage et Hœgne ont succombé, et je suis leur vainqueur.

14. Le roi Starkather est tombé auprès de Styrkleife ; et à Hleberg ont péri les fils de Hrollaug ; le corps de ce chef combattait encore après avoir été séparé de sa tête.

15. Presque tous les hommes de ta race, couchés à terre, sont devenus des cadavres ; tu n’as point participé à la bataille, mais il était dans ta destinée de devenir un sujet de querelle entre les puissances.

16. Calme-toi, Sigrun, tu as été notre valkyrie : le héros ne peut adoucir les arrêts du sort.

sigrun.

Je voudrais maintenant que tous ces morts fussent en vie, et pouvoir m’enfermer dans ton sein.

(Helge obtint Sigrun, ils eurent des fils, mais Helge ne devint pas vieux. Dag Hœgnesson demanda à Odin de venger son père, et Odin lui donna sa lance. Dag ayant trouvé Helge, son beau-frère, à Fjœttra-Land, le transperça avec la lance, et Dag se rendit à Sevafjæll et donna cette nouvelle à Sigrun.)

dag.

17. « Ma sœur, quoique je t’afflige avec peine, j’ai hâte cependant de t’annoncer un chagrin. Ce matin, près du bosquet de Fjættra, a péri le plus grand général de la terre, celui qui a marché sur le cou des héros. »

sigrun chanta.

18. Tous les serments que tu as prêtés à Helge retomberont sur toi auprès des eaux limpides de Lejpter et des froids rochers battus par les vagues.

19. Qu’il ne bouge point, malgré un vent favorable, le navire qui te portera ! Que le cheval monté par toi reste immobile quand tu voudras échapper à tes ennemis.

20. Puisse le glaive que tu auras tiré du fourreau ne blesser que toi, et venger ainsi la mort de Helge. Puisses-tu devenir un loup de la forêt, être privé de tes biens, de toutes les joies, et n’avoir pour nourriture que des charognes !

dag.

21. Ton esprit est troublé, ma sœur ; tu as perdu le sens, puisque tu exhales des paroles aussi dures contre ton frère. Odin seul dirige le mal à son gré ; le crime peut naître entre parents.

22. Je t’offre de l’or rouge, tout le pays de Vandil et la vallée de Vig, la moitié du royaume, femme couverte d’anneaux ainsi que tes fils, pour t’indemniser de ce chagrin.

sigrun.

23. Je ne serai plus assise gaiement, ni le matin ni le soir, sur la montagne de Sveva. La vie ne me réjouira plus, à moins que je ne voie une flamme s’élever près du tombeau de Helge, à moins que le cheval vaporeux, habitué au mors en or, ne m’apporte mon roi, et que Helge ne me serre dans ses bras.

24. Il avait inspiré de la terreur à ses ennemis et à leurs parents ; ils tremblaient devant lui comme devant le loup cruel ; et les chèvres pleines de méchanceté s’enfuyaient de la montagne.

25. La renommée de Helge domina celle de tous les princes ; c’est l’aune magnifique qui s’élève au milieu des ronces ; c’est le faon couvert de rosée, dont la taille domine celle de tous les animaux de la forêt, et dont le bois s’élève vers le ciel.

(La colline tumulaire fut élevée au-dessus de Helge, mais lorsqu’il arriva à Wallhall, Odin l’invita à commander comme lui-même en toutes choses.)

helge chanta.

26. Hunding ! tu donneras un bain de pied à chaque homme, tu allumeras le feu, tu attacheras les chiens, tu panseras les chevaux, et tu donneras à manger aux pourceaux, avant de pouvoir te livrer au sommeil.

(La suivante de Sigrun passa un soir au pied de la colline tumulaire de Helge et vit le roi entrer à cheval dans la colline avec beaucoup de guerriers ; elle chanta.)

la servante de sigrun.

27. Suis-je abusée par une illusion, ou bien le soir des puissances serait-il venu, puisque les morts sont à cheval et excitent leurs montures avec l’éperon ? Les héros auraient-ils été renvoyés de Walhall ?

l’ombre de helge.

28. Tu n’es pas abusée par une illusion, le soir des puissances n’est pas venu, parce que tu nous vois exciter nos chevaux avec l’éperon, et les héros n’ont pas été renvoyés de Walhall.

(La suivante retourna au logis et dit à Sigrun.)

la suivante à Sigrun.

29. Descends promptement des montagnes de Séva, Sigrun, si tu veux voir le prince des combats. La colline est ouverte, Helge est venu, sa plaie saigne, il te prie de la fermer.

(Sigrun entra dans la colline tumulaire de Helge et chanta.)

sigrun.

30. Je suis aussi contente de notre rencontre que les corbeaux affamés d’Odin lorsqu’ils savent où trouver des chairs encore chaudes, ou lorsqu’ils voient venir le point du jour.

31. Je veux embrasser mon roi privé de la vie, avant qu’il dépouille sa cotte de mailles sanglante. Tes cheveux, Helge, sont glacés de part en part ; le chef guerrier est entièrement couvert de la rosée des batailles. Comme les mains du parent de Hœgne sont froides ! Où trouverai-je, mon roi, des remèdes pour tous ces maux ?

l’ombre de helge.

32. C’est à cause de toi seule, Sigrun des montagnes de Séva, que Helge est couvert de la rosée des douleurs[2]. Tu répands avant de te coucher, femme resplendissante du Sud, des larmes de feu ; chacune d’elles tombe sur mon sein, sur ma poitrine enfoncée, froide et pénétrée par ta douleur.

33. Nous boirons encore le précieux hydromel, quoique nous ayons perdu la joie et notre royaume. Cependant personne n’a fait entendre le chant de l’agonie, malgré les blessures de mon sein : les épouses royales sont maintenant enfermées dans la colline tumulaire avec nous.

(Sigrun fit un lit dans la colline et chanta.)

sigrun.

34. Je viens, Helge ! de te préparer ici un lit de repos exempt d’angoisse pour le descendant d’Ylfing. Je veux, mon roi, dormir dans tes bras comme autrefois lorsque tu vivais.

l’ombre de helge.

35. Je le dis maintenant, rien n’est impossible, tôt ou tard, auprès de la montagne de Séva, puisque tu sommeilles dans les bras des morts, blanche fille de Hœgne ; et cependant tu vis, quoique appuyée sur mon sein royal !

36. Mais il est temps de reprendre les chemins rouges, laisse mon cheval fouler le sentier aérien ; il faut arriver à l’ouest du pont de Vindhjælm, avant que le chant du coq réveille le peuple victorieux de Walhall.

(Helge et ses compagnons entrèrent alors dans leur demeure ; mais Sigrun retourna chez elle. Le second soir, Sigrun fit faire sentinelle par sa suivante sur la colline tumulaire ; mais lorsque Sigrun y arriva, au coucher du soleil, elle chanta.)

sigrun.

37. Il serait arrivé maintenant, le fils de Sigmund, s’il devait venir des salles d’Odin. L’espérance de revoir le roi diminue, je le sais, quand les aigles s’envolent des frênes, quand le monde entier sort de ses rêves.

la suivante.

38. Ne sois pas assez extravagante, descendante de Skœld, pour te rendre seule dans le monde des esprits. Les ennemis morts ont plus de force la nuit que le jour.

La vie de Sigrun fut abrégée par le chagrin et le regret. D’après une croyance répandue chez les anciens Scandinaves, et regardée maintenant comme une erreur de vieille femme, les hommes naissaient de nouveau. On prétendit donc que Helge et Sigrun revinrent au monde ; que Helge fut appelé le vainqueur de Hadding, et Sigrun, Kara, fille de Halfdan, comme il est dit dans le poëme de Kara ; elle était aussi une valkyrie.



  1. Le loup. (Tr.)
  2. Les larmes. (Tr.)