L’Edda de Sæmund-le-Sage/Le Poème de Grimner

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anonyme
Traduction par Mlle Rosalie du Puget.
Les EddasLibrairie de l’Association pour la propagation et la publication des bons livres (p. 158-167).


IV

LE POÈME DE GRIMNER.




Le roi Hrœdunger avait deux fils : l’un se nommait Agnar et le second Gejrœd. Agnar était âgé de dix hivers, et Gejrœd de huit. Ils se mirent tous deux dans un bateau pour pêcher de petits poissons, et le vent les poussa en mer. Le soir ils se dirigèrent vers le rivage, débarquèrent et trouvèrent un paysan chez lequel ils passèrent l’hiver. La vieille femme éleva Agnar ; mais son mari se chargea de l’instruction de Gejrœd. Au printemps, le paysan leur donna un navire, et les ayant accompagnés sur le rivage ainsi que sa femme, il dit quelques mots à part à Gejrœd. Les navigateurs eurent le vent pour eux, et atteignirent le royaume de leur père. Gejrœd était à l’avant ; il sauta à terre et poussa le navire au large, en disant : « Va maintenant où les petits te prendront. » Le vaisseau avança en mer ; mais Gejrœd monta à la ville, où il fut bien reçu. Son père étant mort, Gejrœd fut proclamé roi, et devint un homme très-célèbre. Odin et Frigg étaient assis sur Hlidskjalf, et leurs regards parcouraient le monde. Odin dit : « Vois-tu ton fils adoptif, Agnar, qui a des enfants avec la géante dans la caverne ? Mon fils adoptif Gejrœd, au contraire, est roi et possède un royaume. » Frigg répondit : « C’est un avare, il affame ses convives, quand il en trouve le nombre trop grand. » Odin dit que Frigg proférait le plus grand des mensonges, et ils firent un pari à ce jujet. Frigg envoya Fulla sa messagère à Gejrœd, et l’invita à se méfier d’un homme très-versé dans la magie, qui était arrivé dans son royaume ; pas un chien ne serait assez enragé pour courir sur lui, on pourrait le reconnaître à ce signe. Dire que Gejrœd n’était point hospitalier, c’était articuler une calomnie ; cependant, il fit saisir l’homme que les chiens ne voulurent point attaquer ; il était vêtu d’un manteau bleu, dit s’appeler Grimner, et ne donna point d’autres renseignements sur lui, malgré toutes les questions qu’on lui adressa. Le roi le fit mettre à la torture pour le faire parler, et le laissa pendant huit nuits entre deux feux.

Le roi Gejrœd avait un fils âgé de dix hivers et nommé Agnar d’après son oncle. Cet enfant alla trouver Grimner, lui tendit une coupe remplie de bière, et dit que le roi avait tort de tourmenter un innocent. Grimner but, et le feu s’était déjà avancé au point de brûler son manteau. Grimner chanta.

1. Tu as chaud, ô Hripud ! séparons-nous, flammes, vous êtes trop brillantes ; mes cheveux roussissent, quoique je les porte en l’air, et le manteau brûle autour de moi.

2. J’ai été assis pendant huit nuits entre ces feux ; personne ne m’a offert de nourriture, excepté Agnar, le fils de Gejrœd ; il régnera seul sur la Gothie.

3. Sois heureux, Agnar, car les héros t’invitent à être leur capitaine : jamais une rasade n’aura été mieux payée jusqu’à ce jour.

4. Elle est sainte la contrée que je vois près du pays des Alfes et des Ases. Mais Thor habitera Thrudem jusqu’au moment où les puissances seront anéanties.

5. Ydalan est le nom de l’endroit où la salle d’Uller a été bâtie. Alfhem a été donné par les dieux à Frey dès l’origine des temps : c’était le cadeau pour sa première dent.

6. La troisième demeure céleste est celle que les dieux cléments ont couverte en argent : Valaskjalf, ainsi se nomme la salle que Vale s’est choisie au commencement des temps.

7. Soeqvabæck est la quatrième demeure céleste ; les vagues rafraîchissantes peuvent passer par-dessus ; Odin y boit tous les jours avec Saga, dans des vases d’or.

8. Gladshem est la cinquième demeure céleste ;. Walhall, resplendissant d’or, y tient une vaste place ; Odin y fait tous les jours un choix parmi les hommes tués sur les champs de bataille.

9. Ils ont grande impatience de se rendre chez Odin pour voir sa salle ; le plafond en est cannelé avec des bois de lances ; le toit est couvert de boucliers ; des cottes de mailles sont étendues sur ses bancs.

10. Ils ont grande impatience de se rendre chez Odin pour voir sa salle. Un loup est enchaîné devant la porte de l’ouest, et un aigle plane au-dessus.

11. Thrymhem est la sixième demeure céleste. Thjasse, ce géant si fort, l’habitait ; maintenant elle est occupée par sa fille Skade, la lumineuse fiancée des dieux.

12. Breidablick est la septième demeure céleste. Balder l’a fait construire dans le pays où se trouvent le moins de runes nuisibles.

13. Himmingborg est la huitième demeure céleste ; Heimdall y fait le service dans le sanctuaire ; le joyeux gardien des dieux boit le bon hydromel dans sa paisible maison.

14. Folkvang est la neuvième demeure céleste ; Freya dispose des sièges de cette salle. Tous les jours elle prend la moitié des hommes qui succombent dans les champs de bataille ; l’autre moitié appartient à Odin.

15. Glittner est la dixième demeure céleste ; ses fondations sont en or, sa toiture est en argent. Forsete l’habite presque toujours, et y pacifie les querelles.

16. Noatun est la onzième demeure céleste ; Njœrd y a fait bâtir une salle. Le général de Manhem, le dieu innocent, y possède un temple en bois fort élevé.

17. L’herbe, les forêts et les broussailles ont une végétation vigoureuse dans le pays de Vidarr ; ce dieu en descendra monté sur un cheval très-fort, pour venger son père.

18. Andhrimner met Sæhrimner, ce bon lard, dans la marmite Eldhrimner. Il est peu de gens qui savent ce que mangent les Einhærjars.

19. Gere et Freke sont nourris par le vaillant et magnifique dieu des armées ; mais Odin ne se nourrit que de vin.

20. Hugen et Munen parcourent tous les jours la terre ; je crains que Hugen ne revienne pas, mais je regretterais encore davantage Munen.

21. Le fleuve de Thund mugit ; les poissons joyeux folâtrent dans le fleuve de Thjodvitner ; le courant en est trop profond pour que les morts du champ de bataille puissent le passer à gué.

22. Valgrind, la barrière sainte du rempart élevé devant les portes sacrées, est vieille ; mais il est peu de gens qui sachent comment on la ferme avec la serrure.

23. Walhall a cinq cents portes, et quarante environ en sus ; huit cents Einhærjars sortent à la fois par chacune de ces postes quand ils vont combattre le loup.

24. Dans Bilskirn, qui est voûté, se trouvent cinq cents chambres, et environ quarante en sus. De toutes les maisons en bois, celle de mon fils est la plus grande.

25. Heidrun est le nom de la chèvre qui se promène dans les cours d’Odin ; elle mange les feuilles de Lerad, et remplit le vaisseau qui contient l’hydromel ; il ne sera jamais à sec.

26. Eikthyrner est le nom du cerf qui se promène dans les cours d’Odin ; il mange les feuilles de Lerad, et de son bois l’eau tombe goutte à goutte dans Hvergelmer ; de ce puits proviennent toutes les eaux. Voici le nom des fleuves qui serpentent autour de la demeure des dieux :

27. Sid et Vid, Sæken et Eiken, Svœl et Guunthro, Fjœrm et Fimbulthul, Rin et Rennande, Gipul et Gœpul, Gœmul et Geirvimul, Thyn et Vin, Thœll et Hœll, Grôd et Gunthorin.

28. Il en est un qui se nomme Vina, et un autre Vegvinn. Thjodnumaestle troisième, Nyt et Nœt. Nœn et Hrœn, Slid et Hrid, Sylger et Ylger, Vid et Vôn, Vœnd et Strœnd, Gjœll et Leipter, tombent près des hommes, et ensuite dans la demeure de la mort.

29. Thor est obligé de passer à gué, chaque jour, le Kœrmt, l’Œrmt et les deux Kerlœgar, lorsqu’il se rend à l’assemblée sous le frêne Yggdrasel, car le pont des Ases est en feu, et l’eau sainte bouillonne.

30. Glader et Gyller, Gler et Skeidhimer, Silfrintapp et Siner, Gisl et Falhofner, Gulltopp et Lættfeti, ainsi se nomment les chevaux montés tous les jours par les dieux, quand ils se rendent à l’assemblée sous le frêne Yggdrasel.

31. Les trois racines de cet arbre ont chacune une direction différente. Hel est abritée par l’une d’elle, les Hrimthursars habitent sous la seconde, et les hommes sous la troisième.

32. Ratatœsk est le nom d’un écureuil qui monte et descend le long d’Yggdrasel pour transmettre à Nidhœgg les ordres de l’aigle.

33. Quatre cerfs sortent d’une rivière appelée Hæfing ; ils pâturent le cou arrondi. Dain, Dvalin, Duneyr et Durathor, tels sont leurs noms.

34. Il y a plus de serpents sous le frêne Yggdrasel qu’un ignorant n’en pourrait compter. Goin et Moin, enfants de Grafvitner, Grôback, Grofæll, Ofner et Svafner, rongeront éternellement les rameaux d’Yggdrasel.

35. Cet arbre endure plus de souffrances que les hommes ne peuvent se l’imaginer ; le cerf mord sa tête, son côté pourrit, et Nidœgg ronge ses racines.

36. Je veux que Hrist et Mist m’apportent la coupe. Skeggceld, Skœgul, Hild et Thrud, Hœck et Herfjœter, Gœll et Geirœlul, Randgrid, Radgrid et Reginleif, servent la bière forte aux Einhærjars.

37. Arvaker et Alsvider, les bons chevaux, traînent le soleil ; mais sous leurs épaules les Ases, ces dieux cléments, ont caché les soufflets rafraîchissants.

38. Svalin est le nom du bouclier placé devant le soleil, ce dieu resplendissant. Les montagnes et les mers brûleraient, je le sais, si Svalin tombait.

39. Skœll, tel est le nom du loup qui suit le soleil lumineux jusqu’à l’Océan dont les bras étreignent la terre. Un autre loup, appelé Hate, est fils de Hrotvitner ; il précède la lumineuse fiancée du ciel[1].

40. On forma la terre avec le corps d’Ymer, l’Océan avec son sang, les montagnes avec ses os, les forêts avec ses cheveux, et le ciel avec son crâne.

41. Mais avec les sourcils les dieux cléments créèrent Midgôrd pour protéger les hommes ; avec sa cervelle ils firent les pesants nuages.

42. Le premier qui saisira le feu avec la main sera sûr de la faveur d’Uller et de tous les dieux ; les demeures des Ases seront ouvertes quand les marmites en auront été enlevées.

43. Dans le commencement des temps, les fils d’Ivalde construisirent Skidbladner, le meilleur de tous les navires, et le donnèrent au fils lumineux de Njœrd.

44. Le frêne Yggdrasel est le meilleur de tous les arbres, Skidbladner le meilleur de tous les navires. Odin est le meilleur des Ases, Sleipner le meilleur des chevaux, Bæfrœst le meilleur des ponts, Brage le meilleur des poëtes, Habrok le meilleur des hiboux, et Garmer le meilleur des chiens.

45. J’ai maintenant révélé ma forme aux fils des hommes ; elle leur donnera le salut. Tous les Ases l’admettront au festin des buveurs d’Æger ; il lui donneront une place sur les sièges de ce dieu.

46. Je me nomme Grim, je me nomme Gôngrôder, Herjan et Hjalmberi, Thecker et Thride, Thuder et Uder, Helblinde et Har,

47. Sader, Svipall et Sangetal, Herteit et Hinkar, Bileyger, Bôleyger, Bœelverk, Fjœlner, Grimner et Glapsvider,

48. Sidhatter, Sidskegger, Sigfader, Hnikuder, Alfader et Atrider. Jamais, depuis que je voyage parmi les peuples, je n’ai été appelé du même nom.

49. Chez Gejrœd on m’appela Grimmer, et Jalk chez Asmund ; on m’appela Kjalar lorsque je m’attelai au traîneau, et Thror dans les assemblées publiques. Parmi les dieux, on me nomme Ome, Jafnhar et Biflinde, Gœndler et Harbard.

50. Chez Sœckmimer, on m’appela Svidur et Svidrer, et je cachai mon nom au vieux géant, lorsque je devins le meurtrier de Njœdvitner, son fils magnifique.

51. Tu es ivre, Gejrœd, l’hydromel t’a trahi : tu as beaucoup perdu en perdant mon assistance, la faveur d’Odin et des Einhærjars.

52. Je t’ai enseigné bien des choses, tu les as presque toutes oubliées ; tes amis s’affaiblissent, et je vois le glaive de mon fils adoptif taché de sang.

53. La moisson de l’épée est mûre, Odin va faire un choix ; ta vie est écoulée ; les devins ne te sont pas favorables ; tu vois Odin, maintenant, approche si tu l’oses !

54. On me nomme Odin ; autrefois on me nommait Ygger, et auparavant Thunder. Vaker et Skilfinger, Vafuder et Hropta-Tyr, Gœth et Jalk, Ofner et Svafner, je porte ces noms parmi les dieux : ils proviennent tous de moi.

Le roi Gejrœd était assis ; il avait sur les genoux son glaive à moitié sorti du fourreau. Quand il sut que Grimmer était Odin, il se leva pour le tirer du feu ; le glaive s’échappa de ses mains, et la poignée tourna vers le plancher. Le roi fit un faux pas, tomba sur son glaive, qui le traversa ; cet accident causa sa mort. Alors Odin disparut, et Agnar fut pendant longtemps roi de ce pays.

  1. Le soleil. Nous avons déjà fait remarquer que, chez les Scandinaves, cet astre est féminin. (Tr.)