L’Edda de Sæmund-le-Sage/Le Poème sur Vœlund

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anonyme
Traduction par Mlle Rosalie du Puget.
Les EddasLibrairie de l’Association pour la propagation et la publication des bons livres (p. 275-282).

I

LE POÈME SUR VŒLUND




L’un des rois de Svithiod[1] se nommait Nidad ; il avait deux fils et une fille : cette dernière s’appelait Bœthvild.

Il y avait trois frères, fils du roi des Finois : l’un se nommait Slagfinn, le second Egil et le troisième Vœlund ; ils couraient en raquettes, se livraient à l’exercice de la chasse, et arrivèrent dans la vallée du Loup ; ils y bâtirent une maison. Près de là est le lac du Loup. Le lendemain, de bonne heure, ils trouvèrent sur le bord du lac trois femmes qui filaient du lin ; auprès d’elles étaient leurs formes de cygne. Ces femmes étaient des Valkyries, et deux d’entre elles, Hladgun-Svanhvit et Hervor-Allhvit, étaient filles du roi Lœdve ; la troisième était Alrun, fille de Kjar de Valland. Les trois frères les emmenèrent chez eux. Egil prit Alrun, Slagfinn prit Svanhvit, et Vœlund Allhvit. Ils passèrent sept hivers ensemble, puis les femmes s’envolèrent pour chercher les batailles et ne revinrent pas. Egil s’en fut à la recherche d’Alrun et Slagfinn à celle de Svanhvit ; mais Vœlund resta dans la vallée du Loup. Suivant les antiques sagas, pas un homme n’était aussi adroit que lui de ses mains. Nidad le fit arrêter comme il est dit dans ce poëme.


1. Les jeunes vierges s’envolèrent du Sud à travers Mœrkved ; la jeune Allhvit afin d’accomplir sa destinée. Les filles du Sud s’assirent sur le rivage pour se reposer et filèrent le lin précieux.

2. L’une d’elles, la plus belle fille du monde, fut pressée contre le sein blanc d’Egil : Svanhvit était la seconde, elle portait des plumes de cygne ; mais la troisième passa ses bras autour du cou blanc de Vœlund.

3. Elles restèrent en ce lieu sept hivers, s’ennuyèrent pendant toute la durée du huitième, et, le neuvième, le sort les sépara. Elles traversèrent la sombre forêt ; Allhvit-la-Jeune pour accomplir sa destinée.

4. Quand Slagfinn et Egil revinrent de la chasse avec impatience, ils trouvèrent leur salle vide. Ils sortirent et regardèrent de tous côtés. Egil s’en fut à l’orient pour chercher Alrun, et Slagfinn prit la direction du midi pour retrouver Svanhvit.

5. Mais Vœlund resta seul dans la vallée du Loup ; il forgeait l’or rouge, en entourait des pierres précieuses, et appareillait avec soin les anneaux d’or. Il attendit sa femme lumineuse.

6. Alors Nidad, roi de Njard[2], apprit que Vœlund était seul dans la vallée du Loup. Ses hommes, qui portaient des cottes de mailles à clous, partirent pendant la nuit ; la lune réfléchissait ses rayons sur leurs boucliers.

7. Ils descendirent de cheval devant la maison, puis avancèrent le long de la salle et virent des anneaux enfilés sur du canepin, au nombre de sept cents.

8. Ils désenfilèrent ces anneaux et les enfilèrent de nouveau, à l’exception d’un seul qu’ils gardèrent. Vœlund était allé fort loin à la chasse et avait impatience de rentrer chez lui.

9. Il s’approcha du feu pour rôtir l’ours ; les broussailles de sapin et autre bois desséchés par le vent, placées devant Vœlund, produisirent des flammes très-hautes.

10. Il était assis sur la peau d’ours, et les Alfes comptèrent les anneaux : il en manquait un. Vœlund pensa alors que la fille de Hlœdve, Allhvit-la-Jeune, était de retour et qu’elle avait pris cet anneau.

11. Il resta assis en ce lieu et finit par s’y endormir ; mais son réveil ne fut pas joyeux : ses mains étaient couvertes de liens pesants, et des fers retenaient ses pieds.

12. Quels sont les héros qui m’ont donné ces liens pesants et qui m’ont enchaîné ?

13. Nidad, le roi de Njard, s’écria : « Où as-tu trouvé, Vœlund, prince des Alfes, nos trésors dans la vallée du Loup ? »

14. « Il n’y avait point d’or sur le chemin de Granne[3]. Notre pays est éloigné des montagnes du Rhin, et nous étions plus magnifiques, je m’en souviens, quand nous goûtions le bonheur dans nos maisons avec nos épouses. »

15. Hladgun et Hervœr étaient filles de Hlœdve ; Alrun, fille de Kjar, était connue. Elle suivit les murs de la salle haute, s’arrêta au milieu du plancher et entonna ce chant : Il n’est pas gai celui qui sort de la forêt.

(Le roi Nidad donna à sa fille Bœthvild l’anneau enlevé à Vœlund ; il portait le glaive de ce dernier.)

la reine chanta.

16. Ses dents s’allongent quand il voit le glaive et lorsqu’il aperçoit l’anneau de Bœthvild. Ce brillant serpent a les yeux perçants ; coupez-lui les muscles de la force et déposez-le dans Sjœ-Stad[4].

(Cet ordre fut exécuté ; les muscles du jarret de Vœlund furent coupés, après quoi on le déposa dans un îlot non loin du rivage. Il y forgea toute espèce d’objets précieux pour le compte du roi. Excepté le monarque, personne ne l’approchait.)

vœlund chanta.

17. Au ceinturon de Nidad brille mon glaive ; je l’avais aiguisé de mon mieux ; j’en avais doré la lame avec soin. Le beau glaive est maintenant séparé de moi pour toujours, et on l’apporte à Vœlund dans sa forge.

18. Bœthvild porte l’anneau rouge de ma fiancée, et je n’en suis pas indemnisé. C’est ainsi que chantait Vœlund assis ; il ne dormait pas, il frappait avec le marteau et fabriquait promptement des pièges contre Nidad.

19. Les deux fils de Nidad allèrent vers la mer et arrivèrent à Sjœ-Stad. Ils coururent vers le coffre, en demandèrent les clefs ; la haine était éveillée, ils regardèrent dans le coffre.

20. Il contenait une foule de parures qui leur semblèrent composées d’or rouge et de pierres précieuses : « Revenez seuls tous deux demain, et cet or vous sera donné.

21. « Ne dites pas aux jeunes filles ni aux gens de la maison que vous êtes venus me voir. » — L’un des frères appela l’autre de bonne heure. « Allons regarder les anneaux. »

22. Ils coururent vers le coffre, en demandèrent les clefs ; la haine était éveillée, ils regardèrent dans le coffre. Vœlund coupa la tête de ces enfants, et leurs os furent déposés dans la cuvette à rafraîchir.

23. Mais il monta en argent les crânes qui étaient sous les cheveux et les donna à Nidad ; avec les yeux il fit des pierres précieuses et les envoya à la femme rusée du roi.

24. Avec les dents des jeunes princes il fit des colliers et les adressa à Bœthvild ; celle-ci vanta sa bague et la porta à Vœlund lorsqu’elle fut cassée. « C’est à toi seul que j’ose confier cet accident. »

vœlund chanta.

25. Je raccommoderai si bien cette bague qu’elle paraîtra plus belle aux yeux de ton père et de ta mère, en restant la même pour toi.

20. Il l’enivra avec un breuvage magique, car il savait les faire, et Bœthvild s’endormit sur la chaise. « Maintenant je me suis vengé de tous mes chagrins, un seul excepté, et ce n’est pas le moindre.

27. « Honneur à moi ! chanta Vœlund, je me suis dressé sur les muscles[5] que les hommes de Nidad m’ont coupés. » Vœlund se souleva dans les airs en souriant ; Bœthvild s’éloigna de l’îlot en pleurant : elle s’affligeait du départ de son fiancé et de la colère de son père.

28. La femme rusée de Nidad était dehors, elle rentra en longeant les murs de la haute salle ; son mari était assis près de la cour pour reposer. « Éveille-toi, Nidad, prince de Njard ! » —

29. « Je veille toujours et m’assoupis sans joie ; ma dernière pensée est la mort de mes fils ; ma tête est froide, tes conseils me glacent : je voudrais parler à Vœlund.

30. « Dis-moi, Vœlund, roi des Alfes, ce que mes fils bien portants sont devenus ? » —

31. « Tu commenceras par me faire tous les serments ; tu jureras au nom du tillac de ton navire, par le bord du bouclier, par les épaules de ton cheval et par le tranchant du glaive :

32. « De ne pas tourmenter la femme de Vœlund. Ne deviens pas le meurtrier de ma fiancée, quoique j’aie dans ces salles une femme connue de vous et un fils.

33. « Va à la forge que tu as bâtie, tu y trouveras le soufflet taché de sang. J’ai tranché la tête de tes fils et déposé leurs os dans la cuvette à rafraîchir.

34. « Les crânes qui étaient en dessous des cheveux, je les ai montés en argent et donnés à Nidad ; mais les pierres précieuses faites avec leurs yeux, je les ai envoyées à la femme rusée de ce prince.

35. « Avec les dents de tes fils j’ai fait un collier pour Bœthvild, votre fille unique à tous deux, qui est maintenant pesamment chargée d’un enfant. » —

36. « Tu ne pouvais trouver une parole qui me causât plus de douleur, ni dont j’aurais plus envie de te punir. Il n’est pas d’homme d’une taille assez élevée pour t’enlever de dessus ton cheval, ni assez fort pour t’abattre d’un coup de flèche à la hauteur où tu planes dans les nuages. »

37. Vœlund se souleva en souriant dans les airs, mais Nidad resta mécontent à terre.

38. « Lève-toi, Takrôd, le meilleur de mes esclaves ! invite Bœthvild, la jeune fille aux beaux sourcils, à mettre ses habits de fête pour venir parler à son père.

39. « Ce qu’on m’a dit est-il vrai, Bœthvild ? as-tu été avec Vœlund dans l’îlot ? »

40. Oui, Nidad, on t’a dit la vérité ; Vœlund et moi nous avons été assis ensemble dans l’îlot durant un moment de malheur. Hélas ! pourquoi en a-t-il été ainsi ? Je ne pouvais rien lui faire, et je n’eus pas la force de lui résister.


  1. Ancien nom de la Suède. (Tr.)
  2. La Néricie. (Tr.)
  3. Le cheval de Sigurd, le vainqueur de Fafner. (Tr.)
  4. Petit îlot près du rivage. (Tr.)
  5. Ceux des jarrets. (Tr.)