L’Edda de Sæmund-le-Sage/Second Poème sur Brynhild

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anonyme
Traduction par Mlle  Rosalie du Puget.
Les EddasLibrairie de l’Association pour la propagation et la publication des bons livres (p. 370-379).


XIII

SECOND POÈME SUR BRYNHILD[1]




1. Autrefois Sigurd, le descendant de Vœl, après avoir vaincu ses ennemis, visita Gjuke ; il reçut le serment des deux princes, et ses guerriers hardis se jurèrent mutuellement fidélité.

2. Ils lui offrirent Gudrun, la jeune vierge, fille de Gjuke, et beaucoup de joyaux ; ils burent et causèrent ensemble pendant bien des jours, le jeune Sigurd et les fils de Gjuke.

3. Cet entretien se prolongea jusqu’au moment où ils allèrent demander Brynhild en mariage. Sigurd, qui connaissait le chemin, chevaucha avec eux : il aurait bien désiré la posséder lui-même, si le destin l’avait permis.

4. Sigurd, l’homme méridional, plaça son glaive nu, son glaive brillant, entre Brynhild et lui ; il n’était point permis au roi des Huns d’embrasser la jeune vierge, ni de la soulever dans ses bras. Il donna la florissante jeune fille au fils de Gjuke.

5. Elle ne connaissait pas un défaut à son corps, ni de crime dans sa vie. Elle n’avait ou ne paraissait pas avoir de défauts.

6. Les arrêts cruels d’Urd vinrent à la traverse : étant assise seule dehors un soir, Brynhild dit sans détours : « Je veux presser Sigurd, ce jeune homme aux fraîches couleurs, dans mes bras, ou mourir.

7. « Je viens de proférer des paroles dont je pourrai me repentir ; Gudrun est sa femme, je suis celle de Gunnar, et les mauvaises Nornes envoient de longs ennuis. »

8. Il lui arriva plus d’un soir, quand sa douleur la pénétrait entièrement, de traverser les montagnes couvertes de glaces et de neige, au moment où, Gudrun et son époux étant couchés, Sigurd, le roi des Huns, tirait la couverture sur sa femme chérie.

9. « Je marche privée d’un époux, de joie et de toutes choses ; mais des pensées cruelles me réjouiront. »

10. Par suite de cette haine, elle excita son époux au meurtre. « Gunnar, tu me perdras ainsi que mon royaume ; je n’aurai plus de joie avec mon roi :

11. « Je retournerai auprès de mes proches, j’y pas serai ma vie endormie, si tu ne fais point mourir Sigurd, et si tu ne deviens pas le roi des autres rois ;

12. « Faisons prendre au fils la même route qu’à son père, l’existence du jeune loup ne doit pas se prolonger davantage ; car pour qui la vengeance sera-t-elle plus facile, si le fils de Sigurd continue à vivre ? »

13. La colère s’empara de Gunnar, et le mécontentement l’accabla ; il passa toute cette journée livré à des pensées flottantes, sans savoir précisément ce qui lui convenait de faire ; il regrettait beaucoup Sigurd.

14. Il réfléchit pendant longtemps avec inquiétude, car on voyait rarement les femmes s’éloigner des rois. Il fit appeler Hœgne pour lui parler avec confiance ; c’était en tout un ami intime.

15. « Brynhild, la fille de Budle, est ce que j’ai de plus cher ; je renoncerai plutôt à la vie qu’aux charmes de cette femme.

16. « Si tu le veux, nous trahirons le prince du trésor. Il est doux de jouir en paix du métal des fleuves, de gouverner le royaume, et de goûter tranquillement la félicité. »

17. Mais Hœgne répondit : « Il serait mal à nous de commettre une pareille action, de rompre avec le glaive des serments, des serments et des promesses de fidélité.

18. « Il n’y aura point d’hommes plus heureux que nous sur la terre, tant que nous gouvernerons tous quatre le royaume, et que le vaillant Hun sera avec nous ; il n’y aura point de famille aussi puissante que la nôtre, si nous pouvons vivre longtemps tous les cinq, et voir notre race se multiplier.

19. « Je connais fort bien le motif de ton discours, les prières de Brynhild son puissantes. »

20. Nous exciterons Guttorm, le plus jeune de nos frères, à commettre ce meurtre ; il n’a point fait de serments ni de promesses de fidélité.

21. Il ne fut pas difficile d’amener le jeune imprudent à ce qu’on désirait de lui, et bientôt le glaive fut debout dans le cœur de Sigurd.

22. Le vaillant guerrier se leva pour se venger, et l’acier brillant de Garm s’envola avec force de la main du roi après Guttorm.

23. Son ennemi tomba en deux morceaux : les mains et la tête furent lancées à distance ; la partie inférieure tomba sur place.

24. Gudrun s’était endormie sans inquiétude à côté de Sigurd ; mais elle se réveilla tristement en nageant dans le sang de l’ami de Freya.

25. Elle frappa des mains avec tant de force que le courageux guerrier se soulevacontrele lit. « Ne pleure pas avec tant d’amertume, Gudrun, ma jeune et florissante épouse, tes frères sont vivants.

26. « Mon héritier est trop jeune, on ne peut le sauver de la maison ennemie ; ils ont pris avec cruauté et bassesse de nouvelles résolutions.

27. « De sept neveux qui leur naîtront plus tard, aucun ne se rendra à l’assemblée du peuple. Je sais exactement ce qui arrivera. Brynhild est la cause de tout ce mal.

28. « Je suis l’homme qu’elle a le plus chéri, mais je n’ai point trahi Gunnar. Je suis resté fidèle à mes serments. Depuis, on m’a appelé l’ami de sa femme. »

29. Gudrun soupira et le roi rendit l’esprit. Alors elle frappa ses mains ensemble ; à ce bruit, les chevaux hennirent et les oies poussèrent un cri.

30. Lorsque Brynhild, la fille de Budle, entendit Gudrun sangloter bien haut dans son lit, elle se mit à rire une fois de tout son cœur.

31. Gunnar parla ainsi : « Femme vindicative, ces éclats de gaieté ne t’annoncent rien de bon. Mais d’où vient que tes couleurs disparaissent ? tu sembles mourante.

32. « Tu aurais mérité, femme, de voir tuer Atle sous tes yeux, de lui voir une blessure saignante, et d’être obligée de bander sa plaie humide. » —

33. Brynhild, la fille de Budle, répondit : « Tu ne combattras plus, pas un homme ne te provoquera. Atle redoute peu la colère, il te survivra et sera toujours le premier quant à la puissance.

34. » Je pourrais te dire, si tu ne le savais parfaitement, Gunnar, que tu as changé de forme pour commettre le crime. J’étais bien jeune alors ; le chagrin ne m’a point forcée, moi, richement pourvue de biens, à entrer dans la maison fraternelle.

35. « Jusqu’au moment où les trois descendants de Gjuke entrèrent à cheval dans la cour, je n’avais point voulu appartenir à un homme. Hélas ! pourquoi ce voyage a-t-il eu lieu ?

36. « Le chef, assis sur les épaules de Granne, et couvert d’or, me donna sa foi ; il ne vous ressemblait ni par les regards ni par les formes ; et cependant vous croyez être des chefs d’armée.

37. « Atle me dit en particulier qu’il ne permettrait le partage ni des présents, ni de l’or, ni du pays, si je ne consentais point à me donner ; que je n’aurais aucune part aux biens ni à l’argent monnayé.

38. « Mon esprit fut en suspens ; devais-je combattre ou faire un choix parmi les cottes de mailles pour apaiser ma querelle avec mon frère ? Il fallait l’annoncer au peuple et diminuer ainsi la joie de plus d’un homme.

39. « Nous conclûmes la paix. Je trouvai plus de plaisir aux joyaux et aux anneaux rouges que le fils de Sigmund devait me donner. Je ne voulais point l’or d’un autre homme ; je voulais en aimer un seul, et pas davantage : la jeune fille, dont la poitrine était couverte d’or, n’avait point un esprit léger.

40. « Quand mon voyage vers la mort sera accompli, Atle saura que la femme au cœur flexible ne passera jamais sa vie avec un autre homme. Alors le moment de venger mes chagrins sera venu. » —

41. Gunnar, le chef des guerriers, se leva, et passa ses bras autour du cou de Brynhild : tous vinrent, mais séparément, et avec un esprit loyal, pour soulager sa douleur.

42. Mais elle repoussa tout le monde, et ne permit à personne de l’empêcher d’effectuer le long voyage.

43. Gunnar fit appeler Hœgne : « Je veux réunir mes guerriers et les tenir dans la salle ; c’est maintenant nécessaire. Essayons de suspendre le voyage de Brynhild vers la mort, jusqu’au moment où les années amèneront ce malheur ; puis nous laisserons agir la nécessité. »

44. Mais Hœgne répondit : « Que personne ne s’oppose au long voyage d’où elle ne reviendra jamais ! Brynhild est mal descendue des genoux de sa mère ; elle est née pour une douleur sans fin, et pour affliger le cœur de bien des hommes. »

45. Gunnar, après cet entretien, courut en hâte vers le lieu où la valkyrie changeait ses parures. Elle jeta un regard sur tous ses trésors, sur ses esclaves et ses suivantes sans vie, passa la cotte de mailles en or, et n’eut l’esprit joyeux qu’après avoir enfoncé le glaive dans son sein.

46. Elle tomba sur le lit d’un autre côté, et dit : « Qu’elles me précèdent maintenant, celles qui désirent obtenir de moi de l’or et de moindres présents ! je donnerai à chacune le collier rouge, l’écharpe, le manteau et les vêtements brillants. »

47. Toutes se turent ; elles réfléchirent à ces paroles, et dirent unanimement : « Il y a déjà assez de morts, nous voulons vivre encore, remplir l’office de suivantes dans les salles, et faire ce qui nous plaît. »

48. Celle qui était parée, enveloppée dans le lin, et encore jeune d’années, chanta : « Je ne veux pas que personne abandonne la vie avec mécontentement ou par contrainte à cause de moi.

49. « Cependant, que des trésors lointains brûlent avec vos os, mais non pas l’or de la femme parée de colliers, quand vous trépasserez pour venir me visiter.

50. « Assieds-toi, Gunnar ; n’ayant plus l’espoir de vivre, je te parlerai d’une belle fiancée. Votre navire ne se perdra pas entièrement, parce que j’aurai renoncé à la vie.

51. « Vous vous réconcilierez avec Gudrun plus tôt que tu ne le penses. Quoique mariée avec le roi, cette femme sage nourrira le souvenir de Sigurd ; une fille naîtra d’elle ; Svanhild sera plus blanche que le jour serein et les rayons du soleil.

52. « Tu donneras à Gudrun un bon archer, cause de malheurs pour grand nombre de guerriers. Gudrun ne sera pas mariée heureusement ; mon frère Atle, le fils de Budle, la possédera.

53. « Il est des choses dont je dois me souvenir, sur la manière dont vous m’avez trompée avec tant de cruauté. La félicité s’est constamment jouée de moi pendant ma vie.

54. « Tu voudras posséder Oddrun, mais Atle n’y consentira pas ; vous vous inclinerez l’un vers l’autre secrètement : elle t’aimera comme je l’aurais fait, si notre destinée eût été douce.

55. « Atle te fera payer chèrement ce bonheur, et tu seras déposé dans une étroite fosse remplie de serpents ; puis Atle rendra l’esprit, et quittera ses trésors et la vie.

56. « Car Gudrun le percera cruellement avec l’acier dans son lit.

57. « Si on donnait un bon conseil à notre sœur Gudrun, et si elle avait un cœur comme le nôtre, elle ferait mieux de suivre chez la Mort son premier mari.

58. « Je parle maintenant avec désordre, mais elle ne perdra point la vie à cause de nous. De hautes vagues la porteront sur la motte de tourbe patrimoniale de Jonaker ; les fils de Jonaker sont dans l’incertitude.

59. « Gudrun enverra Svanhild sa fille et celle de Sigurd hors du pays : le conseil de Bicke lui nuira, car Jormunrek vit pour faire le mal. Alors toute la race de Sigurd sera éteinte, et les larmes de Gudrun en deviendront plus abondantes.

60. « Je vais t’adresser une demande : c’est ma dernière prière dans ce monde. Élève dans les champs un bûcher assez vaste pour recevoir tous ceux qui sont morts avec Sigurd.

61. « Environne le bûcher de tentes, de boucliers, de bannières d’une belle teinte, et d’un grand nombre de guerriers. Brûle-moi à côté du héros.

62. « Brûle de l’autre côté mes serviteurs parés avec de l’or, deux à la tête et deux éperviers ; alors tout se trouvera égalisé.

63. « Mettez entre nous le glaive tranchant incrusté avec de l’or ; qu’il nous sépare encore une fois, comme lorsque nous montâmes dans le même lit ; nous étions époux de nom.

64. « Alors les portes resplendissantes d’or ne lui tomberont pas sur les talons quand ma suite l’accompagnera. Ce voyage ne paraîtra pas misérable.

65. « Car le héros sera suivi par cinq femmes de service et huit serviteurs de bonne race, tous gens de mon pays natal, et par les ancêtres que Budle a donnés à sa fille.

66. « J’ai beaucoup parlé ; j’en dirais encore davantage, si le glaive m’en laissait le temps. La voix faiblit… la blessure enfle… J’ai dit la vérité… Je devais finir ainsi. »



  1. On l’appelle aussi Petit poème sur Sigurd. (Tr.)