L’Eglogue latine/02

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DE
L’ÉGLOGUE LATINE.

DEUXIÈME PARTIE.

La poésie bucolique, introduite à Rome par Virgile, dut tenter et tromper par l’apparente facilité du genre l’émulation de beaucoup d’écrivains. Ce qui s’est passé chez les modernes suffit pour nous faire comprendre qu’elle ne dut guère cesser de Virgile à Calpurnius. Il y a quelque intérêt, peut-être, à en rechercher la trace, fort effacée pendant les trois siècles environ qui séparent le poète de la cour d’Auguste et l’élégant versificateur de la cour de Carus.

Au temps du premier, elle prêta ses images à plusieurs odes d’Horace, à plusieurs élégies de Properce et de Tibulle, au tableau de quelques fêtes rustiques de Rome dans les Fastes d’Ovide ; mais si nous possédons un certain nombre de pages poétiques ainsi inspirées par elle à d’autres genres, aucun monument bucolique proprement dit, qu’on puisse dater de cette époque, n’est parvenu jusqu’à nous. Varius, le poète épique et tragique, l’auteur de ce Thyeste que Quintilien trouvait digne des Grecs, a bien été soupçonné d’avoir mêlé à ses grands ouvrages quelques églogues ; mais les témoignages dont on s’est appuyé, un vers insignifiant cité par Porphyrion, une allusion équivoque de Virgile, ne suffisent pas pour l’établir. Varius, du reste, aurait brillé dans l’églogue par des mérites virgiliens, si ses compositions renfermaient beaucoup de vers semblables à ceux que le grand poète a imités de lui, mais qui ne faisaient point partie d’une pastorale, et qui appartenaient probablement à une sorte de récit épique sur la mort de César.

Une épître à Messala, qui offre de grands rapports avec la dédicace du Ciris, a été, ainsi que ce poème, attribuée à Virgile, et placée dans ses Catalecta. On y loue, chez Messala, l’homme de guerre et le poète, le poète élégiaque et bucolique, et la pièce se termine par un vœu modeste, celui d’atteindre à ses vers dictés par les dieux. Si elle était en effet de Virgile, et avait été adressée, comme le croit Heyne, à Messala jeune encore ; si elle ne contenait pas, comme on peut le soupçonner, de vers interpolés, on pourrait en conclure que Messala avait essayé avant Virgile de la poésie bucolique, et était plus que lui fondé à dire :

 Prima syracusio dignata est ludere versu
Nostra, nec erubuit sylvas habitare Thalia
.

Après Messala, vient Valgius Rufus. Horace, dans ses satires, le compte parmi les hommes de goût dont le suffrage le dédommage des méchantes critiques auxquelles il est en butte ; ailleurs, dans une ode où il le console de la mort d’une jeune esclave, il cherche à le ramener de la poésie élégiaque où se consume douloureusement son talent, à la poésie lyrique ou épique et aux louanges d’Auguste. Les scholiastes donnent à penser que cet ami d’Horace est le même Valgius Rufus qui, en 742, fut substitué avec Caninius Rebilus à deux consuls sortis de charge avant le temps : ils l’appellent consularis. Faut-il les en croire, ou, avec beaucoup de savans modernes qui l’ont fait sans preuve, distinguer un Valgius, personnage consulaire, prosateur, et un Valgius poète ? Weichert est pour l’avis des scholiastes, et ne reconnaît qu’un Valgius, homme distingué du temps, se délassant des affaires par les lettres, qui faisait des vers en amateur, comme Mécène, comme tant d’autres, et au mérite poétique duquel Horace a rendu un témoignage qu’il ne faut peut-être pas prendre à la rigueur. L’éloge de son talent épique, dans le Panégyrique de Messala, ce mot souvent cité, æterno propior non alter Homero, le placerait en un rang fort élevé, si cet éloge n’était d’abord singulièrement exagéré, s’il ne manquait absolument d’autorités anciennes pour le confirmer, enfin si l’on ne doutait de l’authenticité du morceau lui-même, non-seulement comme ouvrage de Tibulle, mais comme appartenant à l’antiquité latine. Parmi les débris de la poésie de Valgius, on distingue deux vers cités par Philargyre, et ces deux vers, qui semblent empruntés à quelque églogue, l’ont fait compter au nombre de ceux des contemporains de Virgile qui se sont, comme lui, et sans doute à son exemple, occupés de poésie bucolique.

Ovide, dans l’énumération des écrivains illustres parmi lesquels il a brillé lui-même, cite Julius Montanus comme poète épique et élégiaque. Sénèque le père l’appelle un poète excellent, egregius ; pour Sénèque le philosophe, plus sobre d’éloges, ce n’est plus qu’un poète supportable, tolerabilis. Ce dernier, dans une épître où il se moque de ceux qui ne vivent pas selon la nature, qui font du jour la nuit et de la nuit le jour, cite comme menant cette vie un certain Atilius Buta qui avait été préteur, et raconte l’application plaisante qui lui fut faite de quelques vers de Montanus. Montanus, grand amateur de lieux communs, peignait volontiers le lever et le coucher du soleil, ce qui faisait dire à un plaisant du temps, Natta Pinarius : « Je ne puis agir avec plus de bienveillance ; je suis prêt à l’entendre depuis le coucher jusqu’au lever, ab ortu ad occasum. » Un jour donc qu’il faisait une lecture, il ne manqua pas de débiter ces vers :

Incipit ardentes Phœbus producere flammas,
Spargere se rubicunda dies, etc.


Un autre plaisant qui se trouvait là, le chevalier romain Varus, parasite élégant, qui payait son écot en bons mots satiriques, s’écria : « Buta se met au lit. » Le poète continuant et arrivant à son autre lieu commun :

Jam sua pastores stabulis armenta locarunt,
Jam dare sopitis nox nigra silentia terris
Incipit

Varus s’écria de nouveau : « Que dit-il ? serait-il déjà nuit ? Je cours au lever de Buta. » — On peut croire, et Wernsdorf est de cet avis, que ces vers faisaient partie de quelque poème du genre pastoral. Ajoutons donc, mais pour mémoire seulement, Julius Montanus à notre liste. Faisons de même de Gratius et de Fontanus, qu’Ovide semble désigner comme auteurs d’églogues, de Julius Cerealis que Martial, dans une invitation à dîner, traite en émule des bucoliques, ou peut-être des géorgiques.

Sans être abondans, les renseignemens sont plus nombreux sur Septimius Serenus. Du rapprochement de quelques passages de Terentianus Maurus, de Stace, de Martial, de Sidoine Apollinaire, on peut conclure qu’il florissait au temps de Vespasien et de ses fils. Suivant ces témoignages, il serait né à Leptis en Afrique, d’où il aurait été ramené enfant en Italie, puis élevé avec des fils de sénateurs, et formé à l’éloquence et aux travaux du forum ; il aurait passé une grande partie de sa vie dans ses propriétés patrimoniales, situées au pays des Veiens, des Sabins, des Herniques. Est-ce une de ces propriétés qu’il a célébrée dans ses Falisca, poème qui a fait donner le nom de falisque, et au mètre qu’il y employait, et au poète lui-même ? Ses pièces sont désignées en général sous le titre d’Opuscules ruraux, et il est probable qu’elles décrivaient successivement les différens travaux de la campagne. Il en reste d’assez nombreux fragmens, de mesures diverses, mais le plus souvent lyriques, et qui ont toujours quelques rapports avec la vie des champs. Wernsdorf, qui les a rassemblés curieusement, en a relevé l’insignifiance en y joignant, assez arbitrairement, le Moretum, qui porte le nom de Virgile, et ne lui fait pas déshonneur.

Avant Calpurnius, le seul poète vraiment bucolique que présente encore l’histoire de la littérature latine, on ne rencontre plus qu’Annianus ; encore faut-il le zèle ardent de la critique allemande, pour lui attribuer des églogues. Aulu-Gelle, qui vante l’admirable suavité de son langage, parle quelque part de la manière dont il célébrait, dans son domaine rural, en société de quelques amis, par des conversations savantes et enjouées, la solennité des vendanges. C’est, selon Wernsdorf, pour une de ces agréables réunions que furent composés les vers fescennins, que cite de lui Ausone pour excuser, par cet exemple, la licence d’une de ses pièces. La poésie fescennine ayant été, dans l’origine, quelque chose d’assez semblable au carmen æmæbeum de la poésie bucolique, ce savant critique en conclut un peu légèrement qu’Annianus s’est exercé dans ce dernier genre.

Nous voici enfin arrivé à Titus Calpurnius, dont une tradition constante place le berceau en Sicile, comme pour le rattacher de loin à Théocrite. On le fait, en général, vivre et écrire sous Carus et ses fils Carin et Numérien, vers la fin du IIIe siècle de notre ère. Les allusions et les allégories historiques contenues dans ses églogues, se rapportent en effet assez visiblement à cette époque. À défaut d’autre témoignage, ces pièces peuvent seules nous fournir quelques indications sur leur auteur, qui paraît s’y être quelquefois introduit lui-même, à l’exemple de Virgile, sous le costume, le personnage de Corydon, de Tityre, et y avoir fait intervenir aussi son protecteur.

son Mécène, avec le nom de Mélibée. Ainsi, dans la quatrième, il nous dit, en langage allégorique, que long-temps pauvre, réduit à aller chercher fortune dans des contrées lointaines, il a dû à ce patron une situation meilleure.

Le recueil s’ouvre par un pendant du Pollion de Virgile, qui, nous l’avons déjà dit, n’est guère une églogue que par la teinte pastorale de quelques détails. Calpurnius traite un sujet tout semblable. L’empereur Probus vient d’être assassiné, en 282 ; Carus, un des premiers hommes de guerre du temps, a été proclamé empereur, et ses deux fils, Carin et Numérien, associés par lui à l’empire, sous le titre de Césars. Le poète veut célébrer, à l’exemple du pasteur de Mantoue, les prospérités du règne qui va commencer ; mais il le fait d’une façon justement louée par Fontenelle, comme plus bucolique. Nul exemple ne peut mieux montrer l’art, qui le distingue, de renouveler par d’heureuses inventions les thèmes qu’il emprunte à son modèle. Ornitus et Corydon se sont retirés à l’ombre, dans un bocage consacré au dieu Faune, dieu pastoral et dieu latin tout ensemble ; et là ils lisent sur l’écorce d’un hêtre, écrit de la main du dieu, un oracle qui annonce tout ce que se promet Calpurnius du nouveau souverain. Après avoir loué ce tour ingénieux, Fontenelle ajoute : « C’est dommage que Virgile n’ait pas fait les vers de cette pièce ; encore ne serait-il pas nécessaire qu’il les eût faits tous. » On peut dire qu’il les a faits en partie ; Calpurnius écrit d’après Virgile et avec Virgile. Le poète semble avoir voulu se rapprocher du caractère du genre, par une familiarité qui contraste, comme chez Théocrite et Virgile, avec l’élégance des détails descriptifs. Corydon ne craint pas de parler de son chapeau qui le défend seul de la chaleur ; et lorsqu’il s’agit de lire les vers écrits sur le hêtre, il plaisante assez grossièrement, mais en fort bon style, sur la longue taille d’Ornitus. Dans l’oracle de Faune, comme dans celui que Virgile traduit de la sibylle, les prospérités futures du règne de Carus sont annoncées sous des expressions bucoliques qui n’ont pas grande nouveauté, et dont on trouverait facilement les élémens chez le poète du siècle d’Auguste ; mais il y a de fort beaux traits. Sous l’empire du nouveau dieu (Calpurnius, comme Virgile, devance l’apothéose qui fut faite de Carus après sa mort), la guerre civile cessera ; on ne verra plus de ces tristes victoires où Rome triomphait d’elle-même ; le sénat ne sera plus chargé de fers, décimé, torturé par la tyrannie. Cette comète, qui depuis vingt jours brille dans un ciel serein, sera plus propice que celle qui éclaira les sanglantes funérailles de César. À Probus assassiné succède Carus qui sauvera au monde toute secousse. À ces louanges de l’empereur se mêlent celles de son fils Numérien, prince lettré, qui passait pour éloquent, et auquel, selon Vopiscus, on éleva une statue avec une inscription où on l’appelait : Orator suis temporibus potentissimus. Calpurnius renchérit hyperboliquement sur cet éloge :

…… Maternis causam qui lusit in ulnis.

Les vers de Faune déchiffrés, Ornitus et Corydon les chantent bucoliquement en s’accompagnant de leur flûte. Nous voilà revenus à l’églogue, mais nous n’y restons pas long-temps. Le dernier vers exprime l’espoir du poète, qui compte sur Mélibée, c’est-à-dire sur son noble patron, pour porter ses vers à l’oreille d’Auguste :

Augustas feret hæc Melibœus ad aures.

Calpurnius, dans sa septième pièce, célèbre une fête donnée au peuple romain, probablement par Carin, chargé du gouvernement de l’Occident, en l’absence de son père et de son frère, partis pour une expédition contre les Perses. Cette pièce n’est point allégorique ; mais, comme plusieurs églogues de Virgile, elle fait allusion à des faits contemporains et d’une façon ingénieuse, qui, n’en déplaise à Wernsdorf, n’a rien de contraire à la nature de l’églogue. Il est fort permis de conduire les pasteurs à la ville ; un des bergers de Théocrite se plaint des dédains de la courtisane Eunice qu’il y a rencontrée. Le Tityre de Virgile a vu Rome et en cause avec Mélibée. Ainsi fait Calpurnius. Lycotas, un de ses bergers, s’étonne de la longue absence de Corydon qui a été voir les jeux donnés par César. Corydon raconte ce qu’il a vu ; il décrit l’amphithéâtre dans des vers qui, comme beaucoup d’autres de cette pièce, sont curieux pour les antiquaires et ont donné lieu à bien des dissertations ; il compare la forme de cet amphithéâtre, objet nouveau pour lui, à celle d’un vallon compris dans une enceinte de collines, comparaison toute bucolique, puis il entre dans les détails de toutes les magnificences, de toutes les raretés du spectacle ; il énumère tous les animaux curieux qui y ont figuré. Un vieillard, témoin de sa stupéfaction, lui disait : « Il est tout simple qu’un paysan soit étonné de ces merveilles ; moi-même, vieilli à la ville, je n’y vis jamais rien de semblable. » Heureux Corydon ! s’écrie Lycotas, que son âge a retenu aux champs, heureux Corydon ! mais as-tu vu ce qu’il y avait de plus curieux, les dieux eux-mêmes ? Ces dieux, c’est le prince ordonnateur, héros de la fête, et Corydon, c’est le poète qui le complimente.

Nous avons déjà dit quelque chose de la quatrième églogue, intitulée César. Deux bergers, Corydon et Amyntas, y célèbrent, en couplets amébéens, Carin et Numérien, et même Carus leur père, alors absent. Le poète n’a pas la discrétion, la précision d’Horace et de Virgile ; son panégyrique est un centon diffus, déclamatoire, bien étranger surtout à la pastorale, malgré les efforts du poète pour y introduire force détails champêtres. Lui-même le sait et le dit, ce qui ne suffit point pour l’excuser. Il nous montre, au début, Corydon en posture de poète qui travaille ; ce berger veut faire quelque chose qui ne soit pas trop pastoral, et Mélibée, à qui il s’adresse, l’y encourage et trouve à la fin qu’il y a assez bien réussi. Cet éloge pourrait passer pour une critique, si Corydon, ce n’était encore Calpurnius. Mélibée, ailleurs, s’étonne que Corydon permette à son jeune frère Amyntas de faire des vers ; c’est un si mauvais métier ! — Pas si mauvais, répond l’autre, quand on est protégé par Mélibée. Voilà Mélibée devenu, pour le faux Corydon, un de ces protecteurs qui n’appartiennent guère au village, le Mécène d’un autre Virgile, comme le fait entendre le poète par de fort jolis vers.

Dans la huitième églogue, le protecteur de Calpurnius est bien âgé ; lui-même est arrivé à la vieillesse, car c’est bien lui qu’il y représente sous le personnage de Tityre. Mais pourquoi a-t-il changé de nom, et ne s’appelle-t-il plus Corydon ? C’est, dit spirituellement Wernsdorf, pour faire comprendre que, par la protection du patron, il est arrivé au sort de Tityre, qu’il lui demandait. Wernsdorf estime que cette pièce, que, pour de fort bonnes raisons, il retire, comme les trois suivantes, à Nemesianus, a été composée sous Dioclétien. Il y trouve une élégance plus châtiée, et qui lui atteste la maturité du talent de l’auteur.

Quel était ce patron, dont nous retrouvons, dans les églogues de Calpurnius, l’histoire mêlée à celle de son client ? Était-ce, comme beaucoup l’ont cru, ce même poète auquel on a long-temps attribué les quatre dernières pièces du recueil, l’auteur, alors fameux, d’un poème sur la chasse que nous avons encore, Nemesianus ? Un passage curieux de Vopiscus nous fait connaître qu’au temps de Numérien, la poésie était encouragée fréquemment par ces concours publics établis sous Auguste et sous Domitien, et auxquels le prince lui-même prenait part avec Nemesianus, Aurelius Apollinaris, et sans doute Calpurnius, qui, dans ses combats bucoliques, semble faire allusion à ces luttes littéraires. Le Mélibée qui les juge, est-ce Nemesianus, auquel un ancien manuscrit dédie les églogues ? Mais ce Mélibée semble revêtu de hautes dignités qui n’ont pas appartenu à Nemesianus, car Vopiscus n’eût pas manqué de nous le dire. Par d’ingénieuses et subtiles conjectures, Wernsdorf est amené à proposer, avec quelque vraisemblance, Junius Tuberianus, qui fut pendant trente années dans les hautes charges de l’état. Le poète Calpurnius, pour lui, est le même personnage que Junius Calpurnius, que l’histoire nous donne comme l’un des secrétaires de la maison impériale, dictator memoriæ. Appuyé par Tiberianus, et, à ce qu’il semble d’après certains passages des églogues, élevé par son crédit à cet emploi de secrétaire qui allait assez bien à un homme de lettres, notre auteur se sera sans doute donné le prénom de Junius par reconnaissance pour son patron, comme faisaient d’ordinaire les cliens. Voici donc, selon Wernsdorf, l’histoire de Calpurnius :

La première et la quatrième de ses églogues où il célèbre l’empereur et les Césars ses fils le firent connaître et protéger de Junius Tiberianus. Placé par ce haut dignitaire et vivant à Rome, il composa sous Carus d’autres pastorales. Plus tard il suivit Carus, comme secrétaire, dans son expédition de Perse, et ce fut lui qui manda sa mort au préfet de la ville. Enfin il a composé ses dernières pièces (viii-xi) à Rome, à son retour, après la mort de son patron, dont il fait comme l’oraison funèbre. Mais ces quatre églogues sont-elles de lui ou de Nemesianus ? Cette distinction, établie fort à la légère, au commencement du XVIe siècle, par un éditeur de Parme, a trompé beaucoup de savans depuis Vossius et Scaliger jusqu’à Rapin. Mais le témoignage unanime des manuscrits et des plus anciennes éditions, l’identité du style, des vers semblables qu’un auteur a pu répéter et qu’un contemporain n’eût pas copiés, vingt autres preuves encore, fournissent à Wernsdorf l’occasion d’une dissertation savante où il restitue à Calpurnius les pièces qu’une critique subtile a pu seule lui contester.

Revenons au recueil même de Calpurnius. Il a, comme Virgile, par l’allusion et l’allégorie, tourné l’églogue à l’expression de ce qui lui est personnel, des choses de sa propre vie et de l’histoire de son temps. Il l’a fait ingénieusement en renouvelant par certaines inventions les vieux cadres qu’il dérobait à Virgile, et toutefois il l’a fait avec les images, les mouvemens, les tours, le style de Virgile, dans des pastiches qui sont comme un écho affaibli, mais agréable et spirituel (ce qui n’est guère le mérite des échos), de l’églogue virgilienne. Il y a donc deux choses surtout à considérer chez Calpurnius : d’abord les changemens faits par lui aux cadres qu’il emprunte, puis l’emploi de détails devenus lieux communs.

Des souvenirs de Virgile et de Théocrite servent de point de départ dans la troisième églogue, intitulée Exoratio. Virgile avait représenté Mélibée cherchant son bouc égaré ; Calpurnius développe cette idée. Iolas a perdu sa vache, et en demande des nouvelles à Lycidas, qui a autre chose à penser et qui toutefois lui indique où il est probable qu’on la retrouvera. Le poète entre ici dans des détails familiers, à l’exemple de Théocrite et aussi de Tibulle qu’il imite. Iolas n’oublie pas de parler de ses jambes déchirées par les ronces dans sa vaine recherche, et il veut, quand on aura trouvé la fugitive, qu’on la batte bien fort pour le venger. À cette familiarité se joignent de charmantes minuties descriptives. La peinture du taureau qui se repose et rumine n’est pas seulement prise de Virgile, pallentes ruminat herbas, mais aussi, et mot pour mot, des Amours d’Ovide. On le voit, Calpurnius n’est point exclusif ; il prend à tous les bons poètes, absolument comme procéderait un faiseur moderne de vers latins. Dans son mélange d’élégance et de familiarité, Calpurnius suit Théocrite et Virgile, mais d’une façon artificielle où la conciliation éclectique des deux modèles amène quelquefois des disparates. Lycidas a été troublé dans de tristes pensées qu’il confie à Iolas, pendant qu’un valet de berger, Tityre, a été chercher sa vache égarée ; il raconte l’infidélité de sa maîtresse Phyllis, sa colère, sa violence, suivies de leur rupture. Dans ce récit il y a une délicatesse d’expression qui ne fait guère attendre une brutalité qui le termine. Iolas offre son entremise pour raccommoder Lycidas avec Phyllis ; il se charge de lui porter des vers que l’amant malheureux a composés dans cette intention ; il les écrit sous sa dictée sur l’écorce d’un cerisier, et cette écorce, détachée du tronc, devient une lettre amoureuse. J’ai bien peur que ce détail spirituel ne soit au fond peu bucolique ; c’est une imitation et comme une traduction rustique des tablettes de la société romaine. La complainte de Lycidas est une fort agréable élégie inspirée par l’Alexis et la Pharmaceutria, et nombre de pièces où Théocrite a exprimé de semblables désespoirs. Le poète a souvent besoin de rappeler par certains détails la condition des personnages qu’on serait tenté d’oublier : telles sont des comparaisons un peu grossières qui succèdent à un exorde gracieux et élégant. Dans de fort jolis vers qui doivent beaucoup à l’imitation, il se met en parallèle avec Mopsus, rival préféré, et si inférieur à lui pour la beauté, le talent et la richesse ; puis il en vient à un sujet fort délicat, aux coups qu’il a donnés ; il offre alors réparation, et il arrive comme sans dessein, par un tour fort ingénieux, à une grave accusation contre son rival Mopsus. Il y a encore de charmantes choses dans le passage où il rappelle à Phyllis que ces mains, devenues coupables, lui ont autrefois offert bien des présens. Elles ramènent encore fort adroitement à un parallèle injurieux avec Mopsus, dont la misère ne peut rien offrir de pareil. Ici reparaît le familier, le grossier merum rus, comme dit Scaliger. Ce qu’on peut dire, c’est que l’artifice du mélange, plus caché chez Théocrite et Virgile, est ici plus sensible. Les derniers vers nous replacent spirituellement au point de départ de la pièce ; la vache est retrouvée, et cela est d’un bon augure pour les amours de Lycidas, qui retrouvera sans doute aussi sa maîtresse perdue. En somme, la fable et les détails de cette pièce sont fort agréables ; seulement on y distingue trop, comme dans les autres, la trace de l’imitation ; l’on y aperçoit trop clairement l’artifice qui mêle à la brillante élégance de Virgile la simplicité familière de Théocrite.

Le sujet de la neuvième églogue est encore érotique. C’est une jeune fille poursuivie à la fois par deux bergers, Idas et Alcon, qui, en son absence (ses parens l’ont prudemment enfermée), chantent alternativement leur passion, ou plutôt leurs désirs ; car c’est un amour fort sensuel que celui qui s’exprime dans cette pièce, modeste quant aux paroles, et au fond très impudente. Elle se rapproche de la deuxième, où deux bergers chantent alternativement leur maîtresse, et de la troisième, où un amant maltraité compose des vers pour fléchir sa belle ; on retrouve même ici des phrases prises textuellement de cette troisième églogue et que ne motive pas très bien la circonstance. Faut-il croire avec Wernsdorf que Calpurnius a voulu imiter Théocrite, qui, dans deux de ses Idylles, a répété le même sujet ? n’est-il pas plus simple de penser qu’il s’est imité et copié lui-même, comme cela est arrivé à tant d’autres, surtout chez les anciens ? D’ailleurs il n’imite pas que lui ; ses deux complaintes, du reste aimables et gracieuses, sont faites encore aux dépens de Théocrite et de Virgile. Calpurnius se montre adroit imitateur, sauf le passage irréfléchi où il donne un troupeau de mille vaches à un berger : Virgile avait seulement parlé de brebis,

Mille meæ siculis errant in montibus agnæ,


ce qui était déjà une très raisonnable fortune. Cette églogue n’est donc qu’un pastiche d’un bout à l’autre, et, ce qu’il y a encore de plus neuf, c’est la peinture d’un rossignol apprivoisé donné par Alcon à Donace.

La onzième pièce de Calpurnius, Eros, est un carmen amæbeum où deux amans maltraités se plaignent, en couplets alternatifs, l’un des rigueurs de Meroe, l’autre d’un nouvel Alexis, Iolas. Les idées, les mouvemens, on pourrait presque dire les expressions, tout cela est pris des deux modèles habituels du poète, mais disposé avec art. Cette églogue est la plus correcte de toutes, la plus élégamment concise ; peut-être était-elle la dernière chronologiquement, comme dans l’ordre du recueil, et le talent de l’auteur était-il arrivé à sa maturité.

Nous n’avons rien dit de la sixième de ces pastorales, intitulée Litigium, c’est encore une dispute de bergers, comme chez Théocrite et Virgile. Toute la différence, c’est que, quand cette dispute va se terminer à l’ordinaire par la lutte musicale et poétique du poème amébéen, elle se renouvelle tout à coup et rend le combat impossible. Malgré la même adresse spirituelle à renouveler ces vieilles formes, cette pièce est peu agréable et regardée comme la moins bonne du recueil de Calpurnius. Le poète, innovant dans la fable, si on peut se servir de cette expression à propos d’églogue, retombe encore ici, lorsqu’il vient au détail, dans le lieu commun. Les injures des bergers, leurs provocations, le choix des enjeux et d’un endroit propre à la lutte, tout cela est plein de redites. L’un de ces bergers risque un cerf privé contre un jeune cheval ; la description des deux animaux est faite très complaisamment ; mais ce sont des centons de Virgile et d’Ovide. On se rappelle les charmantes descriptions du cerf privé de Sylvie et de Cyparisse : le cerf du berger Astylus n’est qu’un plagiat ; on peut dire la même chose du cheval de Lycidas, contre-épreuve du jeune étalon si bien peint dans les Géorgiques. La comparaison de ces morceaux conduirait encore à reconnaître la facilité verbeuse des paraphrases de Calpurnius. Il n’y a plus le choix sévère et discret, le talent de composition de Virgile ; il n’y a plus la poésie facile, mais caractéristique par les détails, qu’on retrouve dans Ovide. La description de la parure du cerf, par exemple, est infinie et étouffe le reste ; c’est comme cette Vénus qu’un peintre avait fait riche, ne la pouvant faire belle. On peut trouver que ces présens, ce cerf si bien, trop bien paré, et ce cheval de prix, excèdent un peu la fortune ordinaire des bergers. Je ne reprocherais pas, comme Wernsdorf, à Calpurnius d’avoir mis en scène de riches fermiers ; mais alors il les fallait faire un peu moins brutaux. C’est toujours cette espèce de placage qui mêle le familier à l’élégant, mais sans les fondre ensemble, comme chez Virgile.

Dans le Mycon, qui est la cinquième pièce du recueil, un vieux berger donne à son jeune fils Canthus des préceptes sur tout ce qui concerne sa profession, sur l’art de conduire les brebis et les chèvres, de les traire, de les tondre, de les soigner, de les nourrir à l’étable ; enfin, il lui expose ce qu’il faut faire en chaque saison, à chaque heure du jour. Un commentateur de Calpurnius, Kempher, a voulu joindre cette églogue à celles qu’on peut reconnaître comme allégoriques ; il a vu dans Mycon l’empereur Carus, sans doute, donnant des leçons de gouvernement à ses deux fils Carin et Numérien. Wernsdorf y voit, avec bien plus de raison, une imitation du troisième chant des Géorgiques. Il s’y rencontre, comme ailleurs chez le poète éclectique, d’autres centons, par exemple, de Tibulle. Le style dont sont revêtus en général ces préceptes est élégant, sauf quelques passages négligés ou altérés, qui manquent de correction et de clarté. Mais cette élégance didactique convient-elle à un vieux berger, qui naturellement emploierait le mot propre en parlant de son métier ? Et puis, la supposition de cette sorte de leçon donnée ainsi tout d’une haleine, est-elle bien vraisemblable ? n’est-ce pas plutôt en détail et par la pratique que ces choses peuvent s’apprendre ? Quant à la critique de Wernsdorf sur le sujet même, qui lui semble contraire aux lois du genre, en ce qu’il peint la réalité du métier de pasteur plutôt que cette vie de loisir et de liberté que doit exprimer, d’après l’âge d’or, la poésie bucolique, elle me semble d’une poétique fort étroite. Le vrai défaut de cette pièce, c’est plutôt le manque d’intérêt et de vraisemblance.

Il ne nous reste plus qu’à parler de la dixième églogue intitulée : Pan ou Bacchus. C’est un calque évident du Silène de Virgile, non-seulement dans quelques expressions de détail, mais même dans le dessin ingénieux de la pièce. Pan célèbre dans un charmant morceau, toujours un peu vulgaire, la naissance de Bacchus et les premières vendanges. Calpurnius, par la grâce minutieuse des détails, s’y rapproche plus d’Ovide que de Virgile. On y remarquera surtout le délicieux passage où le poète s’est complu à peindre Bacchus enfant dans les bras de son père nourricier.

En résumé, Calpurnius, comme nous l’avons plus d’une fois répété, innove heureusement, en ce qui concerne l’invention, le dessin, dans l’imitation qu’il a faite des dix églogues de Virgile, l’une après l’autre : il est moins heureux dans le détail où il rencontre sans cesse le lieu commun et le centon. Par un éclectisme naturel à cette époque, il emprunte, non seulement à l’auteur des Bucoliques, mais encore à Horace, à Properce, à Tibulle, à Ovide, à Stace, à Juvénal, à presque tous les poètes qui avaient écrit avant lui. Il y a chez Virgile un accent d’amour pour les choses de la campagne qui ramène à l’églogue ce qui paraît s’en écarter le plus. Ce principe d’unité manque à Calpurnius, qui décrit agréablement, mais plutôt d’après des souvenirs littéraires. Le caractère général de son style est une facilité élégante, mais prolixe, bien qu’il ne mérite pas, à cet égard, le dédain de Scaliger qui le trouve ennuyeux, ce qu’il n’est pas. Il a quelquefois des négligences, des répétitions, des duretés, des tours incorrects et un emploi de mots inusités et presque barbares, ce qui tranche avec la pureté générale de son style puisé aux meilleures sources. Ce ne peut être, dit Wernsdorf, ni ignorance, ni influence du mauvais langage de son temps, auquel il ne tenait qu’à lui d’échapper comme Claudien. Le savant critique arrive à y voir des grossièretés volontaires pour se rapprocher de la condition des personnages, et il cite, à cette occasion, le dorisme et l’abandon négligé de Théocrite, les rares archaïsmes et les taches plus rares encore de Virgile, qu’on a expliqués de même. Je trouve cette explication subtile, et j’aime mieux croire, en certains endroits, à l’altération du texte par la négligence ou l’ignorance des copistes.

Après Calpurnius, l’attrait d’un genre qu’on peut croire facile, l’usage reçu d’en faire une forme à tous sujets, multiplièrent ces sortes d’imitations. Faut-il comprendre cependant parmi les poètes bucoliques Citerius Sidonius de Syracuse, dont il nous reste une petite épigramme intitulée : Les trois Pasteurs ? Tout l’agrément de cette pièce consiste en ce que les trois bergers y sont continuellement rappelés ensemble avec des détails qui les distinguent, de sorte qu’il y est question à la fois de leurs trois familles, de leurs trois troupeaux, de leurs trois maîtresses ; toujours trois noms et trois circonstances qui les suivent invariablement. C’était là un de ces thèmes recherchés qu’on se proposait volontiers dans ces siècles de décadence où, faute de mérite plus littéraire, on estimait celui de la difficulté vaincue.

Si l’Eclogarium et les Idyllia d’Ausone n’ont rien de plus bucolique, on retrouve la pastorale chez un écrivain de race gauloise, allié de la famille de ce poète. La vingt-sixième lettre de saint Paulin, qui paraît lui être adressée, en parle comme d’un païen converti au christianisme, et le poème que nous avons de lui est probablement l’expression allégorique de cette conversion. Cet ouvrage ne dément pas non plus les qualités de grammairien que donne le titre à son auteur ; le grammairien s’y fait reconnaître, en effet, au choix peu judicieux du mètre choriambique, ainsi qu’au placage érudit de passages dérobés à des histoires et à des poètes plus anciens, qui y compose, de toutes pièces, le tableau d’une épizootie.

Des fléaux pareils ravagèrent l’empire à la fin du IVe siècle et au commencement du Ve. Auquel Severus Sanctus fait-il allusion ? On ne sait. Un passage curieux de son poème, qui montre le Christ adoré seulement dans les villes, tandis que les campagnes ne connaissent encore que les faux dieux, nous reporte à l’origine même du mot pagani, au règne de Théodose, sous lequel existait l’ordre de choses qu’il atteste. Voici le sujet du poème :

Agon remarque la tristesse d’un pasteur désigné par le titre de Bubulcus ; il le force, malgré sa résistance, à lui en confier la cause. Ce pasteur, naguère riche, se trouve ruiné par l’épizootie qui, de la Pannonie, de l’Illyrie, a pénétré dans les provinces belgiques, et de là dans le reste de la Gaule, sans doute dans l’Aquitaine, d’où on croit qu’était notre poète. Il trace de ce fléau, et des scènes de désolation dont la perte de ses propres troupeaux l’ont rendu témoin, un tableau qui n’est pas toujours de bon goût, ni d’un style bien pur, mais qui est quelquefois touchant. Agon s’étonne que le fléau épargne certains pasteurs, Tityre, par exemple, qu’il voit venir. Tityre, c’est dans la pastorale le nom de convention du berger heureux, et le choix fait ici de ce nom était comme indiqué par Virgile :

Nec mala vicini pecoris contagia lædent.


Tityre, interrogé sur ce qui a protégé ses bestiaux, attribue leur conservation merveilleuse au signe de la croix fait sur leurs fronts ; il vante la nouvelle religion, religion aux rites non sanglans, qui n’exige rien que la foi, et il n’a pas de peine à y gagner, par sa naïve prédication, les deux bergers, qu’il emmène vers la ville au temple du vrai Dieu. Voilà donc l’églogue antique devenue, par l’allusion, par l’allégorie, par l’imitation de ses formes, et même par les emprunts matériels du centon (comme chez un certain Pomponius cité dans les Origines d’Isidore), une expression des idées chrétiennes. Cela ne semble pas étonnant, quand on se rappelle que la quatrième églogue de Virgile avait été regardée dans les premiers siècles de l’église comme une prophétie de la venue du Christ, soit que la sibylle et son poétique traducteur Virgile eussent à leur insu annoncé la vérité, soit que quelque chose des prophéties hébraïques fût arrivé au poète par la version des Septante, par les juifs hellénistes vivant à Rome, par Hérode, hôte de Pollion, par Nicolas de Damas, ministre d’Hérode auprès d’Auguste ; cela ne semble pas étonnant lorsqu’on songe que nos vieilles proses disent encore : Teste David cum sibylla, et que, dans la peinture sacrée, les sibylles ont leur place à côté des prophètes. Il était tout simple que des auteurs chrétiens lissent de l’églogue ce qu’ils pensaient que Virgile en avait fait lui-même, et que l’idée leur vînt aussi de donner un sens chrétien aux vers de Virgile. Wernsdorf remarque judicieusement que le style figuré des Écritures et du langage ecclésiastique, ces perpétuelles images de pasteur et de troupeau, par lesquelles on exprimait la société chrétienne, appelaient l’usage allégorique de la poésie pastorale. Il en cite quelques exemples choisis, dit-il, parmi un grand nombre que présente la littérature du moyen-âge. Au IXe siècle, dans une églogue de Paschase Radberl sur la mort de saint Adhalard, les deux abbayes de Corbie sont désignées, comme on a cru que l’étaient chez Virgile Rome et Mantoue, par les noms d’Amaryllis et de Galatée. Au Xe siècle, dans une pastorale de Théodule, trois personnes allégoriques, Pseustis, Alithia, Phronesis, opposent entre elles les histoires miraculeuses de l’Ancien Testament et les fables mythologiques. C’est là sans doute un ouvrage médiocrement bucolique, de peu de science, de goût et de talent, mais qui jouit long-temps d’une grande vogue, attestée par beaucoup de reproductions manuscrites, et ensuite d’éditions aux premiers temps de l’imprimerie ; il servait encore de texte à l’enseignement des écoles dans le XIIIe siècle. Au XIIe, un moine, nommé Metellus, qui avait déjà célébré en vers lyriques saint Quirinus, le chanta de nouveau bucoliquement et sous le titre de Quirinalia, dans dix églogues, reproduisant, par le nombre des pièces comme par la forme, faute de pouvoir le faire autrement, le recueil de Virgile.

Wernsdorf a donné place dans sa collection, uniquement à cause de la forme amébéenne, à la pièce intitulée : Jugement du cuisinier et du boulanger devant Vulcain, par Vespa. C’est une plaisanterie assez spirituelle que le caractère du style fait rapporter au temps de la basse latinité. L’auteur, soit qu’il s’appelât en effet Vespa, soit que ce nom fût un sobriquet semblable à ceux des parasites, paraît avoir été un bouffon de société de la classe de ceux qui égayaient les repas des Romains. Peut-être cette pièce fut-elle destinée à amuser dans quelque dîner. Celle qui la suit toujours dans le même recueil est un peu plus bucolique : on l’attribue au Vénérable Bède, savant du VIIe siècle, ou à Milon, moine de Saint-Amand. Le Printemps et l’Hiver plaident leur cause devant un tribunal de bergers ; Palémon prononce en faveur du Printemps. Cette pièce, très insipide, est d’un art fort grossier ; on n’y célèbre pas le rossignol, mais le coucou, cuculus, ce qui l’a fait quelquefois désigner sous ce nom.

Nous arrivons enfin aux églogues latines de Pétrarque. Elles sont au nombre de douze, toutes imitées de Virgile. Mais ce que Pétrarque emprunte surtout à son modèle, c’est le système allégorique dont il avait donné le fâcheux exemple et qui finit par faire de la pastorale simplement un cadre, une forme de composition et de style. Cette forme, Pétrarque s’en sert pour se mettre en scène avec les personnages de son temps, que ses églogues, véritables satires religieuses et politiques, n’épargnent guère. Mition y représente le pape Clément VI ; saint Pierre, sous le nom de Pamphile, y fait la leçon à un berger moins curieux de ses devoirs de pasteur que du luxe et des plaisirs, et dont l’épouse mondaine ne ressemble guère à celle de Pamphile, c’est-à-dire à la primitive église. La plupart des églogues de Pétrarque sont de ce genre ; il y censure indirectement les vices de la cour d’Avignon, transformée tantôt en nymphe, tantôt en courtisane. Ces attaques allégoriques offrent aujourd’hui plus d’une énigme à la critique historique, que de tels ouvrages intéressent plus que la littérature, et surtout la littérature bucolique.

Les idylles, latines aussi, de Boccace sont composées dans le même esprit que celles de Pétrarque, son maître ; tout y est allusion, jusqu’aux noms des personnages ; elles ont toutes pour sujet des faits de la vie du poète ou de l’histoire de son temps. Ainsi la cinquième pièce, Sylca cadens, figure la ville de Naples désolée, dépeuplée et presque abattue par le chagrin que lui cause la fuite de son roi, Louis. Les troupeaux tristes et malades sont les habitans affligés. Les querelles de Florence et de l’empereur sont exprimées ailleurs par la dispute du berger Daphnis et de la bergère Florida. Dans cette sorte d’églogue, le style pastoral n’est plus qu’une espèce de chiffre historique.

Boccace, Pétrarque et Dante, en créant la langue nationale de l’Italie, n’y interrompirent pas, même pour eux, le cours de la littérature néo-latine. Les poètes latins y abondent au XVe et au XVIe siècle. Le latin, objet de leurs études, était comme leur langue naturelle, et la confiance manquait d’ailleurs dans l’italien qu’on croyait destiné à passer, à tomber à l’état de patois, comme l’idiome des troubadours. Parmi l’innombrable quantité des poètes latins de ce temps, la plupart firent des églogues dans lesquelles ils prétendaient continuer Virgile et Calpurnius. Les titres de plusieurs vieux recueils témoignent de cette filiation ; un d’eux ne compte pas moins de trente-huit poètes bucoliques. On peut affirmer a priori, car le loisir manque pour une telle étude, que l’églogue resta chez eux ce que l’avaient faite leurs modèles, ou plutôt qu’elle devint, plus encore qu’elle ne l’avait été, une forme littéraire propre à exprimer des idées de toute sorte, galantes et satiriques, politiques et religieuses.

Politien ne fit pas d’églogues, mais dans ces cours, si bien peints par M. Villemain, où il expliquait en orateur et en poète l’antiquité grecque et latine, il célébra Virgile, avant de commenter ses églogues, par une pièce intitulée Manto, brillant discours d’ouverture, et tout ensemble imitation libre et ingénieuse du Pollion. Le poète professeur amène au berceau de Virgile, comblé des dons de tous les dieux, la nymphe fatidique Manto, mère du fondateur de Mantoue ; il lui fait prédire la gloire de Virgile et analyser prophétiquement ses chefs-d’œuvre et d’abord ses Bucoliques :

Atque hæc prima novi fuerant elementa poetæ, etc.


Puis viennent les vives apostrophes du maître à la jeunesse qui l’écoute, et ses éloges passionnés de Virgile et de ces études, dont il parle comme de secrets mystères interdits aux profanes.

Le Mantouan fut loin de conserver aussi purement que Politien les traditions de Virgile. Batista Spagnuolli, connu sous le nom de Mantouan, naquit à Mantoue en 1448. Il y prit de bonne heure l’habit religieux dans l’ordre des carmes, et sa vie, prolongée jusqu’en 1516, se partagea entre les devoirs de son état et la culture des lettres latines. Ses compatriotes le mirent à côté de Virgile, né comme lui à Mantoue, et Frédéric de Gonzague lui fit élever une statue de marbre couronnée de lauriers, tout auprès de celle de l’auteur de l’Énéide. Le savant Érasme lui-même, juge d’ailleurs si rigoureux, ne craignit pas de dire qu’il viendrait un temps où le Mantouan ne serait pas mis beaucoup au-dessous de son glorieux compatriote. Ce n’était toutefois qu’un versificateur d’une facilité lâche, diffuse, incorrecte ; défauts déjà très sensibles dans ses premiers écrits et qui ne firent qu’augmenter avec l’âge.

Parmi ses nombreuses productions se trouvent dix églogues écrites dans sa jeunesse, mais retouchées plus tard. Elles rebutent par leur platitude et leur grossièreté. Dans la première, un berger raconte à un autre l’histoire de ses amours, ce qui amène, de temps en temps, de fort communes moralités, principal but de l’auteur. Ce n’est plus là l’élégante simplicité de l’églogue, ce n’est plus sa rusticité qui ne doit pas être sans choix et sans agrément. Par un mélange ordinaire, dans ce temps de littérature païenne encore même en des sujets chrétiens, ces bergers, tout en nommant le Christ, se servent des mots superi, numina ; puis viennent le Phlégéton, l’Élysée comme expression de l’autre vie. Les exemples, les autorités, dont abonde cette espèce de sermon bucolique, sont empruntés indifféremment à la fable et aux livres saints, d’une manière qui semblerait scandaleuse, sans la bonne foi du poète.

Dans la deuxième et la troisième églogue, des bergers s’entretiennent encore des dangers de l’amour ; la quatrième est une sorte de diatribe grossière et commune contre les femmes. Le sujet change dans la cinquième pièce, consacrée à décrire l’abandon où les grands et les riches laissent les poètes. C’est là un sujet peu bucolique, une satire peu juste dans le siècle des Médicis et de tant d’autres patrons des lettres. La cour romaine n’est pas oubliée dans des vers qui comptent parmi les meilleurs du poète, ce qui peut faire juger des autres :

Occidit Augustus, nunquam rediturus ab orco ;
Si quid Roma dabit, nugas dabit. Accipit aurum,
Verba dat ; heu Romæ nunc sola pecunia regnat
 !


La sixième églogue est une pièce du même genre, une peinture monacalement satirique des mœurs de la ville et de la campagne. Dans la septième, qui a quelque chose de semblable, deux bergers s’entretiennent de l’histoire d’un pasteur qui, fuyant sa patrie, par suite de chagrins domestiques et amoureux, a été se faire moine au mont Carmel. Il en avait reçu le conseil de la Vierge elle-même, qui lui était apparue, et entre autres promesses lui avait annoncé une vie immortelle parmi les hamadryades et les oréades, « nouvelles saintes, dit Fontenelle, que nous ne connaissions pas encore dans le paradis. » Le culte de Marie fait le sujet de la huitième églogue, suite de la précédente ; c’est une sorte de paraphrase grossière des litanies. Le style et le goût y répondent dignement au mérite de l’invention.

Le Mantouan était tout-à-fait moine lorsqu’il fit ses deux dernières pièces, et l’on s’en aperçoit. La neuvième est, sous des couleurs bucoliques, un tableau épigrammatique des mœurs et surtout de l’avarice de la cour de Rome ; la dixième, avec des noms de bergers, a pour sujet une dispute théologique entre deux carmes. « L’un, dit Fontenelle, est de l’étroite observance, l’autre mitigé ; Bembo est leur juge. Ce qu’il y a de meilleur, c’est qu’il leur fait ôter leurs houlettes, de peur qu’ils ne se battent. » Dans la chaleur de la dispute, un d’eux s’écrie :

Tua quæ dona darentur amatæ


Un berger ne s’en fâcherait pas, mais un religieux ! L’autre s’explique ; il s’est trompé de mot : il a dit amatæ pour amitæ. On voit que la muse du Mantouan est aussi puérile que grossière ; mais telle n’était pas l’intention du poète qui a fort sérieusement travesti, dans ses monacales et lourdes églogues, son compatriote Virgile.

Ce n’est point de ce style que Politien imitait Virgile dans sa Manto, lorsqu’il appelait la jeunesse toscane à l’étude des Bucoliques ; c’est d’un autre style aussi que Pontanus racontait à sa manière, dans son Uranie, la naissance du grand poète qu’il imitait. Pontanus, né en 1426, et mort en 1503, vivait à Naples, où il n’était pourtant pas né. Des circonstances heureuses l’avaient fait arriver à la faveur et à la confiance des princes aragonais, sous lesquels il parvint aux plus grands honneurs, aux emplois d’ambassadeur et de premier ministre. L’ambition le poussa plus tard à l’ingratitude, et il n’eut pas honte d’abandonner ses anciens maîtres pour le conquérant Charles VIII. Il mêla aux affaires la culture des lettres, et se montra savant distingué et surtout poète élégant et spirituel. Il fut comme le second fondateur de l’académie établie à Naples par son maître, Panormita, et connue depuis sous le nom d’Académie Pontanienne

Ses églogues sont surtout consacrées à l’expression de ses malheurs domestiques ; il y pleure sa femme, comme dans son poème d’Uranie il regrette sa fille. Une autre longue pièce, la Lepidina, n’a pas un caractère aussi triste ; c’est une suite de tableaux rustiques, de scènes mythologiques et d’épithalames, le tout en l’honneur de quelque noce princière de la maison d’Aragon. Ces pièces sont pleines de souvenirs antiques, écrites quelquefois avec élégance et talent, mais assez mal composées et au fond sans intérêt ; il s’y rencontre de nombreux détails locaux, mais non pas avec le charme qu’ils ont dans les vers de son élève Sannazar.

Jacques Sannazar, né à Naples en 1458, annonça de bonne heure des dispositions extraordinaires pour les lettres, et fut admis, dès sa première jeunesse, dans l’Académie de Pontanus. Un caractère mélancolique et des chagrins amoureux le rendirent insensible à sa gloire littéraire. Son cœur s’était montré plus précoce encore que son esprit : à huit ans, il avait éprouvé, pour une noble demoiselle, dont les critiques ont cherché le nom et que quelques-uns ont cru être une fille de Pontanus, la passion si bien peinte par Virgile chez un adolescent moins jeune que lui. Cette passion n’avait fait que s’accroître dans la solitude d’une campagne où sa mère s’était retirée, pendant quelques années, avec son enfant orphelin ; il l’avait depuis rapportée plus vive encore à Naples, et les obstacles qui s’y opposaient le jetèrent dans un tel découragement, qu’il songea à s’ôter la vie. Pour échapper à ces pensées, il crut devoir voyager ; mais une maladie dangereuse, à laquelle il échappa, lui fit craindre de mourir loin de sa mère ; il revint lui fermer les yeux, et ne retrouva plus vivante cette maîtresse qui avait fait le destin de ses premières années, et qu’il regretta, qu’il chanta, le reste de sa vie, dans ses divers ouvrages, sous le nom de Philis, d’Amaranthe et de Charmosine.

À cette première époque se rapporte la composition de son Arcadia, poème pastoral en italien, mêlé de prose et de vers, et dans lequel ses amours et ses chagrins occupaient une grande place. L’Arcadia eut le plus grand succès ; Sannazar se rendit célèbre aussi par ses poésies latines, ses élégies dans le goût de Properce, ses épigrammes, et surtout son poème en trois chants, de partu Virginis, qui lui coûta de longues années de travail assidu, et qui le fit nommer le Virgile chrétien ; poème élégant et singulier, où, selon le génie de ce temps, il a mêlé une sorte de paganisme littéraire à l’expression des dogmes catholiques.

La grande réputation de Sannazar lui concilia la faveur des princes aragonnais ; lors de la conquête de Charles VIII, il leur resta plus fidèle que Pontanus ; il en fut récompensé, non pas par Ferdinand II, qui, à son retour dans ses états, le traita avec assez d’indifférence, mais par le successeur de celui-ci, Frédéric II. Ce prince lui donna la villa di Mergellina, ancienne résidence des princes angevins, charmante demeure qui, du haut du Pausilippe, dominait le golfe de Naples et les scènes délicieuses de ses rivages. Il y fit construire une tour pour mieux jouir de ces tableaux inspirateurs. C’est là que, dans le loisir que Virgile et Horace avaient dû à Mécène, il expliquait à table, avec ses doctes amis, les écrits des anciens ; c’est là qu’il célébrait ces singuliers anniversaires de la fête de Virgile, où il se faisait lire, par un de ses serviteurs, des vers de Properce, pour concilier ses deux admirations. Ne croirait-on pas retrouver là les sacrifices virgiliens si souvent peints par Pontanus, et aussi les aræ virgilianæ de Scaliger ?

Cette vie heureuse dura trop peu ; les efforts combinés de Louis XII et de Ferdinand-le-Catholique amenèrent la chute de la maison aragonnaise. Sannazar dut quitter les délices de sa villa pour suivre en France celui de qui il la tenait. Ses regrets et sa noble résolution sont consignés dans de beaux vers, qui honorent encore plus son caractère que son talent. Sannazar revint à Naples après la mort de son malheureux maître. Son voyage n’avait pas été inutile aux lettres ; il en avait profité pour recueillir un grand nombre de manuscrits contenant des ouvrages des anciens peu connus ou ignorés. C’est à ses soins qu’on doit les poèmes de Gratius Faliscus, Nemesianus, Rutilius Numatianus, etc. Honorant sa vieillesse par la dignité et la constance qui avaient manqué à Pontanus, il refusa de chanter le conquérant de sa patrie, le principal auteur de la chute de ses rois, Gonzalve de Cordoue. On le voit, il jouissait de plus de réputation que de bonheur. Privé de sa maîtresse, de sa mère, des princes ses bienfaiteurs, il était presque étranger dans cette patrie où son nom était si grand. Les lettres le consolèrent, ainsi que l’amitié d’une dame Cassandra, amitié que, malgré l’âge avancé du poète, l’ardeur des expressions a quelquefois fait appeler d’un autre nom. C’est chez elle, c’est dans une campagne près du Vésuve, qu’il passa une partie de ses derniers jours. Ayant quitté Naples lors de la peste de 1527, il n’y revint guère que pour mourir, à soixante-douze ans, en 1530. Pourquoi ne s’était-il pas retiré dans sa Mergellina ? C’est que cette villa avait été détruite par le prince d’Orange, général de Charles-Quint. Sur l’emplacement, le poète fit bâtir une église à laquelle il donna le nom de Santa Maria del Parto, par allusion à son poème. C’est là que reposent ses cendres, dans un mausolée sur lequel se lit l’épitaphe, composée par Bembo, qui causait tant de colère au président Dupaty :

Da sacro cineri flores ; hic ille Maroni
Syncerus
[1] musa proximus ut tumulo.


Le paganisme a orné le tombeau du poète comme ses vers ; on y voit, sur un bas-relief antique, des satyres et des faunes, et les statues d’Apollon et de Minerve travesties en David et en Judith.

Il n’est pas inutile de connaître la biographie de Sannazar pour comprendre ses églogues, ouvrage de sa vieillesse, consacré en partie à l’expression des sentimens qui avaient rempli sa vie. Sa reconnaissance envers son maître Pontanus, son dévouement à ses princes, l’amour qui troubla ses jeunes années, l’amitié qui consola ses dernières, c’est là le fonds de ces pièces, où la pastorale n’est qu’une forme. Cette forme, il l’a renouvelée ; aux bergers il a substitué des pêcheurs. Cela semble à Fontenelle un caprice inexplicable : « Je ne sais, dit-il, quelle finesse il a entendu à mettre des pêcheurs au lieu des bergers qui étaient en possession de l’églogue. » Sannazar a fait comme Théocrite. Il n’y a pas chez le poète sicilien, chez le poète insulaire, un paysage qui ne se termine à la mer, et il en est venu même à prendre deux pêcheurs pour les héros d’une de ses Idylles, peu estimée de Fontenelle, mais qui n’en est pas pour cela moins naturelle et moins touchante. Sannazar a peint les habitans de la plage charmante de la Margellina ; il les voyait sans cesse avec leurs barques, avec cette mer d’azur où ils semblaient se jouer.

Le Normand Fontenelle au milieu de Paris,


comme dit Voltaire, ne pouvait avoir l’idée de cette nature de rivages et de pêcheurs. Sannazar n’était pas frappé, comme Fontenelle dans son cabinet, de la prétendue tristesse de leur vie. Ils lui offraient au contraire des tableaux rians et gracieux qu’il a su rendre avec ame et talent dans sa cinquième églogue.

Pontanus, avant lui, avait mis dans ses églogues bien des détails pris sur les côtes de Naples. Quel poète, vivant à Naples, pourrait faire autrement ? L’exemple heureux qui renouvelait l’églogue fut suivi et ne pouvait ne pas l’être. Seulement l’églogue maritime parla italien chez Rota, autre poète napolitain, chez Sammarito et d’autres. On chanta Venise et ses lagunes, comme Naples et son golfe ; et plus tard, au XVIIe siècle, Grotius, l’auteur du Liberum mare, célébra, dans des églogues, les canaux de la Hollande. On voit que la littérature maritime n’est pas une découverte de notre temps ; la mer a en sa part dans toutes les compositions faites sur ses bords. Si Virgile eût écrit ses bucoliques à Naples, et non à Mantoue, peut-être eût-il ravi à Sannazar l’honneur de l’invention.

On est d’abord frappé, à la lecture des églogues de Sannazar, de s’y retrouver, au XVe siècle et même au XVIe siècle, en plein paganisme. Ses pêcheurs invoquent les dieux marins de l’antiquité, Amphitrite, Thétis et les Tritons. On aurait tort d’en conclure que ce ne sont pas ses contemporains. Dans son poème de partu Virginis, honoré des brefs flatteurs des papes Léon X et Clément VII, rédigés par Bembo et Sadolet, il avait bien, selon les habitudes de la renaissance, fait intervenir la mythologie.

Il est clair qu’en sa première églogue, il se peint lui-même dans ce pêcheur Lycidas qui célèbre si douloureusement l’anniversaire de la mort de Philis. Un sentiment vrai et profond perce dans cette pièce à travers l’artificielle écorce du style virgilien. Dans la deuxième, tous les détails sont antiques : Lycon, par exemple, s’y dit habile à trouver sous les flots le coquillage dont les Tyriens tiraient la pourpre, et il veut teindre de cette couleur une belle robe pour sa maîtresse. Il oppose à ses dédains pour un pêcheur, non pas Adonis, comme les simples bergers, mais Glaucus. Peut-être cependant y a-t-il un retour sur lui-même dans ce passage où il se plaint de l’insensible Galatée, en pêcheur qui se souvient des vers du Cyclope et de l’Alexis. Parmi les belles dont Lycon se dit favorablement accueilli, pour exciter la jalousie de la cruelle, il nomme la belle Hyale :

In primis formosa Hyale, cui sanguis Iberis
Clarus avis, cui tot terræ, tot littora parent
Quæque vel in mediis Neptunum torreat undis
.


N’est-ce pas quelque grande dame espagnole de la cour des princes aragonnais ?

La troisième églogue, quoique pleine encore de détails antiques, offre une allusion assez claire à des événemens contemporains. Des pêcheurs, arrêtés par le mauvais temps au promontoire de Baule, passent leur temps à causer et à chanter ; entre autres sujets de conversation, ils s’entretiennent de ce que leur ont rapporté, de la France et de l’Océan qui en baigne les rivages, ceux de leurs amis qui ont suivi dans cette contrée la fortune de leur roi vaincu et exilé.

Ce qui nuit un peu à l’effet des églogues de Sannazar, c’est le soin trop visible de remplacer les divers détails pris autrefois par la poésie bucolique de la vie des champs, par d’autres détails empruntés aux habitudes des pêcheurs. Cette substitution est quelquefois naturelle ; quelquefois aussi elle ne l’est point. Je veux bien qu’un de ses acteurs, parlant de présages funestes, substitue au chêne frappé de la foudre et au cri de la corneille, le rocher résonnant sous la vague furieuse et les cris des plongeons ; je veux bien que, pour marquer les heures du jour, ses personnages demandent, à ce qui leur est familier d’autres circonstances que celles dont usent en pareil cas les bergers : ils peuvent encore écrire sur des rochers ce que les pâtres écrivent sur l’écorce des arbres. Seulement je regrette que ces détails aient trop l’air d’une traduction maritime des détails usités dans l’églogue de terre ferme, et surtout que, dans le nombre, il y en ait où cette traduction semble forcée. Par exemple, un amant qui pleure sa maîtresse, la voit en imagination, aux sombres bords, occupée à pêcher. Je sais bien que, selon Virgile, les ombres ne renoncent point, dans l’autre monde, à leurs habitudes ; mais faire pêcher Philis sur la rive du Léthé, est fort voisin du ridicule. L’algue marine figure singulièrement dans un bouquet ; des guirlandes de coquillages sont une bizarre décoration tumulaire ; enfin la mer ne fournit pas aussi naturellement que les bois et les prairies aux dons amoureux de l’églogue. Fontenelle a eu raison de dire : « Il est plus agréable d’envoyer à sa maîtresse des fleurs et des fruits que des huîtres à l’écaille. »

De tels détails, un pareil ensemble, ont quelque chose de factice, et s’éloignent bien de la manière de Théocrite, le seul poète franchement bucolique qu’il y ait peut-être jamais eu. Ce qui anime les églogues de Sannazar comme celles de Virgile, c’est, outre beaucoup d’élégance et d’harmonie, la vérité des circonstances particulières, empruntées à la nature et à la vie réelle ; c’est le langage éloquent de la passion, qu’il regrette une maîtresse adorée ou un roi mort dans l’exil. Les descriptions marines sont, quelquefois aussi, charmantes de couleur et expriment avec vérité la nature, la vive lumière, le ciel bleu et les flots azurés du golfe de Naples.

J’oubliais d’ajouter aux cinq pastorales de Sannazar, intitulées Piscatoria, une sixième églogue, Salices, qui se passe sur les bords d’une rivière. Cette pièce, pleine de grâce virgilienne et de suave mélodie, est un pastiche, un centon charmant, qui raconte à la manière d’Ovide la métamorphose d’une troupe de nymphes attirées par des satyres dans une sorte de guet-apens.

L’églogue latine ne finit pas à Sannazar. Après lui vient Vida, copiste élégant, mais servile, des procédés de Virgile. Après Vida et jusqu’à nous, on compterait des milliers de poètes qui ont usé et abusé en toute manière de la forme de l’églogue antique, pour l’expression d’idées qui n’avaient rien de champêtre. Au XVIe siècle, l’églogue passa aux langues modernes. Le Tasse et Guarini, parmi beaucoup d’autres, la portèrent sur la scène dans des compositions dramatiques, qui fondèrent un nouveau genre de poésie pastorale. Celle des grands romans, des longs drames français du commencement du XVIIe siècle, de l’Astrée de D’Urfé, des bergeries de Racan et de Segrais, et d’une multitude de productions pareilles, est une pastorale toute amoureuse où la vérité est quelquefois dans les sentimens, jamais dans les mœurs. On n’y voit que des dieux champêtres, des nymphes des bois, des bergers dits héroïques, bergers de fantaisie qui portent la houlette par contenance, et s’occupent plus de leurs amours que de leurs troupeaux, et enfin, pour rappeler les champs, quelque satyre pétulant et facétieux, quelque paysan grossier et bouffon. Cette pastorale qui a régné si long-temps chez nous dans la prose, dans les vers, au théâtre, dans la musique, dans toutes les productions de l’art, et qui ne s’est terminée qu’aux compositions plus vraies de l’Allemand Gessner, de l’Écossais Burns et aux admirables idylles d’André Chénier, ne ressemble guère à l’églogue de Virgile, dont elle est cependant une descendance éloignée.

Il serait intéressant de marquer cette filiation ; mais il faudrait nous écarter de nos études habituelles et des muses latines. Ne quittons pas les forêts de Virgile, et revenons à ces campagnes qui en sont voisines, dit-il, aux bucoliques et aux géorgiques,

Et egressus sylvis vicina coegi
Ut quamvis avido parerent arva colono,
Gratum opus agricolis


Patin.
  1. Actius Syncerus était son nom d’adoption dans l’Académie Pontanienne.