L’Eldorado, voyage aux mines d’or d’Upata en 1851

La bibliothèque libre.
L’ELDORADO


VOYAGE AUX MINES D’OR D’UPATA DANS LE VENEZUELA.[1]




Une tradition qui remonte aux premiers temps de la découverte de l’Amérique raconte qu’il y a sur ce vaste continent deux terrains aurifères d’une grande étendue : elle place le premier dans l’Amérique du Nord, et le second dans les régions équinoxiales. La découverte de ces deux terrains a été, bien avant notre époque, le but de plusieurs expéditions. Dans le nord, la plus considérable partit de l’ile de Cuba ; elle débarqua à Saint-Augustin, traversa de l’est à l’ouest l’immense territoire qui sépare l’Océan Atlantique du Mississipi, passa ce fleuve près de l’embouchure de la Rivière Rouge, et, remontant le cours de cette rivière, arriva jusqu’au 33e degré de latitude nord, à peu de distance de la Californie. Là, les renseignemens lui manquèrent, ou elle en reçut de faux. Elle revint sur ses pas jusqu’à l’embouchure de la Rivière Rouge, où elle perdit son capitaine, et se dispersa. Toutes les expéditions dirigées de ce côté eurent de même une issue malheureuse ; on en conclut, pendant près de trois siècles, qu’on avait été dupe de la tradition, et cependant la Californie existait.

Dans les régions équinoxiales, la même tradition amena pendant long-temps les mêmes mécomptes : on vit partir de Maracaibo, de Coro, de Bogota, du Pérou, de la Hollande et de l’Angleterre, plusieurs expéditions envoyées à la recherche de l’Homme doré (el Dorado). Toutes ces expéditions, traversant des tribus sauvages et souvent hostiles, marchaient dans la direction que de vagues renseignemens leur indiquaient. Elles s’enfonçaient au nord, au sud, à l’est ou à l’ouest, selon leur point de départ, et toutes venaient des quatre points cardinaux converger sur le territoire situé entre le 3me  et le 8e degré de latitude nord, et entre le 63e et le 70e degré de longitude ouest du méridien de Paris. Arrivés sur les terrains aurifères, tous ces explorateurs retournaient sur leurs pas, ou, égarés par les fausses indications des Indiens, qui redoutaient ces dangereux hôtes, ils s’éloignaient à leur insu du trésor qu’ils pressaient sous leurs pieds ; presque toujours, la faim, la misère, les maladies, les flèches des Indiens, les frappaient et les détruisaient en route.

Sir Walter Raleigh paraît être le seul de ces aventureux voyageurs qui ait eu une connaissance certaine des terrains aurifères de l’Eldorado. Après s’être arrêté plusieurs mois à l’embouchure de la rivière Caroni, un des grands tributaires du fleuve Orénoque, il repartit pour l’Angleterre, où il perdit la vie sur un échafaud pour crime de haute trahison, après avoir vainement offert, pour se sauver, de faire connaître à la reine Elisabeth un pays plus riche en mines d’or qu’aucun de ceux qui eussent encore été découverts. On considéra ses offres comme mensongères ; sa grâce lui fut refusée, et Raleigh emporta le secret de sa découverte. Depuis cette époque, l’Eldorado ne fut plus envisagé que comme le pays des chimères, et M. de Humboldt partagea lui-même à cet égard le préjugé commun. Aujourd’hui cependant, le doute n’est plus possible : le pays des chimères, l’Eldorado, existe ; il existe tout aussi positivement que la Californie ; j’ai moi-même pu m’en assurer, et, quoiqu’il m’ait été impossible de pousser mes recherches jusqu’au sud et à l’ouest de la Guyane française, ainsi que c’était mon projet, la nature des roches et la formation de la chaîne des montagnes Pacaraima me font croire que les terrains de l’Eldorado s’étendent jusqu’au sud et au sud-ouest de la Guyane française.

Qu’on ne se hâte pourtant pas trop de s’enthousiasmer : il en est un peu de l’Eldorado comme de l’antique toison d’or. Quand on lit l’histoire des premiers aventuriers qui montèrent sur le navire Argo, on suit leur voyage avec intérêt, on prend part à toutes les jouissances qu’ils ont dû éprouver ; mais, si on réfléchissait aux travaux, aux fatigues et aux privations qu’ont eu à supporter pendant des années Jason et ses compagnons, on y regarderait à trois ou quatre fois avant de s’embarquer dans une pareille expédition. Tout fait croire que ce voyage de Jason n’est pas une fable, et qu’ayant découvert des mines d’or, les Argonautes eurent, pour les exploiter, à surmonter mille obstacles analogues à ceux que rencontrèrent les aventuriers du XVIe siècle en Amérique. Nos aventuriers du XIXe siècle sont un peu moins à plaindre, si l’on veut, que leurs devanciers ; il n’en est pas moins vrai que, dans la profession de chercheur d’or, la somme des peines égale bien, si elle ne dépasse pas, celle des jouissances.

À la fin de 1847, le bruit se répandit dans la république de Venezuela qu’on avait découvert l’Eldorado dans le canton d’Upata, province de la Guyane espagnole[2]. Un médecin français qui habite la ville d’Angostura, le docteur Plasard, se rendit sur les lieux, et reconnut que la plupart des torrens et des rivières du canton charriaient de l’or. Ce canton n’a pas moins de huit mille lieues carrées d’étendue, à raison de vingt lieues au degré équatorial. Un homme qui avait travaillé aux mines d’or de Choco vint visiter le canton d’Upata et recueillit une somme de 16,000 francs en peu de jours, en lavant les terres du fond de la rivière Yuruari; enfin d’autres personnes qui se transportèrent sur le même point rencontrèrent plus ou moins d’or.

A mesure que la renommée publiait les richesses découvertes, les populations, qui jusque-là avaient été indécises, commencèrent à se mettre en mouvement, et, à la fin de décembre 1850, douze cents ouvriers étaient réunis sur les bords de l’Yuruari, autour d’un village indien nommé Tupuquen. Fixé dans la province de Cumana, qui n’est séparée du canton d’Upata que par le fleuve Orénoque, je formai le projet, avec un de mes amis, M. le docteur Beauperthuis, médecin français également fixé à Cumana, d’aller explorer le canton des mines d’or; nous comprenions bien toutes les difficultés de cette entreprise, mais nos positions respectives de médecin et d’ingénieur civil nous faisaient presque un devoir de les affronter. Trouvant trop pénible le voyage par terre, M. Beanperthuis s’embarqua avec ses ouvriers pour gagner les bouches de l’Orénoque et remonter jusqu’à Puerto de Tablas, village du canton d’Upata; quant à moi, accoutumé à supporter la fatigue des voyages par terre, je préférai cette voie, qui m’offrait en outre l’espoir de faire quelques observations, et je n’eus pas lieu de m’en repentir.

Je choisis, parmi les ouvriers employés à la confection des routes, ceux que je connaissais comme les plus vigoureux et les plus braves; je les réunis sur mon habitation du plateau de Saint-Augustin (Mesa Guardian de San-Agustin). Ce plateau, qui présente une superficie d’une lieue carrée, est élevé de douze cents mètres au-dessus du niveau de la mer; il est entouré de tribus indiennes encore à moitié sauvages; on y jouit, dans la zone torride, d’un climat constamment semblable à celui du mois de mai à Paris, le thermomètre centigrade se maintenant toujours entre le 10e et le 21e degré. Le 22 décembre 1850, monté sur une forte mule, je partis avec vingt ouvriers bien armés; j’avais un nombre suffisant d’animaux de bât pour porter nos vivres, nos outils et mes instrumens. Après avoir traversé la jolie vallée de Caripe et escaladé la montagne nommée Cuchilla, nous arrivâmes à bon port à Guanaguana. A la fin du second jour, nous étions hors de la cordillère de Cumana, et nous poursuivions notre route sans autre inconvénient qu’un soleil brûlant, qui nous incommodait d’autant plus que nous venions de quitter un climat tempéré et même un peu froid, car une température de 1à degrés au-dessus de zéro est froide pour un pays où l’on jouit constamment dans la plaine d’une chaleur de 25 à 35 degrés centigrades. Nous passâmes à Caicara la nuit qui suivit cette seconde journée de voyage, et le lendemain, jour de Noël.

Le 26 décembre, je repartis au point du jour, attendu que je devais passer à gué, et à peu de distance du village de Caicara, la rivière Guarapiche. J’eus à supporter le soleil jusqu’à midi en traversant des plaines de sable qui produisent quelques arbres rabougris et quelques touffes d’une herbe grise dont les bestiaux ne mangent pas. un peu avant midi, nous arrivâmes à Santa-Barbara. Ce village est situé au sud d’un escarpement de vingt à vingt-cinq mètres d’élévation. A sept cents mètres environ de cet escarpement, j’avais passé un petit ruisseau, et j’avais admiré pour la première fois l’arbre nommé moriche que la nature a fait venir avec profusion tout le long du cours de ce ruisseau. Nous étions partis à cinq heures du matin, il était environ onze heures lorsque nous le rencontrâmes. Il faut avoir marché pendant plusieurs heures, exposé aux ardeurs d’un soleil intertropical, sur un sable blanc et brûlant, pour comprendre la jouissance ineffable qu’éprouve le voyageur quand il arrive à un morichal: ombre, verdure et eau fraîche, tout ce qui peut satisfaire les désirs de l’homme en ce moment, l’eau pour éteindre le feu qui dévore sa poitrine, la verdure pour reposer sa vue, et l’ombre impénétrable du moriche à l’abri duquel on défie les rayons du soleil. Si de midi à deux heures on suit le cours d’un morichal, on est certain d’y rencontrer tous les animaux qui habitent ces déserts. Hommes, taureaux, serpens, lions et tigres, tous viennent y chercher un abri contre l’ennemi commun, le soleil. Le jour où je me reposais ainsi sous un moriche, près de Santa-Barbara, il me revint en mémoire qu’étant à dîner en 1843 chez M. le comte de Lancy, bibliothécaire de Sainte-Geneviève, je surpris beaucoup par mes réponses un jeune homme qui m’avait demandé quelques détails sur mes voyages dans les régions intertropicales. J’avais parlé de la joie que, débarquant à la Rochelle en 1843, j’avais éprouvée à la vue d’arbres privés de feuilles et chargés de neige. Ce jeune homme avait crié au blasphème. — Le soleil! disait-il, le soleil ! voilà ce qui nous manque. — J’aurais voulu avoir mon admirateur du soleil auprès de moi au moment où je m’arrêtai sous les moriches de Santa-Barbara. Je suis certain que quelques heures de marche par la grande chaleur, dans ces sables du Venezuela, auraient bien tempéré son enthousiasme. Dans les vastes plaines des provinces de Cumana, Barcelona, Calabosso, le morichal remplace l’oasis de l’Afrique. Le moriche est un arbre magnifique de la famille des palmiers, qui vient en abondance le long des ruisseaux ou des cours d’eau qui traversent ces plaines sablonneuses, où l’on ne voit guère de végétation qu’après les pluies de l’hivernage.

Cinq cents mètres environ avant d’arriver au ruisseau Amana et au morichal de Santa-Barbara, j’étais descendu dans cette délicieuse vallée par une pente douce, mais en réalité d’une hauteur égale à celle de l’escarpement où sont situées les cinq ou six maisons en terre qui composent le village de Santa-Barbara. Cet escarpement, qui se prolongeait à perte de vue, m’avait rappelé celui sur lequel est située la petite ville de Maturin, absolument dans la même position, et, comme je n’avais pu me rendre compte de la cause qui avait produit l’escarpement de Maturin, je considérais celui de Santa-Barbara avec insouciance, comme un fait dont il m’était impossible de découvrir l’origine. Seulement, dans la visite que je rendis le même jour à cet escarpement, qui ressemblait à une immense muraille à pic et en bon état, je remarquai que cette muraille fermait du côté du sud une riche vallée de mille mètres environ de largeur, et qui.se perdait à l’est et à l’ouest dans un immense horizon. Le terrain de la muraille était un conglomérat d’argile ferrugineux appartenant à une décomposition de roches de granit et de quartz, et d’une grande quantité de fragmens de quartz roulés de la grosseur d’un à cinq centimètres de diamètre.

Je partis de Santa-Barbara à deux heures du matin afin d’éviter le soleil, et, le 27 décembre 1850, à dix heures, j’arrivais à Aguasai, dernier village que l’on rencontre avant de traverser les plaines ou déserts qui mènent à la Soledad, petite ville bâtie sur la rive gauche de l’Orénoque, en face d’Angostura. Je fus retenu à Aguasai vingt-quatre heures pour assister à des courses de taureaux dont les fêtes de la nouvelle année étaient l’occasion. Ce divertissement, le seul que l’on connaisse dans ces déserts, doit être considéré comme l’apprentissage et l’école de la seule profession possible dans un pays où il ne peut exister que très peu d’agriculture, et le long des morichals seulement. L’unique richesse des propriétaires qui habitent les rares villages situés à une journée de marche les uns des autres, au milieu de ces plaines, consiste en troupeaux de taureaux et de vaches abandonnés à eux-mêmes, chargés de pourvoir à leur nourriture et à leur défense contre les bêtes féroces, et qui, par cela même, sont retournés, à peu de chose près, à l’état sauvage. Du plus loin qu’un de ces troupeaux, composé de cent têtes et quelquefois davantage, peut apercevoir un cavalier, il fuit au galop avec la légèreté des cerfs, qui ordinairement vivent ensemble. Il faut donc être très bon cavalier pour réunir ces animaux et les ramener de temps à autre près de l’habitation de leur propriétaire. Les courses de taureaux ont pour but d’exciter et d’encourager l’agilité et l’adresse que les hommes employés à soigner les troupeaux sont obligés de déployer tous les jours de l’année; on vient y assister de très loin et en faisant deux ou trois jours de marche; les femmes et les filles des propriétaires de troupeaux y trouvent l’occasion de montrer leur toilette, les jeunes gens, et souvent même les hommes âgés, de faire preuve d’adresse, de sang-froid et de courage.

Les courses d’Aguasai furent très belles; le frère du président de la république, le colonel Monagas, y assistait, ainsi que les plus riches propriétaires de troupeaux des environs. Comme propriétaire d’un troupeau d’un millier de têtes sur le plateau de Saint-Augustin et possesseur de la meute la plus renommée du pays pour la chasse au tigre, je fus parfaitement accueilli. J’étais pour ces propriétaires de la plaine un confrère exilé au sommet des montagnes. Le divertissement que les habitans d’Aguasai appellent course de taureaux consiste à lâcher un taureau dans une enceinte de deux hectares environ. Si le taureau fait face aux hommes à cheval, des hommes à pied s’avancent sur lui en lui présentant un morceau de drap rouge; le taureau se précipite sur le morceau de drap; l’homme placé derrière évite le coup en s’effaçant légèrement, et le taureau frappe dans le vide sur le morceau d’étoffe; bientôt l’animal, déconcerté de frapper en vain, prend la fuite; alors les cavaliers le poursuivent; le plus agile le saisit par la queue, et, profitant du moment où le taureau au galop lève les pieds de derrière, il le renverse sur le côté. On ne tue point le taureau, on le fatigue; l’homme lui prouve sa force, et commence à le dompter. Ces divertissemens ont donc un but utile que j’ai toujours approuvé; il n’en est pas de même des courses qui ont lieu en Espagne, où on tue le taureau; elles m’ont toujours produit l’effet d’une brillante société qui se réunirait dans un abattoir.

Aguasai est situé au bord d’une barrancus, ou escarpement auquel je ne fis pas attention pendant les trente-six heures que j’y séjournai. J’avais à parcourir cent trente-cinq kilomètres avant d’arriver à la Soledad, et je ne devais rencontrer sur ma route que deux maisons, honorées sur la carte du titre de village sous les noms de Mercural et de San-Pedro ou Morichal Largo; il y a de plus deux cabanes d’Indiens et trois autres destinées à coucher les péons qui soignent les troupeaux. Je ne partis qu’au point du jour, et, comme l’escarpement sur lequel est situé Aguasai n’est praticable que dans deux endroits, un Français, qui m’avait donné l’hospitalité et qui résidait à Aguasai, M. Charles Darlenay, me conduisit jusqu’à l’endroit où la descente présentait moins de danger; de là il m’indiqua la route à suivre, me montrant dans le lointain, à une distance de deux mille cinq cents mètres au moins, une petite ligne rouge qui remontait sur la table de Guanipa au niveau de la table de Pelona, sur laquelle je me trouvais.

Après avoir descendu l’escarpement par un sentier en zigzag assez dangereux, je continuai de marcher pendant un quart d’heure; mais, ne voyant pas venir mes compagnons, je m’arrêtai sur un petit tertre pour leur donner le temps de me rejoindre. De ce lieu, reportant mes regards sur le point où j’avais passé, je fus surpris de voir que l’escarpement que j’avais descendu présentait la forme d’une muraille à pic de vingt à vingt-cinq mètres de hauteur, se prolongeant dans l’est et l’ouest et perdant ses deux extrémités dans l’horizon. J’examinai de nouveau le point que m’avait indiqué M. Darlenay, et où le sentier remontait sur la table de Guanipa; je me trouvai alors plus rapproché de sept ou huit cents mètres environ, et le brouillard du matin était dissipé : les objets m’apparurent avec des formes plus distinctes, et je reconnus une muraille ou escarpement à pic de la même forme que celui sur le bord duquel est bâti Aguasai, se prolongeant de chaque côté et perdant également ses deux extrémités dans l’horizon. Ces deux escarpemens étaient parfaitement parallèles; il était évident qu’ils avaient été formés par un grand courant d’eau. J’ai remonté le Mississipi jusqu’au Missoury, et je puis dire que jamais le père des eaux ne s’était présenté à moi sous des formes plus grandioses; j’étais réellement au milieu du lit d’un fleuve de proportions gigantesques qui avait cessé de couler. On ne pouvait se défendre d’un sentiment d’admiration mêlé de tristesse en contemplant ce squelette d’un grand fleuve, cette immense ruine de la nature.

Cependant mes compagnons m’avaient rejoint, et je continuai ma route en examinant avec attention le grand canal que je traversais, pensant que si, tout à coup le fleuve qui l’avait abandonné reprenait son cours et me trouvait au milieu de son lit, j’aurais bien de la peine à lui échapper. J’arrivai bientôt au bord de la jolie petite rivière de Guanipa, d’une largeur de quarante mètres environ, et que je passai facilement à gué, car elle n’avait pas plus de soixante centimètres de profondeur. Le soleil était déjà bien chaud, et, comme nous ne devions plus rencontrer d’eau qu’à une grande distance, je fis remplir les outres; les hommes se baignèrent un instant, et une demi-heure après je fis donner le signal du départ, A cinq cents mètres environ de la rivière Guanipa, je me trouvai au pied de l’escarpement, dont la hauteur était de vingt-cinq mètres environ. Arrivé sur le plateau de la table de Guanipa, je vis se dérouler devant moi une immense plaine parfaitement nivelée et qui se perdait dans l’horizon : c’était l’exact pendant de la table de Pelona que je venais de quitter.

En me retournant, je vis la Guanipa qui coulait toute petite au milieu de ce grand chenal, comme pour attester qu’il y avait une pente bien tracée et sans obstacle de ce point jusqu’à la mer. J’avais eu déjà l’occasion d’observer des ruisseaux coulant dans des canaux d’une largeur qui dépassait de beaucoup le volume de leurs eaux; mais jamais ces canaux n’étaient disproportionnés au point de rendre impossible une explication rationnelle de cette singularité. Ici, au contraire, il semblait, à première vue, que rien ne pût raisonnablement expliquer ce contraste d’un canal gigantesque traversé par un faible ruisseau. La Guanipa prend sa source à soixante kilomètres d’Aguasai, et, à quarante kilomètres de ce point, on rencontre déjà les escarpemens gigantesques dont j’ai parlé. Dans l’état actuel du chenal formé par ces escarpemens, mille rivières de la force de la Guanipa réunies ne le rempliraient pas, et toutes les eaux qui tombent dans les provinces de Cumana, Barcelona, Calabosso et Caracas ne pourraient suffire à le creuser. L’Orénoque seul aurait pu le faire; mais, en raison de l’élévation des plateaux, l’Orénoque ne peut couler de ce côté, puisque les plateaux de Guanipa et de Pelona sont élevés de deux cent, cinquante mètres au-dessus du niveau de la mer, tandis qu’Angostura, située sur les bords de l’Orénoque, n’est élevée que de soixante-neuf mètres au-dessus de ce même niveau.

Sans me donner pour un savant géologue, je crois pouvoir résoudre laques- lion que soulève l’état du vaste bassin traversé par la Guanipa. Voici l’explication que je soumets en toute humilité à des juges plus compétens que moi, La cordillère qui traverse la province de Cumana n’est qu’une branche de la grande cordillère des Andes; elle court de l’est à l’ouest le long de la mer des Antilles jusqu’aux bouches du Dragon. Au sud et au pied de cette cordillère commence le système des tables ou plaines; les plus rapprochées sont les tables d’Urica, Aragua de Maturin et Uracoa; elles continuent depuis ce point en courant du nord-est au sud-ouest jusqu’aux tables de Mercyal, Santa-Clara et des Barinesès, qui terminent le système sous le 54e et 55e degré de longitude ouest méridien de Paris. Il est bon de remarquer que, jusqu’à ce dernier point, le fleuve court à peu près du sud au nord, se retrouvant en cet endroit environ sous le même méridien qu’à la naissance du Quasiquiare; mais, lorsqu’il arrive en face des tables de Mercyal et des Barinesès, se retrouvant repoussé du côté de l’ouest par la grande rivière Apure, il est obligé de prendre une autre direction et de faire un angle droit pour courir de l’ouest à l’est.

En 1847, étant chargé par le gouvernement provincial de Cumana de canaliser la rivière Guarapiche, j’avais eu occasion de reconnaître les canaux Colorado, Français, Saint-Jean, dans lesquels versent leurs eaux les rivières de Guarapiche, Arco, Caripe. Je n’avais pu comprendre comment d’aussi faibles rivières, qu’on passe à gué près de leur embouchure, avaient pu creuser des canaux d’une longueur de quarante à cinquante kilomètres, d’une largeur de deux mille mètres et d’une profondeur de quinze à vingt mètres; tous ces canaux, qui ont leur embouchure et leur barre dans le golfe Triste, ressemblent parfaitement aux embouchures d’un grand fleuve comme le Mississipi : dès-lors je conçus l’idée que ces canaux avaient été les embouchures de l’Orénoque, dont le cours avait dû être changé par une des commotions si communes en ces pays, ou par un soulèvement qu’il fallait reconnaître.

En 1849, le gouverneur de la province de Cumana me chargea de visiter les mines de sel de la pointe d’Araya, pour quelques travaux à faire qu’il désirait présenter au gouvernement de la république. Ces mines sont situées à douze kilomètres et au nord de la cordillère de Cumana, qui, en cet endroit, sépare la table d’Urica de la pointe d’Araya, la table et la pointe se trouvant sous le même méridien. Je trouvai les terres de la pointe d’Araya couvertes de touffes de madrépores de couleur grise à une hauteur de quatre à cinq mètres au-dessus du niveau de la mer. J’en brisai plusieurs avec ma canne, et je les trouvai blanches à l’intérieur ; la couleur grise de ces madrépores n’était que l’effet des rayons brûlans du soleil. Les marées étant presque insensibles sur cette côte et ne s’élevant que rarement à la hauteur d’un mètre, la vue de ces touffes enracinées dans l’endroit où elles ont végété, et qui ne peuvent végéter que sous l’eau salée de la mer, chassa de mon esprit tous les doutes que je pouvais avoir sur le soulèvement qui a produit la plaine où se trouve assise la ville de Cumana. À l’époque où s’est opéré le soulèvement de la plaine de Cumana et de la pointe d’Araya, celui du système des tables a dû s’opérer également, et ce mouvement, qui s’est fait sentir au nord et au sud de la cordillère de Cumana, a pris son origine dans cette cordillère entre le 6(e degré 25 minutes et le 66e degré 30 minutes de longitude ouest du méridien de Paris, ayant son foyer précisément sous les pics les plus élevés de la cordillère. Dès que ce mouvement s’est fait sentir dans la partie sud, le soulèvement, avançant progressivement, a rencontré près de Caicara de Maturin l’Orénoque, qui alors coulait dans le grand chenal sur le bord duquel est construit Maturin, et où coule encore la rivière Guarapiche, qui prend sa source au sein de la cordillère. À mesure que le soulèvement changeait le niveau, le fleuve se retirait et creusait un nouveau canal pour gagner son embouchure. C’est ainsi que successivement il creusa le chenal d’Amana, ensuite celui de Tonoro, puis ceux de la Guanipa, de la rivière sèche d’Aritupano, du Chise, du Tigre, etc.

S’il restait des traces d’un passage de l’Orénoque dans la direction du sud-ouest au nord-est, depuis Caicara de la Guyane jusqu’à Caicara de Maturin, il serait inutile de faire la moindre observation pour démontrer ou rechercher les causes qui ont pu produire les magnifiques canaux où se jettent les rivières Guarapiche, Arco et Caripe, ainsi que ces immenses fils de fleuves desséchés que l’on rencontre sur les tables ; mais il n’est pas étonnant que le canal principal ait laissé des traces presque imperceptibles, attendu que ces eaux, courant dans le sens opposé à la marche du soulèvement, n’abandonnaient entièrement leur lit que quand il se trouvait obstrué en totalité par l’effet du niveau qui s’élevait en face de lui. Pendant cette lutte, les eaux du fleuve perdaient leur vitesse ; ne pouvant plus charrier les sables qu’elles avaient entraînés jusque-là, elles les abandonnaient, et ces sables remplissaient peu à peu le chenal jusqu’à la plus grande hauteur des débordemens du fleuve. Il n’en était pas de même pour les nouveaux canaux que creusait le fleuve en allant se jeter dans le golfe Triste ; ces canaux, qui formaient avec le lit principal un angle de 120 à 130 degrés, marchaient dans le même sens que le soulèvement, et l’eau de l’Orénoque, une fois entrée dans ces canaux, reprenait la vitesse nécessaire pour charrier les sables jusqu’à leur embouchure.

Je m’étais laissé entraîner à ces réflexions, tout en gravissant la table de Guanipa. Arrivé au sommet, je donnai un dernier regard à la montagne de Guacharo, qu’on pouvait encore apercevoir à l’horizon, et je continuai ma route à travers la plaine ; ma mule enfonçait dans le sable de trois ou quatre pouces, et le soleil me chauffait la tête de toute la force de ses rayons. J’étais heureusement protégé par un double chapeau de jonc, garni d’un mouchoir plié en double, dont une partie retombait derrière la tête et sur chaque côté de la figure ; je portais de plus une double carabine en sautoir ; j’avais un large cimeterre à la ceinture et mes pistolets en bon état. Quelque gênant qu’il fût de marcher en pareil équipage, l’état du pays où je m’aventurais justifiait amplement ce surcroit de précautions.

En passant dans le village de Caicara de Maturin, on m’avait dit qu’il y avait dans l’espèce de désert qui sépare Aguasai de la Soledad une bande de brigands qui attendait les voyageurs partis pour les mines d’or et les assassinait. Sans mépriser cet avis, je n’en continuai pas moins ma route. Le même bruit courait à Aguasai : pendant les courses de taureaux, un individu de mine assez suspecte s’était approché de moi et m’avait demandé du feu pour allumer son cigare, ce que je lui accordai ; il me remercia et entra en conversation. Arrivant immédiatement à me parler de mon voyage et de la compagnie de brigands qui existait dans les plaines, il offrit de me servir de guide et de me conduire par un chemin où nous pourrions éviter les mauvaises rencontres. Je répondis à mon interlocuteur que, loin d’éviter les brigands, mon intention était d’aller les attaquer, de les prendre et de faire immédiatement bonne justice de toute la bande. Cette réponse, faite tranquillement et sans jactance, parut déconcerter le questionneur, qui, malgré lui, cédant à un instinct naturel, prit la défense des bandits. À l’en croire, je n’avais pas le droit de les pendre, et je devais les remettre dans les mains du juge. Je coupai court à la conversation, ajoutant que, si je rencontrais le juge dans les plaines, je le ferais pendre également ; que son devoir lui défendait d’aller courir ainsi, et qu’une fois arrivé sur la table de Guanipa, je ne reconnaissais d’autre droit que celui du plus fort. Mon homme s’éloigna plus ou moins satisfait de ce que je lui avais dit ; il alla se promener du côté de la maison où étaient mes compagnons, et put s’assurer que nous étions bien armés et bien résolus. Dans la conversation, il m’avait dit qu’il parlait pour Maturin, direction opposée à celle que nous suivions ; je soupçonnai qu’il mentait, et on va voir que je ne m’étais pas trompé. Avant d’arriver à la petite rivière de Guanipa, j’avais remarqué sur le sable les passées fraîches d’un poulain et de deux chevaux, et, ayant rencontré un homme à pied qui revenait à Aguasai, je lui demandai d’où il venait ; il me répondit qu’il était sorti d’Aguasai avant le jour pour aller chercher la jument de son maître qui s’était échappée pendant la nuit avec son poulain, mais qu’il n’avait pu la rejoindre, et qu’elle retournait à son pâturage, qui était éloigné de quatre heures de marche. Je lui fis observer qu’il y avait encore la trace d’un autre cheval ; il me répondit qu’il ignorait qui avait pu suivre cette route. De l’autre côté de la Guanipa, je trouvai un ajoupa, et je demandai à l’Indien qui l’habitait si un cavalier, dont je lui fis rapidement le portrait, n’avait pas passé de très grand matin. Il me répondit qu’en effet, sur les trois heures du matin, un cavalier qu’il ne connaissait pas, ayant la tournure et l’équipement que j’indiquais, s’était arrêté pour allumer son cigare. J’en connaissais assez pour me tenir sur mes gardes, mais aussi pour être rassuré sur le danger d’une attaque.

Les brigands ne se battent pas par partie de plaisir ; quand ils soutiennent un combat, c’est qu’ils ne peuvent faire autrement, et j’avais tout fait pour inspirer à ceux de la plaine l’idée que, loin de les fuir, j’étais décidé à les aller chercher. Mon interlocuteur de la veille n’était parti de si grand matin que pour leur porter la nouvelle de cette détermination. Cependant j’étais bien préparé : les animaux de bât étaient disposés pour être attachés les uns aux autres de la tête à la queue, et les deux de chaque extrémité devaient être attachés à deux des nombreux arbrisseaux rabougris qui sont dans la plaine; nous devions nous placer à pied derrière ce rempart que ne pouvaient franchir les chevaux des assaillans. Aux deux extrémités, deux hommes armés de tromblons chargés de quinze balles chacun devaient faire feu pour abattre les chevaux de nos adversaires, et dix-neuf hommes, moi compris, armés de fusils doubles et de carabines, tous bons tireurs et chasseurs de tigres, nous devions viser aux cavaliers. Mon ordonnance de bataille avait été parfaitement comprise et approuvée par mes hommes; ils se faisaient une fête de se battre. Ceux qui devaient nous attaquer n’étaient guère plus nombreux que nous; leur déroute avec perte de moitié de leur monde à la première décharge me paraissait donc une chose assurée. Nous ne pouvions être surpris; la plaine permettait de voir à plus d’un kilomètre de distance, et j’étais sur ma mule à cent mètres en avant, l’œil au guet, occupé de tout ce qui pouvait paraître dans la plaine.

Nous continuâmes à marcher ainsi jusqu’à cinq heures du soir. Alors, rencontrant une source avec de l’herbe pour les animaux, je fis halte. Nous dînâmes des provisions qui étaient sur les bêtes de charge, et après avoir mis un ravin entre nous et le sentier par où l’on pouvait nous aborder, après avoir placé des gardes, nous nous couchâmes enveloppés dans nos manteaux. Le manteau en usage dans le Venezuela est bien simple, mais il est supérieur pour l’usage à tous ceux que peuvent faire les tailleurs européens. C’est un morceau de drap bleu épais et à longs poils, de deux mètres et demi de long sur un mètre et demi de large. On fait une ouverture au milieu, dans le sens de la longueur, pour y passer la tête, et on se trouve comme sous une grande chasuble qui vous couvre parfaitement; on le double d’une étoffe rouge de même qualité; les jours où l’on est en route, on met le côté bleu en dehors, et, quand on veut se parer, on montre le côté rouge. Notre nuit se passa fort tranquillement; les brigands nous avaient laissé le passage libre jusque-là. Cependant le bruit se répandit dans la province de Cumana et jusqu’à Caracas que j’avais été attaqué, que j’avais succombé avec quatorze hommes de ma compagnie, que les six autres s’étaient enfuis, etc.; bataille supposée pour sauver l’honneur et la réputation de ces pauvres brigands, qui ne s’étaient pas montrés un seul instant.

Je fis charger à quatre heures du matin, et au point du jour nous nous mettions en route. La veille, je m’étais un pou écarté de notre direction; mais après deux heures de marche nous étions rentrés dans la bonne voie. Les plaines sont coupées par une quantité de sentiers; cependant, si l’on prend bien son point, il est difficile de se perdre. Dans cette matinée, je rencontrai l’Aritupano, qui coule dans un chenal de dimensions égales à celles de la Guanipa; je cheminai près de doux heures dans le sens du chenal, et je traversai l’Aritupano, dont le niveau ne dépasse pas douze centimètres sur trente-cinq mètres de large. Le lit de cette petite rivière n’a pas plus d’un mètre cinquante centimètres de profondeur, et rien n’annonce qu’il n’ait pas la capacité suffisante pour contenir toutes les eaux dans les temps des plus grandes crues. Les petits sentiers tracés sur ses rives et les buissons, qui ne portent aucune trace d’un débordement de la rivière, démontrent que jamais l’Aritupano, pas plus que la Guanipa, n’a pu creuser l’énorme chenal dans lequel il coule.

À une heure de distance, je traversai un petit lac desséché. Les bords étaient taillés à pic et élevés de quinze à vingt mètres ; le milieu était parsemé d’îles qui avaient la forme de tours, et étaient taillées à pic au point d’être entièrement inaccessibles. La nature du terrain qui formait l’escarpement était la même que celle qui formait l’escarpement du chenal de la Guanipa. Ces îlots avaient de vingt à soixante mètres de diamètre sur vingt mètres de hauteur ; le conglomérat qui les formait était tellement compacte et solide, qu’au pied il n’y avait qu’un talus d’un mètre d’élévation. Ce qui en prouve la solidité, c’est que les siècles qui se sont écoulés depuis que le fleuve s’est retiré, les pluies de l’hivernage, qui pendant trois mois sont fortes et continuelles, n’ont presque pas entamé ces murailles naturelles. Ce lac n’avait pas plus de mille cinq cents mètres de long sur une largeur égale, et recevait évidemment ses eaux, soit du chenal de l’Aritupano, soit de la Rivière Sèche.

À deux mille mètres de distance de ce lac, je rencontrai la Rivière Sèche et la rivière Chive. Si l’on pouvait concevoir quelques doutes sur le passage d’un grand fleuve dans ces contrées, il serait difficile d’y persister en voyant ces deux canaux. J’arrivai précisément au point où tous les deux prennent naissance, c’est-à-dire à l’endroit où un grand chenal de deux mille mètres se sépare en deux parties pour former le chenal du Chive et celui de la Rivière Sèche. En examinant les rives taillées à pic, le bec qui séparait les eaux et le fond de la Rivière Sèche, on croirait qu’il n’y a pas plus de quinze jours que la rivière a cessé de couler. À trois heures du soir, je m’arrêtai au bord de la rivière Chive. On alluma du feu pour faire cuire le dîner ; nous tendîmes nos hamacs entre les arbres ; je nommai la garde de service, quoique pensant fort peu à nos brigands, après quoi nous nous endormîmes fort tranquillement jusqu’à quatre heures du matin. Je fis charger les animaux, et nous partîmes au point du jour ; j’avais cessé de voyager de nuit pour éviter toute surprise et pour ne pas m’égarer.

J’arrivai à onze heures à la rivière du Tigre, qui présente les mêmes phénomènes que les rivières dont j’ai parlé, et un chenal de la largeur au moins de celui d’Aguasai. La rivière n’a pas plus de vingt mètres de large, mais elle est rapide et profonde de deux mètres environ ; nous la traversâmes à la nage, et les charges passèrent sur un tronc d’arbre abattu en travers. Nous couchâmes en cet endroit dans un grand bâtiment dont on avait voulu faire une église. Autour de l’église devait se former un village ; mais il est probable que de long-temps il n’y aura là de village, et que l’église, construite de bois et de terre, sera démolie par la pluie avant qu’on y ait chanté la messe. L’Espagnol qui veut fonder un village commence par bâtir une église ; le Français bâtit un théâtre et une salle de bal ; l’Américain du Nord commence toujours son village en établissant un cabaret ou une auberge ; l’expérience m’a démontré que les Américains du Nord étaient plus habiles que les autres.

De ce point, qu’on nomme Mercural, nous eûmes deux jours de marche, depuis deux heures du matin jusqu’à trois heures du soir, pour arriver à la Soledad, située sur la rive gauche de l’Orénoque en face d’Angostura, sans autre rencontre ni inconvénient que le soleil et le sable. Le chemin était plus frayé ; après avoir passé le Tigre, j’avais pu atteindre la route qui va d’Angostura à Barcelone; je ne craignais plus de m’égarer pendant la nuit, et, une fois de L’autre côté du Tigre, nos détrousseurs n’étaient plus à craindre. Nous fûmes favorisés pendant ces deux derniers jours par une bonne brise et un temps un peu couvert; de plus, chaque jour, sur les dix heures, nous eûmes l’heureuse chance de rencontrer deux petites rivières. Arrivé à la Soledad, j’installai mes gens; après quoi, mes affaires m’appelant à Angostura, je passai le fleuve dans une goélette établie pour le service public. C’était la première fois que je voyais l’Orénoque, et dans l’endroit le moins favorable à son développement, coulant profond et resserré dans un goulet de mille mètres de large formé par deux montagnes de granit. A peu près au tiers de son chenal, du côté de la Soledad, on aperçoit trois énormes blocs de granit qui servent d’orénocomètre dans les crues de la rivière. Avec leur couleur foncée de mine de plomb et le vernis brillant qui les recouvre, ces blocs ont toute l’apparence de masses métalliques; ils pourraient, je crois, servir de bases pour supporter les piliers d’un pont en fil de fer, quand le développement agricole et industriel du pays sera un peu plus avancé.

La Soledad est une petite ville qui sera toujours forcément soumise à Angostura, où se trouvent réunis les capitaux et le commerce de tout le haut du fleuve de l’Orénoque. Elle ne vit que des produits qui lui arrivent des provinces de Barcelone et de Cumana; ces produits sont peu importans. Ce que j’ai dit des déserts de Cumana peut s’appliquer à ceux de la route de Barcelone, qui sont même encore plus tristes.

Angostura, dont le congrès a changé le nom contre celui de Bolivar, et qu’on persiste à nommer de son vieux nom, est une ville de six à huit mille âmes. Elle est située sur la rive droite de l’Orénoque et sur le penchant d’une colline de granit; ses rues sont droites, mais avec des pentes trop rapides pour qu’on puisse se servir de voitures. Je me rendis au seul hôtel qu’il y ait dans Angostura, hôtel tout-à-fait espagnol, c’est-à-dire fort mal tenu, et envahi par une foule d’affreux insectes qui font leur pâture des malheureux voyageurs. Je changeai mon habillement de coureur des déserts du Nouveau-Monde contre un costume d’Européen civilisé, et j’allai faire quelques visites. J’avais des lettres de recommandation pour M. Dalla-Costa, vice-consul de France. Je fus bien reçu par ses fils en l’absence de leur père, qui, depuis quelques années, habite Paris. Comme maison de commerce, la maison de M. Dalla-Costa est une des premières non-seulement d’Angostura, mais encore de la république.

La ville d’Angostura est propre; on y sent l’influence exercée par les maisons de commerce, qui appartiennent pour la plus grande partie à des étrangers. La police municipale remplit bien son devoir : les pavés des rues sont en bon état et ne présentent pas, comme à Caracas, le lit d’un torrent avec ses cailloux roulés; on n’est pas obligé non plus, comme dans les autres villes de la république, d’y soutenir une lutte contre les porcs errans qui vous disputent le passage; les magasins y sont vastes, bien tenus, bien approvisionnés. Il y a un joli marché, une promenade agréable et un beau quai en briques le long du fleuve : ces trois derniers travaux sont dus à M. Dalla-Costa. Le chef politique, qui s’occupait avec soin de la police municipale, était M. le docteur Gaspari, né en Corse. Je le connaissais depuis cinq ans; je lui fis mon compliment sur la bonne tenue de la ville d’Angostura. De retour à mon hôtel, j’y fis un dîner beaucoup meilleur que je ne l’espérais. L’hôtelier, ayant su que j’avais des relations avec M. Dalla-Costa, m’annonça, en souriant d’un air de satisfaction, que mon dîner était servi. Je fus surpris en effet de rencontrer une bonne table avec une cuisine française ; tout cela était tellement en contradiction avec ses logemens espagnols, que je lui en demandai l’explication. Alors il me raconta qu’il était un protégé de M. Dalla-Costa, qui lui avait fait apprendre sa profession à Paris, et qu’il avait été quinze ans à son service ; mais ce que je ne pus lui faire comprendre, c’est qu’on dort mieux dans une chambre propre que dans une chambre mal tenue. Il me répondit : — C’est l’habitude des gens de ce pays ; ils n’y font pas attention ; il est donc bien inutile de prendre une peine sans résultat.

Le lendemain, toutes mes affaires étant terminées à l’heure du dîner, je me rendis chez M. Dalla-Costa, qui m’avait offert sa table pendant mon séjour à Angostura. En vingt-quatre heures, je me trouvais avoir échangé la vie, le sable et le soleil des déserts contre la civilisation parisienne : une maison de belle apparence, de grands salons meublés avec goût, de bonnes et moelleuses causeuses autour d’une table ronde, sur laquelle je trouvais les journaux d’Europe et des États-Unis, et, mieux que cela, une réception cordiale et digne, avec toute l’amabilité française et le ton de la bonne éducation. La veille, j’étais dans un désert ; le lendemain, je devais rentrer dans un désert : aussi n’en goûtai-je que mieux un jour de repos dans une oasis civilisée. Il y a dans de tels contrastes un charme qu’on n’oublie pas ; pour l’homme surtout dont la vie se passe dans les déserts de l’Amérique, un dîner qui rappelle la civilisation européenne devient un fait rare et digne d’être noté. C’est ainsi que je me rappelle quelques soirées passées chez lord Harris, gouverneur de la Trinidad ; chez sir D. Wilson, chargé d’affaires d’Angleterre, et chez M. David, chargé d’affaires de France à Caracas ; chez M. Dalla-Costa à Angostura. J’ai assisté à beaucoup d’autres réunions du pays ; mais, il faut bien le reconnaître, rien ne ressemblait au luxe et à la dignité naturelle de l’Anglais, ni à l’affabilité et à l’amabilité du Français ; les Espagnols donnent des noces de Gamache, les Français et les Anglais savent seuls donner des dîners.

J’avais frété une goélette pour descendre l’Orénoque jusqu’à Puerto de Tablas, qui se trouve à l’embouchure de la rivière Caroni, environ à cent kilomètres au-dessous d’Angostura. J’épargnais ainsi à mon escorte quatre jours de marche dans les sables de la province de la Guyane et le passage de la rivière Caroni. J’étais arrivé le 2 janvier, et je m’embarquais le 5, avec mes hommes et nos montures, dans le bateau que j’avais frété. Trente-six heures plus tard, nous débarquions à Puerto de Tablas. J’avais eu suffisamment de temps pour me faire une idée de l’importance de l’Orénoque.

Ce fleuve a un cours de quatre cents lieues, se dirigeant d’abord, de l’est à l’ouest, jusqu’à San-Fernando de Atabapo ; ensuite, du sud au nord, jusqu’à sa rencontre avec l’Apure, et de là, de l’est à l’ouest, jusqu’à son embouchure. Il est navigable jusqu’à cent kilomètres au-dessus de la Esmeralda, présente au-dessous de la Esmeralda le singulier phénomène de partager ses eaux en deux branches navigables, l’une qui conserve son nom, l’autre qui prend celui de Quasiquiare, et va verser ses eaux dans la Rivière Noire (Rio Negro), un des grands tributaires de la rivière des Amazones. Ce phénomène, unique dans la nature, mais renouvelé par les travaux de canalisation, permet de partir d’Angostura, de visiter tout l’intérieur du Brésil en naviguant sur l’Amazone et ses tributaires, et de revenir par nier des bouches de l’Amazone aux bouches de l’Orénoque. Par les rivières Apure, Arauca, Meta, Guaviare, Inirida, Quasiquiare et la Rivière Noire, le commerce d’une partie de la Nouvelle-Grenade et du Venezuela, c’est-à-dire de plus de quarante mille lieues carrées de superficie, doit donc tomber entre les mains des négocians d’Angostura; malheureusement tous ces pays manquent de population et ne sont habités que par des Indiens à demi sauvages. Il en résulte que la magnifique navigation de l’Orénoque, qui a beaucoup de ressemblance avec celle du Mississipi, ne présente presque pas d’avantages à la république de Venezuela.

Il en était bien à peu près de même, il y a quarante ans, de la navigation du Mississipi, dont les rives étaient désertes à partir du Bayou-Sarah; sous le rapport de la population, ce beau pays, qui se peuple si rapidement aujourd’hui, avait une position inférieure à celle des rives de l’Orénoque : l’application de la vapeur à la navigation et l’établissement de nombreux bateaux à vapeur sur le Mississipi, en facilitant les communications, ont attiré l’immigration dans les provinces de l’ouest des États-Unis et favorisé l’énorme développement de l’industrie et de l’agriculture qu’on y rencontre aujourd’hui. Le même moyen peut seul attirer la population sur les rives de l’Orénoque; seuls, les bateaux à vapeur peuvent donner la vie à ce beau pays et l’élever à la position que lui a marquée la nature.

Jusqu’ici, le gouvernement de la république avait négligé cette belle découverte des temps modernes, faute d’en comprendre les avantages; mais en 1849 il a commencé à entrer dans la voie des améliorations en concédant, sur l’Orénoque, le privilège de la navigation à vapeur à une compagnie qui est obligée d’entretenir les bateaux nécessaires à la navigation; de plus, j’ai signé, le 24 juin 1851, avec le gouvernement, un contrat pour le transport des dépêches depuis Maracaibo jusqu’à Angostura par le moyen de bateaux à vapeur, qui, tous les huit jours, partiront des deux extrémités, la ligne devant continuer jusqu’à Chagres. Au moyen de ces deux entreprises se trouveront établies les communications par bateaux à vapeur depuis le haut Apure et depuis la Rivière Noire, par le Quasiquiare et le haut Orinoco, jusqu’à l’île de la Trinidad, où se présentent les bateaux à vapeur de la compagnie royale d’Angleterre, et jusqu’à Chagres, où se rencontrent des lignes de bateaux à vapeur de tous les points des États-Unis de l’Amérique du Nord. On peut donc augurer que les rives de l’Orénoque vont voir leur population s’accroître avec la même rapidité que celle des rives du Mississipi.

Puerto de Tablas, où j’avais débarqué, est un petit village de cinquante maisons, situé à l’embouchure de la rivière Caroni. Différentes des eaux de l’Orénoque, qui, charriant une grande quantité de sables, sont presque toujours troubles, les eaux de la rivière Caroni sont limpides, mais elles ont une teinte jaunâtre. C’est à tort qu’on dit qu’elles sont noires; la teinte de ces eaux tire plutôt sur le bistre. Le Caroni est une belle rivière, d’une navigation difficile en raison des cataractes qui entravent son cours; elle prend sa source dans la cordillère de Pacaraima, sous le 4e degré de latitude nord; coulant d’abord de l’est à l’ouest jusqu’à ce qu’elle ait dépassé les montagnes Rinconote, branche de la cordillère de Pacaraima, elle coule ensuite du sud au nord sous le même méridien Jusqu’à son embouchure dans l’Orénoque, sous le 8e degré 20 minutes de latitude nord.

Mon intention était, après avoir visité le bassin de l’Yuruari, improprement nommé Yuruan sur la carte de M. Codazzi, de remonter le Caroni jusqu’à la cordillère de Pacaraima; tous les renseignemens que j’avais m’indiquaient que le bassin de l’Yuruari n’était que le commencement des terrains aurifères, et que les parties les plus riches étaient sur les deux versans et dans toute la longueur de la cordillère de Pacaraima, qui sépare du Brésil les Guyanes française, anglaise, hollandaise et espagnole; je devais employer quatre mois à ce voyage, et j’avais fait mes préparatifs en conséquence. Je n’avais donc avec moi que juste ce qu’il me fallait pour ne pas embarrasser ma marche; on verra que je ne fus arrêté que par un ennemi contre lequel il n’y a pas de lutte possible; cependant je crois avoir recueilli suffisamment de renseignemens pour engager le gouvernement français à faire explorer le versant nord et nord-est de la cordillère Pacaraima, qui sépare la Guyane française du Brésil.

L’Yuruari prend sa source près du mont Guayo, sous le 6e degré 40 minutes latitude nord, coulant d’abord du sud au nord, ensuite de l’est à l’ouest, et, en faisant un retour du nord au sud, il verse ses eaux dans le Cuyuni; il passe à Santa-Clara-Pastora, à dix mille mètres de Guasipati, à Tupuquen et à Cura. L’Yuruan prend sa source dans les monts Binconote et coule d’abord du sud au nord; sous le 6e degré 40 minutes de latitude nord, il fait un angle droit, prend sa direction de l’ouest à l’est, et verse ses eaux dans le Cuyuni,

J’avais débarqué à Puerto de Tablas à trois heures du soir en même temps Qu’une compagnie anglaise qui arrivait de la Trinidad, et, comme nos dispositions étaient prises en raison de la connaissance que j’avais du pays, le lendemain, à quatre heures du matin, mes bêtes étaient chargées, et nous étions en route pour Upata, chef-lieu du canton du même nom. Le premier village où j’arrivais fut Saint-Félix, à trois heures de marche de Puerto de Tablas. J’étais entré dans le pays qu’on nommait autrefois et qu’on nomme encore aujourd’hui le Pays des Missions. Le gouvernement espagnol avait abandonné le soin de civiliser les nombreux Indiens du canton d’Upata aux pères capucins aragonais, leur laissant aussi pleine liberté quant au choix des moyens et une indépendance complète vis-à-vis du pouvoir séculier. Il n’avait excepté de cette tolérance qu’un seul point, la capitale, Upata. Les pères capucins, armés du pouvoir spirituel et de plus du pouvoir temporel, en usèrent dans l’intérêt de la civilisation. A force de persévérance, de caresses, de cadeaux et de punitions, ils parvinrent à réunir les Indiens dans vingt bourgs de belle apparence auxquels ils donnèrent le nom de Pays des Missions; le premier de ces villages que je rencontrai, Guasipati, était en parfait état de conservation. Je remarquai avec surprise l’étendue de ce bourg, la beauté et l’uniformité des maisons, la spacieuse enceinte du couvent, l’architecture mauresque de l’église. J’avais quelque peine à m’expliquer un tel luxe de constructions en songeant surtout que les villages des Missions étaient tous au moins aussi vastes que Guasipati et avaient été construits en même temps. Il avait fallu évidemment faire venir d’Europe tous les ouvriers charpentiers, forgerons, menuisiers, briquetiers, scieurs de long, maçons, etc.; les Indiens n’avaient pu être employés que comme gens de peine, et les ouvriers européens avaient reçu des salaires fort élevés. Comment les pères avaient-ils fait face à de si énormes dépenses à une époque où le produit de leurs champs et de leurs troupeaux pouvait à peine suffire à la nourriture des hommes qu’ils employaient? Quel contraste entre la magnificence des pères aragonais d’Upata et la vie relativement chétive que menaient dans le même temps leurs confrères de la province de Cumana! Ce contraste m’autorisait à penser que les capucins d’Upala avaient connaissance des mines d’or de l’Eldorado, et que, s’ils avaient conté tant de fables à M. de Humboldt, s’ils avaient écarté avec une défiance si jalouse les séculiers et les étrangers du Pays des Missions, ce n’était que pour protéger contre les révélations indiscrètes le secret de leur lampe merveilleuse.

Malheureusement, quand éclata la révolution de l’indépendance, à la suite de laquelle les pères capucins furent chassés, la civilisation n’avait pas encore eu le temps de pousser de profondes racines dans le cœur des Indiens. A peine ces sauvages de la veille furent-ils débarrassés de la surveillance et du gouvernement des pères, qu’ils retournèrent lestement dans les bois pour y reprendre leur vie errante; ils abandonnèrent complètement des villages qu’ils n’avaient bâtis que par obéissance ou par complaisance. Aussi la plupart des bourgs construits par les pères n’existent-ils plus que sur la carte ou dans la mémoire des vieillards du pays, et le gouvernement de la république est obligé de dépenser beaucoup pour surveiller l’entretien de ceux des villages qui subsistent encore.

Saint-Félix, où nous étions arrivés un peu après huit heures du matin, est un de ces bourgs complètement abandonnés et détruits; quelques pièces de bois encore debout désignent l’endroit où étaient l’église et le couvent; des débris de tuiles épars au milieu du bois indiquent où était le village. Une végétation forte et sauvage aura détruit avant peu ces dernières traces de la civilisation si courageusement portée par les pères aragonais au milieu des solitudes de la province d’Upata.

A partir de la rive de l’Orénoque, j’avais reconnu que le terrain était forme par la décomposition de la roche de granit. Je me borne à indiquer la forme, l’apparence et la qualité des élémens du sol : les géologues pourront aisément les reconnaître. Sur les rives de l’Orénoque, je rencontrai la roche de granit de plusieurs qualités : Ier d’un grain serré et lin, rendant un son métallique et couverte d’un vernis couleur de mine de plomb foncée; 2° une roche de granit très dure avec de fortes aspérités à l’extérieur; 3" quelques roches de quartz. En sortant de Puerto de Tablas, on entre dans une plaine qui s’élève insensiblement jusqu’à Saint-Félix; toute la plaine est couverte d’un sable blanc, qui est une décomposition de la roche de quartz. A Saint-Félix, on rencontre la roche de quartz en plus grande abondance, et dans les bas-fonds la roche de granit à grain serré et fin, d’un son métallique, brisée en morceaux du poids de cinq à vingt kilos, conservant ses angles extrêmement vifs, même au milieu des courans d’eau. Les roches de quartz qui se trouvaient mélangées avec les roches de granit avaient leurs angles arrondis.

Après avoir quitté Saint-Félix, nous entrâmes dans un bois qui se prolonge jusqu’à Upata en traversant une petite chaîne de montagnes où dominent alternativement les roches de granit et de quartz roulées, ayant une teinte jaune et graisseuse. Une petite rivière qui prend sa source près d’Upata s’approche de la route de temps à autre : ses eaux ressemblent à celles du Caroni; mais les eaux des autres ruisseaux ont une couleur blanche en raison des matières qu’elles tiennent en dissolution, car le repos ne change rien à la teinte de ces eaux qui ne laissent aucun dépôt et n’ont aucun mauvais goût. Cependant, par suite de l’évaporation, l’eau prend une teinte blanche plus prononcée et a un goût pâteux, comme si elle était fortement chargée de bouc. Vers deux heures de l’après-midi, nous arrivâmes à une ferme nommée Guacaima, où nous couchâmes sous un hangar. Le lendemain, 9 janvier 1831, nous entrâmes à Upata à trois heures du soir. Durant ce second jour de voyage à partir de l’Orénoque, je rencontrai tout le long de ma route la même nature de roches, granit, quarzite et un conglomérat ferrugineux.

Upata est une ville de deux mille habitans; elle renferme à peu près toute la population civilisée du canton; le reste se compose d’Indiens plus ou moins sauvages et de quelques créoles. Le passage des laveurs d’or y avait causé un mouvement commercial inconnu jusqu’à ce jour. Les terrains favorables aux constructions avaient triplé de valeur; les loyers des maisons avaient haussé dans la même proportion. De tous côtés, on voyait s’élever de belles constructions. Je passai vingt-quatre heures dans la ville pour remplir quelques formalités administratives; pendant ces vingt-quatre heures, je n’entendis parler que de nouvelles découvertes, et de toutes parts on offrait de me faire connaître des endroits riches en poudre d’or. Il y avait sans doute quelque exagération dans ces rapports, mais il était aisé d’y découvrir un fonds de vérité. Ainsi il était bien établi pour moi que dans tous les lits de-rivière, dans tous les torrens, on rencontrait de l’or en assez grande quantité. Jusque-là, j’avais été à même de reconnaître que les terrains que j’avais parcourus depuis l’Orénoque appartenaient à la classe des agalyssiens de M. Brongniart, et que dans cette classe ils devaient être rangés parmi les micaciques et les quarzites, qui reposent immédiatement sur le granit. Or, si les observations de ce savant sont exactes, c’est dans cette classe, et surtout dans les deux derniers ordres de terrains, qui en dépendent, que l’or se trouve en plus grande abondance.

Le 11, à la pointe du jour, j’étais sur la route de Tupuquen, rendez-vous des laveurs d’or. J’avais reçu à Upata des nouvelles de mon ami le docteur Beauperthuis : depuis huit jours, il était parti pour Tupuquen avec sa compagnie; c’est là que je voulais le rejoindre et passer quelques jours avec lui avant de mener à bonne fin mon projet de découvertes. Je suivis la route de Santa-Maria, traversant le plateau sur lequel est située la ville d’Upata; ce plateau est élevé de quatre cent vingt mètres au-dessus du niveau de la mer. D’Upata jusqu’à Santa-Maria, je rencontrai les mêmes roches et les mêmes eaux qu’entre Saint-Félix et Upata. Après quatre heures de marche, j’arrivai à Santa-Maria; ce village ne présente plus que deux maisons sur pied ; l’église et le reste du village sont en ruines et abandonnés. Là, comme à Saint-Félix, la végétation a pris la place des maisons. De ce village, situé à l’extrémité du plateau d’Upata, et dans un endroit où ce plateau s’abaisse tout à coup de quatre-vingt-dix à cent mètres, on a une vue magnifique sur toute la plaine qui s’étend dans la direction du sud-est; les flancs de ce plateau offrent un mélange à peu près égal de roches de granit très dur avec des aspérités et de roches de quartz veiné de rouge; d’autres sont d’un blanc sale veiné d’une teinte bleuâtre et recouvert d’une couche jaune graisseuse. Les terrains forment un conglomérat ferrugineux très dur. Après avoir marché encore environ deux heures dans la plaine dominée par le village de Santa-Maria, je m’arrêtai sur le bord d’un ruisseau d’eau blanche, dans un endroit nommé Tierra Blanca, et comme il y avait de l’herbe en abondance pour les animaux, je fis halte, on tendit les hamacs, on déchargea les chaudières, et on fit cuire le dîner.

Vivant depuis plusieurs années en compagnie des ouvriers indiens et créoles de race espagnole, j’ai été à même de reconnaître qu’il y a une grande ressemblance entre leur caractère et celui des Arabes. L’Espagnol n’est en réalité qu’un Arabe civilisé par la religion chrétienne, car il n’est pas possible de supposer que les Arabes aient vécu huit siècles en Espagne sans mélanger leur race avec celle des anciens habitans. Abandonné au milieu des plaines, l’Espagnol du Nouveau-Monde a repris tous les goûts, toutes les habitudes de ses ancêtres, et a donné les mêmes goûts, les mêmes habitudes aux Indiens, qui lui sont soumis moralement. Les travaux de l’entreprise que j’ai faite avec le gouvernement de la république, pour la construction d’une route de trois cent cinquante kilomètres à travers la cordillère de Cumana, m’ont offert plus d’une occasion d’observer cette curieuse ressemblance des mœurs espagnoles et des mœurs arabes. Je voyais par exemple mes ouvriers, réunis sous de grandes tentes, se coucher aussitôt qu’ils avaient pris leur dîner; un d’entre eux prenait alors une mauvaise guitare, et se mettait à improviser en chantant sur un air monotone, qui nous eût endormis promptement, si de temps à autre le chanteur n’eût lancé des notes aiguës qui ressemblaient aux cris du chacal. Cette musique nie fatiguait horriblement; mais, ne pouvant l’interdire à mes ouvriers sans les contrarier beaucoup, j’imaginai de lui substituer un autre genre de divertissement, et je pris le parti de leur raconter des histoires. Je retrouvai sans peine dans ma mémoire quelques contes des Mille et une Nuits, et mes hommes n’eurent qu’à les entendre une fois pour les retenir. A partir de ce moment, ils répétèrent ces contes tous les soirs, en brodant quelque fois sur le thème primitif. Je fus ainsi débarrassé de leur musique, et je pus m’endormir chaque soir, bercé par les génies de Galland.

Partis avant le jour, le 12 janvier, nous marchâmes jusqu’à la nuit sans rencontrer une personne ni une maison. Le soleil était couché quand nous arrivâmes près d’un étang nommé Sainte-Anne, où il y a une cabane destinée à loger un pâtre qui surveille quelques troupeaux répandus dans ces plaines. Nous partîmes de ce point de très grand matin, et nous arrivâmes à midi au bourg de Guasipati, dont j’ai dit un mot à propos du Pays des Missions. Ce bourg est très beau; il se compose d’une place de deux hectares de superficie. Le couvent des pères capucins et l’église remplissent un des côtés du parallélogramme, les trois autres côtés sont occupés par des maisons; quatre rues partent de la place, bien alignées et longues de plus de quatre cents mètres; chaque maison se compose de quatre chambres avec galerie sur les deux faces; les bois employés sont d’une qualité supérieure. Toutes ces maisons sont en briques, il ne leur manque que des habitans. A mon arrivée, je ne rencontrai qu’un créole, qui s’était fixé dans une de ces constructions depuis une quinzaine de jours, et de plus un gardien, nommé par le gouvernement pour veiller à la conservation du village. Le gouvernement a donné une certaine autorité à ce gardien sur les Indiens des environs; celui-ci en use pour faire nettoyer les rues et les places, qui seraient bientôt, faute de ces soins quotidiens, envahies par la végétation, et pour obliger quelques Indiens à quitter leurs bois et venir coucher chaque nuit au village ; un vieil Indien sonne la cloche tous les matins et tous les soirs ; il enseigne quelques maximes de la religion chrétienne à une douzaine d’enfans qui passent le reste du jour au milieu des forêts.

Le 14 janvier, je partis de Guasipati une heure avant le lever du soleil, et j’arrivai à midi sur un petit tertre, d’où l’on aperçoit les toits rouges de Tupuquen se dessinant à l’extrémité d’une belle plaine de six kilomètres de large. Cette vue nous fit éprouver une grande satisfaction ; il y avait vingt-deux jours que nous étions en marche, et nous allions nous réunir à des amis pour continuer avec eux l’exploration commencée. En une heure de marche, nous fûmes à Tupuquen. Le village est plus grand que celui de Guasipati, les maisons y sont construites sur le même modèle. Le couvent est moins beau, et l’église qu’on commençait à bâtir lorsqu’éclata la guerre de l’indépendance n’a pas été achevée.

Toutes les maisons du village étaient occupées par des hommes appartenant à toutes les nations. Espagnols, créoles. Anglais, Français, Allemands, Italiens, Polonais, etc. Je rencontrai bientôt le docteur Beauperthuis, qui avait fait bâtir un hangar à deux milles environ du village ; il me donna, pour moi et les miens, un asile où nous allâmes nous installer sans retard. Je laissai trois jours de repos à mes gens avant de leur faire construire un hangar pour nous abriter. J’employai Ces trois jours à examiner les lieux et surtout à observer le mode de travail des laveurs d’or.

De tous les pays que je venais de parcourir, celui de Tupuquen me paraissait le moins riche par la nature des roches qu’on y rencontrait ; cependant le travail de l’ouvrier me parut suffisamment récompensé : un laveur pouvait retirer, en quatre ou cinq heures de travail, de cent à cent vingt-cinq grains d’or d’une valeur de 20 francs environ. Ce travail, qui n’était pas plus pénible qu’aucun de ceux auxquels se livrent les terrassiers, me parut grandement rétribué dans un pays où l’ouvrier ne gagne que 1 fr. 50 cent, ou 2 francs par jour pour neuf heures de travail. De plus, l’ouvrier trouvait aisément une bonne nourriture à raison de 1 franc par jour. Si l’on ajoute que le lavage dans des bâtées ou grandes écuelles de bois amène toujours la perle de plus des deux tiers de l’or renfermé dans l’argile d’où l’on cherche à le séparer, il sera permis de conclure qu’il y a sur ce point de très grandes richesses.

Je ne voulus pas mettre mes hommes au travail dans le lit de la rivière, mais sur un terrain qui, selon les apparences, n’en avait jamais fait partie. Par l’expérience, il était reconnu que l’or ne se rencontrait que dans un lit d’argile verte ou cendrée. Je fis donc creuser jusqu’à la rencontre de ce lit, que je trouvai à une profondeur de soixante-quinze centimètres à un mètre ; j’employai le moyen de lavage usité par les autres travailleurs, et, une demi-heure après avoir commencé mes fouilles, j’avais retiré de l’or du lit d’argile verte ; plusieurs fois je fis des essais sur l’argile jaune qui se trouvait au-dessus et au-dessous du lit d’argile verte, mais je n’y ai jamais trouvé d’or. Après quarante-huit heures d’un travail assidu, j’avais reconnu que par chaque vingtaine de livres de terre (dix kilos), je retirais un grain et demi d’or. En tenant compte de ce que je perdais par la mauvaise méthode que j’employais, par l’inexpérience de mes ouvriers, enfin par quelques larcins, je fus amené à reconnaître que le procédé le plus sûr pour exploiter les terrains aurifères consistait à laver de grandes quantités d’argile au moyen d’un manège et de cylindres, à faire couler l’eau boueuse sur une échelle à godets remplis de mercure et à finir le lavage des sables dans un cylindre à bras. On évitait ainsi les pertes et les larcins. Je fis donc immédiatement le plan de mes opérations. Je me proposai de laver vingt-cinq mètres cubes de terre par jour, et, dans tous les cas, au moins vingt mètres cubes, représentant vingt mille kilos environ ou deux mille bâtées de dix kilos. A raison de 37 centimes et demi, ces deux mille bâtées devaient me donner un produit de 750 fr. par jour. Le Ier février 1851, je communiquai mes plans à M. Dalla-Costa, à Angostura; mais j’avais compté sans l’épidémie qui venait de se déclarer à Tupuquen, et le 3 du même mois j’étais couché, avec dix-sept hommes de ma compagnie, dans mon hangar, transformé en hôpital.

Tupuquen a toujours joui d’une grande réputation de salubrité. Ce village est situé sur une petite éminence, à l’entrée d’une belle plaine bien découverte, à cinq cents mètres de l’Yuruari, dont le cours est d’une rapidité ordinaire et loin de tous dépôts d’eau stagnante. Je n’appris donc pas sans surprise, en arrivant à Tupuquen le 14 janvier, qu’un grand nombre d’ouvriers y étaient attaqués de fièvres intermittentes très violentes, qui, en quarante-huit heures, jetaient les malades dans un état de prostration complète. Parmi ses ouvriers, le docteur Bcauperthuis en avait cinq attaqués de fièvres qu’il avait coupées au moyen du sulfate de quinine; toutes ces fièvres étaient attribuées à des imprudences. Je pris donc toutes les précautions possibles pour préserver mes hommes, et j’atteignis sans accident le 1er février; mais, le soir de ce jour, j’eus deux hommes attaqués. Le lendemain, l’épidémie sévit sur cinq autres ouvriers, et le 3 février elle réduisait à l’inaction le reste de la troupe, moins trois hommes, qui servirent d’infirmiers à leurs camarades. Une invasion aussi subite me fit croire à un empoisonnement ou à une épidémie. Le docteur me rassura quant à l’empoisonnement, mais les suites de ces fièvres n’en restaient pas moins déplorables. Tous mes hommes, en huit jours, avaient été réduits à une faiblesse extrême; moi-même, j’avais perdu mes forces au point de ne pouvoir me tenir debout pendant une minute. Il n’y avait point à hésiter : plus nous prolongerions notre séjour à Tupuquen, plus notre position deviendrait critique. Il fallait revenir sur ses pas. Le docteur Beauperthuis se décida, comme moi, à quitter le pays infesté, et il fit partir ses hommes le 9 février. Quant à moi, abandonnant mes bagages, je fis monter mes malades sur les animaux de bât, et je me mis en route.

Nous n’arrivâmes à Upata qu’après quatre jours d’une marche des plus pénibles. Sur moi roulait toute la direction du voyage; la plupart des hommes voulaient à chaque instant s’arrêter. Comprenant combien il était important que pas un ne restât en route, j’étais obligé de me tenir à l’arrière-garde pour les forcer de marcher. Un seul parvint à se soustraire à ma surveillance : il s’écarta et se cacha dans un bois. Je l’envoyai chercher : on ne put le retrouver que deux jours après, et il expira pendant qu’on le portait dans un hamac. Deux autres, qui avaient déserté dès mon arrivée à Tupuquen, croyant avoir plus d’avantage à travailler pour leur propre compte, périrent faute d’avoir quelqu’un pour les soigner. Dans de semblables expéditions, l’homme isolé peut se tirer d’affaire tant qu’il jouit d’une bonne santé; mais la moindre maladie y devient aisément mortelle. Cependant, grâce à d’incessantes précautions, j’eus le bonheur de ramoner tous ceux de mes ouvriers qui ne s’écartèrent pas de la colonne, et je ne perdis que le petit nombre des déserteurs ou des traînards. Arrivé à Upata, j’y trouvai toutes les ressources qu’exigeait l’état de ma troupe; je dirigeai mes hommes par terre sous la conduite d’un bon caporal, et je m’embarquai à Puerto de Tablas sur une goélette qui m’amena en treize jours à Cumana.

Il me reste à indiquer en quelques mots les conclusions que je rapportais de mon pénible voyage à l’ancien Eldorado. J’écarte la question de salubrité du pays des mines, car l’épidémie qui nous assaillit à Tupuquen se manifesta à la même époque à Cayenne, qui se trouve sous la même latitude, et parait devoir être attribuée à d’autres causes qu’aux conditions du territoire d’Upata. Je me borne à essayer de préciser l’importance des mines d’or et le meilleur moyen de les exploiter. En employant le mot de mines, je me sers peut-être d’une expression impropre. Dans tout le bassin de l’Yuruari, qui présente une superficie de près de sept cents lieues carrées, il n’y a pas précisément de mines d’or; mais on rencontre un lit d’argile verte contenant de l’or, qu’il faut en extraire par le lavage. Ce lit n’a pas plus de quinze centimètres d’épaisseur. On l’a rencontré dans toutes les rivières, dans tous les torrens tributaires de cette rivière; je l’ai rencontré presque à la surface sur des points tributaires de l’Orinoco. Les Indiens des villages voisins de l’Yuruari disent que plus on avance dans le sud, plus l’or est abondant; mais les tribus de l’autre côté de l’Yuruari sont indépendantes, et il est dangereux d’aller sur cette rive, à moins d’être en nombre et armés. Le célèbre lac dont parlait l’ancienne tradition, et au milieu duquel il y avait de si grandes richesses, n’est pas autre chose que le territoire situé entre le Paragua et l’Yuruan; dans le temps de l’hivernage, qui dure huit mois en ces contrées, les pluies sont si considérables, que tout le territoire entre l’Yuruan et le Paragua ne forme plus qu’un vaste lac, et si, pendant huit mois de l’année, toute cette superficie est couverte d’eau, il me semble qu’il est plus juste de lui donner le nom de lac que celui de terre. D’ailleurs, comment les Indiens pourraient-ils savoir qu’il y a de l’or au milieu d’un lac, si ce lac ne se desséchait pas? et si l’or n’était pas abondant, comment s’en serviraient-ils pour faire des balles de fusil, quand ils vont à la chasse? Les Indiens même de Tupuquen ne comprennent pas bien la valeur de l’or. On les voit acheter des colifichets misérables pour des quantités d’or qui en représentent cinquante fois la valeur. Laissant de côté les points que je n’ai pu visiter, me bornant au bassin de l’Yuruari, je suis convaincu que sur ce point seul il y a autant de richesses qu’en Californie. Si l’on suppose une émigration de cent mille ouvriers européens laveurs d’or, le terme moyen du produit du travail d’un ouvrier un peu habile étant de 20 francs par jour, ou pourra retirer 50 millions de francs par mois; mais si, au lieu de laver dans des bâtées, on lave dans de grands cylindres de quatre mètres de long et d’un mètre de diamètre, en complétant l’opération dans un petit cylindre à bras, on peut tripler la somme de travail, et la machine ne laissera pas échapper la dixième partie de l’or, tandis que l’ouvrier le plus habile n’en recueille pas plus du tiers. L’emplacement des terrains aurifères du canton d’Upata offre cet avantage, que l’inondation n’y est que partielle, et permet de travailler pendant l’hivernage aussi bien que pendant la maison de la sécheresse. Le prix de la nourriture ne pourra s’élever à plus de 2 francs par jour. Le voisinage des provinces si riches en troupeaux de la Guyane, de Barcelone et de Cumana, la proximité des Antilles anglaises et françaises, permettront toujours à l’ouvrier de se procurer à des prix modérés tout ce qui est nécessaire à la vie. Le voyage de France aux bouches du Dragon, à Guiria, à Port-d’Espagne, se fera à peu de frais et en peu de temps par les bâtimens français et anglais qui viennent charger du sucre dans les Antilles; la traversée de Guiria ou de Port-d’Espagne à Puerto de Tablas, se fera très promptement, et également à bon marché, par la ligne de bateaux à vapeur qui remonte de Maracaibo à Angostura. L’émigré qui se croira déçu dans ses espérances pourra aisément revenir sur ses pas, s’il ne préfère se livrer à l’agriculture dans une des trois provinces que je viens de nommer, et particulièrement dans la cordillère de Cumana, où la température est semblable à celle du mois de mai à Paris.

Ce sont là des avantages incontestables que possède l’Eldorado, comparé à la Californie. Faut-il néanmoins dès à présent conseiller aux émigrans français de se précipiter sur ces nouveaux terrains aurifères? Je crois qu’il est prudent d’attendre le résultat des travaux de décembre 1851, janvier, février et mars 1852; alors seulement on pourra savoir positivement si la maladie qui a éclaté dans le village de Tupuquen, en janvier 1851, était une épidémie accidentelle ou une fièvre réellement endémique. Pour le moment, ce qu’il importe d’établir, c’est que toute émigration individuelle aurait des résultats funestes. Il en serait de même des sociétés qui ne seraient pas fortement constituées et dirigées. Il faut à chaque société un seul chef, un seul directeur; il faut que les ouvriers, complètement soumis à ce chef, puissent partager la moitié des bénéfices, avec la nourriture et le logement, si l’on n’aime mieux leur assurer, avec un tiers des produits, 25 francs par mois de solde. Il faut que l’emploi des machines fournisse à l’ouvrier, dans le tiers qu’on lui assure, une somme supérieure à celle qu’il gagnerait s’il était isolé, et présente les mêmes avantages aux capitalistes qui feront les fonds de l’opération. On ne doit faire partir aucune expédition avant que les logemens pour les ouvriers ne soient prêts et les machines montées. Une expédition de charpentiers, menuisiers, scieurs de long, accompagnés d’un mécanicien menuisier, doit donc précéder la colonne des émigrans. Enfin toute association de chercheurs d’or devra se dire qu’elle va dans un pays inhabité, où elle ne rencontrera aucune des ressources ou des moyens de communication qui s’offrent dans le dernier des villages de France; qu’elle ne néglige donc aucune précaution, qu’elle ne repousse aucun moyen de succès : le courage et la persévérance ne suffiraient pas là où la prévoyance aurait manqué.


ALPH. RIDE.

Cumana, août 1851.

  1. Nous recevons du Venezuela ce curieux récit de la découverte de l’ancien Eldorado, que nous devons à un Français établi depuis long-temps dans le pays, M. Alphonse Ride, ingénieur civil de la province de Cumaua. La Revue, en se créant de nouveaux rapports dans les deux Amériques, pourra désormais donner plus de place aux intérêts et aux questions qui s’agitent dans ces jeunes républiques.
  2. On peut trouver à Paris une très bonne carte du canton d’Upata, lithographiée en 1840, sous la direction de M. Codazzi, par MM. Thierry frères, cité Bergère, 1. Elle est supérieure à celle de M. Banza, imprimée par la Société royale de Londres en 1830.