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L’Embranchement de Mugby (Dickens)/Texte entier

La bibliothèque libre.
Traduction par Thérèse Bentzon (1840 – 1907).
J. Hetzel et Cie (p. 35-128).


L’EMBRANCHEMENT

DE  MUGBY



I


« Monsieur l’employé ! où sommes-nous donc ?

— À l’embranchement de Mugby, monsieur.

— Il est bien éventé, ce me semble ?

— Oh ! oui, monsieur, il l’est beaucoup en général.

— La nuit est-elle encore pluvieuse ?

— Oui, il pleut à verse.

— Ouvrez-moi la porte, je veux descendre.

— Vous avez trois minutes d’arrêt, » dit l’employé tout ruisselant d’eau, en regardant à la lueur de sa lanterne le cadran de sa montre qui semblait avoir pleuré, tant il était inondé de gouttes de pluie.

« Trois minutes ! un peu plus, je pense, répondit le voyageur, car je ne continue pas.


vous avez trois minutes d’arrêt.



— Je croyais, monsieur, que vous aviez un billet pour tout le parcours ?

— C’est vrai ; mais j’en sacrifierai le reste. Je voudrais mes bagages.

— Alors, venez avec moi au wagon pour me les désigner. Ayez la bonté, monsieur, de vous dépêcher ; nous n’avons pas une minute à perdre. »

L’employé pressa le pas, le voyageur le suivit et lui dit, lorsqu’il le vit dans le wagon :

« Ces deux grands porte-manteaux noirs, dans le coin que votre lanterne éclaire, sont à moi.

— Quel nom dessus, s’il vous plaît, monsieur ?

— Barbox frères.

— Éloignez-vous un peu ! Un ! Deux ! Voilà ! »

La lanterne fut agitée en l’air, les signaux en tête changèrent de couleur, la machine hurla et le train fila à toute vapeur.

« L’embranchement de Mugby, à trois heures et demie ! par une nuit de tempête, très-bien ! » fit le voyageur en portant ses mains à son cache-nez de laine, pour le serrer davantage autour de son cou.

Il se parlait ainsi à lui-même, car il ne soupçonnait personne près de lui, et très probablement il lui plaisait de penser qu’il en était ainsi ; peut-être d’ailleurs, s’il en eût été autrement, n’en parlait-il que pour son propre compte. Or donc, ce soliloque s’adressait par le fait à un personnage voisin de la cinquantaine, à quatre ou cinq années près en deçà ou au delà, et qui semblait avoir grisonné trop vite, comme un feu négligé se réduit trop vite en cendre. C’était un homme à la démarche pesante, à la tête inclinée, aux habitudes lentes, à l’aspect triste et sombre, chez qui enfin tout décelait l’habitude de vivre seul.

Il restait là, debout sur cette lugubre plate-forme, sans que personne prît garde à lui. Si, cependant, car le vent et la pluie, ces deux ennemis prompts à l’assaut, lui coururent sus avec fureur.

« Bon ! fit-il en leur cédant, il m’est parfaitement égal d’aller d’un côté ou d’un autre. »

Il marchait donc à l’aventure, allant où le vent le poussait ; ce n’était cependant pas qu’il ne pût soutenir la lutte s’il l’eût voulu ; car, lorsqu’il fut arrivé au bout de l’auvent, qui était très long, et qu’il eut plongé son regard dans la nuit sombre, où l’esprit de l’orage, plus sombre encore, se frayait une voie dans sa course haletante, il tint bon et fit tête à la tempête. Son pas était même tout aussi résolu tandis qu’il cheminait dans le sens difficile que lorsqu’il se laissait pousser par le vent. Longtemps il se promena ainsi de long en large, ne cherchant rien et ne trouvant pas davantage.

Cet embranchement de Mugby, pendant les heures de la nuit, était un endroit vraiment bien singulier, tout rempli de vaporeux fantômes. Des trains de mystérieuses marchandises, recouvertes de bâches qui avaient l’air de grands draps mortuaires, semblaient fuir la clarté des quelques lampes restées allumées, à la façon des criminels, et comme si le lugubre chargement qu’ils portaient avait été secrètement et traîtreusement mis à mort. Ils paraissaient poursuivis par d’innombrables wagons de houille, qui, semblables aux détectives à la piste des malfaiteurs, allaient où ils allaient, s’arrêtaient quand ils s’arrêtaient, et rétrogradaient lorsque les coupables wagons rebroussaient chemin. — Des charbons incandescents pleuvaient sur le sol, comme si de cruels bourreaux attisaient les feux destinés aux victimes, et l’on entendait, dans l’air, de sourds gémissements mêlés à des hurlements plaintifs, comme si les torturés en étaient arrivés au dernier degré de leurs atroces souffrances. — On entrevoyait aussi de mornes bestiaux se débattant au milieu de cages à barreaux de fer, les yeux glacés par la terreur, tandis que l’écume blanche qui entourait leurs mufles puissants ressemblait assez à des glaçons pendant de leurs lèvres. Il y avait dans l’air d’étranges idiomes qui semblaient conspirer en caractères rouges, verts ou blancs, tandis qu’un tremblement de terre, doué de mouvement et accompagné de tonnerre et d’éclairs, passait comme un tourbillon et se rendait express à Londres.

Tout à coup, le silence se faisait, tout redevenait calme et sombre, les lampes s’éteignaient et la station morne et déserte semblait avoir relevé sa toge sur sa tête, comme César prêt à mourir.

Le vent et la pluie reprenaient alors possession du lieu et régnaient sans conteste.

Tandis que le voyageur attardé continuait sa marche monotone, un autre train, un train fantôme, passa près de lui dans la nuit sombre ; celui-là, c’était le train de sa propre existence. Sortait-il de la tranchée profonde ? Émergeait-il du tunnel ? Je ne sais ; mais il n’en arrivait pas moins sur notre homme, d’une allure furtive et voilée par les ténèbres du passé. On y voyait un jeune enfant orphelin, qui n’avait jamais connu d’enfance ; près de lui, et comme s’il en était inséparable, se tenait un jeune homme chez qui le sentiment amer de son isolement était visiblement empreint. Lié à lui se trouvait un homme qu’on avait lentement façonné au joug d’un travail antipathique à sa nature, et sous le fardeau duquel ses plus belles années s’étaient peu à peu flétries. Cet infortuné était à son tour accompagné d’une jeune fille, sa fiancée, et d’un ami. Un jour, l’ami et la jeune fille avaient disparu. Sa fiancée était devenue la femme de celui qu’elle lui avait préféré. Tout autour se déroulait, avec un cliquetis discordant, une longue chaîne de soucis pénibles, de sombres rêveries, de désappointements cruels, d’années nombreuses et monotones ; la douloureuse kyrielle enfin d’une existence solitaire, privée de toutes les joies de ce monde au moment où elle avait cru pouvoir les saisir.

« À vous, monsieur ? »

À cette brusque interpellation, le voyageur détourna les yeux du vide qu’ils suivaient, et recula d’un pas ou deux, peut-être moins à cause de sa surprise qu’à cause du rapport qu’avait cette subite question avec la pénible vision qu’elle venait de faire disparaître.

« Oh ! j’avais une distraction ! Oui, oui, ces deux portemanteaux sont à moi. Êtes-vous l’un des porteurs ?

— J’ai les gages d’un porteur, monsieur, mais je suis le préposé aux lampes. »

Le voyageur n’eut pas l’air de comprendre.

« Que dites-vous que vous êtes ?

— Le préposé aux lampes, monsieur, répondit l’homme, montrant en guise de plus ample explication le linge huileux qu’il tenait à la main.

— Ah ! bien. Y a-t-il par ici un hôtel ou une auberge ?

— Pas tout à fait ici, monsieur. Il y a bien un buffet à la gare, mais… »

Le préposé aux lampes s’interrompit, et un mouvement de tête très significatif vint compléter sa pensée, que le voyageur avait de la chance de trouver le buffet fermé.

« Je vois bien que vous ne pourriez me le recommander, s’il était ouvert.

— Ah ! monsieur, ce n’est pas à moi, serviteur payé de la compagnie, de me permettre de me mêler de ce qui la regarde, sauf quand il s’agit d’huile ou de mèches, répondit le lampiste d’un ton confidentiel ; mais, parlant en mon nom personnel et comme simple particulier, je ne pourrais vraiment donner le conseil à mon propre père, s’il revenait en ce monde, d’aller voir comment il serait traité au buffet. Non, non, parlant en simple particulier, je ne le pourrais pas ! »

Le voyageur eut l’air tout à fait convaincu et dit qu’il lui serait sans doute possible d’essayer de se caser dans la ville, car il devait y avoir une ville en cet endroit ? En effet (bien que fort casanier, si on le comparait aux voyageurs en général), il avait pourtant été poussé, comme bien d’autres, par le vent de la vapeur et par les vagues de fer du côté de ce même embranchement, sans toutefois y avoir jamais atterri, si l’on peut s’exprimer ainsi.

« Oh ! oui, monsieur, il y a une ville assez grande du moins pour pouvoir s’y caser ; mais, ajouta le lampiste en suivant le regard du voyageur qui se portait sur son bagage, mais, voyez-vous, à cette heure, c’est, comme qui dirait la morte-saison de la nuit, la plus morte des mortes, monsieur !

— Il n’y a pas de porteurs, alors ?

— Voyez-vous, monsieur, répondit le lampiste, toujours sur le ton de la confidence, ils s’en vont avec le gaz ; c’est comme cela que ça se passe toujours. Ils ne vous ont pas vu, parce que vous vous promeniez tout à fait au bout de la plate-forme ; mais, dans une douzaine de minutes, un peu plus ou un peu moins, il pourra arriver.

— Qui donc pourra arriver ?

— Le troisième, 42, monsieur. Il se gare jusqu’à ce que l’express U X soit passé, et alors… » Quand il en fut là de son discours, un air de vague espérance se répandit sur la figure du préposé aux lampes, puis il reprit : « Oui, monsieur, alors il fait tout ce qu’il est en son pouvoir de faire.

— Je ne sais pas si je comprends bien cet arrangement ?

— Ah ! je ne sais si personne le comprend, monsieur. C’est un parlementaire, voyez-vous, et vous savez, un parlementaire ou un exécusioniste… »

— Voulez-vous parler d’un train d’excursion ?

— Oui, monsieur, c’est cela même ! Un parlementaire ou un exécusioniste ! et le plus souvent, il va en garage ; mais, quand il a une chance, on le siffle pour qu’il quitte son refuge, et au coup de sifflet, voyez-vous, il accomplit tout ce qui est en son pouvoir. » Ici, la figure du lampiste s’éclaira de nouveau d’un vif rayon d’espoir, puis il reprit : « Oui, monsieur, tout ce qu’il lui est humainement possible de faire. »

Il expliqua ensuite au voyageur que les porteurs de service, ayant ordre d’être à leur poste pour attendre patiemment le vénérable parlementaire ou exécusioniste, reviendraient indubitablement lorsque le gaz se rallumerait. Si, en attendant, le gentleman ne craignait pas trop l’odeur de l’huile à quinquet et voulait essayer de la chaleur de sa petite cabane. »

Le voyageur, étant gelé, accepta sur-le-champ cette offre hospitalière.

C’était une fort graisseuse petite demeure qui, à l’odorat, faisait tout à fait l’effet d’une cabine dans une baleine ; mais un feu ardent brillait dans sa grille rouillée, et, sur son plancher, il y avait un plateau rempli de lampes nouvellement allumées et toutes prêtes pour le service des wagons. Elles formaient une brillante illumination, et leur clarté, jointe à leur chaleur, expliquait parfaitement la popularité de ce petit endroit. Cette popularité était attestée par les nombreuses traces que les culottes de velours avaient laissées sur le banc placé près du feu, et par les non moins nombreuses empreintes que les épaules ornées du même velours avaient faites sur le mur contre lequel le banc s’adossait. Quelques planches malpropres supportaient une quantité de lampes et de burettes à huile, ainsi qu’une odorante collection de ce qu’on aurait pu prendre pour les mouchoirs de poche de toute la famille quinquet.

Comme Barbox frères (pour lui donner le nom que portait son bagage) s’asseyait sur le banc et présentait à la flamme les mains qu’il venait de déganter, son regard tomba sur une petite table de bois blanc très tachée d’encre, qui le touchait presque. Il y vit quelques bouts de papier grossier et une vieille plume de fer réduite à la plus fâcheuse condition et presque hors de service.

« Eh quoi ! s’écria-t-il, vous n’êtes sûrement pas un poète, mon bon ami ? »

Le lampiste, debout et frottant discrètement son gros nez avec un mouchoir si huileux qu’il semblait, dans un accès de distraction, s’être pris pour une des lampes confiées à ses soins, n’avait certainement pas l’air que l’on prête d’ordinaire à messieurs les poètes. C’était un homme à peu près de l’âge de son hôte, maigre, et dont tous les traits étaient bizarrement tirés en haut, comme si la racine de ses cheveux leur servait d’aimant. Son teint était fort luisant, sans doute à cause des nombreuses frictions oléagineuses auxquelles il était soumis, et ses cheveux gris, coupés très courts, se hérissaient sur son front, comme s’ils subissaient à leur tour l’attraction magnétique de quelque invisible agent. Le sommet de sa tête ne ressemblait donc pas mal au lumignon d’un quinquet.

« Mais, vraiment, reprit le voyageur, je vous fais là une impertinente question, et cela ne me regarde en aucune façon. Soyez ce qu’il vous plaira, mon garçon.

— Il y a des gens, monsieur, remarqua le brave lampiste en ayant l’air de s’excuser, il y a des gens qui font quelquefois ce qui ne leur plaît guère.

— Ah ! dit en soupirant l’étranger, personne ne le sait mieux que moi, car j’ai été toute ma vie ce que je n’aimais pas être.

— Quand pour la première fois, reprit le lampiste, je me mis à composer de petites chansonnettes comiques… »

Ici Barbox frères le regarda de travers.

« Oui, continua le lampiste, quand je composai mes premières chansonnettes pour les chanter ensuite, ce qui était plus pénible encore, c’était bien à contre-cœur, je vous l’assure, monsieur. »

Quelque chose qui n’était pas de l’huile brilla en ce moment dans l’œil du pauvre homme, et celui que son interlocuteur fixait sur lui se détourna un peu confus. Il se mit à regarder le feu, tandis que son pied vint se poser sur la barre la plus élevée du foyer.

Après quelques instants de silence, il reprit, toujours d’un ton un peu brusque, quoique adouci cependant :

« Pourquoi donc les faisiez-vous si cela vous déplaisait ? Où les chantiez-vous ? Était-ce au cabaret ?

— Je les chantais auprès du lit. » Telle fut la bizarre réplique du lampiste.

Le voyageur le regarda, attendant qu’il s’expliquât ; mais, en ce même moment, la station de Mugby revint soudainement à la vie, fut saisie d’un violent tremblement et ouvrit ses yeux de gaz.

« Le voici ! il vient, le parlementaire ! » s’écria le lampiste d’un ton très animé.

« Voyez-vous, monsieur, c’est tantôt plus, tantôt moins qu’il est en son pouvoir de faire ; mais, nom d’un petit bonhomme ! il peut se mettre en route cette nuit ! »

Bientôt après, les porte-manteaux, portant en grandes lettres blanches le nom de Barbox frères, étaient cahotés dans une brouette jusque dans une rue silencieuse ; puis, lorsque leur propriétaire eut grelotté une bonne demi-heure sur le pavé, pendant que les coups frappés par le porteur à la porte de l’auberge éveillaient d’abord la ville entière et l’hôtelier en dernier lieu, il put enfin pénétrer, à peu près à tâtons, dans l’épaisse atmosphère d’une maison soigneusement close. Peu de temps après, il se glissait, toujours dans de demi-ténèbres, entre les draps d’un lit qui, lui aussi, sentait le renfermé, et qui semblait avoir été expressément réfrigéré pour son usage particulier, la dernière fois qu’il avait été fait.

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II


La maison de commerce de Barbox frères s’était fait une réputation très méritée d’avarice sordide, bien avant l’entrée dans ses bureaux de notre héros qui, en réalité, s’appelait Jackson. Peu à peu, et sans qu’il en eût conscience, cette triste réputation s’était aussi attachée à lui, tandis qu’il gravissait lentement les degrés hiérarchiques, et qu’il en arrivait enfin à la possession du sombre bureau situé au coin d’un passage aboutissant à la rue Lombarde. Sur les vitres de la fenêtre de ce triste réduit, la raison sociale Barbox frères s’étalait en grandes lettres et s’interposait, depuis bien des années, entre le ciel et l’infortuné qui y passait ses jours. Peu à peu, il s’était vu devenir l’objet d’une méfiance chronique ; chacun semblait le considérer comme un particulier qu’il était essentiel de lier très étroitement, lorsqu’il s’agissait de s’engager dans une affaire avec lui ; un individu, dont la parole ne devait être acceptée qu’avec preuves écrites à l’appui ; un homme contre lequel enfin il fallait être en garde et en défiance.

Aucun mauvais acte de sa part ne justifiait cette fâcheuse opinion générale ; mais il semblait en vérité que le Barbox authentique se fût étendu sur le plancher du bureau, y eût fait apporter le jeune Jackson pendant son sommeil, et que là, il eût opéré une métempsycose, un échange de personne avec lui. Le public s’obstinait à faire porter au présent la peine du passé.

La pénible découverte qu’il fit un jour de cette désagréable position sociale fut suivie, comme on a pu le comprendre déjà pour le malheureux Jackson, de la défection de la seule femme et du seul homme dont il avait jamais cru posséder l’affection. Ce cruel événement avait achevé ce que sa triste jeunesse avait commencé ; morne et humilié, il rentra dès lors dans l’ombre de Barbox, et ne releva plus ni sa tête ni son cœur.

Il finit toutefois par se délivrer d’un poids bien pesant ; il brisa la rame qu’il avait maniée si longtemps, ouvrit les écoutilles et fit sombrer sa galère. Prévenant la lente décadence d’une maison d’affaires passée de mode, et que sa fâcheuse réputation condamnait à mourir, il prit l’initiative et se retira du commerce. Il avait assez pour vivre (pas trop cependant) ; il se décida donc à faire disparaître la raison sociale Barbox frères de la surface de la terre, fit enlever son nom des pages du Dictionnaire commercial, et ne le laissa plus figurer que sur deux grands porte-manteaux, car à quoi bon changer, se dit-il, et reprendre le nom du jeune Jackson qui ne lui rappelait aucun jour de bonheur, et qui semblait d’ailleurs se rire maintenant du vieux Jackson.

Le lendemain de son arrivée à Mugby, Barbox frères quitta donc l’auberge où le fantôme de son passé l’avait suivi et assombri. Prenant son chapeau, il sortit juste au moment où un homme vêtu de velours passait de l’autre côté de la rue, se rendant en hâte à la station et portant son dîner dans un petit paquet qui aurait pu être plus volumineux, sans risquer encore de le faire soupçonner de gloutonnerie.

« Ah ! voilà le lampiste, se dit notre voyageur, et à ce propos… »

N’était-il pas bien ridicule à un homme si sérieux, si renfermé en lui-même, échappé depuis trois jours à peine à sa vie d’esclavage, d’être là, dans la rue, à se frotter le menton et à se livrer à une sombre méditation à propos de pauvres petites chansonnettes comiques ?

« Auprès du lit, se répétait-il avec irritation. Pourquoi les chanter à cet endroit-là, à moins qu’il ne se mette au lit en état d’ivresse ? Au fait, cela ne m’étonnerait pas, et c’est ce qu’il fait très probablement ; mais ce n’est pas là mon affaire. Voyons un peu cet embranchement de Mugby et quelle route je me déciderai à prendre maintenant. Tout aussi facilement que je me suis arrêté ici l’autre nuit, après un somme agité dans mon wagon, et que j’ai pris le parti de descendre pour quelques heures, je puis, de cette station, me rendre partout, où bon me semblera. Vers quels lieux me dirigerai-je donc ? Eh bien, je vais aller regarder l’embranchement en plein jour ; je ne suis pas pressé, et peut-être l’aspect d’une des lignes me sourira-t-il plus que celui d’une autre. »

Mais il y avait une telle diversité de voies ferrées, qu’en regardant du haut d’un pont dominant l’embranchement, il semblait en vérité que toutes les compagnies réunies eussent fait en cet endroit une exposition générale des ouvrages d’une espèce très originale d’araignées souterraines, fort habiles à filer le fer. Un grand nombre de ces lignes avaient d’ailleurs de si bizarres parcours, se croisant en tout sens et faisant tant de courbes, que l’œil finissait vraiment par s’y perdre !

Il y en avait qui semblaient destinées à s’étendre indéfiniment, et qui tout à coup y renonçaient et s’arrêtaient devant une faible barrière, quand elles n’entraient pas jusque dans un atelier. D’autres, pareilles à un homme en état d’ivresse, allaient en ligne droite pendant un moment, puis, soudain, pirouettaient sur elles-mêmes et revenaient à leur point de départ. D’autres encore étaient encombrées de trucs remplis de charbon de terre, tandis que de pleins chargements de futailles s’en appropriaient quelques-unes et que des chariots de ballast en obstruaient un grand nombre. Il y en avait qui semblaient spécialement réservées à des objets à roues, tels que les immenses métiers à tisser le coton. Plusieurs étaient en bon état d’entretien, et leurs rails brillaient comme de l’acier bien poli, tandis que d’autres, au contraire, étaient couvertes de cendres, rongées par la rouille, et servaient de refuge aux brouettes de rebut placées là les jambes en l’air et s’y livrant à la paresse.

Cet immense tohu-bohu n’avait, en vérité, ni commencement, ni milieu, ni fin ; c’était un sens dessus dessous universel.

Dans son incertitude très perplexe, notre voyageur, en regardant du haut du pont dont nous avons parlé, passait sa main droite sur les rides de son front, rides qui semblaient s’y multiplier à vue d’œil, comme si les lignes ferrées se photographiaient d’elles-mêmes sur cette plaque sensibilisée.

Un bruit lointain de sonnettes et de coups de sifflet se fit alors entendre ; on distingua, dans l’éloignement, de petites têtes, assez semblables à des marionnettes, se précipitant aux portières des wagons et s’en retirant avec une égale promptitude, tandis que, dans plusieurs directions, des locomotives commençaient à hurler et à s’agiter convulsivement. Un train arriva sur l’une des voies ; sur une autre, au contraire, deux trains apparurent, mais n’arrivèrent pas et s’arrêtèrent en dehors de la station. On vit soudain des portions de train se détacher, un cheval se débattit au beau milieu, puis des locomotives vinrent enfin se partager cet amas confus de trucs et de wagons, et s’enfuirent en les emportant à leur suite.

« Je ne vois pas beaucoup plus clairement quel chemin choisir, se dit notre voyageur. Du reste, rien ne presse et je n’ai nul besoin de prendre un parti aujourd’hui, demain, ni même le jour suivant. Allons donc faire une promenade ! »

Il advint, et peut-être était-ce au fond ce qu’il voulait, que cette promenade aboutit à la plate-forme de la veille et à la cabane du lampiste ; mais celui-ci n’y était pas, et à part une ou deux paires d’épaules recouvertes de velours, qui s’adaptaient parfaitement aux empreintes laissées sur la cloison près du foyer hospitalier, le logis était privé de ses habitants. Barbox frères en comprit la raison, lorsque, en revenant sur ses pas pour quitter la station, il aperçut de loin, et de l’autre côté de la voie, le lampiste juché sur l’impériale d’un train, sautant de wagon en wagon et attrapant à la volée les lampes allumées qu’un camarade lui jetait.

« Il est fort occupé, se dit notre homme, et n’a guère de temps ce matin, je crois, pour composer ou chanter des chansonnettes. »

Continuant alors sa promenade, il se tint très rapproché de l’une des grandes lignes, tandis que son regard en embrassait plusieurs autres.

« J’ai presque envie, se dit-il, de trancher d’ici la question ; de choisir l’une ou l’autre des routes qui m’entourent, puis de m’en tenir à cette décision. De ce point, la confusion cesse, les lignes se séparent et vont chacune à leur but. »

Après avoir gravi un petit coteau qui s’étendait assez loin, il arriva près de quelques cottages et s’arrêta pour regarder aux alentours, à la façon d’un homme qui ne l’a pas fait souvent dans sa vie et d’un air un peu emprunté. Il vit sortir de l’une des maisons sept ou huit jeunes enfants sautant, criant gaiement, et se dispersant ensuite de tous côtés. Ce ne fut pas, toutefois, avant de s’être retournés, quand ils furent à la porte du petit jardin, pour envoyer chacun un baiser à un visage qu’on apercevait à la croisée du premier étage. Du seul, devrais-je dire, car la maison était basse et n’avait qu’une unique pièce au-dessus du rez-de-chaussée.

L’action de ces enfants n’avait en elle-même rien de surprenant ; mais ce qui l’était fort, c’est que ces gentils baisers étaient envoyés à un visage qui reposait sur l’appui de la fenêtre ouverte, et qu’on n’apercevait absolument que ce visage, placé dans une position tout à fait horizontale. Un second regard de notre voyageur ne lui montra toujours qu’une figure délicate, quoique riante. C’était celle d’une jeune fille ou d’une jeune femme, dont les longs cheveux, bruns et soyeux, étaient retenus par une fanchon d’un bleu pâle nouée sous le menton.

Il continua de se promener, puis revint sur ses pas, afin de passer de nouveau devant la maisonnette et d’y jeter encore un regard ; rien n’était changé. Il prit alors un chemin de traverse qui serpentait au sommet du coteau et lui permettait de garder en vue le cottage qui l’intriguait.

Quand il fut à quelque distance, il s’arrangea pour regagner la grande route qui le conduisit une fois encore devant la fenêtre ouverte. Le visage reposait toujours à la même place, mais il n’était pas tourné tout à


ces enfants envoyèrent chacun un baiser.



fait autant du côté du chemin, et l’on pouvait apercevoir maintenant deux mains délicates qui semblaient jouer d’un instrument ; pourtant aucun son ne parvenait à l’oreille du voyageur curieux.

« Certes, l’embranchement de Mugby doit être l’endroit le plus étrange de toute l’Angleterre ! s’écria Barbox frères en redescendant la colline. La première rencontre que j’y fais, c’est celle d’un pauvre employé de chemin de fer qui compose des chansonnettes pour les chanter auprès du lit ; la seconde, c’est celle d’un visage et de deux mains qui jouent d’un instrument muet ! »

C’était une belle journée du commencement de novembre ; l’air était pur et vivifiant, et le paysage étalait des tons riches et variés. Dans le passage aboutissant à la rue Lombarde, les couleurs dominantes étaient sombres et peu nombreuses. En de rares occasions, et lorsque partout ailleurs le temps était éblouissant, les habitants de cet aimable séjour jouissaient d’un jour ou deux de couleur poivre et sel ; mais son atmosphère accoutumée était de nuance ardoise ou tabac d’Espagne. Notre héros trouva donc sa promenade si agréable qu’il la recommença le lendemain et qu’il arriva près de la maisonnette un peu plus tôt, ce qui lui permit d’entendre, venant de la chambre du haut, des voix d’enfants qui chantaient sur un rythme régulier, tandis qu’ils marquaient la mesure en battant des mains.

« Je n’entends toujours aucun son d’instrument, se dit-il en écoutant de sa place à l’angle du cottage, et pourtant j’ai encore vu les mains qui avaient l’air de jouer, au moment où je passais devant la fenêtre. Que chantent donc ces enfants ? Quoi ! Dieu du ciel ! ils ne peuvent s’amuser à chanter la table de multiplication ! »

C’était pourtant bien ce qu’ils faisaient, et même ils paraissaient y prendre infiniment de plaisir. Le visage mystérieux possédait une voix dont le timbre était d’une sérénité mélodieuse, d’un grand charme ; cette voix s’élevait de temps à autre pour guider celles des enfants et les remettre dans le bon chemin. Bientôt le chant s’arrêta, un murmure de voix enfantines lui succéda ; puis vint une courte chanson, dont le sujet était le mois actuel et les travaux qu’il donnait aux laboureurs dans les champs, aux ouvriers dans la ferme. On entendit ensuite le bruissement de beaucoup de petits pieds, et la troupe joyeuse prit sa volée en criant comme le jour précédent.

Arrivés à la porte du jardinet, les enfants firent aussi comme la veille ; ils se retournèrent et envoyèrent des baisers bien évidemment destinés au visage appuyé contre la fenêtre, et que Barbox frères ne pouvait voir de la position désavantageuse qu’il occupait dans un coin à l’écart.

Mais, lorsque les enfants se furent dispersés, il barra le passage à un retardataire, petit bonhomme aux cheveux blonds et au visage hâlé.

« Viens ici, petit, et dis-moi à qui est cette maison ? »

L’enfant avait mis un de ses bras robustes sur ses yeux, un peu par timidité, un peu en manière de défense ; ce fut donc derrière son coude qu’il murmura :

« À Phœbé.

— Et qui donc est Phœbé ? continua son interlocuteur à peu près aussi embarrassé pour questionner que le bambin pour répondre.

— Eh bien ! c’est Phœbé bien sûr, » répliqua l’écolier qui, quoique de petite taille, étant un clairvoyant observateur, avait déjà toisé son questionneur et pris sa mesure intellectuelle. Il abaissa donc le bras levé pour sa défense, et le prit d’assez haut, comme s’il avait découvert qu’il avait affaire à un personnage décidément peu versé dans l’art de la conversation policée.

« Phœbé, répéta-t-il, ne peut être personne autre que Phœbé. Le peut-elle, voyons ?

— Non, en effet, je ne pense pas qu’elle le puisse.

— Bon ! riposta le gamin, pourquoi me le demandez-vous alors ? »

Se voyant sur un mauvais terrain, Barbox frères crut prudent de changer de tactique et de prendre une nouvelle position.

« Que faites-vous donc là dans cette chambre haute où il y a une fenêtre ouverte ? Dites-le moi, mon petit ami.

— Cole, fit l’enfant.

— Quoi ?

— Co-ole ! » répéta-t-il en parlant plus haut et en accentuant le mot d’un air et avec une emphase qui signifiaient clairement :

« À quoi cela vous sert-il d’être un homme, si vous êtes assez âne pour ne pas me comprendre ?

— Ah ! école ! école ! et Phœbé vous montre ? »

L’enfant fit signe que oui.

« Vous êtes un brave petit homme.

— Vous avez trouvé ça tout seul, riposta l’espiègle.

— Oui, tout seul, comme tu le vois. Dis-moi, que ferais-tu d’une pièce de quatre sous, si je te la donnais ?

— Je la dépenserais. »

Déconcerté par cette prompte riposte, notre héros ne trouva plus rien à dire, chercha gauchement la petite pièce dans son gousset et s’en alla fort humilié.

Mais, en passant devant la petite maison, il vit encore le visage à la même place et montra qu’il avait conscience de sa présence, par un geste qui n’était ni un signe de tête, ni un salut, ni un coup de chapeau, mais un composé de tout cela, accompli avec un certain effort. Les yeux du visage eurent l’air surpris et égayé, et ses lèvres s’entr’ouvrirent pour dire d’un ton doux et modeste :

« Je vous souhaite une bonne journée, monsieur. »

Avant de rentrer à son auberge, après s’être arrêté de nouveau à la station, Barbox frères se dit très gravement à lui-même : « Je vois bien qu’il me faut rester encore quelque temps à Mugby, car je ne puis décider quelle voie ferrée je préfère prendre. J’ai besoin, en fait, de m’accoutumer un peu à cet embranchement, avant de faire mon choix définitif. »

Il annonça donc à son hôte son intention de séjourner ; puis, pour faire plus ample connaissance avec la station, il y retourna dès le soir, y revint deux fois le lendemain, puis encore dans la matinée du jour suivant, se mêlant aux gens qui la fréquentaient, examinant toutes les issues des différentes lignes, et commençant à prendre un certain intérêt aux entrées et aux sorties des trains. Au début, il passait souvent sa tête par la porte de la cabane du préposé aux lampes ; mais il n’y apercevait jamais le propriétaire. On y voyait bien habituellement une ou deux paires d’épaules recouvertes de velours, penchées vers le feu et parfois en la compagnie d’un couteau ouvert, d’un morceau de pain et d’une tranche de viande ; mais, lorsqu’il demandait le préposé aux lampes, on lui répondait invariablement qu’il était de l’autre côté de la voie, ou bien encore, que c’était le moment où il n’était pas de service. Dans ce dernier cas notre voyageur était tout naturellement appelé à faire la connaissance d’un lampiste qui n’était pas son lampiste à lui. Toutefois il ne tenait pas si fort maintenant à rencontrer ce brave homme, qu’il ne pût supporter son désappointement avec beaucoup de philosophie. La sérieuse étude qu’il faisait des innombrables embranchements de Mugby, ne l’absorbait pas non plus à un point tel qu’il en oubliât de faire l’exercice utile à sa santé. Il se promenait journellement au contraire, et toujours du même côté ; mais le temps était redevenu froid et humide, et la fenêtre de la maison de Phœbé restait toujours fermée.

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III


Après un assez long intervalle, le beau temps revint enfin, clair et salubre comme un beau jour d’automne. C’était un samedi, la fenêtre était ouverte, et les enfants avaient pris leur volée, ce qui n’avait rien d’étonnant, car maître Barbox, toujours caché à l’angle de la maisonnette, avait exercé sa surveillance aux alentours et patiemment attendu leur départ.

« Bonjour, dit-il à la figure qui l’intéressait si fort, en ôtant tout à fait son chapeau cette fois.

— Je vous souhaite une bonne journée, monsieur.

— Je suis bien aise que vous ayez de nouveau un beau ciel à regarder.

— Je vous remercie, monsieur, c’est bien bon à vous.

— Vous êtes malade, je le crains ?

— Oh ! non, monsieur, j’ai au contraire une très-bonne santé.

— Mais pourtant, n’êtes-vous pas toujours couchée ?

— Oui, je reste étendue, parce que je ne puis me lever ; mais je ne suis pas malade pour cela ! »

Pendant que la jeune fille parlait ainsi, ses yeux vifs et riants semblaient s’amuser beaucoup de la grande méprise que faisait l’étranger.

« Si vous vouliez prendre la peine de monter, monsieur, il y a d’ici une vue magnifique, et vous pourriez en même temps vous assurer que je ne suis nullement malade, puisque vous avez la bonté de prendre intérêt à moi. »

Tout cela fut dit pour venir en aide à sa timidité, car il désirait évidemment entrer, et sa main s’était posée sur le loquet de la porte du jardin. Cette invitation lui donna du courage en effet, et il en profita sur-le-champ.

La chambre du haut était très basse, mais propre et bien blanchie. Sa seule habitante reposait sur un petit lit qui permettait à son visage d’être de niveau avec la fenêtre. Cette couche toute blanche, cette robe bleue très-simple et de la nuance de la fanchon qui retenait ses cheveux, jointes au regard céleste des grands yeux de la jeune infirme, lui donnaient un aspect qui n’était pas tout à fait de ce monde prosaïque.

Barbox frères se sentit deviné par elle ; il vit qu’instinctivement elle avait compris qu’il était un homme d’une nature morne et taciturne. C’était beaucoup de n’avoir pas à se faire connaître, et cela vint singulièrement en aide à son embarras. Il lui restait pourtant encore une assez bonne dose de gaucherie, quand il lui prit la main et s’assit près du petit lit blanc.

« Je vois maintenant, lui dit-il d’abord avec un certain embarras, à quoi vous occupez vos mains. Ne vous apercevant que du sentier au bout de votre jardin, je m’étais persuadé que vous jouiez d’un instrument quelconque. »

Elle s’occupait avec beaucoup de dextérité et d’adresse à faire de la dentelle ; son tambour reposait sur sa poitrine, et les mouvements rapides, les changements de main qu’elle exécutait en travaillant, lui donnaient, en effet, l’air de jouer d’un instrument.

« C’est assez curieux, répondit-elle en souriant gaiement, car il me semble souvent aussi à moi que je joue des airs pendant que je suis à l’ouvrage.

— Avez-vous quelques notions de musique ? »

Elle fit un signe de tête négatif.

« Je me figure pourtant, reprit-elle que je pourrais trouver des mélodies, si j’avais un instrument qui me fût aussi commode que mon métier à dentelle ; mais il est probable que je me trompe, et je n’aurai jamais, d’ailleurs, l’occasion de le savoir.

— Vous avez une voix harmonieuse ; pardonnez-moi mon indiscrétion, mais, l’autre jour, je vous ai entendue chanter.

— Avec les enfants, dit-elle en rougissant un peu ; oh oui ! je chante avec les chers petits, si cela peut s’appeler du chant. »

Barbox frères jeta un coup d’œil sur deux petits bancs qui étaient dans la chambre, et hasarda la supposition qu’elle aimait beaucoup les enfants et qu’elle était au courant des nouvelles méthodes d’instruction.

« J’aime extrêmement les enfants, en effet, dit-elle en secouant encore négativement la tête, mais je n’entends rien à l’application des méthodes dont vous parlez. Elles m’intéressent seulement, et j’éprouve un vif plaisir lorsque mes écoliers apprennent bien. Peut-être, en les entendant chanter quelques-unes de leurs leçons, m’avez-vous prise pour une institutrice très savante ? Oui, je vois que telle a été votre idée ; mais il n’en est rien, je vous assure. Ayant seulement lu l’explication de cette nouvelle manière d’instruire, elle m’a paru si jolie, si amusante, et traiter si bien les chers bébés en joyeux rouges-gorges, tels qu’ils sont réellement, que je l’ai adoptée sur une toute petite échelle. Je n’ai pas besoin de vous dire, monsieur, combien elle est petite en effet », ajouta-t-elle, en jetant les yeux sur les deux bancs placés le long de la muraille.

Pendant tout ce temps, ses mains agiles s’agitaient sur son tambour ; quand elle eut fini de parler, elles continuèrent leur besogne, et comme le bruit et le jeu des fuseaux tenaient en quelque sorte lieu de conversation, Barbox frères profita de ce moment pour examiner son hôtesse. Elle lui parut avoir environ trente ans. Le charme de son visage translucide et de ses grands yeux bruns très brillants ne provenait pas d’une expression de résignation pensive, mais tout au contraire, de ce que leur sérénité semblait pleine de vie et d’animation joyeuse. Ses laborieuses mains elles-mêmes, dont la maigreur aurait pu attirer la pitié, faisaient leur travail avec un gai courage qui aurait donné à la simple compassion l’air de vouloir s’arroger une supériorité peu justifiée et fort impertinente.

S’apercevant que la jeune fille allait lever les yeux sur lui, notre voyageur dirigea son regard vers le paysage en disant :

« C’est vraiment magnifique !

— Superbe, n’est-ce pas, monsieur ? J’ai parfois eu l’idée que j’aimerais à pouvoir me tenir debout, pour voir comment ce panorama se déploie devant les yeux d’une tête placée droite ; mais c’est là une sotte imagination que je ne dois pas encourager, car, en vérité, ce spectacle ne peut paraître à personne plus charmant qu’il ne se montre à mes yeux. »

Tandis qu’elle parlait avec une expression d’admiration et de vive jouissance, qu’aucun regret ne venait assombrir, son regard restait fixé sur le beau point de vue.

« Et ces rails, continua-t-elle, ces trains lançant leurs bouffées de fumée et de vapeur et courant avec tant de rapidité, égayent tellement pour moi la perspective ! Je pense à la multitude de gens qui peuvent aller où ils veulent, à leurs affaires, à leurs plaisirs ! Les jets de fumée semblent me faire des signes en passant ; tout cela peuple en quelque sorte le paysage et me tient compagnie lorsque j’éprouve le besoin de ne pas être seule. Puis, monsieur, il y a le grand embranchement ; je ne puis le voir au bas du coteau, mais je l’entends souvent et je sais du moins qu’il est là. Il semble que ce soit un trait d’union entre moi et tant de lieux, tant de choses que je ne verrai jamais. »

Notre voyageur ne répondit que par un « en effet ; » car l’humiliante pensée que, s’il l’eût voulu, il eût pu, lui aussi, contracter quelques liens avec cette humanité qui lui était aussi étrangère qu’à la pauvre infirme, le dominait entièrement.

« Et vous voyez bien maintenant, reprit Phœbé, que je ne suis pas la malade pour laquelle vous me preniez. Je me tire d’affaire à merveille, en vérité.

— Vous avez un heureux caractère, lui répondit Barbox frères, peut-être un peu en manière d’excuse personnelle.

— Ah ! si vous connaissiez mon père ! s’écria-t-elle. C’est bien lui qui a un heureux caractère. Ne faites pas attention, monsieur, car son timide visiteur avait pris l’alarme en entendant un pas sur l’escalier, craignant d’être pris pour un importun fort indiscret ; ne faites pas attention, ce n’est que mon père. »

La porte s’ouvrit et le père s’arrêta sur le seuil.

« Eh quoi ! lampiste, s’écria notre héros en sautant sur sa chaise, quoi, c’est vous ? Comment vous portez-vous ? »

À cette exclamation, le lampiste étonné répliqua : « Ah ! c’est le voyageur pour nulle part ! Comment va la santé, à vous aussi, monsieur ? »

Puis ils échangèrent une poignée de main, à la grande surprise et au vif plaisir de la fille du lampiste.

« Je vous ai cherché une demi-douzaine de fois depuis la nuit de mon arrivée, reprit Barbox frères ; mais je n’ai jamais pu vous rencontrer.

— C’est ce que les autres là-bas m’ont raconté, répondit le préposé aux lampes, et c’est parce qu’on vous a vu si souvent à la station, sans que vous prissiez aucun des trains, qu’on a commencé à vous désigner parmi nous comme le voyageur pour nulle part. Il n’y a pas d’offense, j’espère, monsieur, à vous avoir appelé ainsi dans ma surprise ?

— Non, assurément, j’aime tout autant être appelé comme cela qu’autrement ; mais j’ai une petite question à vous faire à part. »

Là-dessus, il saisit le lampiste par l’un des boutons de sa jaquette de velours et l’emmena dans un coin de la chambre.

« Est-ce là le lit près duquel vous chantiez vos chansonnettes ? »

Le lampiste fit un signe affirmatif.

Le voyageur pour nulle part lui tapa amicalement sur l’épaule, et leur aparté étant fini, ils retournèrent près de la jeune infirme.

« Sur ma parole, ma chérie, dit alors le lampiste, en regardant tantôt sa fille, tantôt leur visiteur, je suis tellement surpris de vous trouver en pays de connaissance avec monsieur, qu’il faut, s’il veut bien me le permettre, que je me donne une petite frottée circulaire. »

Il démontra alors par l’action ce qu’il entendait par là : tirant de sa poche son mouchoir roulé en balle, il commença à s’en servir pour se frotter consciencieusement, d’abord derrière l’oreille droite, puis sur la joue et le front et en redescendant, sur l’autre joue et derrière l’autre oreille. Après cette opération, il se montra extraordinairement reluisant, je vous le jure.

« C’est ma coutume, monsieur, dit-il en s’excusant, oui, c’est mon habitude, quand quelque chose m’a particulièrement émotionné, et, en vérité, mon étonnement est si grand en vous trouvant ici, tenant compagnie à Phœbé, que je crois que j’aimerais à recommencer, si vous me le permettez derechef. » Il le fit comme il le disait et sembla s’en fort bien trouver. Ils étaient alors tous les deux debout auprès du petit lit sur lequel Phœbé continuait assidûment à faire mouvoir ses fuseaux.

« Votre fille m’a raconté, dit Barbox frères, toujours gêné, qu’elle ne se levait jamais.

— C’est vrai, et même elle ne l’a jamais fait. Voyez-vous, monsieur, sa mère, qui est morte quand la petite n’avait encore que quatorze mois, était sujette à des attaques nerveuses très graves et très mauvaises. Elle ne me l’avait jamais avoué, de sorte que je ne songeais nullement à la surveiller, et qu’elle laissa tomber l’enfant, lorsqu’une crise lui survint. C’est comme cela que le malheur est arrivé.

— C’était bien mal à elle de vous épouser en vous faisant un secret de son infirmité, dit Barbox frères en fronçant le sourcil.

— Mais, monsieur, répliqua le lampiste, cherchant à excuser la pauvre femme morte depuis si longtemps, voyez-vous, nous en avons causé, Phœbé et moi, et nous nous sommes dit qu’il y avait de par le monde tant de gens sujets à des attaques dangereuses, tant d’autres soumis à diverses misères physiques, que, si tous nous confessions nos infirmités avant le mariage, le plus grand nombre ne se marierait jamais.

— Et cela ne vaudrait-il pas mieux ?

— Pas dans ce cas, du moins, monsieur, dit Phœbé en tendant la main à son père.

— Vous me donnez une leçon bien méritée, reprit notre voyageur en rougissant, et j’ai si bien l’air d’une véritable brute qu’il serait superflu de ma part de confesser cette infirmité-là. Je voudrais bien en apprendre un peu plus long sur votre compte et sur celui de votre père ;


« pas dans ce cas du moins, monsieur, » dit phœbé.



mais je ne sais comment vous le demander, car je connais la raideur de mes manières, et je n’ignore pas que je m’y prends de façon à décourager les gens. Cela me ferait pourtant un vrai plaisir, si vous vouliez m’en dire plus long.

— De tout mon cœur, monsieur, répondit gaiement le lampiste, parlant pour lui et pour sa fille. Et d’abord, pour que vous sachiez mon nom.

— Arrêtez, s’écria son hôte, tandis qu’une légère rougeur lui montait au visage. Que me fait votre nom ? Celui de lampiste me suffit bien et j’aime à vous appeler ainsi. C’est expressif et clair, je n’ai besoin de rien de plus.

— Il est certain, monsieur, qu’en général je n’ai pas d’autre nom là-bas, à la station ; mais je pensais qu’étant ici comme voyageur de première classe et en votre qualité privée… »

Un geste de son interlocuteur vint témoigner qu’il ne désirait nullement s’éclairer davantage, et le lampiste reconnut cette marque de confiance, en ayant encore recours à son mouchoir et en se donnant une nouvelle frottée circulaire des plus réconfortantes.

« Vous devez avoir beaucoup à faire ? » reprit l’étranger, lorsque la victime volontaire de ce traitement énergique en ressortit encore plus luisante qu’auparavant.

Le lampiste commençait à dire : « Pas trop, monsieur… » lorsque sa fille l’interrompit en s’écriant : « Oh ! oui, monsieur, il fait 14, 15 et même 16 heures par jour, parfois même il travaille 24 heures de suite.

— Et vous, Phœbé, dit son visiteur, avec votre école d’une part et votre dentelle de l’autre…

— Mon école ! mais c’est un plaisir pour moi ! » s’écria-t-elle, tandis que ses yeux s’ouvraient plus grands encore, comme s’ils eussent été tout surpris de voir un esprit si obtus. « Je l’ai commencée quand j’étais toute petite, parce que cela me mettait en contact avec d’autres enfants. Vous voyez bien que ce n’était pas là un travail ! Depuis, j’ai continué pour les empêcher de s’éloigner de moi, les chers mignons ! je le fais par amour et non comme un labeur, vous le comprenez bien, n’est-ce pas ? Et quant à mon tambour à dentelle… »

Pendant la première partie de son discours, ses mains s’étaient arrêtées comme si son argumentation nécessitait le concours combiné de toutes ses forces ; mais, en nommant son cher instrument de travail, elle se remit à manier vivement ses fuseaux. « Cela accompagne mes pensées quand je pense, mes chansons quand je les fredonne ; cela peut-il donc s’appeler travailler ? Non, non, monsieur ; vous savez bien que, vous-même, vous l’avez pris pour un instrument de musique, et c’en est bien un, en effet, pour moi.

— Tout ne l’est-il pas pour toi ! s’écria son père d’un air rayonnant. Tout est vraie mélodie pour ma Phœbé, monsieur.

— Du moins vous l’êtes, vous, cher père. Vous valez pour moi tout un orchestre, dit-elle, joyeuse, en le menaçant de son doigt amaigri.

— C’est assurément très gentil, très filial de votre part ; mais vous flattez votre pauvre papa, ma chérie. » Tout en protestant de la sorte, il ne pouvait s’empêcher d’avoir l’air radieux.

« Non, non, ne le croyez pas, monsieur, ce n’est pas flatterie de ma part, bien sûr ! Si vous l’entendiez seulement chanter, vous verriez bien que je ne le vante pas trop ; mais vous ne l’entendrez jamais, parce qu’il ne chante que pour moi. Quelque fatigué qu’il soit, il me fredonne toujours quelque chose à son retour. Il y a bien, bien longtemps, lorsque je restais là couchée, pauvre petite poupée brisée, il prit l’habitude de chanter pour m’amuser, et bien plus, monsieur, il fit des chansons dans lesquelles il intercalait les petites plaisanteries que nous échangions entre nous ; vous ne croiriez jamais qu’il le fait encore aujourd’hui, et pourtant c’est la vérité vraie. Oh ! papa, voyez-vous, je raconterai tout sur votre compte, puisque ce gentleman l’a demandé. Monsieur, regardez-le, c’est un poète !

— Je ne voudrais pas, ma chérie, que notre hôte emportât de moi une pareille idée, fit observer le lampiste d’un air grave, parce qu’il semblerait que votre père a l’habitude de demander aux étoiles d’une manière mélancolique ce qu’elles font là-haut. Or, je ne voudrais pas les questionner ainsi, pour ne pas perdre mon temps d’abord, puis aussi à cause de la liberté que ce serait prendre, ma chère enfant.

— Mon père, reprit Phœbé en corrigeant ses dernières paroles, mon père voit toujours le bon et le beau côté des choses. Vous me disiez tout à l’heure, monsieur, que j’avais un caractère heureux ; comment pourrait-il en être autrement, étant sa fille à lui ?

— Et moi donc, comment pourrais-je faire ? répliqua le lampiste se défendant. Demandez-vous-le, monsieur. Regardez-la bien ! elle est toujours telle que vous la voyez, toujours travaillant, et pour gagner bien peu d’argent par semaine ; toujours gaie, toujours contente, toujours portant intérêt à ce qui concerne les autres. Je vous disais tout à l’heure qu’elle était constamment comme vous la voyez maintenant ; c’est vrai, à part une différence qui, en réalité, revient à peu près au même. Quand c’est mon dimanche de congé et que les cloches ont cessé de sonner, je l’entends lire les prières consacrées, de la manière la plus touchante du monde, et les cantiques sont chantés d’une voix si douce, que les sons me semblent descendre du ciel pour y remonter ensuite. »

Était-ce seulement le doux souvenir de leur jour de religieux repos ? Était-ce le souvenir plus solennel encore des paroles du Rédempteur près de la couche du paralytique ? Mais les doigts agiles s’arrêtèrent sur le tambour et vinrent s’enlacer autour du cou du pauvre père qui se penchait vers elle. Il y avait chez ces deux êtres un grand fond de sensibilité, ainsi que le voyageur put aisément s’en apercevoir ; mais chacun, pour l’amour de l’autre, en contenait l’expression et ne la laissait pas trop s’épancher ; de sorte qu’une sérénité parfaite, qu’elle fût acquise ou innée, était soit la première, soit plutôt la seconde nature de l’un et de l’autre. — Peu de moments après, le lampiste en revint à sa bonne frottée circulaire, et ses traits comiques reprirent leur expression pleine de gaieté, tandis que les yeux de Phœbé, sur les cils desquels une larme tremblait encore, se fixèrent avec sérénité, tantôt sur son père, tantôt sur son ouvrage ou sur leur visiteur.

« Lorsque mon père vous raconte, monsieur, s’écria-t-elle en souriant, ce que je vous ai d’ailleurs déjà dit, c’est-à-dire l’intérêt que je prends aux uns et aux autres, bien qu’ils ne me connaissent, moi, en aucune façon, il ne vous explique pas comment cela a pu se faire, c’est pourtant son ouvrage.

— Non, non, pas du tout.

— Ne l’écoutez pas, monsieur, car c’est bien son œuvre, en vérité. Il me raconte tout ce qu’il voit pendant son travail, et vous seriez surpris de la quantité de choses qu’il récolte ainsi pour moi chaque jour. Il regarde dans les wagons et me décrit les toilettes des belles dames, ce qui fait que je suis au courant de toutes les modes. Il remarque les fiancés et les nouveaux mariés faisant leur voyage de noces, de sorte que je sais à merveille tout ce qui les concerne ! Il ramasse les journaux et les livres abandonnés dans les voitures, ce qui fait que j’ai toujours de quoi lire ! Il me parle des gens malades qui voyagent pour rétablir leur santé, je puis donc m’y intéresser ! Enfin, il fait ample moisson là-bas, je vous assure, et tout cela pour sa Phœbé.

— Pour ce qui est des journaux et des livres, ma chérie, reprit le lampiste, il est sûr et certain que cela ne provient pas de mon fait. Voici, monsieur, comment ça se passe : « Holà ho ! lampiste ! me crie un employé, j’ai conservé ce journal pour votre fille. Comment va-t-elle aujourd’hui ? » Un chef d’équipe me dit à son tour : « Allons, lampiste, attrapez-moi ça, c’est une couple de volumes pour votre demoiselle. En est-elle toujours à peu près au même point ? » C’est, voyez-vous bien, ce qui rend ces choses doublement bien venues. Si elle avait un millier de livres sterling dans un coffre, ils ne s’occuperaient guère d’elle ; mais étant ce qu’elle est, c’est-à-dire, vous comprenez, ajouta le pauvre père, en parlant plus vite et en baissant la voix, n’ayant pas un millier de livres sterling dans un coffre, cela fait qu’ils pensent à elle. — En ce qui concerne les jeunes mariés ou simplement les fiancés, il est bien naturel que je lui raconte tout ce que je puis apprendre sur eux, puisqu’il n’y a pas dans tout le voisinage un seul couple d’une espèce ou de l’autre, qui, de son propre mouvement, ne vienne lui faire ses confidences. »

Elle leva vers le voyageur son regard triomphant et s’écria :

« Vraiment, monsieur, c’est comme cela ! Je ne sais combien de fois j’aurais été demoiselle d’honneur, si j’avais seulement pu me lever et aller à l’église ! Mais, si je l’avais pu, quelque jeune fille bien éprise eût peut-être été jalouse de moi, et mon oreiller n’aurait pas toujours été prêt à recevoir et à me garder soigneusement le morceau du gâteau des noces qui m’est si souvent offert. »

En prononçant ces derniers mots, elle soupira légèrement, appuya sa tête sur le pauvre petit oreiller et sourit à son père.

L’arrivée d’une fillette, la plus grande parmi les écolières de Phœbé, fit comprendre à Barbox frères qu’elle était la petite servante du cottage, et qu’elle venait accomplir d’importants travaux domestiques, car elle portait un seau sous lequel elle eût pu disparaître tout entière et un balai qui avait bien trois fois sa taille. Il se leva donc et prit congé, après avoir demandé à Phœbé la permission de revenir la voir.

Il avait murmuré entre ses dents qu’il viendrait dans le cours de ses promenades, et il faut croire que la campagne, de ce côté, avait un charme tout particulier, car il reparut dans la maisonnette, après un seul jour d’intervalle.

« Vous aviez cru, n’est-ce pas, que je ne reviendrais jamais ? dit-il à Phœbé après lui avoir serré la main et s’être assis près d’elle.

— Pourquoi donc aurais-je pensé cela ? lui répondit-elle toute surprise.

— Je tenais pour certain que vous vous seriez défiée de moi.

— Vous teniez cela pour certain, monsieur ? Avez-vous donc toujours inspiré tant de méfiance ?

— Il me semble que je peux en toute justice vous répondre affirmativement ; mais c’est peut-être un peu ma faute, car je n’ai pas moi-même été trop confiant ; en tout cas, cela importe peu en ce moment. Nous parlions de l’embranchement l’autre jour, j’y ai passé des heures depuis avant-hier.

— Êtes-vous donc, maintenant, le voyageur pour quelque part ? lui demanda-t-elle en souriant.

— Oui, bien certainement ; mais pour où, je l’ignore. Vous ne devineriez jamais ce que je cherche à fuir en voyageant ainsi. Vous le dirai-je ? Eh bien, je cherche à fuir l’anniversaire de ma naissance. »

Les mains de Phœbé s’arrêtèrent dans leur travail, et elle fixa ses regards sur lui, avec une surprise incrédule.

« Oui, reprit Barbox frères, assez mal à son aise sur son siège, ce que je vous dis est vrai, je fuis mon anniversaire. Je suis à moi-même un livre inintelligible dont les premiers feuillets ont été arrachés et jetés au vent. Mon enfance n’a eu aucune des grâces de cet âge heureux ; ma jeunesse, aucun des charmes des années


« j’y ai passé des heures depuis avant-hier. »



printanières… et que peut-on attendre d’un pareil début dans la vie ! »

Ses yeux rencontrèrent en cet instant les yeux de la jeune infirme dont le regard était fixé sur lui avec une expression très sérieuse. Il sentit que quelque chose se remuait en lui et murmurait à son oreille : Vois ce lit ! Est-ce donc là un lieu bien choisi pour que les grâces de l’enfance et les charmes de la jeunesse s’y donnent rendez-vous et viennent s’y épanouir ? Oh ! honte ! honte !

« C’est une vraie maladie chez moi, reprit-il après un silence embarrassé. Je sens que je déraisonne sur ce point, et je ne sais même pourquoi j’en suis venu à vous en parler. La cause de cet état morbide est sans doute tout entière dans la confiance que j’avais autrefois vouée à une personne de votre sexe, confiance qui a été récompensée par une cruelle trahison. J’ai, du reste, la conscience que j’ai tort en voyant ainsi tout en noir, tout de travers ! »

Les mains de Phœbé reprirent lentement leur travail. Lorsqu’il osa se retourner vers elle, il vit que ses yeux suivaient, d’un air tout rêveur, le mouvement de ses fuseaux.

« C’est donc en haine de mon anniversaire que j’ai entrepris ce voyage, continua-t-il. Il a toujours été pour moi un jour de tristesse et d’isolement. Le premier où je serai libre et maître de mes mouvements, doit arriver dans cinq ou six semaines, et j’ai résolu de tâcher d’oublier tous ceux qui l’ont précédé, de l’anéantir lui-même, ou du moins, de me l’ôter de devant les yeux, en entassant sur lui beaucoup d’objets nouveaux. »

Lorsqu’il eut fini de parler, elle le regarda ; mais elle se contenta de secouer la tête comme si elle se sentait complètement incapable de le comprendre.

« Tout cela est inintelligible à votre heureuse nature, poursuivit-il, s’en tenant à sa première phrase, comme s’il y eût eu en elle quelque chose de propre à venir à son secours et à aider sa défense. Je savais qu’il en serait ainsi, et au fond j’en suis bien aise. Toutefois, dans ce voyage (et j’entends dorénavant passer ma vie sur les grandes routes, ayant abandonné la pensée de me fixer quelque part), dans ce voyage, dis-je, je me suis arrêté, ainsi que votre père vous l’a raconté, à l’embranchement de Mugby. L’étendue de ses ramifications m’a confondu, et je ne sais plus du tout où j’irai en partant d’ici. Ma perplexité est telle à la vue de ces innombrables lignes, qu’il m’est encore absolument impossible de prendre un parti définitif. En attendant, que pensez-vous que j’aie envie de faire ? Combien de routes ferrées voyez-vous de votre fenêtre ? »

Elle jeta les yeux au dehors d’un air plein d’intérêt et répondit : « Sept.

— Sept, répéta-t-il avec un grave sourire ; eh bien, je me propose de ramener le total général à ces sept lignes-là, puis d’en arriver graduellement à les réduire à une seule (celle qui semblera devoir le mieux me convenir) ; alors mon parti sera pris et je me mettrai en route.

—  Mais comment saurez-vous, monsieur, quelle sera la ligne la plus attrayante ? lui demanda-t-elle gaiement, tandis que son regard rasséréné errait sur le paysage.

— Ah ! répondit son interlocuteur, souriant encore et parlant avec beaucoup plus d’aisance qu’il ne l’avait fait jusqu’alors, je suis résolu à tenter une expérience ; je me suis dit que, puisque votre père trouvait moyen, dans un but si louable, d’amasser chaque jour tant de choses intéressantes, je pourrais peut-être, moi aussi, en recueillir de temps à autre un petit nombre, dans un but qui, sans valoir le sien, n’a du moins, en lui-même, rien qui soit mauvais. Le voyageur pour nulle part sera donc encore plus connu à la station, car il explorera tous les parcours, jusqu’à ce qu’il puisse rattacher à chacune des sept routes quelque chose d’intéressant, vu, entendu, ou trouvé par lui. Son choix d’une ligne définitive deviendra, de la sorte, le résultat du plus ou moins de valeur de ses découvertes diverses. »

Sans quitter son ouvrage, Phœbé regarda encore le paysage, comme si elle lui trouvait un aspect tout nouveau ; puis elle se mit à rire d’un air très satisfait.

« Mais, reprit Barbox frères, puisque j’en suis arrivé si loin dans mes confidences, il ne faut pas que j’oublie de vous demander une faveur. Il me faut votre collaboration, Phœbé. Il faut que je puisse venir vous raconter tout ce que je trouverai au bout de chaque parcours. J’ai besoin de comparer les impressions que chacun me laissera, avec celles que mes récits feront naître en vous. Voulez-vous me faire ce plaisir ? On prétend que deux têtes valent mieux qu’une ; je crois, moi, que cela dépend beaucoup de la valeur des têtes en question ; mais ce dont j’ai du moins la certitude, bien que je vous connaisse depuis si peu de temps, c’est que votre tête et celle de votre père ont trouvé de meilleures choses, Phœbé, que la mienne n’a su d’elle-même en découvrir. »

Enchantée qu’elle était de sa proposition, elle lui tendit la main et le remercia avec une sincère gratitude.

« Eh bien, c’est convenu, reprit Barbox frères, et, puisque j’ai tant fait, il faut que je réclame encore de vous une autre faveur. Voulez-vous me faire l’amitié de fermer les yeux ? »

Phœbé obéit sur-le-champ, riant de bon cœur de cette étrange requête.

« Laissez-les bien clos, lui dit-il en allant doucement vers la porte, d’où il revint tout de suite ; rappelez-vous que votre honneur est engagé et que vous ne devrez les ouvrir que lorsque je vous en donnerai la permission.

— Je vous le promets sur l’honneur.

— Bien. Puis-je maintenant vous ôter une minute votre tambour à dentelle ? »

Toujours rieuse et surprise, elle retira ses mains ; Barbox frères prit le tambour et le mit de côté, puis il continua :

« Avez-vous remarqué, dites-moi, les bouffées de fumée et de vapeur que lançait le train express d’hier matin, sur la septième route que l’on voit d’ici ?

— Celle qui passe derrière les ormes et le clocher ?

— Oui, c’est justement celle-là, répondit-il en dirigeant ses regards de ce côté.

— Oh ! alors, oui, je les ai suivies des yeux, tandis qu’elles s’évanouissaient peu à peu dans l’air.

— N’y avait-il en elles rien de particulier ?

— Rien du tout, répliqua Phœbé en riant.

— Ce que vous dites là n’est nullement flatteur pour moi, savez-vous bien ? car j’étais dans ce train. N’ouvrez pas les yeux ! J’étais allé jusqu’à la grande ville voisine, afin de vous en rapporter ceci. Ce n’est pas de moitié aussi large que votre tambour, et c’est léger et facile à manier. Ces petites touches sont comme celles d’un piano en miniature et, avec votre main gauche, vous pourrez facilement donner l’air qui est nécessaire au mécanisme. Puissiez-vous, chère enfant, faire sortir de charmantes mélodies de ce petit instrument ! Maintenant je vous permets d’ouvrir les yeux. Bonsoir. »

Embarrassé comme c’était sa coutume, il avait gagné la porte de la petite chambre ; quand il la referma sur lui, il n’eut que le temps d’apercevoir l’heureuse extase avec laquelle la jeune infirme saisit le présent qu’il venait de lui faire, le pressa contre son cœur et se mit à le caresser. Cette vue lui égaya et lui attrista tout à la fois le cœur, car il se dit que, si la vie de la pauvre Phœbé avait fleuri selon le cours ordinaire de la nature, elle eût, à l’âge qu’elle avait, été sans doute une jeune mère, et elle aurait pressé avec amour sur son sein un instrument plus mélodieux encore, un bébé au doux gazouillement !

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IV

barbox frères et compagnie


Dès le jour suivant, notre héros commença activement ses investigations ; mais il faut avouer qu’il mit beaucoup de temps dans ses recherches et ne se hâta en aucune manière. Son cœur, réveillé, trouvait son compte dans cette besogne toute de bienveillance, et il en jouissait largement. Il y joignait d’ailleurs le plaisir, très réel pour lui, de rester parfois assis à écouter Phœbé, tandis qu’elle trouvait moyen de faire dire de plus en plus de choses à son cher instrument, son goût naturel, joint à une oreille fort juste, lui permettant d’augmenter, chaque jour, la somme de ses découvertes musicales. Durant plusieurs semaines, son rôle d’auditeur lui prit de nombreux moments ; il en résulta que son anniversaire redouté se trouva tout proche, avant qu’il eût songé de nouveau à s’en préoccuper.

Une circonstance imprévue rendait cependant la décision à prendre plus difficile encore.

Plusieurs conseils furent tenus, conseils auxquels M. le préposé aux lampes assista quelquefois, toujours plus reluisant, plus oléagineux. Mais ils n’aboutissaient à aucun résultat pratique, malgré tous les efforts, toutes les recherches de notre patient voyageur. Telle route lui offrait bien un souvenir intéressant, il en était de même de telle autre ; aucune, toutefois, ne semblait l’emporter sur ses rivales, et il ne savait absolument à laquelle donner la préférence. Après une dernière et solennelle discussion, il se trouva donc tout à fait aussi avancé qu’au début.

« Mais, monsieur, lui fit observer tout à coup Phœbé, nous ne nous sommes occupés que de six routes ; la septième ne vous dit-elle donc rien ?

— Mais, répliqua-t-il en se frottant le menton, c’est justement celle que j’ai prise, vous le savez, lorsque j’ai été à la recherche de votre petit instrument. C’est là son histoire à elle, Phœbé.

— Est-ce qu’il vous serait désagréable de la reprendre encore une fois, monsieur ? demanda-t-elle en hésitant.

— Non, certes, c’est une grande route comme les autres, après tout.

— J’aimerais à vous la voir choisir, reprit Phœbé avec un sourire persuasif, pour l’amour de ce cher petit instrument qui me sera toujours si précieux ! J’aimerais à vous la voir choisir, parce qu’elle sera toujours pour moi autre chose que les autres routes. J’aimerais à vous la voir choisir, en souvenir de tout le bien que vous m’avez fait, de la somme de jouissances bénies que vous avez apportée à ma vie ! Si vous me quittiez par le même chemin que vous avez pris, lorsque vous avez voulu me causer tant de joie, me traiter avec tant de bonté !… (ici, sa voix émue faiblit un peu) il me semblerait, pendant qu’étendue sur ce lit, je suivrais des yeux le train où vous seriez, que cette route vous conduit à un but heureux pour vous et vous ramènera quelque jour en ces lieux.

— Eh bien, il sera fait comme vous le souhaitez, ma chère enfant. »

C’est ainsi que le voyageur pour nulle part prit enfin un billet pour quelque part, et la grande ville industrielle qu’il avait déjà visitée devint son objectif.

Il errait depuis si longtemps aux environs de l’embranchement, qu’on était arrivé au 18 décembre, lorsqu’il se mit en route définitivement.

« Il est grand temps de partir une bonne fois, se dit-il en s’asseyant dans son wagon. Un seul jour plein me sépare maintenant de celui que je cherche à oublier. Je gagnerai les montagnes dès demain, car j’irai décidément au pays de Galles ! »

Il eut quelque peine à se remettre devant les yeux les nombreux avantages que pourrait offrir, comme occupation nouvelle et absorbante, l’aspect de montagnes brumeuses et de ruisseaux gonflés par les eaux, et combien le froid, la pluie, les grèves sauvages et les routes exécrables devraient nécessairement lui être agréables et utiles !

Malgré tous ses efforts, son esprit préoccupé ne saisissait pas d’une manière aussi distincte qu’il l’eût voulu les bienfaits de ce voyage. Il se demandait si la jeune infirme, malgré la nouvelle ressource que lui offrait l’étude de la musique, n’éprouverait point désormais une sensation d’isolement qu’elle n’avait pas ressentie avant sa venue. Il aurait voulu savoir si Phœbé distinguait en ce moment les jets de fumée et de vapeur qu’il voyait de son coin dans le wagon, pendant que sa pensée retournait ainsi vers elle. Une ombre pensive se projetterait-elle sur son doux visage, lorsque le train qui l’emportait s’évanouirait à l’horizon ? En lui disant qu’il lui avait fait tant de bien, ne lui donnait-elle pas, sans en avoir conscience, une leçon sur ses continuels murmures ? et ne lui apprenait-elle pas à penser qu’un homme pourrait être, s’il en avait la ferme volonté, un bon guérisseur, sans avoir besoin d’être pour cela un grand docteur ?

Ces pensées et bien d’autres du même genre se plaçaient sans cesse entre lui et les paysages gallois qu’il s’efforçait d’évoquer ; d’ailleurs, il éprouvait cette vague sensation de vide que laissent après elles la séparation et l’absence d’une occupation agréable. Cette sensation, si nouvelle pour lui, lui causait une certaine agitation ; de plus, il s’était retrouvé lui-même en perdant de vue la station de Mugby, et il n’était pas devenu plus enchanté de sa personne, depuis qu’il avait vécu en meilleure compagnie.

Cependant l’approche de la grande ville s’annonçait par tous les bruits divers qui s’en échappaient, et qui venaient en quelque sorte faire écho au grincement des freins, au craquement des essieux, à tout l’infernal tapage d’un train près d’arriver. De vives et soudaines lueurs permettaient d’entrevoir des masses confuses de maisons rouge brique ; de hautes cheminées, rouge brique aussi, se dessinaient vaguement, tandis que des ponts de chemin de fer, toujours rouge brique, se profilaient au loin. Au milieu des langues de feu et des tourbillons de fumée, on put apercevoir des vallées de canaux et des montagnes de houille ; puis un dernier roulement de tonnerre vint marquer la fin du voyage.

Après avoir mis ses porte-manteaux en lieu sûr et avoir dit à son hôtel l’heure à laquelle il voulait dîner, notre voyageur sortit pour se promener dans cette ville affairée. Bientôt il s’aperçut avec étonnement que l’embranchement de Mugby semblait posséder d’invisibles ramifications qui reliaient son individualité à une multitude de sentiers humains demeurés inconnus pour lui jusqu’alors. Dans ces rues où, jadis, il eût promené sa pensée morose sans rien voir autour de lui, il se trouvait tout à coup avoir des yeux et des oreilles pour tout un monde extérieur et nouveau. Il se demandait comment ces innombrables travailleurs vivaient et mouraient. Il s’intéressait à ce merveilleux concours d’intelligences, et de forces variées, mises au service d’une même industrie. Il se réjouissait de voir que tous ces ouvriers, loin de se détériorer au contact les uns des autres, ainsi qu’il est de mode de le prétendre, semblaient, au contraire, puiser dans leurs efforts communs, combinés pour atteindre un but civilisateur, un sentiment de vraie dignité personnelle et de respect de soi-même, tempéré par une humble aspiration à devenir plus instruits et plus sages. Il en voyait la preuve dans leur attitude et leur langage lorsqu’il s’arrêtait pour faire une question ou demander un renseignement. Il remarquait aussi sur les murailles les annonces de leurs cours publics et de leurs divers délassements intellectuels. Avant la fin de cette promenade, dont il conserva un vif souvenir, il s’était dit que, n’étant lui-même qu’une petite partie d’un grand tout, il lui fallait, pour être utile et par conséquent heureux, mettre comme les autres ses intérêts à la masse commune, afin d’avoir le droit d’en retirer ensuite sa part personnelle.

Bien que son voyage, pour ce jour-là, se fût terminé vers midi, il avait depuis lors marché si longtemps, qu’il vit les allumeurs de réverbères faire leur besogne et les boutiques étinceler de lumière. Il comprit par là qu’il était temps de revenir à ses quartiers, et il se mettait en devoir de le faire, lorsqu’une très petite main se glissa furtivement dans la sienne, tandis qu’un petit filet de voix disait :

« Oh ! s’il vous plaît, monsieur, je suis perdue ! »

Il regarda à ses pieds et vit une très petite fille à cheveux blonds.

« Oui, dit-elle en confirmant ses paroles par une grave inclination de tête, vrai, je le suis, je suis perdue ! »

Il s’arrêta fort embarrassé, et son regard chercha autour de lui comme pour y trouver de l’aide ; mais, n’en voyant pas, il dit en se baissant beaucoup :

« Où demeurez-vous, mon enfant ?


« oh ! s’il vous plaît, monsieur, je suis perdue ! »



— Je ne sais pas, je suis perdue !

— Comment vous appelez-vous ?

— Polly.

— Et quel est votre autre nom ?

La réponse fut aussi prompte qu’inintelligible. Cherchant toutefois à imiter le son qu’il croyait saisir, il se hasarda de dire :

« Trivits ?

— Oh ! non, fit l’enfant en secouant la tête, cela n’y ressemble pas du tout.

— Dites-le-moi encore, ma petite. »

Cette entreprise ardue ne promettait rien de bon, car cette fois le son parut tout différent ; tentant l’aventure, il s’écria :

« Paddens ?

— Oh ! non pas, dit encore la fillette, du tout, du tout.

— Allons, essayons encore une petite fois, ma mignonne. »

Ce fut une tentative désespérée, car le nom grandit tout à coup et parut être de quatre syllabes.

« Ce ne peut être que Tappetaver ! s’écria Barbox frères, se frottant le front, dans sa perplexité, avec le bord de son chapeau.

— Non, ce n’est pas cela, » dit tranquillement la petite ; puis elle fit un grand effort pour prononcer distinctement ce malheureux nom ; mais cette fois, il prit des proportions démesurées et sembla avoir huit syllabes.

« Ah ! nous ferons mieux d’y renoncer, dit enfin notre héros avec une résignation douloureuse.

— Mais je suis perdue, répéta l’enfant en fourrant sa petite main encore plus avant dans celle de son compagnon ; et tu prendras soin de moi, n’est-ce pas ? »

S’il y eut jamais homme en proie à des sentiments contraires, compassion d’une part, impuissante indécision de l’autre, cet homme-là était bien certainement le héros de notre histoire.

« Perdue, répéta-t-il en regardant l’enfant. C’est bien moi qui suis perdu à coup sûr ! Voyons, que faut-il que je fasse ?

— Où demeures-tu, toi ? demanda la petite fille en le regardant à son tour.

— Là-bas, répondit-il en montrant assez vaguement la direction de son hôtel.

— Ne ferions-nous pas mieux d’y aller, dis-moi ?

— Eh ! vraiment, je crois au fait que c’est ce qu’il y a de mieux à faire, » répliqua-t-il.

Ils se mirent donc en route la main dans la main : lui, très frappé du contraste qu’offrait sa personne avec celle de sa petite compagne et se faisant l’effet d’un géant stupide ; elle, au contraire, évidemment très rehaussée dans sa propre estime par l’habileté avec laquelle elle avait su le tirer d’embarras.

« Je suppose que nous aurons à dîner lorsque nous serons arrivés chez toi ? dit Polly.

— Eh mais, je… Eh bien, oui, au fait, je le crois aussi.

— Aimes-tu ton dîner, toi ?

— Mais, tout bien considéré, répondit Barbox frères, il me semble que oui.

— Moi, j’aime beaucoup le mien, affirma Mlle Polly. As-tu des frères et des sœurs ? demanda-t-elle ensuite.

— Non. Et, vous, en avez-vous ?

— Les miens sont morts.

— Oh ! » telle fut la réplique laconique de notre voyageur, qui, oppressé par le sentiment intime de sa pesanteur d’esprit, n’eût certes pas su comment continuer la conversation, si la fillette, toujours prête à parler, n’avait repris :

« Et que vas-tu faire pour m’amuser ?

— Sur mon âme, Polly, je n’en sais absolument rien !

— Eh bien alors, je vais te le dire, moi. As-tu des cartes dans ta maison ?

— En masse ! répondit-il avec orgueil.

— Bon ! Eh bien, je bâtirai des maisons, et, toi, tu me regarderas faire ; mais il ne faudra pas souffler dessus !

— Oh ! non, assurément non, Polly ; souffler n’est pas de jeu. »

Il se flattait que cette réponse faisait un certain honneur au géant stupide pour lequel il se prenait ; mais l’enfant, voyant tout de suite avec quelle maladresse il cherchait à se mettre à sa portée, détruisit entièrement sa bonne opinion de lui-même, en s’écriant :

« Oh ! quel drôle d’homme tu fais ! »

Après cette déplorable chute, il crut se sentir devenir, de minute en minute, plus gauche et plus lourd de corps, plus incapable et plus faible d’esprit : un pauvre sire en fin de compte ! Aussi devint-il, à partir de là, le très humble serviteur de sa petite compagne.

« Sais-tu des histoires ? » lui demanda-t-elle.

Il fut réduit à l’humiliante confession qu’il n’en savait aucune.

« Quel grand nigaud tu dois être alors, n’est-ce pas ? » lui dit Polly.

À sa grande confusion, il dut encore avouer qu’il était en effet un grand nigaud.

« Si je t’apprenais une belle histoire, cela te ferait-il plaisir, dis-moi ? Mais, vois-tu, il faudrait te la rappeler et pouvoir la raconter après. »

Ce fut d’un ton solennel que Barbox frères affirma la haute satisfaction intellectuelle qu’il éprouverait à apprendre une belle histoire, et les humbles efforts qu’il ferait pour se la graver dans la mémoire. Satisfaite sur ce point, Polly, s’apprêtant à s’amuser, serra plus fort la main de son nouvel ami et entreprit un long récit, dont chaque détail intéressant commençait invariablement par ces mots :

« Et ainsi cela…

— Et ainsi ceci…

— Et ainsi ce petit garçon…

— Et ainsi ce pâté avait quatre pieds de tour et deux pieds un quart de profondeur. »

L’intérêt principal de ce beau conte consistait dans l’intervention de la Fée pour punir le petit garçon de sa honteuse gourmandise. Afin d’en arriver à ce but moral, elle se livra à la confection du fameux pâté ci-dessus mentionné, et le petit garçon « mangea, mangea et mangea ! et ses joues s’enflèrent, s’enflèrent et s’enflèrent ! »

Il y avait certainement beaucoup de circonstances incidentes ; mais l’intérêt culminant du récit n’en résidait pas moins dans l’absorption totale du pâté et dans la mort déplorable du malheureux gourmand.

Quoique fort bousculé par les nombreux passants, Barbox frères, l’oreille tendue, écoutait d’un air grave et très attentivement, tant il avait peur de perdre un seul détail de ce poème épique, et d’être ensuite trouvé en faute sur quelque point, quand viendrait l’heure du redoutable examen. Ce fut ainsi qu’ils arrivèrent à l’hôtel, où notre héros eut à expliquer la trouvaille qu’il avait faite en chemin, ce qu’il fit assez gauchement, nous devons l’avouer. Tout le personnel de la maison se rassembla aussitôt pour contempler la fillette inconnue de tous, et dont le nom demeura une énigme lorsqu’elle le prononça de nouveau. Une fille de chambre prétendit pourtant que c’était Constantinople. Mais ce n’était pas cela.

« Je dînerai avec ma petite compagne dans un salon particulier, dit Barbox frères aux autorités de l’hôtel, et peut-être aurez-vous l’obligeance de faire prévenir la police de sa présence dans votre maison ? Il est probable qu’on se mettra bientôt à sa recherche, si même on ne l’a déjà fait. Allons, venez, Polly. »

Sans se faire prier et d’un air parfaitement résigné à son sort, Polly le suivit ; mais, comme l’escalier lui sembla un travail un peu rude, son compagnon dut la monter dans ses bras. Le dîner eut grand succès, et c’était, je vous jure, un bon spectacle à contempler que la gaucherie de notre géant, coupant menue la viande de l’enfant et l’arrosant de jus d’une main égale et libérale, le tout sous la suprême direction de Mlle Polly.

« Et maintenant, fit-elle, sois gentil, et, pendant que nous dînons, raconte-moi l’histoire que je t’ai apprise. »

Tremblant comme s’il passait un examen de licence, Barbox frères fit un piètre début. En effet, non seulement sa mémoire ne lui rappelait que d’une manière très imparfaite l’époque précise à laquelle le pâté faisait sa première apparition dans l’histoire, mais encore il n’était nullement sûr des dimensions exactes de cet indispensable élément du récit. Grâce pourtant aux encouragements qui lui furent donnés, il s’en tira très passablement en vérité, quoiqu’il y eût, il faut l’avouer, un certain manque de souffle dans la manière dont il représentait les joues gonflées du petit garçon et dont il décrivait son appétit. La Fée accusait aussi trop de mansuétude, ce qui tenait sans doute au secret désir du narrateur de l’exonérer un peu ; mais, en dépit de ces petites défaillances, et en faisant la part du premier essai, nécessairement un peu gauche, d’un géant de bonne volonté, cela pouvait passer.

« Je t’ai dit d’être gentil, et tu l’as été, dit Polly. N’est-ce pas que tu es gentil, dis-moi ?

— Je l’espère, » répondit Barbox frères.

Il se faisait si humble, que Polly, assise sur une chaise à sa droite et fort surélevée par de nombreux coussins, crut devoir l’encourager par une ou deux petites tapes sur la joue, administrées avec le côté graisseux de sa cuillère. Elle alla même jusqu’à vouloir lui donner un baiser ; mais, en se mettant tout debout sur une chaise pour lui offrir cette dernière récompense, elle culbuta en avant au beau milieu des plats, ce qui fit qu’il s’écria en allant à son secours :

« Ô ciel, Polly ! je vous ai crue dans le feu !

— Quel poltron tu fais, n’est-ce pas ? dit la jeune demoiselle, lorsqu’elle se vit réinstallée à sa place.

— Oui, en effet, je suis un peu nerveux. Ah mais ! ne faites pas cela, Polly ! Ne brandissez pas votre cuillère, car vous allez tomber de côté ! Ne remuez donc pas ainsi vos petites jambes quand vous riez, car, bien sûr, vous allez dégringoler en arrière ! Ô ciel, Polly, ma chère Polly ! nous sommes environnés de dangers !!! » s’écriait le malheureux Barbox en proie à une sorte de désespoir.

Et, en réalité, il ne put trouver d’autre préservatif contre tous les abîmes béants qui menaçaient d’engloutir Polly, que l’insidieuse proposition de s’asseoir bien gentiment sur un petit tabouret aussitôt après le dîner. Elle voulut bien y consentir à la condition qu’il ferait de même. Comme la tranquillité de l’âme est préférable à tous les autres biens, Barbox frères dut se soumettre à cette exigence et prier le garçon d’enlever la table, d’apporter deux petits tabourets, un jeu de cartes et un paravent. En compagnie de Polly, il s’installa alors devant le feu comme dans une petite chambre intérieure, séparée de la grande par le paravent.

Barbox frères était vraiment bon à contempler assis sur son tabouret, un carafon de vin placé à ses côtés sur le tapis du foyer, et regardant Polly tandis qu’elle bâtissait ses châteaux avec un grand succès. Dans la crainte de renverser ces chefs-d’œuvre, il retenait si bien son souffle qu’il se sentait devenir tout violet.

« Comme tu vous fixes quand tu regardes ! » remarqua Polly, dans un court intervalle entre la chute d’une de ses maisons et le commencement d’une nouvelle construction.

Surpris en flagrant délit d’impolitesse, il s’excusa en disant : « Je crains de vous avoir, en effet, un peu trop dévisagée, Polly.

— Pourquoi donc regardes-tu comme cela ? »

Il se disait à demi-voix : « Je ne sais. Je ne puis me rappeler… » puis il reprit plus haut : « En fait, Polly, j’ignore pourquoi.

— Il faut que tu sois bien étonnant pour faire une chose sans savoir pourquoi, n’est-ce pas ? »

Malgré ce reproche mérité, il regarda encore l’enfant avec une extrême attention, tandis qu’elle inclinait la tête sur ses châteaux de cartes et que ses belles boucles blondes voilaient à demi son visage.

« Il est impossible, pensait-il, que j’aie jamais vu cette jolie petite créature ! M’est-elle donc apparue en rêve pendant une de mes nuits agitées ? »

Ne pouvant se rendre compte de ce qui le préoccupait si fort, il prit enfin le parti de travailler, lui aussi, dans l’industrie du bâtiment en qualité de manœuvre sous les ordres de Polly. Ils bâtirent ainsi trois étages, puis quatre et même le cinquième ! Après qu’ils eurent pris le thé, Polly lui annonça, en se frottant les yeux, qu’elle avait quelque chose à lui dire :

« Qui crois-tu qui va venir ? fit-elle.

— Est-ce le garçon ? demanda-t-il en s’efforçant de deviner.

— Non, c’est l’homme au sable. J’ai envie de dormir. »

Nouvel embarras pour le pauvre Barbox !

« Je ne crois décidément pas qu’on vienne me chercher ce soir, reprit la petite fille. Qu’en dis-tu, toi ? »

Il partageait son avis ; mais, un quart d’heure après, l’homme au sable ne menaçait pas seulement de venir, il était bel et bien arrivé. Il fallut absolument avoir recours à la fille de chambre qui avait découvert que Constantinople devait être le nom de l’enfant ; elle promit de coucher Mlle Polly dans une chambre confortable qu’elle prenait l’engagement de partager avec elle.

« Mais vous aurez, n’est-il pas vrai, le plus grand soin qu’elle ne tombe pas de son lit ? » demanda notre ami, tout à coup saisi d’une crainte nouvelle.

Polly trouva la recommandation si plaisante qu’elle se vit dans la nécessité de le saisir par le cou avec ses deux petits bras et de lui imprimer un certain balancement de droite à gauche, tandis que son menton à fossettes s’appuyait contre l’épaule du géant qui, toujours sur son tabouret, s’occupait à ramasser les cartes.

« Oh ! quel poltron tu fais ! s’écria-t-elle. Tombes-tu donc de ton lit, toi ?

— Non, pas habituellement, Polly.

— Eh bien, ni moi non plus. »

Là-dessus et pour achever de le rassurer, elle lui fit quelques caresses, lui donna quelques secousses de plus pour continuer la première impulsion et, confiant sa menotte à la plus perspicace des filles de chambre, elle s’en alla en trottinant et en babillant sans manifester la plus légère inquiétude.

Il la regarda partir, fit ôter le paravent, remettre en place la table et les chaises, et reporta de nouveau ses yeux du côté où l’enfant avait disparu. Il se mit ensuite à arpenter la chambre de long en large pendant une bonne demi-heure.

« C’est, pensait-il, une bien attrayante petite créature ; mais ce n’est pas cela ! Sa petite voix vous va droit au cœur ; mais ce n’est pas cela non plus ! Elle m’attire par sa gentillesse ; mais il y a sous tout cela quelque chose que je ne puis m’expliquer ! Comment se fait-il qu’il me semble connaître cette enfant ? De qui donc me rappela-t-elle imparfaitement le souvenir, sinon les traits, lorsque, dans la rue, je sentis tout à coup sa petite main toucher la mienne et qu’en baissant les yeux, je la vis lever sa jolie tête pour me regarder ?

— Monsieur Jackson ! »

Il se retourna, en tressaillant, du côté d’où partait la voix, basse et tremblante, et là, sur le seuil de la porte, il vit la réponse à sa question.

« Ô monsieur Jackson, ne me traitez pas trop durement ! Dites-moi, je vous en conjure, une parole d’encouragement !


il se retourna en tressaillant



— Vous êtes la mère de Polly ?

— Oui. »

Oui, en effet ! Polly elle-même pourrait en arriver là un jour. Comme les pétales flétris laissent deviner ce que fut la rose, comme les branches dénudées par l’hiver font souvenir de la verte parure des bois ; peut-être un jour pourrait-on aussi reconnaître Polly dans une pauvre créature usée et vieillie, semblable à celle qui se tenait humblement sur le seuil. Il avait devant lui l’ombre du passé, la fiancée qu’il avait perdue et qu’il revoyait d’une façon si imprévue, après tant de tristes mois écoulés, avec des traits flétris et des cheveux gris ! La constance de ses pensées avait été telle, le temps avait si bien épargné cette image du passé dans son souvenir fidèle, que lorsqu’il vit avec quelle main brutale il s’était en réalité appesanti sur l’infortunée, il se sentit soudain pénétré de surprise et de compassion. Après l’avoir conduite à un siège, il resta debout contre la cheminée, la tête appuyée sur sa main et le visage à demi détourné.

« M’aviez-vous donc vu dans la rue et m’aviez-vous montré à votre enfant ? lui demanda-t-il.

— Oui.

— Quoi ! cette petite créature est-elle donc complice de l’artifice !

— J’espère qu’il n’y en a pas eu ici. Je lui ai seulement dit : Nous sommes égarées, et il faut que j’essaye de retrouver seule mon chemin. Va vers ce monsieur que tu vois là-bas et dis-lui que tu es perdue ; on ira bientôt te rechercher. Vous ne vous êtes peut-être pas bien rendu compte de son âge si tendre, pour l’accuser d’avoir compris le rôle que je lui faisais jouer à son insu.

— Elle est pleine d’aplomb cependant.

— Sans doute, justement parce qu’elle est si jeune.

— Et quel a été votre but ? demanda-t-il après un moment de silence.

— Ah ! pourquoi cette question, monsieur Jackson ? Ne devinez-vous pas que j’ai espéré que, dans cette innocente enfant, vous verriez quelque chose qui adoucirait votre cœur envers moi, et non pas seulement envers moi, mais aussi envers mon mari ? »

Il se détourna soudain et se mit à marcher vers l’autre bout de la chambre, puis il revint d’un pas plus lent, reprit sa première attitude et dit :

« Je croyais que, dans le désir d’aller aussi loin que possible de moi, vous aviez émigré en Amérique ?

— Oui ; mais il nous fut trop difficile d’y vivre, et nous sommes revenus.

— Habitez-vous cette ville ?

— Oui, je donne des leçons de musique, et mon mari est teneur de livres.

— Êtes-vous… pardonnez-moi cette question, êtes-vous pauvres ?

— Nous gagnons assez pour subvenir à nos besoins, ce n’est pas là notre principale souffrance ; mais mon mari, à bout de forces, est très malade d’une maladie d’épuisement. Il ne se guérira jamais, si…

— Vous vous arrêtez ! Est-ce faute de la parole d’encouragement que vous sollicitiez tout à l’heure ? En ce cas, je vous la donne, Béatrice ; je ne puis oublier le temps passé.

— Que Dieu vous bénisse ! répondit-elle en fondant en larmes et en lui donnant sa main tremblante.

— Remettez-vous. Je ne pourrais être calme moi-même, si je vous voyais si émue. Vos larmes me font plus souffrir que je ne saurais l’exprimer ! Parlez-moi sans crainte, confiez-vous à moi. »

Elle ramena son voile sur son visage et, après un moment de silence, elle put parler avec plus de calme. Sa voix avait le même timbre que celle de Polly.

« Ce n’est pas, je vous l’assure, que les facultés de mon mari soient atteintes par la maladie, mais sa grande faiblesse et sa certitude d’avoir un mal incurable lui ôtent la force de réagir contre une idée fixe. Elle le mine, elle remplit d’amertume tous les moments de sa triste existence et elle finira par l’abréger. »

Comme elle s’arrêtait de nouveau, il répéta : « Parlez-moi sans crainte, confiez-vous à moi.

— Avant la naissance de cette petite fille si chérie, nous avions eu cinq autres enfants qui reposent tous dans leurs petites tombes. Mon mari s’est persuadé qu’ils se sont flétris sous une malédiction, et qu’elle atteindra aussi notre dernier trésor.

— Quelle malédiction ?

— L’un et l’autre nous avons enfin compris, notre conscience nous a révélé à quelle cruelle épreuve nous vous avions soumis, et si j’étais aussi malade que lui, je ne sais vraiment pas si mon imagination ne serait point aussi frappée que la sienne. Voici ce qu’il me dit sans cesse : Béatrice, quoique je fusse beaucoup plus jeune que lui, je crois que j’étais le seul homme dont monsieur Jackson se fût jamais soucié de faire son ami. Plus il acquérait d’influence dans la maison de commerce, plus il me faisait monter en grade, et j’étais seul son confident intime. Je me suis placé entre vous et lui et je vous ai arrachée à son affection. L’un et l’autre nous avons gardé notre secret, et c’est lorsqu’il n’y était nullement préparé que ce coup de foudre l’a atteint. Chez un homme d’une nature aussi concentrée, il a dû être bien terrible ! Sa colère n’a pas dû pouvoir s’apaiser, et c’est de là que vient la malédiction sous le poids de laquelle nos pauvres petites fleurs se sont fanées et sont tombées. »

Elle cessa de parler.

« Et vous, Béatrice, qu’avez-vous cru ? demanda-t-il après un assez long silence.

— Jusqu’à ces dernières semaines, j’avais peur de vous, et je croyais que vous ne pourriez jamais nous pardonner.

— Jusqu’à ces dernières semaines ? répéta-t-il. Avez-vous donc changé d’opinion depuis lors ?

— Oui.

— Pour quelle raison ?

— Je choisissais quelques morceaux de musique dans un magasin de cette ville, quand, à ma grande terreur, vous y êtes entré. Je baissai mon voile et je me retirai dans la partie obscure du magasin, ce qui me permit de vous entendre, tandis que vous expliquiez qu’il vous fallait un instrument pour une jeune fille toujours alitée. Votre voix et vos manières s’étaient tellement adoucies, vous mettiez tant d’intérêt dans votre choix et vous emportiez vous-même votre emplette avec tant de soin et tant de plaisir, que je compris alors combien votre cœur était compatissant et bon. Ô monsieur Jackson, monsieur Jackson ! Si vous aviez pu voir couler les larmes de soulagement que j’ai versées après vous avoir revu ainsi ! »

À ce moment, sur sa couche lointaine, Phœbé jouait-elle quelque mélodie ? Notre voyageur crut l’entendre.

« Je demandai votre adresse au marchand ; mais on ne put me donner aucune indication. Vous aviez parlé devant moi de reprendre le premier train ; mais vous n’aviez pas dit pour quel endroit. Je résolus donc d’aller à la station à peu près à la même heure, chaque fois que mes leçons me le permettraient, dans l’espoir de vous y rencontrer. Je m’y rendais en effet très souvent, mais sans jamais vous y trouver. Aujourd’hui seulement je vous ai enfin aperçu dans la rue. Vous sembliez méditer profondément en marchant ; mais l’expression calme de votre visage m’enhardit au point que je vous envoyai mon enfant. Lorsque je vous vis pencher la tête vers elle et lui parler avec bonté, je demandai pardon à Dieu de tous les chagrins que je vous avais causés. Maintenant, c’est vous que je supplie de me pardonner ! de pardonner à mon pauvre mari ! J’étais bien jeune, monsieur Jackson, lui aussi, et, avec l’ignorante audace de cette époque de la vie, nous ne nous rendions pas bien compte de ce que nous pouvions faire souffrir à celui qui avait déjà porté le poids du jour !… Ah ! que vous êtes bon, que vous êtes généreux d’oublier ainsi mon crime envers vous ! »

En effet, il n’avait pu la voir à genoux devant lui, sans la relever et sans chercher à la consoler, comme le fait un père pour une fille longtemps égarée, et enfin repentante.

« Ah ! merci, merci ! que Dieu vous récompense et vous bénisse ! »

Ce ne fut qu’après avoir tiré le rideau de la fenêtre et contemplé quelques instants le ciel étoilé, qu’il reprit la parole pour dire seulement :

« Polly dort-elle ?

— Oui, au moment où j’arrivai, je l’ai rencontrée montant au second, et c’est moi-même qui l’ai couchée.

— Laissez-la-moi demain, Béatrice, et écrivez votre adresse sur un feuillet de mon calepin. Dans la soirée, j’irai la rendre à vous… et à son père !… »

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Holà ! holà ! s’écria Polly au moment du déjeuner, en passant par la porte entr’ouverte son joli et malicieux petit visage ; je croyais qu’on était venu me chercher hier au soir.

— On est venu en effet, Polly ; mais j’ai demandé la permission de vous garder tout le jour et de ne vous ramener chez vous que ce soir.

— Tu n’es guère gêné, ma foi ! n’est-ce pas ? » dit Polly.

En dépit de ce reproche, l’idée semblait lui plaire ; aussi ajouta-t-elle :

« Je crois qu’il faut que je te donne un baiser, quoique tu sois si peu gêné ! »

Le baiser donné et reçu, ils se mirent à table, fort disposés l’un et l’autre à la causerie.

« Alors, tu vas t’occuper de m’amuser ? dit la fillette.

— Certainement, » répondit son hôte.

Devant la douce perspective du plaisir promis, Polly ne crut pas pouvoir se dispenser de poser sur la table sa rôtie beurrée, de croiser l’un de ses petits genoux sur l’autre et de frapper ses deux mains potelées l’une dans l’autre d’un air fort affairé. Après cette expansion, sa petite personne n’était plus qu’un amas de sourires et de fossettes, qui s’empressa de demander d’une manière insinuante :

« Eh bien ! que ferons-nous, mon bon vieux bijou ?

— J’avais songé… mais peut-être n’aimez-vous pas les chevaux, Polly ?

— J’aime les poneys, surtout lorsqu’ils ont de longues queues ; mais les chevaux, oh ! non, c’est trop grand, tu comprends.

— Eh bien, poursuivit-il d’un ton mystérieux bien adapté à la gravité de sa confidence, imaginez-vous, Polly, que j’ai vu hier, sur les murs de la ville, le portrait de deux poneys à longue queue et tout tachetés !

— Oh ! non, non, non ! s’écria l’enfant, désirant, dans son ravissement, s’arrêter un peu sur d’aussi charmants détails ; non, bien sûr, pas tout tachetés ?

— Si vraiment, et ces poneys sautent dans des cerceaux.

— Oh ! non, non ! fit-elle de même, ils ne sautent jamais dans des cerceaux, j’en suis certaine !

— Eh bien, vous vous trompez, car ils le font sans nul doute, je vous l’affirme. Puis ils mangent du pâté avec de petits tabliers attachés autour du cou.

— Des poneys en tabliers et mangeant du pâté ! Va, tu n’es qu’un faiseur d’histoires.

— Je vous donne ma parole qu’ils le font comme je vous le dis ; puis ils tirent des coups de fusil ! »

Polly n’eut pas l’air de donner son approbation à l’usage des armes à feu chez les poneys.

« Et je pensais, continua Barbox frères, que si, vous et moi, nous allions au cirque pour voir ces poneys, cela ne pourrait être que salutaire à nos constitutions.

— Ça veut-y dire que nous nous amuserons ? Quels grands mots tu emploies, dis donc ? »

Après s’être excusé d’avoir pris trop haut son vol, il reprit : « Le vrai sens de mes paroles est qu’en effet nous nous amuserons beaucoup. Outre les poneys, on annonce encore diverses autres merveilles, et nous les verrons toutes. Il y aura des dames et des messieurs en habits à paillettes, des éléphants, des lions et des tigres ! »

Polly se mit à regarder la théière d’un air grave en manifestant une certaine inquiétude d’esprit.

« Et ils ne s’échappent jamais ? demanda-t-elle, comme si la chose eût été de toute certitude.

— Les lions, les éléphants et les tigres ! Ô ciel ! assurément non.

— Non, non, bien sûr ! reprit-elle. Et personne non plus n’a peur qu’en tirant des coups de feu, les poneys blessent personne, n’est-ce pas ?

— Oh ! non, chère petite, il n’y a pas la moindre crainte à avoir.

— Ah ! oui, bien sûr, il n’y a pas à avoir peur du tout ! s’écria-t-elle rassurée.

— Je pensais aussi, poursuivit son vieil ami, que nous pourrions entrer dans une boutique de joujoux pour y choisir une poupée.

— Pas habillée, bien sûr, dit Polly en battant des mains. Non, non, non, pas habillée !

— Tout habillée, au contraire, et nous y ajouterons sa maison et tout ce qui sera nécessaire pour monter son ménage. »

La fillette poussa un cri de joie et sembla en danger de s’évanouir de plaisir.

« Quel bijou tu fais ! dit-elle languissamment en se renversant sur sa chaise ; viens ici que je t’embrasse, sans cela il faudra que j’aille te porter mes baisers. »

Ce magnifique programme fut exécuté de point en point. Pour qu’elle ne fût pas privée de la vue des poneys, on sentit la nécessité de commencer par l’emplette de la poupée ; ce fut donc au magasin de jouets que l’on rendit d’abord visite.

Avec une poupée sous chaque bras et une vingtaine d’autres exposées à ses regards sur le comptoir, Polly avait un air d’indécision qui n’était peut-être pas tout à fait compatible avec le bonheur parfait ; mais ce léger nuage se dissipa bientôt. L’objet le plus souvent choisi, le plus souvent rejeté ensuite, fut enfin celui auquel elle donna la préférence. C’était une circassienne de haut rang, aussi royalement belle qu’on peut l’être avec aussi peu de bouche que possible ; elle était revêtue d’une mante de soie bleu de ciel qui s’harmonisait à merveille avec d’amples pantalons de satin rose et avec un chapeau de velours noir que la belle, quoique étrangère à nos froids climats, semblait cependant avoir emprunté au portrait de la défunte duchesse de Kent. Le nom que la noble dame avait importé des régions brûlantes où elle avait pris naissance était, à ce qu’affirma Polly, celui de Mlle Melluka, et l’on peut se faire une idée du luxueux trousseau et du splendide mobilier de cette princesse (le tout sorti des coffres de la maison de commerce Barbox frères), par ces deux seuls faits, que la taille des petites cuillères d’argent égalait celle de la pelle à feu de la cuisine, et que la montre d’or était aussi grande que la poêle à frire.

Mademoiselle Melluka eut la bonté de se trouver très satisfaite du cirque, et il en fut de même de Polly, car les poneys étaient réellement tachetés et ne tuèrent absolument personne avec leurs armes à feu, tandis que la sauvagerie des hôtes des forêts semblait s’en être allée en fumée. En effet, leurs larges flancs émettaient force vapeur.

Vous eussiez aimé à voir l’air absorbé et profondément attentif de notre héros, pendant que tous ces spectacles se succédaient devant lui ; mais il ne fut pas moins curieux à contempler, lorsque, à dîner, il porta la santé de Mlle Melluka, placée en face de Polly et très raide sur sa chaise à laquelle on avait dû l’attacher, vu l’inflexibilité de son épine dorsale. Il parvint même à persuader au garçon d’imiter son exemple et de traiter la poupée avec tout le décorum voulu.

L’agréable agitation du départ suivit de près la fin du repas ; il fallut mettre Mlle Melluka, sa riche garde-robe et toutes ses possessions dans un fiacre, en compagnie de Polly, afin de reconduire celle-ci à sa demeure. Il est vrai que, lorsqu’on en arriva à cette période suprême, Polly avait perdu la faculté de contempler ses joies accumulées, et avait échangé les plaisirs de ce monde pour ce si beau paradis que l’on appelle le sommeil de l’enfance.

« Dormez, Polly, dormez, lui dit Barbox frères, lorsque la petite tête vint s’appuyer sur son épaule. Mes bras seront un lit dont vous ne tomberez pas facilement, ma chérie ! »

Quels papiers soyeux prit-il alors dans son portefeuille et cacha-t-il avec soin dans le petit corsage de l’enfant ? Nous ne le dirons pas, car il n’en parla jamais lui-même ; silence donc sur ce point ! La voiture les conduisit dans un humble faubourg et s’arrêta devant la cour d’une maisonnette.

« N’éveillez pas la petite, dit tout bas notre voyageur au cocher ; je l’emporterai tout endormie dans mes bras. »

Se dirigeant alors vers une lumière que la mère de Polly tenait devant une porte ouverte, l’enfant et son porteur entrèrent dans une pièce au rez-de-chaussée. Il s’y trouvait un malade, étendu sur un canapé et cruellement dévasté par la souffrance, qui, à leur approche, couvrit son visage avec ses pauvres mains amaigries.

« Tresham, lui dit M. Jackson, d’un ton amical, je vous rapporte votre Polly profondément endormie. Donnez-moi votre main et dites-moi que vous vous sentez mieux. »

Le malade étendit son bras droit, courba la tête sur la main qui avait saisi la sienne et la baisa.

« Merci, merci ! s’écria-t-il, je puis dire en ce moment que je vais bien et que je suis heureux.

— Voici qui est bravement parlé… J’ai une fantaisie, Tresham ; pouvez-vous me faire une petite place près de vous sur ce canapé ? »

En parlant ainsi, notre héros s’assit, caressant la petite joue, semblable à une pêche, qui reposait sur son épaule.

« Oui, Tresham, j’ai une fantaisie. Je me fais tout à fait vieux, voyez-vous, et les vieilles gens ont parfois le droit d’avoir des manies. Ayant trouvé Polly, je ne veux la rendre qu’à vous. Recevez-la donc de mes mains. »

Comme le père tendait les bras à son enfant, le regard des deux hommes se rencontra, et leurs yeux restèrent fixés l’un sur l’autre.

« Elle vous est très chère, Tresham !

— Plus que je ne puis le dire !

— Que dieu la bénisse ! »

Puis, il continua, les yeux fixés sur le visage si paisible de l’enfant endormie :

« C’est bien peu de chose, Polly, de la part d’un coupable et d’un aveugle, que d’appeler les bénédictions du ciel sur un être aussi supérieur à lui que l’est un petit enfant innocent ! Mais ce serait beaucoup, ce serait un poids bien lourd sur son âme criminelle, s’il était assez pervers pour attirer une malédiction sur un petit ange du bon Dieu. Mieux vaudrait pour lui être précipité au plus profond de la mer, une meule de moulin attachée au cou ! Vivez et prospérez, mon joli bébé ! »

Ici il l’embrassa.

« Vivez et prospérez et devenez, dans l’avenir, la mère d’autres petits enfants, semblables aux chérubins qui voient leur père céleste face à face ! »

Il l’embrassa de nouveau, la remit doucement dans les bras de ses parents et s’éloigna.

Mais il n’alla pas au pays de Galles, ni maintenant ni plus tard. Il fit une seconde et longue promenade par la ville, s’occupant des gens à leur ouvrage, à leurs plaisirs, ici, là, partout ; car il était alors pour la première fois Barbox frères et Compagnie, et il avait fait entrer des milliers d’associés dans la maison de commerce jadis si solitaire.

Il revint enfin à sa chambre d’hôtel et resta debout devant le feu, à déguster un verre de vin chaud qui reposait sur la tablette de la cheminée. Il entendit alors les cloches de la ville sonner l’heure, et regardant sa montre, il s’aperçut que la soirée s’était écoulée et que les horloges frappaient les douze coups de minuit. En remettant sa montre dans son gousset, ses yeux rencontrèrent son visage réfléchi par la glace qui lui faisait face.

« Quoi ! Est-ce donc votre anniversaire ? se dit-il en souriant ; eh ! mais, vous avez fort bonne mine, mon vieux, et je vous souhaite de nombreux et heureux retours d’un jour pareil ! »

Jamais, jusqu’alors, il ne s’était fait à lui-même semblable souhait.

« De par le ciel ! s’écria-t-il, cela change singulièrement mes plans, et il ne s’agit plus désormais de fuir mon anniversaire. Que de choses j’ai à débattre sérieusement avec Phœbé, et quel long récit j’ai à faire justement sur la route qui n’avait pas d’histoire ! Au lieu de pousser en avant je m’en retournerai d’où je viens, et je prendrai dès demain matin le train U X, de mon ami le lampiste. »

Il revint en réalité à la station de Mugby. C’était bien le meilleur endroit qu’il pût choisir pour y établir sa résidence, pour être bon enfin à son prochain et à lui-même, pour embellir la vie de Phœbé, pour que Béatrice pût venir lui enseigner la musique. C’était le meilleur endroit possible pour pouvoir emprunter parfois Polly à ses parents, pour fréquenter à volonté avec sa gentille petite amie toutes sortes de gens agréables, et pour aller, dans son intéressante compagnie, visiter toutes sortes de choses dont son vif esprit saurait à coup sûr tirer profit.

Il s’y installa donc définitivement, et comme sa demeure était située sur une éminence, en vue de la maison de l’aimable malade et d’où Phœbé et lui, alors même qu’une distance matérielle les séparait, pouvaient se rapprocher par d’affectueux signaux, on dira en finissant ce long récit et en empruntant le langage que la petite Polly eût pu employer sans irrévérence :

Le vieux Barbox, jadis, vivait sur le coteau,
Et s’il n’est pas défunt, il est encor là-haut.


FIN