L’Empereur Soulouque et son empire/03

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L'EMPEREUR SOULOUQUE


ET


SON EMPIRE.




TROISIEME PARTIE.[1]




VI. - MASSACRES. - LE COMMUNISME NEGRE.

Lors de la réaction noire de 1844, le bandit Accaau se rendit, pieds nus, vêtu d’une espèce de toile d’emballage et coiffé d’un petit chapeau de paille, au calvaire de sa paroisse, et là fit publiquement vœu de ne pas changer de toilette tant que les ordres de la « divine Providence » ne seraient pas exécutés. Puis, se tournant vers les paysans nègres convoqués au son du lambis[2], Accaau expliqua que la « divine Providence » ordonnait au pauvre peuple, premièrement de chasser les mulâtres, deuxièmement de partager les propriétés des mulâtres. Si indélicate que parût cette exigence d’en haut, l’auditoire pouvait d’autant moins la révoquer en doute, qu’elle avait pour garant un lieutenant de gendarmerie, car tel était le grade d’Accaau lorsqu’il s’improvisa « général en chef des réclamations de ses concitoyens. » Un murmure désapprobateur circula toutefois dans les groupes, pendant que les regards erraient de quelques noirs bien vêtus à quelques mulâtres en haillons perdus dans la foule. J’ai trop généralisé, dut penser Accaau, et il reprit : « Tout nègre qui est riche et qui sait lire et écrire est mulâtre ; tout mulâtre qui est pauvre et qui ne sait ni lire ni écrire est nègre. »

Un jeune noir d’une trentaine d’années, attaché comme ouvrier à une guildive (fabrique de tafia) du voisinage, et qui, pour sa part, ne savait ni lire ni écrire, sortit alors des rangs, et dit à son tour à la foule : « Accaau a raison, car la Vierge a dit : Nègue riche qui connaît li et écri, cila-là mulâte ; mulâte pauve qui pas connaît li ni écri, cila-là nègue. » Puis il joignit dévotement ses oraisons aux oraisons d’Accaau. Ce jeune noir s’appelait Joseph, et, à partir de ce jour ; il se fit appeler frère Joseph. Coiffé d’un mouchoir blanc, vêtu d’une chemise blanche qu’emprisonnait un pantalon également blanc, il marchait, un cierge à la main[3], au milieu des bandes d’Accaau, qu’il édifiait par ses neuvaines à la Vierge, qu’il maîtrisait par son crédit bien notoire auprès du dieu Vaudoux, et dont il tranchait, aux heures de pillage, rares cas de conscience par la distinction obligée : Nègue riche qui connaît li et écri, cita-là mulâte, etc.

Le communisme nègre était, comme on voit, fondé, et rien n’y manquait, ni cette impartialité de proscription qui sait tenir la balance égale entre les aristocrates du sang et ceux de l’éducation ou de la fortune, — ni la religiosité mystique des petits-fils de Babeuf. — ni même leur tartuferie pacifique et fraternelle, témoin le bulletin où Accaau raconte son expédition contre les boutiquiers réformistes des Cayes. « Il était loin de notre pensée de livrer aucune bataille, dit le paterne brigand ; mais seulement nous voulions présenter nos réclamations dans une attitude qui prouvât que nous y tenions… » - Quoi de plus naturel ! Comme quelque autre part au 16 avril, au 15 mai, au 23 juin, il est bien convenu que, s’il y a conflit, c’est la réaction seule qui l’aura cherché. En effet, aux Cayes comme quelque autre part, l’incorrigible bourgeoisie, qu’on priait uniquement de vouloir bien mettre la clé sous la porte, reçut fort mal cette requête ; laissons parler Accaau : « Je fis connaître par une lettre au conseil municipal la cause de notre prise d’armes. Une réponse verbale, s’appuyant sur la semaine sainte, qui ne permet aucune affaire sérieuse, est le seul honneur qui nous fut fait, et le même jour, à onze heures du matin, voilà trois colonnes qui marchent sur nous… Après une heure de combat, la victoire nous sourit. Nous avons eu à déplorer dans les rangs ennemis la mort de beaucoup de nos frères. Dieu a voulu que nous n’eussions qu’un mort et trois blessés. J’aurais pu poursuivre avec avantage l’armée vaincue et entrer dans la ville pêle-mêle avec elle ; mais le sentiment de la fraternité a retenu nos pas. » Devant tant de modération, il y aurait certes injustice à le nier : Accaau ne voulait que le bien des mulâtres. Aussi la fraternité retient-elle ses pas juste le temps nécessaire pour que les mulâtres épouvantés puissent déguerpir de leurs magasins et de leurs maisons et se réfugier sur les navires en rade. Cela fait, il se décide à diriger deux colonnes sur les Cayes. « Elles étaient en ville vers les dix heures, tout ayant fui devant nous, » ajoute avec une modeste simplicité le bulletin « La justice de nos réclamations est reconnue, et les propriétés sont respectées. » Quelle onction, quel amour, et surtout quels scrupules ! Et combien seront penauds ceux qui s’obstinaient à ne voir dans le communisme nègre qu’un système pédant de spoliation et de brigandage ! La justice de ses réclamations une fois reconnue, Accaau n’a plus qu’une préoccupation : le respect des propriétés. Il n’y a de changé que les propriétaires[4]. — Si par hasard on m’accusait de forcer ces rapprochemens, j’en établirais bien d’autres. « L’innocence malheureuse » joue, par exemple, dans les proclamations d’Accaau le même rôle que « l’exploitation de l’homme par l’homme » dans certaines autres proclamations. « L’éventualité de l’éducation nationale, » cette autre corde de la lyre humanitaire d’Accaau, correspond visiblement à l’instruction gratuite et obligatoire, » et lorsqu’il réclamait encore au nom des cultivateurs, qui sont les travailleurs de là-bas, « la diminution du prix des marchandises exotiques et l’augmentation de la valeur de leurs denrées, » le socialiste nègre avait certainement trouvé la formule la plus claire et la plus saisissable de ce fameux problème des Accaau blancs : diminution du travail et augmentation des salaires. Nous nous heurterons, chemin faisant, à des analogies bien autrement rigoureuses ; mais, après celles-là, il n’y aurait plus qu’à crier à la contrefaçon, si, hélas ! les contrefacteurs n’étaient pas de ce côté-ci de l’Atlantique. N’oublions pas que la publication et la première mise en œuvre du programme d’Accaau remontent au printemps de 1844.

Le communisme nègre échoua comme le communisme blanc devant l’extrême morcellement de la propriété. La première surprise passée, l’armée d’Accaau se trouva réduite à une poignée de gens sans aveu que Guerrier mit aisément à la raison, que la faiblesse ou la complicité de Pierrot rappela sur la scène, et que Riché acheva de disperser. Traqué sans relâche, profondément froissé de l’accueil que ses concitoyens faisaient à la science nouvelle, Accaau résolut d’abandonner à elle-même cette société qui ne le comprenait pas, et un beau jour il s’embarqua, un canon de pistolet dans la bouche, pour cette Icarie d’où l’on ne revient plus. Frère Joseph renonça de son côté à la casuistique, et ouvrit, comme je l’ai dit, boutique de sorcellerie. Peu après l’affaire Courtois, Soulouque, qui l’avait si malmené trois ans auparavant, le fit secrètement appeler, et le prêtre vaudoux déploya un tel savoir-faire dans les conjurations qui précédèrent l’anniversaire si redouté du 1er mars 1848, que sa faveur ne fut bientôt plus un secret pour personne. Les scènes de meurtre et de confusion au milieu desquelles nous avons arrêté le lecteur n’étaient que le contrecoup de cette faveur subite de frère Joseph.

En voyant leur prophète si bien en cour, les piquets (on désignait ainsi les anciens soldats d’Accaau en souvenir des pieux aigus dont ils étaient originairement armés), les piquets avaient cru le moment venu de se venger des injustices de la police. Réunis aux environs des Layes, théâtre de leurs anciens exploits, ils déclarèrent ne vouloir déposer les armes que lorsque le général Dugué Zamor, commandant le département du Sud, et qui, en cette qualité, leur avait donné jadis la cirasse, serait révoqué, comme coupable de trahison envers le gouvernement. Un officier du palais fut envoyé sur les lieux. Entendant crier vive Soulouque ! dans les deux camps, il trouva le cas très délicat, et engagea le général à aller prendre les instructions verbales du président. Ces instructions se bornèrent à l’ordre de se rendre en prison, sans autre forme de procès. L’arrestation de M. David Troy se rattachait au même incident. Rapproché des sinistres avertissemens qui ressortaient de l’affaire Courtois, l’empressement avec lequel Soulouque cédait aux caprices des piquets avait jeté la terreur dans le département du Sud, principal foyer de la population mulâtre. Le 9 avril 1848, trois communes de l’arrondissement d’Aquin se soulevèrent, déclarant à leur tour, par l’organe de leurs autorités militaires, ne vouloir se soumettre qu’après la mise en liberté du général Dugué Zamor. Il ne s’agissait nullement, comme on voit, de renverser Soulouque ; il s’agissait d’obtenir de lui un désaveu indirect des menaces de pillage et de mort que les bandits, encouragés par leur premier succès, proféraient déjà contre les hommes de couleur. J’ignore ce qui se passa dans l’esprit du président ; mais, bien qu’il pût être informé du mouvement dès le 11 ou le 12, ce n’est que le 15 qu’il lança sa première proclamation contre les pétitionnaires, on ne peut trop dire les rebelles, et ce n’est qu’après un nouveau délai de vingt-quatre heures qu’il se décida à faire tirer le canon d’alarme. En arrivant dans la cour du palais, les fonctionnaires civils reçurent l’avis que l’insurrection marchait sur Port-au-Prince. Cette nouvelle n’avait pas le moindre fondement : était-ce un prétexte préparé par Soulouque ? n’était-ce qu’une tactique de Similien et consorts pour vaincre les dernières hésitations de celui-ci ?

L’ancien ministre de l’intérieur, M. Céligny Ardouin, qui avait été personnellement mandé au palais, arriva des premiers auprès du président. Celui-ci l’accueillit en l’accablant d’injures, l’accusa d’être l’ame de la conspiration mulâtre, et lui ordonna de se rendre aux arrêts. Dans l’état de fureur où était Soulouque, tout éclaircissement devenait impossible, et le général remit silencieusement son épée à Bellegarde, qu’il suivit. En sortant des appartemens de Soulouque, il fut assailli par quelques officiers subalternes qui voulurent lui arracher ses épaulettes. Dans cette courte lutte, deux coups de carabine furent tirés presque à bout portant, mais sans l’atteindre, sur le général, qui parvint à gagner, sous une pluie de coups de sabre, la chambre à coucher du président, où nous l’avons laissé, couvert d’affreuses blessures, aux prises avec les fureurs de Soulouque.

Ce n’était que le prélude. À la double détonation partie de l’intérieur, les troupes rangées près de l’entrée avaient fait brusquement volte-face et tiré sur la foule des généraux, officiers et fonctionnaires civils, qui occupait le péristyle. Les soldats croyaient, a-t-on dit depuis, qu’on venait d’attenter à la vie du président ; mais comment se faisait-il que ce jour-là, contrairement à l’usage, leurs armes se trouvassent chargées ? Comment expliquer surtout que, de toutes les troupes de la garde rangée en bataille autour du palais, le corps des chasseurs, celui justement qui prend toujours position aux abords du péristyle, eût seul les armes chargées ? La probabilité d’un guet-apens ressort plus clairement encore de l’étrange à-propos avec lequel des ordres mystérieux avaient fait fermer la grille, pour couper la retraite aux fuyards. Si, parmi les morts et les blessés qui jonchaient le péristyle, il y avait des noirs et des mulâtres, cela prouvait à la rigueur une chose, c’est que Similien avait adopté à l’égard du mot mulâtre la définition de frère Joseph.

Le gros de la garde avait fait, je l’ai dit, irruption dans le palais. Après quelques instans seulement, soit qu’il crût le massacre terminé, soit qu’au bruit de plus en plus rapproché des pas et des cris de cette meute humaine il craignît de la voir forcer l’entrée de sa chambre, le président se décida à se montrer aux soldats, qu’il ne parvint à contenir qu’avec des efforts inouis et aidé de quelques généraux noirs. M. Céligny Ardouin dut momentanément la vie à cette brusque diversion ; Soulouque se contenta de le faire jeter dans un cachot. Ceux des généraux de couleur qui avaient pu se cacher dans les appartemens furent consignés au palais, où ils devaient attendre plusieurs jours, dans un morne effroi, et sans autres nouvelles de l’extérieur que le bruit des feux irréguliers qui annonçaient la continuation des massacres, qu’on statuât sur leur sort. Au nombre des personnes qui avaient réussi à s’évader par le jardin étaient le général Dupuy, dernier ministre des relations extérieures, et le général Paul Decayet, dernier commandant de la place, qui passait, quoique noir, pour dévoué à la classe de couleur. Ce groupe de fuyards avait laissé derrière lui une tramée de huit cadavres, qu’on enterra, chose à noter, sur place, c’est-à-dire dans ce sol fraîchement remué par les superstitieuses fouilles de Soulouque. Soulouque se préoccupait assurément fort peu, comme on s’en convaincra, de dissimuler la trace de ses vengeances ; pourquoi donc cette sépulture insolite ? Était-ce le mystérieux complément de quelque conjuration vaudoux, cette oblation humaine venait-elle apaiser le courroux du fétiche vaincu ?

Voyons maintenant ce qui se passait dans la ville. Au signal d’alarme, les gardes nationaux, qui n’avaient pas pour le moment de colonel, s’étaient rendus à l’état-major de la place pour recevoir des ordres et demander des cartouches. Les mulâtres, qui, en leur qualité de suspects, se trouvaient plus intéressés que les noirs à faire montre de zèle, étaient arrivés les premiers, et le vague pressentiment d’un danger commun avait insensiblement rapproché leurs groupes. Ils s’étaient désignés par cela même aux défiances qu’ils redoutaient, et le commandant de place Vil Lubin alla leur dire brusquement « Vous n’avez rien à faire ici, vous autres ; retirez-vous. » Dans la circonstance, cette exception n’avait rien de rassurant. Les mulâtres purent croire qu’on ne leur ordonnait de se disperser que pour les arrêter, peut-être les massacrer isolément, et la scène d’épouvante qui commençait en ce moment aux alentours du palais vint corroborer ces appréhensions. Sans s’être concertés, tous les hommes de couleur armés se retrouvèrent donc réunis sur la place Vallière. Ils se dirigèrent de là sur le quai, d’où ils pouvaient espérer de se réfugier au besoin sur les navires en rade, et s’alignèrent assez confusément le long des magasins. La plupart manquaient de munitions. Le chef de police Dessalines, fils de l’homme si atrocement célèbre, vint les examiner de près, en détail et en silence. Ils crièrent : Vive le président ! vive la constitution de 1846 !

Le second cri gâtait un peu l’effet du premier, et, quelques instans après, un détachement de la garde, infanterie, cavalerie et artillerie, sous les ordres des généraux Souffrant, Bellegarde et Similien, déboucha par deux rues parallèles sur le quai. Le commandant de la Danaïde, M. Jannin, qu’un avis expédié à la hâte par M. Raybaud avait trouvé en route, venait d’arriver et se tenait avec quatre embarcations armées d’obusiers et de pierriers, montées par tout le personnel disponible de la corvette, à quelques encâblures du bord. Au moment où M. Raybaud concertait avec lui les mesures à prendre pour protéger non-seulement les réfugiés du consulat de France, mais encore ceux du consulat d’Angleterre (M. Ussher en avait fait la demande), le commandant du port s’était présenté avec prière de la part du président de ne pas débarquer et l’assurance la plus positive que des mesures énergiques allaient être prises à l’instant pour protéger tant les consulats que les étrangers.

Similien somma les hommes de couleur de déposer les armes et de se retirer. Un coup de fusil partit des rangs de ceux-ci, tiré, nous a-t-on assuré, par un jeune mulâtre du parti Hérard. Le feu devint aussitôt général ; mais aux premières décharges de l’artillerie les mulâtres se débandèrent, laissant une quinzaine de morts sur le carreau, et de ce nombre M. Laudun, ancien ministre. La nuit, qui arrive presque instantanément sous cette latitude, permit à beaucoup de blessés de s’échapper et de regagner leurs maisons ; les autres furent achevés sur place. Le gros des fuyards s’était jeté à la mer : un grand nombre furent noyés ou assommés à coups d’aviron par les pêcheurs noirs ; quelques-uns, trouvés parmi les amarres des barques attachées au rivage, furent livrés aux soldats et massacrés en touchant terre. Le général Souffrant n’avait pas voulu négliger cette nouvelle occasion de se justifier auprès de Soulouque de tout soupçon de connivence avec « ces petits mulâtres. » Il déploya plus d’acharnement que Similien et Bellegarde dans cette boucherie de prisonniers et de blessés. Au moment où le feu s’engageait, le commandant Jannin, ne pouvant pas exposer inutilement ses hommes, avait amené ses embarcations au milieu des navires marchands ; mais elles étaient revenues à temps avec celles de ces navires pour saisir sur l’eau une cinquantaine de fugitifs. Dans le nombre se trouvèrent MM. Féry et Detré, anciens ministres, et le sénateur Auguste Élie. Tous furent transportés à bord de trois de nos navires de commerce et de la corvette. Pendant que notre consul revenait de toute la vitesse de son cheval vers les embarcations, qu’au bruit de la fusillade il avait cru d’abord assaillies, on tira sur lui deux coups de feu mais sans l’avoir reconnu, à cause de l’obscurité.

La nuit se passa en angoisses. Les consulats, celui de France surtout, où s’étaient jetés le plus grand nombre de réfugiés, était rempli de gémissemens : de nouveaux proscrits y affluaient à chaque instant, et les femmes, les mères, les sœurs apprenaient d’eux les pertes qu’elles avaient éprouvées. L’encombrement devint tel que M. Raybaud dut faire pratiquer une ouverture qui donnât issue dans la maison voisine. Les deux maisons ne formaient heureusement à l’extérieur qu’un même édifice, et furent ainsi également protégées par le pavillon.

Le 17, au point du jour, des bruits faibles et intermittens de mousqueterie vinrent terrifier la population bien plus que ne l’avaient fait la fusillade et la canonnade nourrie de la veille : les exécutions commençaient ; elles avaient été ordonnées par Bellegarde. Les victimes étaient des professeurs du lycée, des marchands, des médecins, etc., arrêtés pendant la nuit, les uns parce que leurs blessures les avaient empêchés de fuir, les autres parce qu’ils avaient cru pouvoir se dispenser de fuir, n’ayant pris aucune part aux événemens de la veille. Tous moururent avec courage. Ces exécutions avaient lieu à l’extrémité d’une rue où se trouve le consulat d’Angleterre, à sept ou huit pas de son pavillon, sous les yeux du consul et des personnes réfugiées chez lui. Le plus regretté de ceux qui périrent là fut le docteur Merlet, l’un des hommes les plus honorables et les plus instruits de la république. Il s’enfuit blessé jusqu’à la porte du consulat de Suède, qui malheureusement était fermée, et fut massacré sur le seuil avec des circonstances atroces. Cette porte fut criblée de balles ; un domestique du consul, qui se trouvait derrière, fut traversé de plusieurs coups de feu. Un autre jeune homme était parvenu à se jeter dans le consulat d’Angleterre, et les soldats prétendaient y entrer de vive force pour l’en arracher. Le consul se rendit alors en uniforme chez le général Bellegarde pour invoquer le droit d’asile de son pavillon : Bellegarde fit répondre qu’il était sorti. M. Ussher, dans un trouble inexprimable, alla demander conseil à M. Raybaud, qui l’engagea à faire son possible pour arriver jusqu’au président, et qui, sur sa prière, n’hésita pas à l’accompagner, intéressé qu’il était lui-même dans la question.

Une autre scène de désolation se passait à l’entrée du palais. De malheureuses femmes des familles les plus aisées de la ville réclamaient en pleurant la triste faveur de faire enlever les restes de leurs pères, de leurs maris, de leurs fils. On la leur refusa impitoyablement, et tous ces corps, emportés le lendemain par des tombereaux, furent jetés pêle-mêle dans une excavation commune, au lieu où l’on enterre les suppliciés. Si odieux que nous paraisse cet inutile raffinement de cruauté, il l’était bien autrement au point de vue des mœurs locales et de l’idée qu’attache l’Haïtien au décorum des sépultures. Pendant que les neuf dixièmes de la population vivent dans de misérables huttes, que les édifices laissés par nos colons tombent en ruine, et que leurs insoucians héritiers plantent philosophiquement des bananes dans les vestibules des vieux hôtels seigneuriaux, les cimetières se couvrent de monumens que plus d’une ville européenne envierait. Noires ou jaunes, les plus riches familles se sont parfois littéralement ruinées pour les morts. Il y a des négresses qui passent leur vie à préparer et à enrichir leur toilette funèbre, et tels pauvres diables qui logent sous un arbre, se nourrissent de crudités, s’habillent d’un rudiment de haillon ou d’un rayon de soleil, trouvent le secret, en se cotisant, d’improviser des funérailles homériques à celui d’entre eux qui les a précédés au pays des ancêtres.

La garde encombrait la cour du palais, appuyée sur ses fusils et les pieds dans le sang. Elle avait perdu dix-sept des siens dans le choc de la soirée précédente, et les oraisons funèbres qu’elle débitait en leur honneur étaient aussi inquiétantes par le style que par la pensée. Une explosion de murmures accueillit les deux consuls. Au moment où ils allaient franchir le perron, un capitaine, se détachant de sa compagnie et s’adressant particulièrement à M. Raybaud, voulut savoir s’il venait encore « demander des graces. » M. Raybaud, bien entendu, ne daigna pas répondre. À leur arrivée dans la salle de réception, le président leur envoya les secrétaires d’état provisoires, s’excusant de ce qu’il ne pouvait les recevoir lui-même et s’enquérant du motif de leur visite. Une laborieuse conversation s’engagea à distance, et grace aux allées et venues des quatre ministres, entre lui et les consuls. M. Raybaud réclama vivement le droit d’asile pour les pavillons consulaires, et insista sur la nécessité de reconnaître ce droit dans la plus large extension possible, du moins pour la circonstance, sauf à s’entendre plus tard sur les restrictions à y apporter. Le président ne voulut l’admettre qu’en faveur des femmes et des enfans, exigeant impérativement la remise du jeune homme réfugié dans le consulat britannique. Il finit par n’insister que dans le cas où ce serait un individu qu’il désigna. Ce dernier point, sur lequel le président consentit à céder encore, est celui qui donna lieu à la discussion la plus vive ; mais Bellegarde avait mis d’avance et à leur insu les deux parties d’accord : l’individu en question était déjà fusillé. Avant de quitter les ministres, le consul ne put s’empêcher de leur dire qu’il était bien temps que cette horrible tragédie finît, et après leur avoir représenté quel coup funeste allait être porté aux intérêts matériels du pays, comme au commerce étranger dont la plupart des débiteurs étaient ou morts ou fugitifs, après leur avoir de nouveau recommandé le respect dû non-seulement aux consulats, mais encore au domicile et aux propriétés des Européens, M. Raybaud les prévint que, dans la crainte de quelque méprise, il allait autoriser les résidens français à suspendre à l’une des fenêtres de leurs maisons une cornette tricolore. Ce point fut encore concédé avec l’assentiment du président ; les maisons habitées par les Français devinrent ainsi par le fait autant de nouveaux lieux d’asile. Le consul rappela en outre qu’un grand nombre de magasins appartenant à des gens du pays contenaient des marchandises françaises non payées, et que de leur perte résulteraient nécessairement des demandes d’indemnité. Le mot d’indemnité produisit son effet habituel, et les ministres s’engagèrent avec le plus sincère empressement à y veiller. Cette dernière garantie était d’autant plus importante, que tout à Port-au-Prince est boutique ou magasin, qu’il n’y a guère de boutique ou de magasin où ne se débitent quelques-uns de nos produits manufacturés, et que, faute d’avances et surtout de crédit individuel[5], la presque totalité des commerçans ne sont en quelque sorte que les dépositaires des marchandises étrangères sur lesquelles ils spéculent. En somme, sans être sorti un seul instant de ses attributions de consul, M. Raybaud avait trouvé le secret de couvrir de notre pavillon toute la portion menacée de la ville. M. Ussher put prononcer à peine quelques mots dans cette entrevue, et alla de ce pas s’enfermer dans son arche consulaire, pour n’en sortir qu’au bout d’une semaine, lorsque ce déluge de sang commença à se retirer. M. Ussher, je le répète, est un très galant homme qui, dans les relations privées, jouit de la considération la plus méritée, et qui, dans une situation régulière, tiendrait son rang avec beaucoup d’intelligence et de distinction ; mais dans cet enfer humain, dans ce chaos d’atroces invraisemblances où sa rectitude britannique se trouvait fourvoyée depuis deux jours, M. Ussher, il faut bien le dire, avait complètement perdu la tête. Il se fit surtout un tort irréparable en demandant avec des instances réitérées à l’autorité militaire une garde qui pût non-seulement protéger sa maison, mais encore en écarter les personnes compromises dans l’affaire du 16.

Cette première démarche de notre consul ne contribua cependant que fort peu à rassurer la bourgeoisie. Les magasins et les boutiques, même celles des noirs, restèrent fermés. Les rues désertes n’étaient parcourues que par des patrouilles, par des soldats isolés, le pistolet ou le sabre au poing, et quelques Européens à qui leur peau tenait lieu de carte de sûreté. On entendait proclamations sur proclamations commençant par ces mots : Quiconque, et finissant invariablement par ceux-ci : sera fusillé. La difficulté de se procurer des vivres était en outre extrême, même pour les consulats, car rien n’arrivait plus de la campagne, et, malgré cette perspective de la famine, on redoutait bien plus qu’on ne la désirait l’arrivée des campagnards. Le lambis avait retenti dans la journée sur plusieurs points de la plaine, et quelques propriétaires de couleur avaient été égorgés sur leurs habitations. Vers quatre heures du soir, la panique parut si motivée, que notre consul fit transporter sur la corvette les dépôts en numéraire de la chancellerie. Les noirs des environs commençaient à affluer dans la ville, et on pouvait prévoir un incendie général pour la nuit ; mais une pluie torrentielle, qui dura du coucher au lever du soleil, vint ajourner ces terreurs.

Le 18, au point du jour, le bruit de la fusillade annonça que Bellegarde continuait sa besogne. L’une de ces nouvelles exécutions eut encore lieu près du pavillon du consul anglais, sous ses yeux et malgré ses prières. Un colonel d’état-major mulâtre fut massacré dans la cour même du palais. Les derniers liens de la discipline se relâchaient visiblement, et on s’attendait d’heure en heure à voir la soldatesque, n’écoutant plus la voix de ses chefs, se ruer sur la ville. Une foule immonde, l’auditoire habituel de Similien, l’y provoquait par ses cris et ses gestes à travers les grilles de la cour du palais. C’est « bon Dieu » qui nous donne ça ! criaient dans leur effrayante naïveté, comme au pillage du Cap, ces étranges interprètes de la Providence. La grande appréhension du moment pour les familles décimées par Soulouque, c’était que, débordé par les passions sauvages qu’il avait déchaînées, il ne finît par être sacrifié lui-même. Sang pour sang, on s’estimait encore presque heureux de s’abriter du poignard des assassins sous la hache du bourreau. On apprit bientôt que le président payait assez mal tant de sollicitude. À la nouvelle des vêpres noires de la capitale, la prétendue insurrection du sud était devenue réelle et gagnait du terrain. Un courrier venait d’en donner avis, et Soulouque, prenant, selon sa logique habituelle, l’effet pour la cause, n’avait vu là qu’une preuve de plus de la « conspiration mulâtre de Port-au-Prince, » sans parvenir à comprendre, le malheureux ! que, si les mulâtres criaient, c’est parce qu’il les saignait. Il avait résolu de se rendre lui-même, avec la majeure partie de ses forces, sur le théâtre du soulèvement, et venait de déclarer, avec une concision horriblement significative, ne vouloir laisser derrière lui « ni ennemi, ni sujet d’inquiétude. » L’extermination de la bourgeoisie jaune, le pillage pour la bourgeoisie noire, voilà donc la double perspective qui s’offrait pour le lendemain. M. Raybaud, dans ses nombreuses allées et venues, était arrêté devant chaque porte par les noirs amis de l’ordre qui le suppliaient d’intervenir. Des personnages marquans du pays lui donnaient mystérieusement rendez-vous dans quelque maison tierce pour lui faire les mêmes instances. Lui seul pouvait en effet tenter un suprême effort. La terreur avait coupé la voix aux quelques honnêtes gens qui se trouvaient encore dans l’entourage de Soulouque. L’odeur du sang, nous l’avons vu, avait rendu M. Ussher malade, et, quant aux consuls des autres pays, placés qu’ils sont, en leur qualité de marchands, sous la dépendance continue de l’administration locale, ils ne jouissaient d’aucune espèce d’influence.

Mais comment arriver jusqu’au président ? Un hasard heureux, — pour les Haïtiens, servit ici M. Raybaud. La nouvelle de la révolution de février était arrivée depuis cinq ou six jours à Port-au-Prince, et le consul écrivit qu’il désirait avoir le plus tôt possible du président une audience pour lui en faire la notification officielle. Le prétexte était décisif, et Soulouque, très scrupuleux observateur des convenances vis-à-vis de l’étranger et surtout vis-à-vis de nous, fit répondre au consul qu’il le recevrait le lendemain 19, à huit heures du matin. On ne se doutait guère à ce moment-là, en France, que la révolution de février fût bonne à quelque chose. M. Raybaud fut accueilli avec un grand appareil d’honneurs militaires. Les troupes, rangées en bataille, lui présentèrent les armes, et le président, en grand uniforme, entouré de ses ministres et des généraux noirs de son état-major, vint au-devant de lui jusqu’à l’entrée principale.

Naturellement peu questionneur, c’est surtout avec les étrangers que Soulouque hésite à prendre le premier la parole. Ce jour-là, au contraire, son excellence débuta par un feu roulant d’interrogations sur les événemens de Paris, tombant parfois en des confusions assez étranges, mais sans aller cependant aussi loin qu’un dignitaire du pays, qui, le lendemain encore, s’obstinait à prendre M. de Lamartine pour la femme à Martin. Soulouque cherchait visiblement à égarer la conversation, et une contrainte très marquée se peignit sur ses traits, lorsque M. Raybaud aborda le véritable sujet de sa visite.

La lutte fut violente, pleine d’irritation à certains momens et long-temps indécise. Soulouque énumérait avec volubilité ses griefs réels ou prétendus contre les hommes de couleur, et à plusieurs reprises, comme lors de l’affaire Courtois, ses yeux se remplirent de larmes de colère. Souvent aussi il s’arrêtait, la voix lui manquant ; puis il répétait après chaque pause, avec l’impitoyable persistance qu’il met à suivre une idée quand il la tient : « Ces gens-là m’ont proposé une partie, leur tête contre la mienne ; ils ont perdu : c’est très vil à eux de vous déranger et de faire tant de façons pour me payer. N’est-ce pas, consul, que c’est très vil ?… » Mais M. Raybaud tenait bon de son côté, demandant avec une persistance au moins égale non-seulement la cessation immédiate des exécutions, mais encore une amnistie complète en considération du sang déjà versé. Soulouque finit par céder le premier point ; mais il ne se laissa arracher la promesse d’amnistie qu’avec une restriction de douze noms qu’il se réservait de désigner. Au moment où le consul allait prendre congé, le général Souffrant se précipita tout haletant dans la salle, disant au président que les Français prenaient parti pour les rebelles, qu’une embarcation de la corvette avait rôdé toute la nuit dans les lagunes pour recueillir ceux d’entre eux qui étaient parvenus à se cacher dans les palétuviers, que nous tenions en outre la douane et les bureaux du port sous la volée des obusiers de nos autres embarcations, et que tous les Haïtiens s’en indignaient. Le secrétaire d’état de l’intérieur, Vaval, homme de boue et de sang, qui, pendant que le consul plaidait la cause de tant de malheureux, avait manifesté plusieurs fois son impatience, enchérit sur cette indignation de commande. Le visage de Soulouque s’était horriblement contracté ; tout était perdu. Le consul répondit avec un mélange de mépris et de colère à ces deux malencontreux personnages, à Souffrant surtout, que si nos marins avaient eu, en effet, le bonheur de sauver quelques malheureux[6] languissant depuis trente-six heures dans la vase, il se promettait de les en féliciter ; qu’en politique, le vainqueur d’aujourd’hui est quelquefois le proscrit du lendemain, et que lui-même, Souffrant, pourrait être bientôt en situation de demander qu’on lui tendit la main. — Vaval et Souffrant en restèrent fort aplatis, d’autant plus que ces derniers mots de M. Raybaud ne semblaient pas trop déplaire à Soulouque. « Président, ajouta M. Raybaud, de toutes les personnes ici présentes, je suis la seule qui ne dépende pas de vous, et mon opinion doit vous paraître au moins la plus désintéressée. Beaucoup de ces messieurs, pour vous donner à leur manière des gages de dévouement, flattent à qui mieux mieux vos ressentimens, et vous poussent aux mesures les plus sanguinaires, sans se préoccuper le moins du monde du jugement qui sera porté de vous hors de cette île. J’emporte la parole que vous m’avez donnée, et vais en répandre la nouvelle dans la ville. » - Les traits de Soulouque achevèrent de se détendre ; cette évocation de l’opinion européenne avait produit sur lui l’effet habituel. Par cela seul d’ailleurs qu’une incurable défiance est le fond de ce caractère, tout conseil, même importun, dont il ne peut suspecter la sincérité, est de nature à l’impressionner fortement. Le président serra cordialement la main de M. Raybaud, se bornant à le prier de faire retirer nos embarcations. Celui-ci promit que ce retrait aurait lieu immédiatement après la publication de l’amnistie ; il ajouta que la présence de nos embarcations n’avait rien qui dût choquer personne, et que lui, consul, aurait encouru la plus grave responsabilité en négligeant une mesure de précaution que dictait l’intérêt de nos nationaux. Soulouque accueillit cette explication avec une reconnaissance marquée.

Le lendemain matin, l’amnistie fut proclamée dans les rues au bruit de la musique militaire. Les consulats se vidèrent presque complètement ; mais aucun des réfugiés des navires n’osa descendre à terre avant trois ou quatre jours, et qu’après s’être convaincu par un scrupuleux examen de conscience que, dans les dix derniers mois, il n’avait péché ni par pensée, ni par parole, ni par action, ni par omission contre Soulouque. Celui-ci entendait, en effet, limiter l’amnistie à Port-au-Prince et aux seuls événemens du dimanche. Pour bien constater ses droits à cet égard, il avait, immédiatement après son entrevue avec M. Raybaud, donné l’ordre de juger, c’est-à-dire de condamner à mort l’ancien ministre et sénateur David Troy et plusieurs autres notabilités arrêtées à la même époque que lui. La famille et les amis de M. David Troy conjuraient M. Raybaud d’aller solliciter sa grace ; mais le faible ressort de clémence que celui-ci avait déjà réussi deux fois à mettre en jeu venait d’être si violemment tendu que lui demander coup sur coup un nouvel effort, c’eût été le briser. Gagner du temps, c’était l’unique chance qui s’offrît. M. Raybaud appela donc le supérieur ecclésiastique, et l’engagea à faire entendre au président, auprès duquel il avait un facile accès, que chez les nations chrétiennes, chez les nations civilisées, il n’est pas d’usage de mettre à mort les condamnés pendant la semaine sainte, et surtout le vendredi, jour fixé pour l’exécution. C’était encore toucher la corde sensible : son excellence promit, pour qu’on vit bien, dit-elle, qu’Haïti est une nation civilisée, de ne faire tuer David Troy qu’après Pâques.

L’un des proscrits de la liste d’exception, l’ancien ministre Féry, avait été recueilli par nos marins. Sept autres parvinrent à gagner peu à peu la corvette. Les quatre restans, MM. Preston, ancien président de la chambre des représentans, Banse, sénateur, l’un des caractères les plus honorables du pays, le négociant Margron, bien connu par la haine aveugle qu’il avait affichée jusque-là et en toute occasion contre le nom français, enfin Blackhurst, fondateur et directeur des postes de la république, réussirent, sous divers déguisemens, à pénétrer jusqu’au consulat de France. L’un d’eux avait été suivi, et le consulat, par ordre de Bellegarde, fut cerné, à distance respectueuse d’ailleurs ; mais à la première demande du consul le président le débarrassa de cet appareil au moins importun. Bien que l’hôtel continuât d’être observé de nuit par des forces considérables, les quatre proscrits, grace au dévouement du capitaine Galland, du navire le Triton de Nantes, qui vint les attendre, une nuit, au milieu des vases, purent enfin, à leur tour, gagner la Danaïde. La part de nos marins avait été aussi large que belle dans la mission d’humanité qui venait d’inaugurer, au milieu des Antilles, notre pavillon républicain, — le seul honneur, hélas ! qui lui fût réservé dans cette désastreuse année 1848. Les excellentes dispositions du commandant Jannin, le zèle de ses officiers, l’admirable discipline de son équipage, le dévouement avec lequel il était resté lui-même, pendant soixante-quinze heures, exposé, sur un rivage infect, aux ardeurs d’un soleil dévorant, aux averses tropicales des nuits, en un mot l’attitude constamment imposante, sans être hostile, de tous avait donné aux démarches de M. Raybaud une autorité qui semblait ne pouvoir être obtenue qu’en présence d’une station de plusieurs bâtimens.

Tout faillit cependant être remis en question. Dans la journée du 21, une véritable émeute militaire éclata dans la cour du palais. Les troupes de la garde, sourdement travaillées, dit-on, par Similien, vociféraient contre l’amnistie et demandaient par compensation le pillage. Le président n’en était plus maître, et le bruit que Similien allait se faire proclamer à sa place pour prix de ce pillage si convoité, l’apparition de quelques hommes à figure affreuse qui commençaient à circuler dans les rues avec des torches de bois résineux à la main, vinrent bientôt porter la panique à son comble. La corvette prit un mouillage plus rapproché, mesure qu’il avait été jugé prudent d’ajourner à la dernière extrémité, et notre consul fit transporter ses archives et son pavillon dans une maison isolée, à l’abri de l’incendie et voisine de la mer. En l’apprenant, Soulouque envoya en toute hâte le commandant de place informer M. Raybaud que des mesures allaient être prises pour rassurer les esprits, et quelques instans après fut publiée une proclamation qui autorisait chacun à tuer, sur le lieu même, quiconque serait surpris pillant ou cherchant à incendier. Le président partit trois jours après pour le sud, laissant la ville sous la tutelle peu rassurante de Bellegarde et de Similien. Les premiers jours se passèrent en transes mortelles, puis l’étonnement succéda à l’épouvante, puis enfin la reconnaissance s’ajouta à l’étonnement. Une semaine entière s’était écoulée sans massacres, sans pillage, sans incendie ! Soit que Similien, privé d’une bonne partie de la garde que Soulouque avait emmenée, n’osât pas risquer la partie, soit par un contrecoup de la sourde rivalité qui existait déjà entre l’ancien favori et le nouveau, Port-au-Prince expérimentait, juste à la même époque que Paris, les bienfaits de l’ordre par le désordre, et l’infâme réaction commençait à relever ce qui lui restait de têtes. Bellegarde, qui huit jours auparavant était la terreur des bourgeois, en était devenu la coqueluche. On lui savait un gré infini du mal qu’il ne faisait pas ou ne laissait pas faire, et le 3 mai une chaleureuse adresse des notables l’en remercia. La France et l’Europe, hélas ! n’étaient-elles pas réduites à choyer aussi des Bellegarde ? Les nouvelles du sud vinrent mêler beaucoup de noir à tout ce rose.

Non content d’hériter du prophète d’Accaau, Soulouque avait voulu hériter de son armée. Avant de quitter Port-au-Prince, et bien qu’il emmenât avec lui trois ou quatre fois plus de forces qu’il ne lui en fallait pour réduire les rebelles, il avait imaginé de faire appel aux piquets. Leurs chefs ostensibles étaient un ancien réclusionnaire nommé Jean Denis, l’un des plus féroces pillards qu’ait produits la patrie de Jeannot et de Biassou, et un certain Pierre Noir, brigand philosophe, qui, après avoir conquis et rançonné des villes, avait dédaigné d’échanger contre les premiers grades de l’armée le modeste titre de capitaine qu’il tenait de lui seul. En 1847, le commandant d’une frégate anglaise, menaçant de foudroyer la ville des Cayes si on lui refusait réparation d’une insulte faite à l’un de ses officiers par la bande de Pierre Noir, fut mis directement en rapport avec celui-ci, qui lui dit : « Vous voulez brûler la ville ? Par quel côté allez-vous commencer, pour que j’y travaille de l’autre ? La besogne ira plus vite. » C’est là encore un trait de la philosophie de Pierre Noir. — Un nommé Voltaire Castor, condamna aux travaux forcés pour vol, sous Boyer, et qui, du bagne, passa comme colonel dans l’état-major d’Accaau, était, après Pierre Noir et Jean Denis, le personnage le plus important des nouveaux auxiliaires de Soulouque. Pour réunir ceux-ci, Pierre Noir et Jean Denis leur avaient fait des promesses assez peu explicites ; mais on s’était compris à demi-mot. Soulouque lui-même avait craint de comprendre, car sa proclamation d’entrée en campagne disait : « Les propriétés sont respectées, voilà votre mot d’ordre ! » recommandation qui faisait plus d’honneur à la perspicacité de son excellence qu’à la moralité de ses défenseurs.

Pierre Noir commença par occuper la ville des Cayes, qui était fort tranquille, délivra les malfaiteurs détenus dans les prisons et mit les principaux mulâtres à la place des malfaiteurs. Quant à Jean Denis, il se porta sur Aquin et Cavaillon, occupés par le gros des rebelles au nombre de cinq ou six cents, et mit ceux-ci en déroute dès la première rencontre. La majeure partie des vaincus, composée de jaunes qui n’attendaient aucun quartier, s’enfuit dans les mornes, où beaucoup périrent plus tard. Cent quatre-vingt-neuf noirs de la classe aisée qui avaient pris parti pour les mulâtres, et qui déposèrent les armes, comptant que la vie du moins leur serait laissée en considération de leur couleur, furent garrottés, et, dans cet état, égorgés jusqu’au dernier, afin que fût accomplie cette parole d’Alccaau et de son prophète Nègue riche, cila-là mulâte. — Voltaire Castor en poignarda soixante et dix de sa propre main. Cette précaution des piquets était au moins inutile, car, aux formes près, les commissions militaires instituées dans les communes suspectes tuaient tout aussi vite et aussi sûrement. À Miragoane, sa première station, le président avait commencé par faire fusiller avec quelques autres son propre aide-de-camp, le colonel Desbrosses, administrateur de cette ville. Le même jour avaient été exécutés à Aquin le général de division Lelièvre, deux colonels et deux capitaines, et à Cavaillon le député Lamarre et le colonel Suire. Une trentaine d’autres condamnés étaient parvenus à fuir. Le général Lelièvre, désigné dans l’arrêt comme le chef de l’insurrection, était un vieillard paralytique : on le quilla comme on put pour le fusiller. En même temps avaient été condamnés, aux Cayes, un autre vieillard presque octogénaire, le colonel Daublas, ancien maire et chef de la première maison de commerce de cette ville, le sénateur Édouard Hall, et une douzaine d’officiers supérieurs, dont un du reste, le colonel Saint-Surin, avait pris une part réelle et dirigeante au mouvement. Le président expédia l’ordre de surseoir à l’exécution jusqu’à son arrivée, qui devait avoir lieu le 9 ; mais Daublas et deux de ses compagnons furent égorgés la veille par les piquets. Soulouque, en arrivant, parut fort blessé, non pas de ce meurtre, mais de la désobéissance des piquets, et, pour les punir à sa manière, il fit grace de la vie aux autres condamnés. Leur peine fut commuée en celle des travaux publics, et en les vit dès le lendemain, avec une quarantaine d’autres malheureux de même rang qui leur avaient été donnés pour compagnons, parcourir, enchaînés deux à deux, les rues des Cayes, dont ils enlevaient les immondices sous le bâton des noirs. Les victimes de cet épouvantable arbitraire n’avaient participé, ni directement, ni indirectement, à la rébellion. C’est sur la simple dénonciation des noirs, leurs ennemis personnels ou leurs débiteurs, qu’elles avaient été réduites à cet état.

Non content d’avoir fait acte d’autorité vis-à-vis de la bande de Pierre Noir en lui refusant une soixantaine de têtes, Soulouque voulut la licencier. Il adressa donc aux gardes nationales (euphémisme officiel de piquets) une proclamation où il leur disait : « Vous vous êtes montrés dignes de la patrie ! La paix étant rétablie, retournez dans vos foyers vous livrer à vos nobles et utiles travaux, et vous reposer de vos fatigues. » A quoi les piquets répondirent qu’ils ne demandaient pas mieux que de se reposer de leurs fatigues, mais qu’on paie les gens quand on les renvoie. Soulouque crut pouvoir s’en débarrasser avec de nouveaux remercîmens et quelques gourdes. Les piquets, après avoir empoché les gourdes, dirent que ce n’était pas assez. Soulouque en conclut que l’honneur leur était plus cher que l’argent, et, au grand mécontentement de l’armée, qui devait être pourtant blasée sur ce chapitre, une véritable averse de grades tomba sur les bandits. La vanité africaine des piquets se prit d’abord à cette amorce, malgré l’abus qu’en avaient fait Pierrot et même Accaau. Pendant huit jours, on ne vit dans les rues des Cayes que plumes de coq ; après quoi les bandits, éprouvant cet immense vide que laissent au cœur les grandeurs humaines, s’écrièrent, et cette fois sur le ton de la menace : N’a pas nous, non, ia prend dans piége cilala encore ! (ce n’est pas nous qu’on reprend à ce piège !) Il faut dire que, depuis leur victoire de Cavaillon, leur nombre s’était considérablement accru, et, selon l’usage, les piquets du lendemain enchérissaient sur les exigences des piquets de la veille. Pour leur dernier mot, ils déclarèrent vouloir premièrement chacun cinq carreaux (seize arpens) de terre non en friche, mais en plein rapport, à prendre sur les propriétés des mulâtres ; deuxièmement, des maisons en ville pour leurs officiers.

En apprenant que Soulouque laissait discuter ces demandes au lieu d’y répondre à coups de canon, les meneurs de Port-au-Prince, un moment tenus en respect par Bellegarde, avaient repris leur ultimatum du 9 avril, en y ajoutant de temps en temps quelques articles auprès desquels les exigences des piquets n’étaient que du modérantisme. Par leur nouveau programme, à l’acceptation duquel ils subordonnaient la rentrée de Soulouque dans sa capitale, les amis de Similien demandaient (outre la dictature, le drapeau d’une seule couleur et la destitution des derniers fonctionnaires mulâtres) : le pillage des magasins des mulâtres, — la confiscation de toute maison leur appartenant au-delà d’une seule, — trente de leurs têtes, — le bannissement du plus grand nombre, et, chose à noter, de quatre généraux noirs, parmi lesquels figurait le nom de leur ancien ami Bellegarde, décidément passé à l’état de réactionnaire. Les amis de Similien exigeaient encore que l’état, c’est-à-dire Soulouque, s’emparât du monopole des denrées d’exportation, et qu’il annulât la dette envers les indemnitaires français (c’est, comme on sait, l’équivalent de notre milliard des émigrés), « attendu, disaient-ils, que cette indemnité avait été consentie par des mulâtres bannis depuis ou déclarés traîtres à la patrie, et qui avaient traité avec les agens d’un roi qui ne l’était plus. » Si l’on veut bien se rappeler de nouveau que ceci se passait au printemps de 1848, et que les amis de Similien ne savaient pas lire, ce qui écarte doublement le soupçon de contrefaçon, il sera difficile de nier l’ubiquité du choléra démocratique et social.


VII. – LES SCRUPULES DE SOULOUQUE. – IMPROMPTU NEGRE.

Nous n’avons plus affaire à ce pauvre noir irrésolu qu’un fiévreux besoin des sympathies de la classe éclairée retenait à son insu sur la pente de la barbarie : le monceau de cadavres qui s’est interposé entre cette classe et lui a rompu l’attraction. Des deux hommes que nous avons vus en Soulouque, il ne reste désormais que le sauvage, le sauvage qui vient d’acquérir la subite révélation de sa force, et qui, fier d’imposer la terreur, lui qui ne visait humblement qu’à l’estime, ivre de joie à se sentir dégagé des invisibles liens où l’étreignaient les intrigues des hommes et des fétiches, convaincu de la légitimité de ses griefs et de la prédestination de sa vengeance, se rue, par la première issue qui s’offre, à la satisfaction de ses appétits de haine et de tyrannie. Cependant il y a comme une grace d’état attachée au rôle de pouvoir, et, si on a vu souvent les préjugés d’opposition les plus systématiques et les plus invétérés ne pas résister à l’épreuve de la responsabilité gouvernementale, quoi d’étonnant que cette influence ait prise sur un esprit ignorant et brut, qu’aucune idée préconçue ne fausse par cela seul qu’il n’a pas d’idées ? L’instinct du sauvage reculera même ici devant l’absurde un peu plus tôt que la raison du sophiste : la seule différence à l’avantage du second, c’est que le sophiste désabusé saura généraliser pour son usage chacune des révélations de la pratique, tandis que le sauvage ne verra rien au-delà de la cause présente et de l’effet immédiat. Il ne faut pas chercher d’autre explication aux brusques incohérences, aux alternatives de parfait bon sens et de féroce imbécillité que va nous offrir maintenant le caractère de Soulouque.

La requête des piquets n’avait certes rien qui choquât les notions de droit naturel qui peuvent se loger dans le cerveau d’un tyran nègre. Prendre une portion de leurs propriétés aux mulâtres, qui, dans sa conviction, avaient cherché à prendre le pouvoir, sa propriété à lui, c’était presque, aux yeux de Soulouque, de l’indulgence. Il reçut cependant fort mal cette requête. Au moment même où des politiques civilisés, et qui croyaient ne faire par là que de la conciliation, se laissaient aller à composer avec des requêtes analogues[7], Soulouque avait deviné à lui tout seul que les propriétés à partager étant limitées, et que le nombre des piquets menaçant, depuis leur faveur, de devenir illimité, les exigences de ceux-ci s’accroîtraient en raison de la difficulté d’y satisfaire. De là à comprendre qu’il fallait éviter toute transaction avec les piquets, et dissoudre, quand il en était temps encore, ces ateliers nationaux d’une nouvelle espèce, il n’y avait qu’un pas ; mais, si l’instinct du chef s’effrayait des goûts champêtres des bandits, la logique du sauvage ne pouvait se résigner à considérer comme dangereux et à traiter comme tels des gens qui montraient tant de zèle contre les « conspirateurs » mulâtres. Pour tout concilier à sa manière, Soulouque coupa, comme on dit, le différend par la moitié, et, tout en refusant aux piquets les propriétés des mulâtres, il leur abandonna les propriétaires. Les graciés du 9 mai, le sénateur Édouard Hall et ses compagnons d’infortune, firent les premiers frais de cette transaction tacite : Soulouque souffrit qu’ils fussent massacrés le 1er juin. Cela fait, les piquets allèrent donner la chasse aux mulâtres de la campagne, incendiant, tuant et pillant sous les yeux des autorités noires, qui se taisaient ou approuvaient. Dans l’intérêt combiné du principe de propriété et de la stabilité des institutions, Soulouque avait organisé purement et simplement le brigandage.

Malgré leur haine des étrangers, les piquets avaient d’abord respecté ceux-ci, et surtout nos nationaux : un prêtre espagnol qui se trouvait parmi les prisonniers de Cavaillon avait même échappé au massacre en se disant sujet français ; mais, trouvant Soulouque de si bonne composition sur un point, la bande de Pierre Noir en conclut qu’il céderait sur bien d’autres, et les Européens, les Français eux-mêmes, furent maltraités et rançonnés à leur tour, sans excepter notre propre agent consulaire aux Cayes, dont les bandits incendièrent les propriétés. À cette nouvelle, Soulouque, dont toutes les lettres à Bellegarde se terminaient invariablement par cette recommandation : Ne nous faites pas d’affaire avec les Français, Soulouque fut près de défaillir de colère et d’effroi. C’était le cas où jamais de rompre avec les piquets : à Torbeck, à Port-Salut, à Cavaillon, à l’Anse-d’Hainault, à Aquin, à Saint-Louis, autres théâtres de leurs exactions et de leurs atrocités, la population n’attendait qu’un signe muet du président pour le débarrasser de cette poignée de misérables. À Jacmel, la garnison noire et la bourgeoisie mulâtre avaient même pris l’initiative de la résistance : une bande qui avait essayé de pénétrer de vive force dans cette ville venait d’être vigoureusement repoussée en laissant prisonniers quarante des siens, et on ne doutait pas que le président permettrait d’en faire un exemple ; mais Soulouque s’était pris à réfléchir dans l’intervalle que, si les piquets venaient de lui créer de nouveaux embarras à l’endroit des étrangers, ils venaient de lui donner une nouvelle preuve de zèle à l’endroit des « conspirateurs » mulâtres, et, vu ce qu’il y aurait eu de contradictoire à confondre la récompense et le châtiment sur les mêmes têtes, son excellence donna simultanément l’ordre de faire réparation aux étrangers en les indemnisant de leurs pertes, et de faire réparation aux piquets en jetant an cachot les principaux habitans de couleur de Jacmel, dont les autorités noires furent en outre destituées. On devine le reste : les piquets continuèrent de maltraiter les étrangers, à la grande colère de Soulouque, qui se confondait de plus belle en réparations et en excuses, mais qu’ils étaient sûrs de désarmer par de nouvelles violences contre les conspirateurs mulâtres.

Cette traduction nègre de ce qu’on nomme la politique de bascule, Soulouque l’appliquait à tout. Bien loin de mettre obstacle aux émigrations de la classe jaune, l’autorité avait semblé d’abord les voir de bon œil ; mais la plupart des émigrés étant, je l’ai dit, des détaillans dont la fuite portait préjudice aux négocians étrangers, ceux-ci s’en plaignirent vivement[8]. Soulouque s’émut d’autant plus de la réclamation, que le plus clair de ses revenus (il serait désormais puéril de dire les revenus de l’état) provient des droits d’importation et d’exportation, c’est-à-dire du commerce avec les étrangers. L’émigration fut donc rigoureusement interdite ; un décret frappa les émigrés de mort civile et de bannissement perpétuel. Cette sévérité même était de bon augure, en ce qu’elle semblait dénoter chez Soulouque la pensée bien arrêtée de ranimer le commerce et par suite de mettre fin à ce système de terreur qui dépeuplait les boutiques pour peupler les prisons et les cimetières. Soulouque fit par malheur ce raisonnement, dont on ne contestera pas les prémisses, que, l’émigration cessant, les mulâtres resteraient dans le pays ; qu’en restant dans le pays, ils ne seraient que plus à portée de conspirer, et que ce surcroît de dangers ne pouvait être contre-balancé que par un surcroît de précautions. Pour premier surcroît de précautions, Soulouque donna ordre d’enrôler à Port-au-Prince et dans quelques autres centres tous les mulâtres valides, afin de les surveiller plus aisément, et cette presse de mulâtres condamna au chômage bon nombre de boutiques que n’avaient pu encore vider ni l’émigration ni le bourreau. Plusieurs administrations publiques cessèrent même de fonctionner, faute d’écrivains. Pour second surcroît de précautions, et bien que le fantôme d’insurrection qui l’avait appelé dans le sud fût complètement évanoui, Soulouque redoubla d’acharnement contre les mulâtres. Il n’arriva plus un seul courrier de cette partie de l’île qui n’apportât la nouvelle de quelques exécutions, et, d’un bout à l’autre de la république, les prisons regorgeaient malgré les éclaircies qu’y faisait la mort. Cinq cents et quelques suspects (ce qui est à la population d’Haïti comme environ quarante mille à la population de la France) avaient été en outre dirigés des différens départemens sur la prison de Port-au-Prince, qu’on travaillait à élargir. Il est facile de comprendre que le commerce n’en alla pas mieux. Les quelques hommes de couleur que le triple fléau de l’enrôlement forcé, des piquets et des commissions militaires n’avait pas encore chassés de leurs magasins, s’empressaient de chercher une dernière chance de salut dans l’émigration clandestine, et l’émigration ne se limitait plus aux hommes : les navires qui longeaient cette terre maudite, déjà désertée par presque tous les pavillons, rencontraient tous les jours en mer de misérables embarcations chargées de femmes et d’enfans qui essayaient de gagner la Jamaïque. Outré de tant de mauvaise volonté, Soulouque entrait dans de nouveaux accès de fureur contre les mulâtres, d’autant moins excusables à ses yeux, qu’il ne cessait de proclamer la confiance dans des ordres du jour comme celui-ci :

«… Haïtiens, une ère nouvelle surgit pour la république ! le pays, dégagé d’entraves et de tous les élémens hétérogènes qui gênaient sa marche progressive, deviendra prospère ! La plupart des traîtres ont passé sur la terre étrangère… Citoyens des Cayes, je quitte bientôt votre cité pour explorer le reste du département du Sud ! Mon séjour y a ramené le calme dans l’esprit des populations, et je suis heureux de dire que ce calme et la sécurité se font remarquer sur tous les points de la république, etc., etc. »

Il partit en effet 1er juillet des Cayes pour Jérémie, ville fort tranquille depuis longues années, et qui s’était vainement flattée d’échapper à cette terrible visite. Outre une partie de sa garde et trois ou quatre régimens de ligne, il emmenait avec lui une bande de piquets qui semèrent sur toute la route le pillage et l’assassinat, — une trentaine de généraux que, par défiance de leurs dispositions, il tenait à avoir sous la main, une commission militaire à laquelle il livrait de temps à autre, chemin faisant, un de ces généraux, enfin une nuée de délateurs en guenilles qui, à chaque halte du président, jouaient le rôle de peuple dans des scènes comme celle-ci, dont nous empruntons le récit à un ordre du jour du 16 juillet : « Haïtiens, la population de Jérémie, qui attendait l’arrivée du chef de l’état pour lui faire connaître ses griefs et ses voeux, s’est réunie en cette ville le 13 de ce mois. De vive voix et par pétition, elle a dénoncé comme traîtres à la patrie… » (Suivent les noms de cinquante-sept des principaux habitans : c’étaient ou des fonctionnaires dont l’état-major des piquets convoitait les places, ou des marchands qui, pour leur malheur, se trouvaient en compte courant avec les amis des piquets. Dans sa maladive prédisposition à croire à la sincérité et au dévouement de tous ceux qui flattaient ses défiances, Soulouque n’y regardait pas de plus près.) - « Haïtiens ! ajoutait le chef de l’état dans un élan de sollicitude paternelle, Haïtiens ! les habitans de Jérémie, qui, comme tous ceux des autres points de la république, aspirent à la tranquillité qui conduit au bonheur, demandent justice de ces accusés, qu’ils déclarent être les seuls obstacles à la paix publique dans la Grande-Anse… Vous avez besoin de la tranquillité, vous l’aurez : je vous le promets et vous le jure par cette épée dont vous m’avez armé pour veiller à votre bonheur et à la gloire d’Haïti. Cette épée ne sera remise dans le fourreau que lorsqu’il n’y aura plus à frapper aucun des parjures qui conspirent la perte du pays ! » Et en effet on arrêtait les parjures en question, on les jugeait et on les exécutait.

On pourra s’étonner qu’ayant les piquets sous la main, Soulouque sacrifiât au préjugé des procédés judiciaires : ce serait bien mal connaître le personnage. La loi lui accordait des commissions militaires, et il se serait cru volé d’une de ses prérogatives, si on avait exigé qu’il s’en passât : c’était en outre un moyen d’éprouver les officiers suspects de sa suite qu’il obligeait à siéger dans ces commissions, quand par hasard l’accusé était de leurs amis. L’arrêt se distinguait, en pareil cas, par sa morne brièveté : complices forcés de l’assassinat, les commissaires voulaient du moins s’épargner à eux-mêmes le sarcasme d’une parodie juridique. En revanche, les commissions militaires recrutées dans le parti ultra-noir rehaussaient par le luxe des formes la naïve impudence du fond. Nous avons sous les yeux plusieurs procès-verbaux[9] de ces commissions ; on y lit presque toujours cette phrase : « L’accusateur a exposé l’accusation et n’a produit aucun témoin, » et cette autre : « Le président a ordonné aux défenseurs qu’ils (sic) ne peuvent rien dire contre leur conscience ni contre le respect dû aux lois, et qu’ils doivent s’exprimer avec descence et modération, et que tout contrevenant sera condamné à une peine qui sera définie par la loi. » Les défenseurs comprennent à demi-mot, et, pour ne pas s’exposer à l’effet rétroactif de la loi future dont on les menace, ils entonnent d’une voix étranglée, et en guise de plaidoirie, les louanges du chef de l’état. Cette formalité remplie, l’accusateur persiste en appuyant (sic) son acte d’accusation, et en continuant, bien entendu, à ne produire aucun témoin à charge. On va aux voix, et le conseil, vu les articles, etc., etc., condamne invariablement lesdits accusés à la peine de mort, attendit que l’ordre public a été compromis. C’est dans ces formes que fut jugé et condamné, par exemple, le sénateur Édouard Hall. Autre trait non moins caractéristique : le texte cité à l’appui de la condamnation de ce sénateur, qui n’était pas militaire et qui n’avait été mis en jugement que sous prétexte de conspiration, était l’article 25 du code militaire, concernant non pas les conspirateurs, mais les soldats ou personnes attachées à l’armée qui auront, soit en commettant des actes non approuvés du gouvernement, soit en agissant contrairement à ses instructions, exposé des Haïtiens à éprouver des représailles. Il fallait un texte quelconque à ces terribles Brid’oisons, et celui-ci avait du moins le mérite de l’originalité et de l’imprévu.

D’autres fois, entre autres dans le procès du vieux Daublas, le président, pour ménager les scrupules de ses collègues, faisait de sa propre autorité une variante à la question sacramentelle, est-il constant que l’accusé, etc., et disait : « Est-il constant ou y a-t-il de (sic) probabilité ?… » Puis, à défaut de tout témoignage à charge, l’arrêt se basait sur des probabilités comme celles-ci : « Vu la situation des choses, considérant jusqu’à quelle extrémité se sont portés les hommes qui ont toujours cherché à nuire et à interrompre la marche du gouvernement en intriguant toujours pour venir à un échange du premier chef à chaque année (allusion au fétiche enfoui dans les jardins de la présidence), ce qui est très préjudiciable au pays ; considérant enfin que ces messieurs, ennemis de leur pays, ont prouvé leurs desseins par ce coup de pistolet que Céligny a porté au chef de l’état personnellement[10] (version vaudoux du coup de carabine tiré dans le palais du président sur le général Céligny Ardouin) ; par ces faits, le conseil… passant outre les conclusions du ministère public (qui avait apparemment abandonné l’accusation), condamne le susdit accusé (Daublas) à la peine de… mort. »

Cet épouvantable impôt sur le sang avait été d’abord presque exclusivement prélevé sur la bourgeoisie de couleur : sénateurs, députés, généraux et officiers supérieurs, magistrats, négocians et grands propriétaires, payaient leur contingent avec résignation, lorsqu’un général de division noir, qui commandait l’arrondissement des Cayes, s’étant apitoyé sur tant de malheurs, fut mis à son tour en jugement, en compagnie de tous les officiers supérieurs de son état-major. Ne trouvant pas ombre de culpabilité à leur charge et croyant pouvoir déroger en faveur d’accusés noirs à cet office de bourreau qu’on lui avait imposé à l’égard des mulâtres, la commission militaire osa les acquitter. Soulouque donna aussitôt ordre de les rejuger et d’en finir cette fois. On obéit : le général et son état-major furent massacrés avec grand appareil sur la principale place de la ville. Peu après, un autre général noir nommé Brice, homme de courage et d’honneur, fut arrêté sur la frontière dominicaine, et conduit avec une partie de son état-major dans la prison de Port-au-Prince. L’exécution de David Troy, qu’on croyait oublié dans cette prison jusqu’au retour du président, vint encore sceller la sanglante fraternité que celui-ci renouait entre les deux couleurs.

Cependant, comme nul murmure suspect ne s’élevait de cette vaste solitude, moitié désert, moitié cimetière, qu’il avait faite dans la presqu’île, — la terreur y comprimait jusqu’aux gémissemens, — Soulouque soupçonna que l’ordre était à peu près rétabli, et il reprit la route de Port-au-Prince (15 août). Il y rentra en traversant avec ses troupes une succession d’arcs-de-triomphe ornés d’enthousiastes légendes sur lesquelles son excellence daignait parfois jeter au passage un regard de connaisseur, en disant : « Ça bon ! » Le bruit courut que « président » avait appris à lire[11], et la bruyante allégresse de « peuple noir » s’en accrut. Ce n’était déjà plus la bienveillance qu’on se doit entre coreligionnaires vaudoux, c’était un mélange de vénération curieuse et d’orgueil qui précipitait à la rencontre de Soulouque transfiguré cette foule avide d’obéissance, et pour qui le respect c’est l’effroi, tout sceptre une hache. On avait craint d’abord quelque scène de massacre, et beaucoup de familles de couleur avaient sollicité un asile dans les consulats ; mais, cédant à l’impression nouvelle que tout subissait autour d’eux, les deux ou trois cents coquins qui, pendant deux mois, s’étaient vantés de ne laisser rentrer Soulouque qu’à certaines conditions se dissimulaient maintenant autant que possible. La ville fut illuminée pendant trois soirées, et l’on reconnaissait entre toutes les autres, aux guirlandes de palmes et de feuillages qui y formaient un supplément de décoration, les maisons que la proscription ou le meurtre avait visitées, les maisons des mulâtres.

À la froideur visible qu’il témoignait à Similien, on put croire que le président lui-même était revenu à des idées moins inquiétantes ; mais l’illusion ne fut pas longue. Parmi les innombrables suspects qui, n’ayant pu fuir cette terre de deuil, remplissaient la prison de Port-au-Prince, quatre, — le général de division Desmarêt, qui avait un commandement sur la frontière dominicaine, deux colonels et un magistrat, — venaient d’être condamnés à mort. Quelques personnes osèrent hasarder une démarche auprès du président pour leur obtenir au moins grace de la vie : elles ne réussirent qu’à le mettre dans un état effrayant d’excitation nerveuse. On supplia M. Raybaud de tenter un dernier effort. Soulouque reçut le consul-général avec sa courtoisie et son empressement habituels, mais sans que le sourire contraint qu’il avait préparé pour la circonstance parvînt à se fixer sur ses lèvres agitées par un involontaire tremblement : pour la première fois, depuis trois mois qu’il fauchait jaunes et noirs sans soulever autour de lui d’autres murmures que le bruit des corps humains qui tombent, il se trouvait en présence d’un homme qui oserait penser et dire qu’on ne fait pas couler le sang chrétien comme de l’eau. Dès les premières minutes de cette longue entrevue, Soulouque divaguait de colère. M. Raybaud laissait passer le torrent, puis il remettait en avant les raisons, assurément très nombreuses, que pouvait lui suggérer l’intérêt du pays et du président lui-même. Soulouque, comme vaincu par la lassitude, reprenait alors avec un certain calme son argument favori : que les mulâtres lui ayant proposé une partie et l’ayant perdue, il était « très vil à eux de déranger le consul, au lieu de payer de bonne grace ; » mais peu à peu, l’expression ayant peine à suivre le flot croissant de pensées qui se pressaient en tumulte dans sa tête, les mots sans suite succédaient aux phrases et les monosyllabes aux mots. Au bout d’une fleure ; le consul était moins avancé qu’en entrant : Ma mère sortirait du tombeau et se traînerait à mes pieds, dit à la fin Soulouque, que ses prières ne les sauveraient pas ! — Après le serment « par ma marraine, » c’est là le serment le plus terrible que puisse faire un noir. — Accordez-m’en du moins un seul, reprit M. Raybaud… - La moitié d’un, si vous voulez, répondit Soulouque, et cette fois il parvint tout-à-fait à sourire. Le sauvage avait vaincu, et il célébrait son triomphe à la façon sauvage, moitié rire, moitié fureur. Disons cependant que cette révolte formelle, obstinée de Soulouque contre l’homme qui représentait à ses yeux la civilisation française n’était qu’une conséquence détournée, mais logique, du sentiment qui l’avait fait céder deux fois. C’était vers la fin d’août ; on connaissait donc déjà dans les Antilles tous les détails de ce mélodrame européen en cent vingt journées, sur lequel la victoire de juin venait de baisser la toile. Soulouque, qui se faisait lire avidement les journaux de France et des États-Unis, s’extasiait, comme naguère au sujet de Santana, sur les preuves de caractère que démocrates et réactionnaires donnaient de Madrid à Berlin, et, par cela seul que le chef noir se pique d’emprunter à l’Europe civilisée ses idées et ses habits, on comprend quel nouveau tour en avaient reçu ses dispositions. M. Raybaud essayant de lui imposer la clémence, c’est-à-dire une mode de l’an passé, était évidemment quelque peu suspect à ses yeux ; blanc pas connaît ayen passé moqué nègue[12]. Et qu’on ne voie pas là une oiseuse et triste plaisanterie lancée gratuitement à travers ces scènes de deuil. Cette déférence instinctive, presque automatique, pour les lois et les convenances de la civilisation étant, selon nous, l’une des ressources suprêmes qu’offre le caractère de Soulouque, la seule qui permette de ne pas désespérer de ce complexe personnage, à la fois tigre et enfant, nous tenions à la constater, même dans les déportemens de cruauté d’où elle paraît le plus absente. Soulouque eut même, à la suite de cette entrevue, comme un dernier bon mouvement dont il faut lui tenir compte. On raconte que, pour pallier la fâcheuse impression que ses emportemens avaient pu laisser dans l’esprit du consul, il fit écrire à celui-ci, dans la journée, qu’il lui en coûtait infiniment de refuser la grace de Desmarêt et de ses trois compagnons, et qu’il serait charmé de le lui prouver en d’autres circonstances. Disons en passant que le président dégagea sa parole. Quelques semaines après, un général dominicain, quelques officiers et une vingtaine de soldats furent faits prisonniers, et, craignant d’être sacrifiés, ils implorèrent l’intervention du consul-général. M. Raybaud, qui s’efforçait, aussi bien que notre agent à Santo-Domingo, M. Place, de dépouiller de son caractère de férocité la guerre que se faisaient les deux petites républiques, fit comprendre au président qu’il serait politique à lui de saisir cette occasion d’atténuer les impressions défavorables que les Dominicains avaient nécessairement conçues sur son compte depuis les sanglantes scènes d’avril. Bien qu’il entrât en fureur au seul nom de ceux qu’il appelle les mulâtres rebelles de l’est, Soulouque, et c’est là ce qui dénote encore chez lui une certaine aptitude gouvernementale, Soulouque n’hésita pas à en convenir. Il ne fit pas les choses à demi, et, non content de renvoyer les prisonniers, il les habilla de neuf.

Cependant les quatre condamnés de Port-au-Prince ne devaient pas encore périr ; ceci, est de la physiologie nègre. Lors de la première résolution, le commissaire Sonthonax, pour achever de sans-culotiser les nouveaux libres, voulut introduire la guillotine à Port-au-Prince, devenu Port-Républicain. Un blanc nommé Pelou, natif de Rouen, devait faire les frais de la première expérience, et une foule compacte de noirs que Biassou, Lapointe, Augustin Rigaud, Romaine-la-Prophétesse, avaient blasés sur toutes les atrocités humaines, entouraient le lieu de l’exécution ; mais, soit que le vent eût ce jour-là une influence particulière sur le système nerveux africain, soit que l’effet foudroyant de la machine déroutât les notions de ces hommes simples qui n’avaient jamais fait mourir de blancs que petit à petit, la tête ne fut pas plus tôt tombée, qu’un long hurlement de douleur et d’effroi partit des premiers rangs des spectateurs, et se communiqua de proche en proche, à la faveur de cette électricité animale dont le vaudoux nous a déjà fourni l’exemple, jusqu’à la portion de la foule qui n’avait rien vu. En quelques secondes, la guillotine fut mise en pièces, et on ne l’a jamais relevée en Haïti. À plus de cinquante ans de distance, c’est une scène analogue que Port-au-Prince allait voir. Soulouque avait ordonné que le supplice eût lieu à Las-Cahobas, village de la frontière dominicaine éloigné de deux journées. Les quatre condamnés s’acheminèrent enchaînés, sous la garde de cent cinquante hommes de police et d’un régiment entier d’infanterie, vers cette destination ; mais, pendant qu’ils traversaient la ville, leur attitude triste et résignée excita parmi les femmes un tel mouvement de sympathie, une telle tempête de pleurs et de cris, que l’effet en devint contagieux même pour les noirs. Malgré les efforts des soldats, tout le monde se précipita vers les condamnés pour les embrasser et leur serrer la main. Les soldats et les officiers finirent par n’y pas tenir, et bientôt ce fut dans les rangs même de l’escorte qu’éclatèrent les plus violens murmures contre tant de cruauté. Le funèbre cortége sortit cependant de la ville et marcha durant quatre heures vers Las-Cahobas ; mais, soit qu’il eût eu lui-même les nerfs ébranlés par cette scène, soit que devant l’universelle réprobation qui l’assaillait à l’improviste il voulût se donner le temps de réfléchir, le président envoya l’ordre de ramener les condamnés dans la prison.

À la nuit tombante, ils traversèrent donc de nouveau la ville, précédés, entourés, suivis d’une foule compacte de gens de toutes couleurs, qui criaient, ivres de joie, vive le président ! On put remarquer que les noirs des quartiers du Morne-à-Tuf et du Bel-Air, c’est-à-dire les plus exaltés et les plus hostiles aux mulâtres, criaient, riaient, pleuraient plus fort que les autres, et la ville ayant été spontanément illuminée, ce furent ces quartiers qui offrirent l’illumination la plus splendide. Tout était sauvé. Le papier-monnaie se releva subitement de plus d’un quart ; les orateurs du Morne-à-Tuf proclamaient que les mulâtres avaient du bon, et qu’après tout ils avaient assez souffert. Soulouque lui-même paraissait décidément subir la contagion, car ce qui n’était pas arrivé depuis le commencement de la terreur, même pour les rares suspects acquittés çà et là par les conseils de guerre, il fit successivement élargir une quinzaine de détenus, des plus insigniflans, il est vrai, sur les cinq ou six cents qui remplissaient la prison de Port-au-Prince ; mais trois semaines après les élargissemens cessaient, les arrestations recommençaient, le président faisait fusiller huit des principaux habitans de couleur de Jacmel, dont les piquets avaient, je l’ai dit, à se plaindre. La populace de Port-au-Prince insultait et menaçait non plus seulement les mulâtres, mais encore la bourgeoisie noire, et la campagne enfin parlait plus que jamais de venir piller la ville. C’était une expérience financière de Soulouque.


VIII. – LA CONSPIRATION DU CAPITAL EN HAITI.

La république noire offre ce miracle de crédit d’un papier-monnaie ne reposant sur aucun gage métallique ou territorial, d’un papier-monnaie que le gouvernement émet à discrétion, qu’il se réserve de rembourser quand il lui plaît et au taux qu’il lui plaît, qu’il proclame d’ailleurs lui-même fausse monnaie en refusant de le recevoir pour paiement des droits d’importation, et qui cependant, au bout de vingt années, à l’avènement de Soulouque, circulait encore pour un cinquième environ de sa valeur nominale. En d’autres termes, il ne fallait, en 1847, que 72 gourdes de papier (la gourde véritable vaut 5 francs et quelques centimes) pour représenter 1 doublon, c’est-à-dire la pièce d’or espagnole de 85 francs.

La gourde haïtienne a, comme on voit, le caractère bien fait ; les scènes du mois d’avril et la terreur qui les suivit ne laissèrent pas toutefois de l’impressionner fortement. Le peu d’espèces métalliques qui circulaient dans le pays l’avaient jusque-là soutenue de deux façons, soit en entrant pour une part stipulée d’avance dans les paiemens commerciaux, soit en suppléant comme appoint, dans les transactions de marchand à consommateur, à l’insuffisance des coupures. Or, les proscrits et les fuyards, sachant très bien que le papier haïtien n’est en dehors d’Haïti que du papier, avaient fait rafle en partant de presque toutes les espèces métalliques, et, ce double point d’appui lui manquant, la gourde avait subitement fléchi de plus d’un tiers de sa valeur courante.

Les droits d’importation sont la principale ressource du trésor haïtien ; mais bon nombre d’importateurs apprenant, en touchant terre, que le commerçant mulâtre auquel ils venaient vendre des marchandises et le producteur mulâtre qui devait leur fournir des produits du sol, en échange du papier-monnaie provenant de la vente de ces marchandises, étaient ou morts ou emprisonnés, ou en fuite, bon nombre d’importateurs, disons-nous, rebroussèrent naturellement chemin. Les consignataires étrangers avaient déjà, par des motifs analogues, suspendu une partie de leurs opérations ; les recettes des douanes diminuèrent des trois quarts. Cette réduction des recettes, coïncidant avec l’expédition du sud et la levée en masse, c’est-à-dire avec un énorme accroissement de dépenses, les ministres furent bientôt réduits à annoncer en tremblant à Soulouque que les fonds manquaient. Il faut en faire ! répondit avec calme le chef de l’état. Et la fabrication du papier-monnaie, qui ne fonctionnait que petit à petit et comme pour n’en pas perdre l’habitude, fut brusquement portée à une émission de quinze à vingt mille gourdes par jour, ce qui dure, je crois, encore. Mais les assignats ont malheureusement cela de particulier, que la quantité, loin de suppléer à la qualité, lui nuit. Le peu de commerce étranger qui desservait encore la consommation quotidienne[13], et par contre-coup les détaillans haïtiens, intermédiaires de ce commerce, finirent donc par n’accepter la gourde de papier qu’à raison de cent quatre-vingt-cinq au doublon (à peu près le douzième de la valeur nominale).

« Peuple noir » a tellement perdu l’usage de l’argent proprement dit, il est tellement habitué à user des assignats comme d’une monnaie normale, que, prenant, comme le fit jadis et avec moins de motif encore « peuple blanc, » l’effet pour la cause, il considéra cette dépréciation de la valeur représentative de la gourde comme une hausse réelle du prix des denrées. Deux faits venaient à l’aide de ce malentendu. D’abord, le gouvernement, qui ne pouvait bonnement pas encourager une dépréciation déjà si rapide, continuait de solder fonctionnaires et militaires à raison du taux nominal de la gourde. En second lieu, comme il est dans la nature que les salaires baissent en raison du ralentissement des transactions et de l’émigration des consommateurs aisés, le journalier, par le fait même de cette baisse, continuait à ne recevoir que le même nombre d’assignats pour la même somme de travail, et, ne pouvant comprendre que son travail valût moins, il en concluait que, de l’aveu même des capitalistes, la valeur réelle de l’assignat n’avait pas varié. Donc il y avait complot entre les négocians étrangers et les détaillans pour affamer le pauvre peuple et l’obliger à payer les denrées de première nécessité deux fois et demi plus cher qu’en 1847 ; donc il fallait donner une leçon à l’infâme capital. L’infâme capital, qui veut être pris par la douceur, n’en devint que plus farouche, et « peuple noir » ne vit dans ce redoublement de défiance qu’une nouvelle preuve du complot en question. Le programme financier des amis de Similien, c’est-à-dire le pillage combiné avec le monopole industriel et commercial de l’état, répondait à cette double préoccupation. Il n’y a heureusement que des nègres pour comprendre l’économie politique de cette façon-là (mai et juin 1848) !

La lueur de sécurité qu’avait produite la grace accordée au général Desmarêt et à ses compagnons avait réagi sur la gourde, qui, de 185 au doublon descendit subitement à 150 ; mais c’était encore une dépréciation d’environ 50 pour 100 par rapport au taux de 1847, et, la première effusion de sensibilité africaine passée, le bas peuple recommença ses murmures contre la conspiration des marchands. Comme, en outre, les expéditeurs français, anglais et américains avaient pu être informés dans l’intervalle de ce qui se passait en Haïti, il se trouva que tout arrivage du dehors cessait (en septembre, la rade de Port-au-Prince n’avait qu’un seul navire étranger) juste au moment où le peu d’approvisionnemens qui étaient restés dans la circulation achevaient de s’épuiser. De là un enchérissement cette fois très réel des denrées, une nouvelle cause d’effervescence populaire et de panique commerciale qui ramena la gourde à 185. L’armée, qui, par le fait de cette dépréciation, se trouvait obligée de se nourrir, se loger, s’armer, s’équiper, à raison de six centimes par jour et par homme, les officiers subalternes, qui, avec leurs cent francs par an, étaient réduits à demander l’aumône quand ils ne trouvaient pas à s’employer comme manœuvres, les innombrables fonctionnaires qui font pendant à un effectif militaire proportionnellement septuple du nôtre, et qui, vu la dureté du temps, n’avaient plus même la ressource de la concussion, tout ce monde de galons et de guenilles criait famine aussi haut que le bas peuple. Le gouvernement s’en effraya, et, pour détourner l’orage, il trouva tout simple d’encourager des préventions qu’il n’eût pu dissiper qu’en s’avouant lui-même l’auteur de tout le mal. Il proclama donc à deux reprises qu’il allait s’occuper de mettre un terme à la hausse outrée de tous les objets de consommation, causée, disait-il, par les ennemis du peuple, dont une partie seulement avait succombé sous le glaive de la loi, et par la mauvaise foi d’Haïtiens qui conspiraient contre le bien public autrement que par les armes. En voyant le gouvernement abonder dans son sens, « peuple noir » comprenait de moins en moins qu’on laissât entre les mains des ennemis du bien public l’instrument même de la conspiration, et que les magasins ne fussent pas encore pillés. La panique arriva à son comble. Heureusement Soulouque et le secrétaire d’état des finances, M. Salomon, n’entendaient accepter que la seconde partie du programme financier de Similien, c’est-à-dire le monopole compliqué du maximum, ce qui revenait à l’ancienne idée d’Accaau. M. Salomon caressait lui-même depuis très long-temps cette idée, et c’est à ce titre que la faction Similien lui avait fait donner, le 9 avril, le portefeuille des finances.

Le gouvernement ne monopolisa cependant d’abord que les deux principaux articles d’exportation : le coton et le café. Il se réservait le droit d’accaparer ces deux articles à des prix déterminés, et de les répartir entre les commerçans. Le prix de vente en gros de la plupart des marchandises étrangères était également déterminé par l’administration. La simple annonce d’un système qui allait donner par le fait à la gourde un cours fixe et forcé produisit, reconnaissons-le, l’un des résultats qu’en attendait M. Salomon : de 185 gourdes au doublon, le papier redescendit cette fois jusqu’à 110 ; mais ce ne fut ensuite qu’une rapide série de mécomptes de plus en plus décisifs, que nous demandons la permission d’énumérer rapidement et pour n’y plus revenir. L’excuse favorite du socialisme blanc, c’est qu’on n’a pas voulu le mettre à l’essai. Or, l’essai est accompli : c’est une véritable expérience socialiste que faisait Soulouque.

Premier mécompte. Dès qu’il se trouva face à face avec les nécessités de la pratique, le gouvernement comprit, bon gré, mal gré, qu’Haïti n’étant pas le seul pays d’Amérique qui vende du coton et du café et qui achète de la farine, des salaisons, du savon, des tissus, toute tarification de l’une ou l’autre catégorie de produits qui serait onéreuse au commerce étranger n’aboutirait qu’à l’éloigner du marché national. Il dut donc fixer les prix de façon à ce que les négocians étrangers ne s’en plaignissent pas, et en effet il n’y eut pas de réclamations, preuve évidente que ces négocians n’y perdaient rien, et que par contre-coup les producteurs et consommateurs nationaux n’y gagnaient rien. Ainsi, les deux données fondamentales du système de monopole, — diminution du prix des marchandises exotiques, — augmentation du prix des denrées nationales, étaient abandonnées avant même que ce système fonctionnât. Bien plus, il fallut instituer dans chacun des onze ports ouverts à l’importation une administration du monopole, c’est-à-dire un nouveau rouage, un nouvel intermédiaire, pour nous servir du mot consacré. Les frais occasionnés par ce nouvel intermédiaire ne pesant point, par les raisons que j’ai dites, sur le commerce extérieur, et devant peser cependant sur quelqu’un, retombaient donc, soit directement, soit indirectement, sur les vendeurs et acheteurs nationaux, dont la position se trouvait par conséquent aggravée.

Deuxième mécompte. La récolte du café fut par hasard très faible cette année-là ; le socialisme n’assure pas contre ces sortes d’accidens. Sous le régime de la libre concurrence, la hausse des prix fût venue compenser pour les cultivateurs la rareté du produit ; mais, comme l’un des objets de la loi était justement de rendre quelque fixité à la gourde en immobilisant les prix ; comme, d’autre part, le gouvernement, après avoir enlevé au commerce étranger les avantages de la libre concurrence, ne pouvait, sous peine de le mettre en fuite, lui en imposer les charges par une surélévation des prix fixés, rien ne fut changé au tarif. Le déficit de la récolte du café se traduisit ainsi pour le travail agricole, qu’on avait prétendu relever, par une perte nette[14].

Troisième mécompte. Sous le régime de la libre concurrence, certains capitaines de navires, à la faveur de relations plus anciennes ou plus étendues que celles de leurs rivaux, seraient parvenus, malgré le déficit de la récolte, à compléter leurs chargemens. Beaucoup d’autres navires auraient dû, il est vrai, repartir à vide ; mais leurs capitaines ou leurs consignataires n’auraient pu s’en prendre qu’à leur manque d’activité. Du moment, au contraire, où le gouvernement monopolisait la vente des cafés, il ne pouvait, sous peine d’encourir le reproche de partialité et d’éloigner à jamais du marché haïtien les importateurs éconduits, exclure de la répartition un seul de ces navires. La répartition fut donc faite au prorata de la valeur des marchandises introduites. Il résulta de ce fractionnement que tel bâtiment qui avait importé une valeur de 50 à 60,000 francs n’obtenait à grand’peine, et après de longs délais, qu’une contre-valeur de 5 à 6,000 francs : tout le monde fut mécontenté à la fois. Ceux des capitaines qui perdaient à cette innovation le bénéfice d’une longue habitude du marché haïtien, c’est-à-dire ceux-là même qu’il importait le plus de ne pas décourager, ceux-là s’en retournaient en jurant bien qu’on ne les reprendrait plus dans ce guêpier socialiste. Par des motifs analogues, les principaux consignataires étrangers écrivirent à leurs maisons de suspendre tout envoi. Les recettes de la douane, qui, par la cessation de l’émigration, avaient quelque peu repris, retombèrent bientôt de nouveau. Pour arrêter cette désertion commerciale, le gouvernement autorisa les bâtimens étrangers à aller, par voie d’escale, compléter leurs chargemens de café dans tous les ports ouverts, même dans ceux qui étaient exclusivement réservés jusque-là au cabotage haïtien, ce qui ruina la marine nationale. Mais voici le pire : des bâtimens américains chargés de farines signifièrent au gouvernement qu’ils ne débarqueraient ces farines qu’en échange de chargemens complets de café, qu’il fallut distraire bon gré, mal gré, de la masse à répartir, car la disette était imminente. Ceux des importateurs étrangers à qui la nature de leur commerce ne permettait pas de prendre Haïti par la famine réduisirent de plus en plus leurs opérations.

Quatrième mécompte. Quelques négocians, pressés d’expédier coûte que coûte leurs navires, consentirent à payer à la contrebande une prime qui s’élevait parfois jusqu’à 100 pour 100. Les spéculateurs gardèrent pour eux la moitié de cette prime et consacrèrent l’autre à acheter les employés du monopole. Par la seule force des choses, tout revenait à l’ancien état, à ces différences près, que l’état était frustré des droits de sortie, que la hausse des prix profitait non plus au producteur, mais à la concussion et à l’agiotage, et que cette hausse, n’étant en partie qu’artificielle, rompait l’équilibre des échanges et achevait de compromettre les relations commerciales avec l’extérieur.

Cinquième mécompte. L’importation étrangère n’accepte les gourdes du détaillant qu’avec la certitude de les passer immédiatement au producteur. Le surcroît d’entraves qui enrayait les opérations du commerce étranger avait donc naturellement ralenti la circulation de la gourde, laquelle se mit bientôt à fléchir de 3 pour 100 par jour. La disparition graduelle des deux principales recettes de l’état, en activant la fabrication de ce papier, contribuait encore à sa dépréciation. Les négocians refusèrent donc de livrer leurs marchandises aux prix fixés par la loi du monopole, car, s’ils avaient accepté dans le principe ces prix, c’est sous la condition implicite que la monnaie du pays ne changerait pas de valeur. « Peuple noir » recommença naturellement ses menaces contre la conspiration du capital ; les détaillans surtout, en leur qualité d’Haïtiens, étaient chaque jour insultés et frappés par la populace. La gourde ne s’en améliora pas, au contraire, et M. Salomon accéléra la crise en voulant l’arrêter.

Il commença par exclure de la répartition des produits monopolisés les négocians consignataires qui refuseraient de vendre aux prix du tarif, c’est-à-dire au-dessous du prix de revient, et, pour empêcher que la fraude éludât cette interdiction, il voulut astreindre les négocians à déposer leurs marchandises, au sortir de la douane, dans un local commun appartenant à l’état, sans garantie du gouvernement contre le feu, le vol ou l’émeute. Il rendit en outre passibles d’amendes et de saisie les détaillans qui refuseraient, de leur côté, de subir le tarif, et les visites domiciliaires, les confiscations, les coups de bâton, achevèrent de mettre à la raison l’infâme capital. J’en passe, et une année s’était à peine écoulée, que M. Salomon eût pu inscrire sur la porte de son édifice économique : Vente à soixante-cinq pour cent de rabais pour cause de liquidation générale et définitive. Je n’exagère pas : les prix du monopole n’étaient tolérables qu’au taux de 110 gourdes au doublon, et sous l’influence de ces monstruosités, qui n’étaient du reste que la conséquence très pratique, très logique, très rigoureuse du principe socialiste posé par M. Salomon, le cours du doublon s’était graduellement élevé jusqu’à 282, lorsque, au fort même de l’émigration, des arrestations, des exécutions, il n’avait pas dépassé 185. Inutile d’ajouter que les cultivateurs, obligés de livrer leur café à raison de 9 ou 10 centimes la livre, cessèrent pour la plupart de récolter. Je n’ai pas besoin de dire non plus ce que devenaient les dernières recettes du trésor sous l’empire d’une situation où tout était fatalement combiné pour tarir à la fois les ressources du dehors et les ressources du dedans. À l’heure qu’il est, sa majesté Faustin Ier, dont nous aurons à raconter bientôt les splendeurs monarchiques, serait probablement réduit à se vêtir d’une feuille de latanier et à dîner de son ministre des finances, si celui-ci, secouru d’un beau désespoir, n’avait ramené son pays et son empereur au modeste régime de l’économie politique bourgeoise[15].

Au moment de décréter cette expérience socialiste, Soulouque avait daigné se souvenir qu’il y avait des chambres pour enregistrer les lois, et les chambres, naguère si bavardes, étaient venues sanctionner, par un vote aussi muet qu’unanime, les fantaisies de M. Salomon. Soulouque avait, selon l’usage, ouvert la session en personne, et, si blasé qu’on fût sur ces sortes d’émotions, un frisson involontaire circula sur tous les bancs, lorsqu’on remarqua dans le cortége présidentiel ce Voltaire Castor qui avait poignardé de sa main soixante et dix des prisonniers garrottés de Cavaillon. Son excellence annonça au parlement que, les pervers étant à peu près vaincus, Haïti allait parvenir enfin à ce degré de grandeur et de prospérité que la divine Providence lui réserve. Le chœur de vivats qui accueillit l’allocution du président fut moins nourri que d’habitude, mais par une raison toute simple : le tiers des sénateurs et une partie des représentans étaient absens pour cause de proscription ou de mort. Pour bien prouver que ce n’était, Dieu merci, de sa part, ni mécontentement ni froideur, la chambre des représentans remerciait avec chaleur, deux jours après (Moniteur haïtien du 2 décembre 1848), le président d’avoir sauvé la patrie et la constitution. Il n’y avait pas une seule page de cette constitution qui n’eût servi de bourre aux fusils devant lesquels venaient de tomber par douzaines députés et sénateurs. À l’une des séances suivantes, un représentant, considérant que le président d’Haïti a bien mérité de la patrie par ses constans efforts pour le maintien de l’ordre et des institutions, propose de lui accorder, à titre de récompense nationale, une maison à son choix, sise dans la ville, et les deux chambres, mues comme par un ressort, se lèvent en masse pour l’adoption. Trois mois se passent ensuite en votes silencieux ; mais bientôt cette majorité satisfaite et décimée tremble qu’on prenne son mutisme pour une implicite protestation, et elle vient brûler quelques nouveaux grains d’encens aux pieds du tyran nègre. L’orateur du sénat dit : « Déjà, président, nous avons eu à constater l’influence bienfaisante de votre administration sage et modérée… A votre voix, les passions se sont tues (il leur avait coupé la gorge !), et le règne des institutions est devenu une vérité pour nous tous… Les circonstances vous ont bien servi pour mettre en relief votre beau caractère, porté à tout ce qu’il y a de noble et de généreux. Continuez, président, ne vous arrêtez pas… » L’orateur de la chambre des représentans s’écrie à son tour : « Combien est grand l’amour de la nation pour votre excellence ! combien ne s’honore-t-elle pas de votre administration paternelle, des nobles sentimens de fraternité, de concorde et de clémence qui vous animent, et qui l’ont plusieurs fois transportée d’enthousiasme ! » (Moniteur haïtien du 6 janvier 1849.)

Toussaint, Dessalines et Christophe avaient pu exercer une tyrannie aussi dure, mais jamais aussi bien acceptée que celle de ce formidable poltron, pour qui toute ombre était un fantôme, tout silence un guet-apens. Et ce n’était pas la stupeur du premier moment de surprise qui glaçait autour de lui chaque volonté. De ce parlement tout saignant des meurtrières atteintes portées à son inviolabilité et qui s’essuyait le sang du visage pour laisser voir un béat sourire, des restes de cette population mulâtre qui s’interdisait jusqu’à la conspiration du deuil, de ces prisons dont l’enceinte mal close et mal gardée renfermait assez de suspects pour en former au besoin une armée vengeresse, il ne s’est encore, à l’heure qu’il est, élevé aucun cri qui ne fût un cri de servile dévouement. On ne doit pas, après tout, s’en plaindre, par cela même qu’elle restait seule debout au milieu de l’universelle prosternation, la faction ultra-noire devait tôt ou tard attirer et arrêter ce soupçonneux regard que tout ce qui n’est pas à plat ventre offusque. Et en effet, nous allons voir successivement les trois sommités de cette faction subir le contre-coup des inexorables défiances qu’elle a suscitées. Cette seconde réaction, bien que les victimes en soient peu dignes de pitié, sera heureusement, disons-le, beaucoup moins lugubre que la première. L’une est sortie d’un rêve d’extermination, l’autre va sortir d’une bouteille de tafia. Le tafia nous ramènera naturellement au général Similien.


GUSTAVE D'ALAUX.

  1. Voyez les livraisons du 1er et du décembre 1850.
  2. Gros coquillage ayant à l’intérieur la forme d’un alambic, qui faisait l’office de trompette chez les esclaves insurgés, et dont le son lointain jette parfois la terreur dans les villes haïtiennes. C’est à peu près le coracol des paysans à demi arabes de la campagne de Valence. À une époque bien récente encore, si le caracol résonnait dans la huerta, Valence s’attendait à être pillée.
  3. Le jour où Toussaint Louverture entra en campagne contre Rigaud, il se ceignit aussi la tête d’un mouchoir blanc, et, un cierge à chaque main, alla se prosterner sur le seuil de l’église de Léogane, puis il monta en chaire pour prêcher l’extermination des mulâtres.
  4. Accaau ne se vantait pas. Une fois installé dans la ville, il fit fusiller un ou deux des siens, qui s’étaient mis à piller. Dans son respect pour le principe de propriété, il fit fusiller en même temps un officier soupçonné de sympathiser avec les ex-propriétaires réfugiés à la Jamaïque, et qui, dans l’opinion d’Accaau, n’étaient plus apparemment que des voleurs.
  5. L’argent est tellement rare à Haïti, qu’on y emprunte à des taux qui varient de 20 pour 100 par an à 1 pour 100 par jour. Quant au crédit, il n’y existe même pas de nom. La lettre de change et le billet à ordre sont inconnus dans les transactions commerciales.
  6. Le fait dénoncé par Souffrant était vrai. Deux des dix ou douze fugitifs qu’on supposait se trouver dans les lagunes avaient été recueillis.
  7. Exemple : le système très modéré et très réactionnaire pour l’époque qui consistait à accorder à une catégorie de travailleurs des subventions à prendre, au moyen de l’impôt progressif, sur les biens d’une catégorie de propriétaires.
  8. Nous tenons à constater qu’aucun de nos nationaux ne prit part à cette réclamation. Perdre pour perdre, ils aimaient mieux voir leurs débiteurs en fuite qu’égorgés.
  9. Moniteur haïtien d’août et septembre 1848.
  10. Moniteur haïtien du 12 août 1848.
  11. Soulouque, en effet, s’exerce secrètement à lire, et on nous a assuré, mais nous ne nous en faisons pas le garant, — que la lettre moulée est déjà sans mystères pour sa majesté impériale. Elle signe en outre son nom aussi distinctement pour le moins que l’empereur Dessalines.
  12. Les blancs ne savent que se moquer des nègres.
  13. Ce pays, le plus riche du monde, en est réduit à faire venir de l’étranger la plupart des objets de première nécessité, tels que la farine, les viandes et poissons salés, le savon et tous les articles d’habillement.
  14. On objectera que dans l’hypothèse contraire, celle d’une récolte extraordinaire, cette fixité des prix eût, par compensation, soustrait le cultivateur aux chances de l’avilissement de la denrée. Il n’en est rien. N’apportant pas en produits la contre-valeur de cet excédant qu’ils n’auraient pu prévoir, forcés dès-lors de le payer en argent, ce qui est désavantageux, sachant en outre qu’un surcroît d’approvisionnemens eût amené la dépréciation sur les marchés consommateurs, les capitaines de navires étrangers n’auraient consenti à se charger du surplus de la récolte qu’à prix réduit. Le gouvernement haïtien se serait donc trouvé dans l’alternative, ou d’accorder cette réduction, ce qui eût réagi sur la masse entière de la denrée et rétabli pour le cultivateur les inconvéniens de la libre concurrence, ou de ne pas vendre, et, dans ce cas, nous ne savons pas à qui eût profité la surabondance de la récolte. Ajoutons que dix-neuf fois sur vingt cette surabondance eût été commune à toutes les Antilles, et que si le monopole haïtien avait, en pareille circonstance, prétendu maintenir ses prix, la concurrence des marchés libres lui eût infailliblement enlevé tous ses acheteurs.
  15. Le monopole fut aboli au commencement de 1850. Dès la première dérogation à ce système, le doublon descendit de 282 gourdes à 144, et le café, que les cultivateurs étaient obligés de vendre à raison de 10 francs le quintal, monta jusqu’à 35 et même 40 francs.