Souvenirs d’une station dans les mers de l’Indo-Chine/07

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SOUVENIRS D’UNE STATION


DANS


LES MERS DE LINDO-CHINE.




LES REGENCES JAVANAISES.[1]




Nous venions d’admirer à Batavia l’opulence et la splendeur de la colonie hollandaise : il fallait pénétrer dans l’intérieur de Java pour savoir de quelles sources fécondes découlaient ces richesses. M. Burger se chargea d’obtenir du gouverneur-général l’autorisation sans laquelle nous ne pouvions songer à entreprendre un pareil voyage, M. de Rochussen, de son côté, accueillit la demande de notre excellent hôte avec une grâce si parfaite, il adressa aux résidens des provinces que nous devions traverser des instructions si bienveillantes, que le prince Henri lui-même n’a probablement point parcouru l’intérieur de Java d’une façon beaucoup plus royale que les officiers et le commandant de la Bayonnaise.

Java est, on le sait, une des îles les plus vastes du globe. Bornéo, Madagascar, Sumatra, Niphon, la Grande-Bretagne, Gélèbes même, ont plus d’étendue ; mais le territoire de Java est le double de celui de Ceylan ou de celui de Saint-Domingue, il excède d’un dixième environ la superficie de Cuba. Cette grande île est d’une origine récente, si on la compare au noyau granitique ou aux terrains stratifiés qui ont successivement formé l’écorce de notre planète. Contemporaine des groupes de la Polynésie, elle est, après Célèbes, le fragment le plus considérable du nouveau monde qu’un effort sous-marin a fait jaillir des entrailles de la terre. Elle n’offre, à proprement parler, qu’une longue chaîne de montagnes basaltiques et de pics ignivomes, entourée d’une large ceinture de terrains d’alluvion. La longueur moyenne de l’île est de cent soixante-quinze lieues, la largeur de vingt-six. Située à cent vingt lieues environ au sud de l’équateur, elle n’est point exposée à ces crises violentes qui dévastent chaque année les côtes des Philippines, mais dont l’influence se fait rarement sentir en-deçà du 10e degré de latitude septentrionale. On retrouve cependant à Java les pluies torrentielles de Luçon. Pendant les mois de janvier et de février, il n’est guère de jour où d’épouvantables déluges ne semblent menacer l’île d’une submersion totale. La mousson d’ouest est au sud de l’équateur la mousson pluvieuse ; elle commence ordinairement vers la fin d’octobre. Les vents d’est lui succèdent dans les premiers jours du mois de mai, et jusqu’aux approches de l’équinoxe, des orages de peu de durée troublent seuls la sérénité du ciel.

Les Hollandais ont partagé le territoire de Java en vingt-deux résidences : la structure de l’île avait fixé avant eux ces divisions politiques. De tout temps, des administrations distinctes ont gouverné les états du littoral et les districts montagneux de l’intérieur, les provinces qui font face à l’Océan Austral et celles qui descendent par une pente moins abrupte vers la mer de Java. La province de Ban-tam s’étend d’une mer à l’autre. Neuf résidences, — Batavia, Kra-wang, Chéribon, Tagal, Pekalongan, Samarang, Japara, Rembang, Sourabaya, — occupent le versant septentrional des montagnes. Huit autres provinces, — les Preangers, Banjoumas, Bajelen, Djokjokarta, Patjitan, Kediri, Passarouan, Bezouki, — sont assises sur le versant opposé. Les résidences intérieures sont au nombre de quatre : Buitenzorg, Kedou, Sourakarta et Madioun. Les provinces du nord sont en général plus policées et mieux défrichées que celles du sud ; elles ont un accès facile vers d’excellens ports, tandis que la côte méridionale est presque complètement dépourvue d’abris[2].

Le cours des événemens a cependant établi entre les diverses portions du territoire de Java d’autres distinctions que celles qui résultent de leur situation géographique. Les provinces de Sourakarta et de Djokjokarta sont les derniers vestiges de l’empire de Mataram ; les souverains indigènes ont conservé dans ces deux états la propriété du sol. Dans les résidences de Batavia, de Buitenzorg et de Krawang, les ventes faites à diverses reprises par la compagnie des Indes, par le général Daendels et par le gouvernement anglais, ont entraîné en faveur de capitalistes européens ou chinois l’aliénation du domaine public. La propriété individuelle se trouve ainsi constituée à Java sur une étendue de territoire qui représente à peu près le douzième des terres cultivées. Les autres résidences, au nombre de seize, ne connaissent d’autres propriétaires que l’état et la commune. Le gouvernement y partage avec la noblesse javanaise d’immenses bénéfices. C’est dans ces provinces que le général Van den Bosch a établi la compensation de l’impôt foncier par des rentes payables en nature, ou qu’il a maintenu, comme dans la résidence des Preangers, le régime du travail forcé et des livraisons obligatoires.

La résidence des Preangers occupe à elle seule près du sixième de la superficie totale de Java. Elle est subdivisée en quatre régences et gouvernée par des chefs qui descendent en droite ligne des anciens souverains auxquels obéissait, avant l’introduction de l’islamisme, la partie occidentale de Java. En visitant la province de Buitenzorg et celle des Preangers, nous pouvions donc nous flatter de comprendre le mécanisme politique et agricole appliqué à l’île tout entière. Nous allions, dans la première de ces résidences, observer les résultats obtenus par l’industrie privée, — dans la seconde, étudier les grandes cultures dirigées par les employés du gouvernement. Nous devions aussi, — cet espoir suffisait pour piquer notre curiosité, — nous trouver en présence de fonctionnaires indiens issus d’un sang non moins illustre et non moins vénéré que celui des souverains de Mataram.

Différé de jour en jour par les gracieuses instances qui s’efforçaient de nous retenir à Batavia, le moment de notre départ pour l’intérieur de l’île fut enfin fixé, d’une manière irrévocable. Le 14 juillet 1849, une heure avant le lever du soleil, deux longues voitures de voyage attelées chacune de six poneys emportaient sur la route de Buitenzorg les officiers de la Bayonnaise et le compagnon que depuis six mois leur avait donné une heureuse fortune, le jeune duc Édouard de Fitz-James, chevaleresque héritier d’un des plus beaux noms de France. À voir la rapidité de notre course, on eût dit que ces carrosses, balancés sur leurs ressorts flexibles, au lieu de paisibles touristes, contenaient quelque couple amoureux s’envolant sur le chemin de Gretna-Green. Une véritable frénésie semblait animer cochers et poneys. Nous dévorions d’un seul temps de galop, et en moins de vingt minutes, les 9 kilomètres qui séparent les relais de la poste. C’était en langage de marin un sillage de onze nœuds à l’heure. Deux coureurs montés derrière nos voitures se jetaient, le fouet à la main, sur les jarrets des chevaux dès que la route offrait la moindre rampe à gravir, et plus le chemin montait, plus notre attelage courait ventre à terre. Pas une ornière d’ailleurs, à peine un gravier sur notre passage. La route, soigneusement macadamisée, était unie comme la table d’un billard[3]. Sur un sentier latéral incessamment labouré par le pied fourchu des buffles se tramaient lourdement, avec leurs toitures de rotin tressé et leurs roues formées par deux énormes disques d’une seule pièce, de longs convois qui portaient à Batavia le café des Preangers. La voie sur laquelle nous roulions était exclusivement destinée aux voitures suspendues et aux piétons. Des hangars d’une architecture élégante s’élevaient auprès de chaque station, et nous protégeaient contre les rayons du soleil pendant le temps qu’on mettait à changer de chevaux. De Batavia au village de Buitenzorg, on compte trente-deux piliers, ou à peu près 54 kilomètres. L’inclinaison moyenne du terrain est d’environ 5 millimètres par mètre. On ne saurait atteindre les régions supérieures par une pente plus égale et plus douce.

Dès qu’on a dépassé le faubourg de Meester-Gornélis, théâtre des brutales orgies de la populace javanaise, les maisons de campagne s’éloignent du bord de la route. Le paysage n’est plus animé que par les grands bois de cocotiers, qui, sur quelques points, se prolongent jusqu’à la mer. M. Burger avait possédé un de ces vastes domaines dont l’huile de calapa[4] et le sucre d’areng[5] forment le principal revenu. Il nous montra en passant la forêt de palmiers au milieu de laquelle il avait vécu pendant plusieurs années de la vie du planteur et de celle du seigneur féodal. Nous approchions cependant de Buitenzorg, et déjà nous aspirions un air plus léger et plus pur. Tout souriait autour de nous : les rizières étagées sur le flanc des montagnes, les villages épars dans la plaine, les arbres fruitiers balançant leur tête au-dessus des haies de cactus et d’euphorbes. Nous n’avions encore atteint qu’une hauteur de 800 pieds environ au-dessus du niveau de la mer ; mais des sommets du Salak et du Guédé, perdus dans les nuages, la brise du matin apportait à travers les bois une douce et bienfaisante fraîcheur. Trois heures après notre départ de Batavia, nous entrions, sans avoir ralenti notre course échevelée, dans le village de Buitenzorg.

Ce sont surtout les employés du gouvernement qui voyagent dans l’intérieur de Java : c’est pour eux qu’a été organisé le service des postes, pour eux aussi que chaque chef-lieu de résidence possède un vaste hôtel placé sous la surveillance et le patronage de l’administration. L’intervention de l’autorité s’étend à Java jusqu’aux moindres détails. Tout est simple et facile avec son concours. Quant au voyageur abandonné à lui-même, il pourrait bien regretter quelquefois, je dois l’en prévenir, la libre concurrence des colonies anglaises. Les frais de poste sont considérables ; les prix seuls des hôtels, réglés comme tout le reste par les soins du gouvernement, sont assez modérés. Notre nombreuse caravane alla descendre à l’hôtel Bellevue, et chacun de nous put y trouver une chambre et un lit. Jamais hôtel n’a mieux mérité son nom que celui de Bellevue à Buitenzorg. Du pavillon où nous attendait un déjeuner tout européen, nos regards plongeaient sur une mer de verdure. Toute la chaîne du Salak se déployait devant nous avec ses ravins tapissés de forêts, avec ses terrasses couvertes d’épis déjà mûrs, et, presque sous nos pieds, le campong chinois dessinait comme une île de briques au milieu des vergers indigènes.

Pendant que nous admirions ce ravissant paysage, les heures s’écoulaient sans qu’aucun de nous parût y songer. Les rayons du soleil tombaient presque d’aplomb sur la plaine : à Batavia, notre journée eût été terminée ; mais à Buitenzorg, bien qu’on ne jouisse pas encore de la température modérée des hauts plateaux de l’intérieur, on peut cependant se permettre de sortir quelquefois en plein midi. Nous prîmes clone, malgré l’heure avancée, le chemin du château, qui avait été le séjour habituel des prédécesseurs de M. de Rochussen. Ce fut la munificence de la compagnie des Indes qui, vers l’année 1745, fit de la province de Buitenzorg l’apanage princier des gouverneurs-généraux de Java. Les districts dont se composait cette province furent vendus en 1809 à des particuliers, et le gouvernement hollandais n’en conserva plus qu’un seul, au centre duquel on vit s’élever en 1816 la somptueuse retraite destinée au premier fonctionnaire de la colonie. Un tremblement de terre renversa en 1826 ce château, qu’on avait construit d’après un plan trop vaste pour qu’il pût reposer avec impunité sur la base d’un volcan. Quand on en releva les murs, on prit soin de les mettre, par un dessin plus modeste, à l’abri d’une nouvelle commotion du sol. La résidence actuelle du gouverneur-général n’a qu’un seul étage. Surmontée d’un belvédère et entourée d’un large portique, elle n’a plus le caractère imposant du palais qu’habitait M. Van der Capellen ; elle n’en est pas moins une noble et élégante demeure. Les deux ailes qui flanquent le corps de logis principal sont destinées à recevoir les aides de camp et les hôtes du gouverneur-général.

M. de Rochussen se trouvait à Buitenzorg trop éloigné du centre des affaires ; l’activité de son esprit lui faisait préférer le séjour de Batavia : il avait cependant donné les ordres nécessaires pour que les portes du château qu’il avait cessé d’habiter nous fussent ouvertes, et nous étions certains de trouver sur ce point comme sur tous les autres un accueil empressé. L’intérieur du château de Buitenzorg, désert et en partie démeublé, eût à peine mérité notre visite sans le curieux musée qu’y avaient rassemblé les soins de M. de Rochussen. Il n’y manquait aucune des armes, aucun des barbares trophées que l’on peut rencontrer chez les divers peuples de l’archipel indien. À côté des crânes enfumés ou couverts de bandelettes d’or, orgueil du Dayak dont ils racontent les prouesses, on voyait appendus à la muraille les lances de Sumatra et les javelines de Célèbes, le bouclier de Timor taillé dans une peau de buffle, la carabine de Banjermassing, aux canons octogones et aux cannelures en spirale ; le parang, brutalement forgé comme un couperet ; le kris, dont la lame flamboyante est emmanchée d’une poignée d’ivoire ; le klewang, dont le fer damasquiné laisse pendre près de la garde une sinistre houppe de crins ou de cheveux teints en rouge. Quelques-uns de ces glaives étranges avaient été recueillis sur le champ de bataille. La plupart avaient bu du sang humain. On nous montra des poignards que la superstition des princes eût payés du prix d’une province, car ces kris javanais avaient leur histoire comme les grandes épées de nos chevaliers, et leur vertu talismanique, confirmée par maint assassinat. Nous avions ainsi sous les yeux l’image, je dirai presque le symbole du degré de civilisation qu’ont atteint les divers groupes de la Malaisie. Le couperet féroce des Dayaks et des Harfours ne semble pas appartenir au même âge historique que la carabine rayée des Malais ou que le kris enrichi de pierreries des habitans de Java. Les peuples de Bornéo, de Bourou, de Céram, avec leurs armes grossières, ne sont encore que des sauvages. Ceux de Sumatra, de Célèbes, de Bali, ont appris les raffinemens de la politique et de la guerre ; aussi font-ils usage d’instrumens de destruction plus perfectionnés. Les Javanais sont armés comme des courtisans soupçonneux plutôt que comme des soldats. Chez eux, la guerre a cessé d’être l’état normal de la société. Ils songent moins à se prémunir contre une attaque ouverte que contre une trahison. Le poignard au fourreau étincelant est la seule arme qui brille à leur ceinture. L’examen de ces riches panoplies fut pour nous une occupation remplie d’intérêt : il ne nous apprit point seulement quels ennemis belliqueux les armées de la Hollande avaient à combattre ; il nous rappela aussi à quelles mœurs barbares la domination européenne était venue arracher ces malheureux peuples.

Les dépendances du château de Buitenzorg formaient autrefois un des districts du royaume hindou de Padjajaran : elles sont comprises entre deux rivières ou plutôt deux torrens, le Tji-Liwong et le Tji-Danie, qui coulent sur ce point à une demi-lieue de distance l’un de l’autre. Quelques terres cultivées fournissent les revenus nécessaires à l’entretien du château. Un village indigène s’étend sur la rive occidentale du Tji-Liwong ; mais la majeure partie du district est occupée par un parc immense et par un jardin botanique où se trouvent réunis tous les végétaux dont on a essayé d’acclimater la culture à Java. L’imagination des poètes n’a jamais rien rêvé de plus beau que ce parc, traversé par des eaux murmurantes, avec ses grandes pelouses peuplées de troupeaux d’axis et ses arbres géans qu’ont vus naître les cinq parties du monde. Il faut avoir parcouru cette vallée de Tempé, doux et modeste asile offert aux transfuges de tous les climats, pour savoir quelle variété infinie le grand artisan de l’univers a pu mettre dans la découpure et les teintes mobiles des feuillages, dans le port majestueux des troncs, dans le déploiement capricieux des branches. La Nouvelle-Hollande, les Moluques, le Bengale, la Chine, le Japon, l’Europe même, semblent se donner la main sous ces ombrages. Le chêne et le palmier ont trouvé une patrie commune. Le bétel enlace de sa liane grimpante l’érable ou le mélèze ; le thé croît à côté du poivre, le cactus du Mexique ou l’indigofère de l’Amérique centrale à côté du coton de l’Égypte et de la canne à sucre des îles Sandwich. Il n’est pas un pays qui n’ait été mis à contribution par les botanistes de Buitenzorg. Les bambous occupent tout un côté de la rivière. Dans certaines allées, les arbres ont l’écorce odorante ; dans d’autres, chaque tronc laisse suinter une gomme aromatique. Ici ce sont de larges feuilles digitées, plus loin de verts panaches, des stipes qui s’élancent ou des sarmens qui rampent, des fruits solitaires attachés sur un tronc colossal, ou des grappes qui pendent de la cime d’une tige bulbeuse épanouie comme un parasol. Bien que le château de Buitenzorg possède une ménagerie, complément presque indispensable d’un jardin botanique, nul animal féroce ne trouble de ses rugissemens le silence de cette délicieuse retraite. Des orangs-outangs pensifs, des pachydermes affables ou sans malice, tels que le tapir et l’éléphant de Sumatra, sont, avec l’oiseau royal des Moluques et le babi-roussa de Célèbes, les seuls représentans de la faune indienne auxquels on ait voulu donner cet éden javanais pour prison.

Après le château et le parc de Buitenzorg, que pouvions-nous visiter qui nous offrît plus d’intérêt que les cavernes au fond desquelles la salangane bâtit ces nids visqueux que le Chinois achète au poids de l’or ? Le résident de Buitenzorg voulut nous conduire lui-même aux grottes de Tjampeo, creusées par la nature dans les contreforts calcaires qui supportent la chaîne du Salak. Deux relais de chevaux disposés à l’avance sur la route nous amenèrent au pied de la montagne qu’il fallait gravir pour arriver à l’entrée de ces labyrinthes souterrains. C’est là que nous trouvâmes le fermier chinois auquel a été concédée, au prix d’une rente annuelle de 170,000 francs, la recolle totale de ces nids d’hirondelles, qui se vendent à Java 158 francs environ le kilogramme. Des chaises ou des fauteuils attachés à deux brancards avaient été disposés par les soins de cet opulent déserteur du Céleste Empire. Nous nous résignâmes une fois de plus à accepter le secours de nos semblables, et à nous laisser porter par un sentier glissant jusqu’au but difficile que nous voulions atteindre.

Il se faut entr’aider : c’est la loi de nature.

Le Javanais attelé à la chaise de l’Européen, ce n’est après tout que l’aveugle qui porte le paralytique, et j’avoue que sous ce soleil ardent, sous ce climat dont la langueur m’accablait, loin de voir dans l’assistance qui m’était offerte une offense à la fraternité humaine, j’en croyais contempler au contraire le plus touchant emblème.

La nature, à Java, est un livre à chaque page duquel il faudrait écrire : beau ! admirable ! prodigieux ! — Parvenus à l’ouverture des cavernes, qui plongeaient brusquement dans les entrailles de la montagne, nous hésitions à nous enfoncer sous terre, quand le soleil éclairait autour de nous un si merveilleux paysage. De grands arbres aux rameaux étendus comme ceux du cèdre couvraient d’ombre et de fraîcheur les pentes de la colline. Entre leurs troncs penchés s’ouvraient vers la campagne de délicieuses échappées et des lointains infinis. Des troupes de singes noirs gambadaient au milieu du feuillage, pendant que de vieux magots demeuraient philosophiquement assis sur les branches. Les hirondelles aux reflets satinés voltigeaient d’une aile inquiète autour de nous. L’atmosphère était calme, le ciel d’un bleu d’azur. Il semblait que le Seigneur arrêtât un regard satisfait sur son œuvre. Mais chacun de nous fut bientôt saisi sous les bras par deux Javanais. Nous disparûmes en chancelant dans les profondeurs où nos guides, semblables à des génies sataniques, s’efforçaient de nous entraîner. Au lieu de la lumière du jour, nous n’avions plus, pour conduire nos pas sous ces voûtes ténébreuses, que la lueur enfumée des torches. Nous errâmes longtemps dans des galeries où l’on entendait tomber goutte à goutte l’eau qui filtrait à travers les fissures du rocher. Des milliers de nids gélatineux étaient attachés aux parois de la grotte. On en détacha quelques-uns devant nous, et l’avare Achéron consentit à lâcher sa proie ; Avec quel plaisir nous sortîmes de cet antre pour revoir la nature, épanouie et souriante comme une jeune fiancée ! Le prisonnier de Chillon ou le captif échappé des plombs de Venise n’eût point salué d’un regard plus ravi le premier rayon de sa liberté. Il est des malheureux cependant qui se dévouent à fouiller comme des mineurs les longs détours de ces cavernes, qui vont ramper dans ces couloirs humides ou poser des échelles de bambou sur le bord de ses abîmes, afin de recueillir deux ou trois fois par an la précieuse moisson à laquelle ils n’ont point de part. On évalue à 800 kilog. la récolte des nids que fournissent chaque année les grottes de Tjampeo, et à plus de cent mille francs les bénéfices du Chinois auquel en est affermée à l’exploitation.

Ce serait une curieuse nomenclature que celle des exportations de Java. Cette île féconde a plus d’un marché ouvert à ses produits. Ce qui ne convient ni à l’Europe, ni à la Nouvelle-Hollande, ni aux États-Unis, le Céleste Empire, l’Indo-Chine, la Malaisie, le Japon, le consomment. Le riz, le café, le sucre et l’indigo sont les grandes richesses du sol. À côté de ces importans produits, vous verrez figurer les nids d’oiseaux pour plus d’un million de francs ; vous remarquerez le tabac, le gingembre, le bois de sapan, la nacre, l’écaille de tortue, les ailerons de requin, mentionnés à la suite du thé, de la cannelle, de la muscade et de la cochenille. C’est surtout l’industrie privée qu’il faut louer des essais intelligens auxquels l’île de Java est redevable de nouveaux produits et de nouvelles cultures. Les encouragemens du gouvernement ne lui ont point manqué, et ils n’ont point été prodigués, comme il arrive trop souvent, en pure perte.

À 11 kilomètres environ de Buitenzorg s’étend, sur les premiers contreforts de la chaîne centrale, le fertile district de Pondok-Guédé. C’est là que nous pouvions mieux qu’ailleurs apprécier les résultats obtenus par l’industrie privée. Sur une éminence adossée à de rians coteaux s’élève l’habitation principale, d’où l’œil du maître peut surveiller son immense domaine. On dirait un temple grec debout sur son promontoire, si, au lieu de la mer harmonieuse, on n’entendait bruire au loin le feuillage des arbres, si les moissons jaunies ne remplaçaient à l’horizon les vagues agitées qui écument et blanchissent. Une vaste terrasse occupe un des gradins du plateau ; d’autres étages de verdure et de fleurs l’entourent et la dominent. Le moindre souffle de brise fait descendre de ces jardins superposés mille parfums inconnus. Les rizières s’étendent à perte de vue dans la plaine, les bois de cafiers couronnent les collines ; sur les flancs inclinés de la montagne, le thé déploie ses vastes pépinières, et le nopal trace un triple sillon de raquettes épineuses.

Ce fut en 1827 que les Hollandais apportèrent du Japon les premiers arbustes à thé qui furent plantés dans le jardin d’essai de Buitenzorg, où ils réussirent à merveille. Le docteur Burger partagea, si ma mémoire est fidèle, avec M. van Siebold l’honneur de doter l’île de Java de cet utile arbuste. Des plantations de thé considérables furent bientôt établies dans les environs de Batavia et dans les districts montagneux des Preangers. On fut obligé de chercher, en s’élevant à 15 ou 1,800 pieds au-dessus du niveau de la mer, une température qui se rapprochât de celle que le thé rencontre dans les provinces septentrionales du Céleste Empire, et encore, à cette hauteur, le climat de Java conserve trop d’énergie ; le sol, engraissé par des détritus séculaires, a trop de puissance. Non-seulement l’activité de la sève donne naissance à des feuilles charnues et grossières, mais la présence d’un printemps perpétuel tient sans cesse le cultivateur en haleine et le contraint à épier d’un bout de l’année à l’autre le moment où les bourgeons vont éclore. Au lieu de pouvoir, comme en Chine, laisser, quand vient le mois de la verdure, des troupes de moissonneurs s’abattre au milieu des buissons qu’une seule nuit a couverts de feuilles, il faut à Java faire pour ainsi dire chaque jour une cueillette partielle ; il faut choisir les bourgeons les plus tendres, les pousses les plus délicates. De là naturellement un surcroît de main-d’œuvre qui tend à élever le prix du produit dont on s’était flatté d’enlever le monopole à la Chine. Le district de Pondok-Guédé est sans contredit un de ceux où la culture du thé a été dirigée avec le plus d’intelligence, où la manipulation, confiée à des Chinois de Chin-tcheou et d’Amoy, s’écarte le moins possible des procédés usités dans la province du Fo-kien. Les résultats cependant laissent encore beaucoup à désirer. Le thé de Java, d’un goût astringent et d’un faible arôme, se consomme en Europe grâce aux soins frauduleux qui en dissimulent l’origine ; mais il n’est point un habitant de Batavia qui ne lui préfère le sou-chong ou le pe-koe le plus inférieur de la Chine. Les Hollandais, avec leur ténacité habituelle, n’ont point voulu perdre tout espoir ; ils comprennent quelle source de prospérité s’ouvrirait pour leurs colonies, s’ils pouvaient y développer une culture à laquelle la Chine doit un revenu annuel de plus de 200 millions. Aussi ont-ils voulu multiplier les essais avant de se tenir pour battus. Si la nature n’oppose à leurs desseins clés obstacles insurmontables, le thé hollandais pourra devenir dans quelques années, comme le café des Preangers, une branche de commerce importante. L’île de Java ne produit aujourd’hui que 100 ou 150,000 kilogrammes de thé. Ce chiffre serait aisément décuplé le jour où l’on obtiendrait une amélioration sensible dans la qualité des produits[6].

Plus de succès semble avoir suivi l’introduction du nopal et de la cochenille à Java. Il a fallu cependant, pour acclimater cette industrie dans l’île, un luxe de précautions inconnu au Mexique et aux Canaries. Nous avions vu à Ténériffe des cactus jetés sans ordre et sans symétrie au milieu des rochers : chaque feuille portait, exposés à toutes les intempéries de l’air, une foule d’insectes au corps brun, de la grosseur à peu près d’une lentille, et recouverts d’une poussière blanchâtre. À Pondok-Guédé, on nous montra de véritables jardins de nopals. Le giroflier et le muscadier ne sont pas entourés de plus de sollicitude et de plus de tendresse. Au-dessus de sillons réguliers et uniformes s’étend un toit de palmiers porté sur des roulettes, qui protège à la fois contre les grandes pluies d’orage et l’insecte et la plante. Grâce aux sucs nourriciers qu’il aspire incessamment de la terre, grâce surtout au soin minutieux que l’on prend d’éloigner de lui toute végétation parasite, le cactus peut résister longtemps à la succion des milliers de trompes qui le dévorent. Lorsque la cochenille a, au bout de soixante-cinq ou soixante-dix jours, atteint tout son développement, on l’enlève avec précaution de la feuille à laquelle elle adhère, et elle meurt presque aussitôt. On la fait alors sécher au four pendant cinq ou six fois vingt-quatre heures et on l’expédie en Europe, où, réduite en poussière, elle livre au commerce cette couleur éclatante, rivale de la pourpre antique. On recueille à Java 30,000 kilogrammes environ de cochenille, représentant sur le marché européen 7 ou 800,000 francs. La récolte de Pondok-Guédé était, en 1849, de plus de 5,000 kilogrammes.

Le domaine privé occupe à Java la douzième partie des terrains mis en culture, et certaines propriétés rurales ont dans cette île une valeur de plusieurs millions de francs. Le bénéfice qu’en retire le trésor public est de peu d’importance : calculé au tiers pour cent de la valeur approximative des biens-fonds, l’impôt des terres européennes ou chinoises ne figure dans le budget colonial que pour une somme de 800,000 francs. Ce sont les produits de ces propriétés particulières qui alimentent à Java la navigation de concurrence, car le domaine public ne livre les siens qu’aux navires de la Maatschappy. Le pavillon étranger exporte cependant chaque année de Java, outre diverses denrées d’un intérêt secondaire, 9 ou 10 millions de kilogrammes de café et 14 millions de kilogrammes de sucre. De pareils chiffres ont leur éloquence ; ils prouvent que le monopole créé en faveur de l’industrie et de la navigation nationales n’est point tellement exclusif, qu’il doive rendre les puissances européennes indifférentes à la prospérité de Java. La France, entre autres, n’a point dans les mers de Chine de marché plus important que celui des Indes néerlandaises. Elle exporte chaque année de Java pour près de 3 millions de francs. En échange des produits qu’elle achète, elle ne livre, il est vrai, qu’une valeur d’environ 1,200,000 francs ; mais ces riches colonies ont des habitudes de luxe et d’élégance qui ne peuvent manquer de rétablir un jour l’équilibre des relations que nous entretenons avec elles[7].

La journée que nous consacrâmes à parcourir le district de Pondok-Guédé nous offrit plus d’un genre d’intérêt. Nous trouvâmes sur le même terrain un échantillon de toutes les cultures nouvelles et le type le plus complet des grandes existences que l’aliénation du domaine public a créées dans l’intérieur de Java. Des champs à défricher, des usines à conduire, tout un peuple d’ouvriers et de cultivateurs auquel il faut chaque matin mesurer sa tâche ou distribuer son salaire, voilà le côté positif de la vie créole. C’est celui qui séduirait le moins l’imagination du voyageur ; c’est, il est vrai, celui qui frappe le dernier ses regards. Ce que le touriste aperçoit tout d’abord, Ce sont les jardins remplis d’ombre et les salons tout embaumés de fleurs ; ce sont les serviteurs empressés, les voitures sous les hangars, les bestiaux dans les étables, les chevaux qui hennissent aux mangeoires. La chasse avec une armée de piqueurs ou les courses à travers la campagne, les charmes de la rêverie ou les plaisirs de la table, tout est là, tout se trouve réuni dans la même demeure. Le voyageur enivré est tenté de se croire sous le toit d’un prince : il envie ce bien-être et cette noble élégance, sans s’inquiéter du prix auquel on les achète ; mais dès qu’il pénètre plus avant dans les secrets de cette vie somptueuse, il comprend mieux les sacrifices qui en sont inséparables, et n’hésite plus à reconnaître qu’à Java comme ailleurs la fortune n’a jamais récompensé que le travail et la persévérance.

L’industrie privée peut revendiquer sa part dans les récens progrès et dans la prospérité commerciale des Indes néerlandaises. L’aliénation d’une portion du domaine public à Java, bien mie singulièrement onéreuse au trésor, ne mérite donc point de sérieux regrets. Il importe cependant de poser des limites à l’extension de ce système. De nouvelles concessions de terres ne manqueraient point de doubler l’équilibre du budget colonial, et ce ne serait pas encore le plus grave inconvénient d’une pareille mesure. Quand les chambres hollandaises, effrayées des charges de la métropole, semblaient accueillir avec une certaine faveur le projet d’amortir la dette publique par la vente de terrains considérables à Java, un ministre dont la voix éloquente avait acquis le droit d’être écoutée, M. Baud, repoussa énergiquement cette idée funeste. Il montra que le système de M. Van den Bosch reposait sur la coopération de la haute et de la petite aristocratie javanaise, que la cession des terres à des propriétaires européens aurait au contraire pour résultat l’exclusion et l’abaissement de ces classes intermédiaires. En échange de l’appui que l’aristocratie lui prête, le gouvernement hollandais souffre qu’une partie de l’impôt foncier soit interceptée en passant par les mains de ceux qui le perçoivent. Il accepte sans murmure ces inévitables réductions de profits. Le propriétaire particulier, au contraire, ne voit dans la classe des chefs de village que des parasites qui dévorent une partie de ses revenus. Pour lui, l’organisation municipale ne peut être qu’un obstacle. Aussi s’applique-t-il à la faire disparaître de ses domaines. Le système des cultures n’attaque sur aucun point les institutions indigènes. Celui des grands propriétaires, s’il recevait de nouveaux développemens, porterait à ces institutions la plus sérieuse atteinte. « Je puis comprendre, disait M. Baud, une réforme sociale qui ouvre dans l’avenir à chaque Javanais la perspective d’entrer en possession de la rizière dont il n’est quant à présent que l’usufruitier. Je n’en saurais admettre qui réduise les régens à ne plus être que les intendans salariés des capitalistes européens. »

La grande ambition de L’officier de marine, dès qu’il a touché terre, c’est de monter à cheval, de tourner le dos au rivage, de s’enfoncer dans l’intérieur du pays aussi loin qu’il lui est permis d’y pénétrer. On dirait, qu’il cherche, comme Ulysse, un homme qui puisse prendre une came pour une pelle à four. Tous les officiers de la Bayonnaise auraient donc accueilli avec joie le projet de visiter la résidence des Preangers : mais deux voitures voyageant à la fois eussent couru le risque de manquer trop souvent de chevaux. Il fallut donc nous résigner à nous séparer à Buitenzorg. Trois d’entre nous prirent avec M. Burger le chemin des Preangers, le reste de notre caravane, dut retourner à Batavia.

La résidence des Preangers a prés de 21,000 kilomètres carrés de superficie. C’est une province dont l’étendue est peu inférieure à celle de la Sicile. Dans la population des Preangers, le mélange du sang hindou se trahit moins que chez les habitans de la partie orientale de Java. Cette population se rapproche davantage de la race malaise, dont les physiologistes la distinguent cependant à certains caractères que je n’essaierai point de définir. Les habitans des Preangers sont en général désignés sous le nom de Sondanais ; le nom de Javanais est réservé pour la population qui réside à l’est de Chéribon. Les derniers recensemens attribuent 739,000 âmes à la province des Preangers. On peut juger de la richesse agricole de cette résidence par d’autres chiffres non moins significatifs. Les cinq régences de Tjanjor, Bandong, Limbangan, Soumedang, Soukapoura, nourrissent 145,000 buffles, 5,000 bœufs et 35,000 chevaux. Bien que cette vaste province soit soumise au régime du travail forcé et tenue d’entretenir au profit du gouvernement plus de 80 millions d’arbres à café, elle n’en est pas moins de toutes les résidences celle où le riz est le plus abondant et dans laquelle la subsistance des habitans est en conséquence le mieux assurée. La chaîne centrale dont le Guédé est un des sommets culminans sépare les Preangers des résidences de Buitenzorg et de Chéribon. Ni la propriété européenne, ni l’industrie chinoise n’ont franchi ces Alpes indiennes. C’est donc Java dans toute sa simplicité primitive que nous devions nous attendre à rencontrer sur l’autre versant des montagnes. On peut se figurer aisément l’intérêt que nous nous promettions d’un pareil voyage.

Suivant notre coutume, nous étions en route avant le lever du soleil. Nous avions marqué pour notre première étape le chef-lieu de la résidence des Preangers. Ce n’était qu’une journée de 59 kilomètres ; mais, avant de redescendre vers la plaine de Tjanjor, il fallait atteindre par une rude montée le col du Megameudong, qui s’élève à plus de 1,500 mètres au-dessus du niveau de la mer. Notre lourde voiture, dont les ressorts, fortifiés de lattes de bambou et de tours multipliés de rotin, devaient défier tous les cahots qui les attendaient dans ce long voyage, ne put gravir le Megameudong sans le secours de six buffles, masses informes à la croupe monstrueuse qui me rappelaient les éléphans de Porus ou ceux de Runjet-Sing. Nous avions heureusement trouvé à mi-chemin de Buitenzorg et du pied de la montagne d’aimables compagnons qui voulurent bien partager avec nous les ennuis de cette ascension laborieuse. Nous suivîmes donc sans trop y songer les longs détours d’une voie escarpée et tortueuse que l’admiration des voyageurs n’a pas craint de comparer à la route du Mont-Cenis, œuvre gigantesque dont l’île de Java fut redevable à la volonté de fer du général Daendels, et dont les travaux coûtèrent, dit-on, la vie à plusieurs milliers de Javanais. On éprouve de singulières sensations quand on gravit les hautes chaînes de montagnes situées sous les tropiques. Chaque pas que vous faites vers la région des nuages équivaut à d’immenses enjambées que vous feriez sur la face aplanie de la terre. Pour vous rapprocher du pôle, vous avez trouvé des bottes de sept lieues. Aussi voyez comme tout change autour de vous, la végétation, le ciel, la température ! Tout à l’heure vous étiez dans l’Inde ; vous venez de traverser l’Italie, vous voilà plongé dans les brumes glacées du Nord. Plus d’horizon infini, plus de voûte bleue, plus de haies de bambou, plus de bois de palmiers. Le vent siffle à travers de maigres feuillages, le brouillard flotte accroché comme les lambeaux d’un suaire à toutes les aspérités du sol ; les rochers sont froids et humides comme les murs d’une prison.

Nous atteignons enfin le point le plus, élevé du col qui s’ouvre sur les Preangers. Quelle nature tourmentée et sauvage ! Aussi loin que la vue peut s’étendre, on n’aperçoit qu’un entassement confus de collines, boursouflures du sol en travail qui porte le cratère béant du Guédé. Ce gouffre, d’où s’échappe sans cesse une fumée sulfureuse, domine de plus de 1,500 mètres le cratère éteint du Megameudong. C’est un volcan debout sur les ruines d’un autre volcan : l’Etna sur le Vésuve, ou Pélion sur Ossa. Pendant qu’on prépare pour notre voiture un nouvel attelage, nous nous laissons conduire à travers la forêt sur le bord de l’abîme où le feu souterrain a cessé de gronder. Une eau pure et profonde remplit la bouche jadis écumante ; des arbres et de gigantesques fougères ont percé les assises de lave ; les tigres et les rhinocéros viennent s’abreuver aux sources d’où jaillissaient autrefois des scories et des flammes. Nous descendons par un sentier tournant jusqu’au fond du précipice ; on ne voit plus que le ciel au-dessus de nos têtes et le sentier qui monte en spirale se cramponnant aux bords escarpés du cratère. Le lac est immobile, la forêt est silencieuse ; nos guides n’osent plus parler qu’à voix basse. C’est ici le séjour du génie de la terre, d’Arang-Kouwasa, dont les mugissemens demandent, dit-on, des victimes humaines ; c’est le lac des fées, le Telaga Varna. Ne nous arrêtons pas plus longtemps dans ces lieux ; remontons vers le ciel, comme ces âmes souffrantes que les prières des vivans ont le pouvoir de délivrer. Nous voilà hors du gouffre ; notre voiture est prête ; partons sans plus tarder pour Tjanjor.

On a encore des ravins à descendre, des côtes à gravir avant d’arriver à l’extrémité du plateau, d’où le regard peut plonger sur la plaine. Voici, sur la droite de la route, le hameau de Tji-Panas et la maison de plaisance où s’arrête quelquefois pour une nuit ou pour une demi-journée le gouverneur-général ; c’est peut-être la seule maison de Java qui possède une cheminée. L’air est vif à Tji-Panas ; on y cultive tous les fruits et tous les légumes de l’Europe. Nous nous sommes cependant abaissés de 400 mètres depuis que nous avons quitté le col du Megameudong ; encore quelques pas, et nous aurons franchi les portes de fer des Preangers. Les dernières ondulations volcaniques sont enfin derrière nous ; une pente toujours égale nous conduira désormais vers Tjanjor. Ce n’est point la flèche élancée de quelque clocher rustique qui désigne à nos regards la place où nous devons chercher ce village javanais ; c’est un épais bouquet d’arbres se dessinant comme une oasis au milieu de la plaine. Tjanjor est caché sous ces berceaux de verdure. Déjà les haies de bambou s’élèvent de chaque côté de la route ; le palmier et le bananier entourent la case indienne ; le bazar, avec ses boutiques de tissus indigènes, succède aux premières maisons des faubourgs. Nous entrons, sans sortir de cette longue avenue, dans le quartier européen. Sur la droite s’élève la maison du résident, à gauche l’hôtel où nous allons descendre. Remarquez en passant la prison et les magasins de café, seuls monumens publics d’une résidence javanaise. Voici le Haloun-Haloun, vaste place plantée de figuiers waringins. Le dalem du régent occupe un des côtés de cette place publique. Une allée contiguë ombrage l’humble mosquée où se fait entendre d’heure en heure la voix de l’iman ou celle du muezzin.

La journée qui suivit notre arrivée à Tjanjor fut consacrée à parcourir les environs de la ville : les rizières nous parurent admirablement cultivées, le paysage se montrait à chaque instant plus varié et plus pittoresque ; mais un silence de mort attristait cette belle campagne. On n’entendait point, comme à Luçon, la guitare résonner sous les toits de bambou ; ni danses, ni chansons ; du bien-être sans joie ; de l’ordre, de la symétrie partout, de la gaieté nulle part. Les Javanais que nous rencontrions demeuraient accroupis sur le bord de la route, le salacot à la main et le regard baissé ; ils n’eussent point osé se relever avant que notre voiture ne fût déjà loin d’eux. Nous avions observé ces marques de soumission craintive à Luçon aussi bien qu’à Java. Les Orientaux ont leurs usages, contre lesquels nos idées européennes auraient tort de se soulever. À Constantinople, ils se prosternent et frappent la terre du front quand le souverain passe ; dans l’Inde, ils s’accroupissent ; aussi n’était-ce point cette déférence à laquelle nous étions habitués qui eût pu nous surprendre ; ce qui nous frappait, c’était la résignation passive empreinte sur toutes ces physionomies. Le mahométisme fait des populations graves et tristes ; le catholicisme fait des populations vivantes ; les Indiens des Philippines en sont un exemple ; un peu de turbulence se mêle sans doute à leur obéissance comme à leurs plaisirs ; ils acceptent le frein, mais ils le secouent comme un cheval qui piaffe. Les Javanais traînent leur joug en silence.

M. Burger écoutait sans impatience le parallèle qu’à l’aide de mes souvenirs j’établissais sans cesse entre les Philippines et les Indes néerlandaises. Il accueillait mes réflexions et s’efforçait d’y répondre. Il était trop bon Hollandais pour ne pas détester les utopies frivoles qui pouvaient compromettre à Java la domination européenne. Il n’eût même point approuvé, malgré la ferveur de sa foi sincère, les tentatives d’un prosélytisme basé sur le dogme de l’égalité évangélique. Montrer aux habitans de Java - dans la poignée d’Européens auxquels le sort des armes les avait contraints d’obéir - des frères et non plus des maîtres, n’eût point été, suivant lui, une œuvre sans péril. Il eût consenti cependant à subir cette épreuve, s’il eût cru qu’il en dût sortir le bonheur et le perfectionnement moral de la race indigène ; mais, doutant que la prédication de l’Évangile pût se promettre dans l’Inde un pareil résultat, il demandait qu’à Java une civilisation plus avancée précédât une foi meilleure. Il croyait qu’on pouvait faire des Javanais de bons musulmans, et craignait qu’on ne fît jamais de cette race sensuelle, de ces esprits bornés, que des chrétiens hypocrites. Quant à nous, je ne sais trop quel instinct secret nous empêchait de souscrire à ces raisonnemens. Nous avions vu de fort mauvais chrétiens aux Philippines ; ces pauvres Tagals nous semblaient cependant plus heureux et plus fiers, plus rapprochés de nous que les Javanais. Vis-à-vis des Malais, le protestantisme avait donc pu se montrer infructueux, sans que le catholicisme fût condamné à la même impuissance. Il était un point toutefois sur lequel M. Burger et nous ne pouvions différer d’opinion : c’était l’inopportunité de toute réforme de nature à inquiéter le fanatisme qui avait soulevé en 1825 les provinces du Kedou et de Djokjokarta. Si, suivant la parole du comte de Maistre, les abus valent mieux que les révolutions, la foi religieuse n’est-elle point, dans une certaine mesure, obligée, comme la foi politique, de s’arrêter devant la crainte du désordre qu’entraîneraient ses prédications ?

Après avoir entrevu les habitans des campagnes javanaises, nous étions impatiens de nous trouver en présence des princes qui les gouvernent. Le régent de Tjanjor nous ouvrit les portes de son dalem. Aux clartés douteuses que versaient sous un vaste hangar une douzaine de lampes remplies d’huile de coco, nous pûmes contempler ce descendant des anciens souverains des Preangers. Un étroit turban couvrait sa tête ; une veste de soie rayée pendait le long de son buste amaigri ; un sarong descendait jusqu’à ses genoux, attaché comme un tablier à sa ceinture. La pudeur orientale ne se trouve point à l’aise dans nos vêtemens exigus ; elle aime les draperies, les longues robes flottantes, et si, pour complaire à leurs maîtres, pour leur ressembler du moins par quelque trait, les régens javanais ont dû accepter nos inexpressibles, ils se sont du moins empressés de cacher cette inconvenance sous le sarong de leurs ancêtres. Le résident de Tjanjor voulut nous présenter à la souveraine du dalem, la seule des nombreuses femmes du régent qui, sortie d’un sang non moins illustre que le prince dont elle partage les honneurs et la couche, n’ait point à craindre d’être répudiée comme les humbles compagnes que lui donnent les caprices sensuels de ce tyran domestique.

Bientôt les bedayas, avec leur corset de velours vert, leur jupe couleur de safran, leur casque et leur ceinture d’or, s’avancèrent d’un pas nonchalant au milieu de la salle. On eût dit des scarabées venant de rouler leur robe d’émeraude dans le pollen. Je reconnus en frémissant les préludes du ballet de Ternate ; la même psalmodie lente et nasillarde frappa mes oreilles, le gamelang y mêla ses sons discordans. J’aurais voulu fuir ; un sentiment de courtoisie m’enchaîna sur ma chaise. Je n’avais cependant prévu qu’à demi mon supplice : pas un souffle de brise ne pénétrait dans cette salle, dont le toit incliné pesait sur nos épaules comme un dôme de plomb. Suffoqué et près de défaillir, je dus subir pendant plus d’une heure le maussade spectacle de ces contorsions méthodiques, qui pouvaient raconter aux adeptes un drame de guerre ou une scène d’amour, mais qui restaient, je l’avoue, sans signification pour mes sens comme pour mon intelligence. Quant au prince devant lequel les bedayas déployaient ambitieusement toutes leurs grâces, avec son costume efféminé, son teint hâve, son œil terne, sa bouche souillée d’une salive sanglante, je l’aurais pris volontiers pour la hideuse idole du temple de la Luxure.

Ce n’est point au sein de leurs dalems qu’il faut aller étudier les régens javanais : on les jugerait trop défavorablement. À voir leurs traits flétris, leur démarche abattue, leur regard éteint, on croirait n’avoir en face de soi que des corps énervés, digne enveloppe d’âmes sans énergie ; mais qu’on amène à ces voluptueux épuisés leur coursier favori, que les cris joyeux de la chasse retentissent dans la plaine, ou les hurlemens de la guerre dans la montagne, qu’on leur montre un tigre à frapper ou un ennemi à combattre, tout le sang malais leur revient subitement au cœur ; leurs yeux étincellent ; ni la fatigue, ni le danger ne les arrêtent. Ils sont braves et impétueux par tempérament ; aussi la mollesse de leur existence n’a-t-elle pu diminuer leur audace naturelle. M. Burger me promit qu’avant de rentrer à Batavia, il me montrerait d’autres princes javanais que le régent de Tjanjor. Plein de confiance dans cette promesse, je suspendis le jugement dans lequel mon imagination trop prompte allait envelopper la noblesse de Java tout entière.

Au-delà de Tjanjor, la grande route traverse une plaine étendue qui s’abaisse doucement vers l’est jusqu’au point où serpente le cours sinueux du Tji-Kosan. En aucun lieu du monde, on ne rencontrerait une campagne plus verte et plus fertile. L’œil aime à se reposer sur ces immenses rizières qui promettent de si riches moissons. Des villages à demi cachés derrière leurs haies de bambou vous rappellent à chaque instant que vous parcourez une des provinces les plus populeuses de l’île. Pendant que six chevaux emportent rapidement notre chaise de poste à travers la plaine, nous ne pouvons nous empêcher de remarquer l’aspect misérable des paysans accroupis sur notre passage. Vêtus d’un simple caleçon de toile grossière qui leur descend à peine jusqu’au genou, les épaules couvertes d’une chemise flottante qui n’est quelquefois qu’un haillon, ils offrent l’apparence d’un singulier dénûment au milieu de ce paradis terrestre. Si ce n’est point au fisc hollandais que ces malheureux doivent reprocher leur détresse, ils peuvent en accuser avec plus de raison la prudence politique qui les livre sans défense aux exactions de leurs propres chefs. La culture et le transport du café, la dîme des rizières, ne sont point pour les habitans des Preangers les plus lourdes charges : ce sont les abus de chaque localité, et non les redevances que l’état lui impose, qui font à Java la misère du cultivateur. Les régens, et, à leur exemple, les moindres chefs de village, ont su trouver un biais ingénieux pour tailler la gent corvéable à merci. Ils ne se permettent point d’infliger au paysan javanais le fardeau de taxes nouvelles, ils s’arrogent le droit de s’approprier de son bien ce qui leur plaît ; ils l’appellent à contribuer au luxe de leurs fêtes, se font défrayer par lui dans leurs voyages, et dissipent niaisement les trésors qu’ils lui ont ravis.

Dès que nous eûmes franchi le Tji-Kosan sur un pont hardiment jeté d’une rive à l’autre, nous entrâmes dans une autre contrée. Le paysage prit un aspect dur et sauvage. Peu de traces de culture, des rochers abrupts, des coteaux couverts de hautes herbes, des palmiers ployant sous le faix d’une végétation parasite, tel fut le tableau qui succéda brusquement aux sites dont nous venions d’admirer la beauté calme et l’apparence prospère. Bientôt le Tji-Taroum se présente avec son lit profondément encaissé. Il roule avec fracas ses eaux rapides entre des rives de plus de deux cents pieds de hauteur que tapisse une éternelle verdure. On se demande avec un secret effroi comment on a pu songer à tracer une route carrossable à travers de pareils précipices. Il a fallu l’énergie du général Daendels et la patience aveugle du peuple javanais pour parvenir à triompher de tant d’obstacles. Les chétifs poneys qui traînaient tout à l’heure notre voiture ont dû céder la place à un plus vigoureux attelage. Quatre buffles monstrueux nous font gravir la rampe escarpée qui se dresse devant nous sur la rive gauche du fleuve ; ils montent la tête basse, le cou tendu, les naseaux ouverts, et déploient toute la puissance de leurs muscles dans un lent, mais irrésistible effort. Dès que ces monstres dociles ont achevé leur tâche, on les détèle ; un enfant demi-nu s’assied sur leur large dos, comme sur une plate-forme, et les ramène, en les flattant de la main, à l’étable.

Nous étions arrivés à la limite des régences de Tjanjor et de Bandong. Des montagnes calcaires, soulevées du fond des eaux par l’éruption volcanique, bordent les deux côtés de la route. On dirait les ruines de murs cyclopéens bâtis avec de larges blocs de marbre jaune. Au-delà de cette gorge s’étend le plus vaste plateau de l’île à plus de deux mille pieds au-dessus du niveau de l’océan. Cet immense plateau est entouré de montagnes dont le sommet disparaît dans les nuages. D’innombrables ruisseaux le sillonnent et vont grossir le cours impétueux du Tji-Taroum. Voici les rizières, les villages et les hauts palmiers qui reparaissent ; voici les haies de bambou et d’hibiscus : nous entrons dans Bandong.

L’assistant résident, M. de Sérière, était l’ami particulier du docteur Burger. Il se chargea de nous faire les honneurs de la régence, et nous lui dûmes les plus curieux épisodes de notre voyage. La régence de Bandong produit à elle seule plus de quatre millions de kilogrammes de café. Des parcs d’une immense étendue couvrent de tous côtés les pentes de la montagne. Ici le cafier naissant croît sous l’ombre légère du dadap, dont le tronc fragile grandit en quelques mois et fait trembler au bout de longs rameaux des grappes de fruits écarlates. Plus loin, le cafier se déploie dans tout l’orgueil de sa sève. Le dadap a été coupé au pied ; il n’y a plus de feuillage importun entre l’arbrisseau déjà fort et le soleil ; les branches du cafier commencent à s’étendre, et portent avec les baies qui rougissent des milliers de fleurs aussi blanches que des flocons de neige ; d’autres allées nous montrent l’arbre devenu vieux ; vingt années de fécondité l’ont épuisé ; quelques fruits apparaissent encore çà et là au milieu de la majesté stérile de son noir feuillage, mais il faut une échelle de bambou pour les atteindre. De nouveaux plants fourniront une récolte à la fois plus abondante et plus facile. Aussi chaque saison voit-elle disparaître quelques-uns des vieux massifs qui faisaient jadis l’ornement de la colline.

On ne saurait se figurer le charme que nous éprouvions à parcourir ces beaux parcs si coquettement alignés et entretenus. Le régent avait mis ses écuries à notre disposition, et, dès que la route cessait d’être praticable pour les voitures, nous enfourchions bravement les poneys de Célèbes ou de Sandalwood. On n’eût pu trouver de montures plus dociles, plus souples et plus infatigables. Il fallait voir ces gracieux coursiers à la robe luisante gravir d’un seul temps de galop les escaliers qui unissent le fond des ravins au sommet des collines, véritables échelles de Jacob que les Javanais ont taillées dans l’humus séculaire de leur île. C’est ainsi que nous atteignîmes les hauteurs où le tigre guette encore sa proie, où le paon s’envolait devant nous, laissant traîner dans l’air sa longue queue pareille à un météore. Ce qui ne peut manquer d’étonner le voyageur qui parcourt l’intérieur de Java, c’est le passage subit des campagnes les mieux cultivées aux sites les plus pittoresques et les plus sauvages. À quelques pas des jardins de café, la cascade de Djamboudissa bondit de près de trois cents pieds de hauteur, et développe »jusqu’au fond du gouffre sa nappe d’eau intarissable. Vous sortez à peine d’une gorge inculte ou d’une forêt vierge que vous retrouvez les œuvres de la civilisation. Ici c’est une source d’eau minérale qui remplit une piscine profonde ; là-bas une roue gigantesque dépouille les baies de café de leur enveloppe. Des femmes et des enfans descendent pieds nus de la montagne. Comme dans nos campagnes aux jours de la vendange, leur dos est chargé d’une hotte de rotin ou d’osier. Des flots de baies rouges coulent aux pieds du collecteur. Des écrivains enregistrent le nombre de picols que chaque moissonneuse apporte. D’autres employés sont occupés à compter les duits, infime monnaie de cuivre, auxquels chaque travailleur a droit pour son salaire. La roue cependant tourne sans cesse ; ses dents de cuivre arrachent la pulpe charnue qu’une eau courante sépare instantanément de la fève. Le café perd ainsi peut-être une partie de la saveur qu’il empruntait autrefois à l’enveloppe dont il absorbait lentement l’arôme ; mais il séduira l’acheteur par la teinte bleuâtre que lui donneront les rayons du soleil.

On a voulu frapper d’un même anathème Java et Surinam, les Indes néerlandaises et les colonies à esclaves : c’est confondre, un peu légèrement peut-être, l’esclavage individuel et la servitude politique. Les habitans de Java sont plus libres que ne l’était la majeure partie des cultivateurs européens au moyen âge, car ils ne sont pas attachés à la glèbe. Vous ne rencontrerez point, il est vrai, de rêveurs dans cette Icarie. Chacun ici doit accomplir sa tâche : les effrayans travaux de ces routes merveilleuses pour lesquelles on a dû combler des vallées, creuser des tranchées profondes, jeter des milliers de ponts qu’il a fallu créer et qu’il faut maintenant entretenir, ce sont les distractions des bons Javanais. Ce que la culture du café et la culture des rizières leur laissent de loisir, l’entretien des voies de communication l’absorbe. La domination étrangère leur vend à ce prix les bénédictions de la paix et le bienfait d’une exacte et régulière justice. Le joug est lourd, je n’en disconviens pas, il est temps qu’on songe à l’alléger ; mais mieux vaudrait encore l’appesantir que livrer cette belle île de Java aux hasards d’une émancipation prématurée. On ne peut se permettre, qu’on y songe, la plus courte trêve avec la nature des tropiques. C’est un géant aux cent bras : si chaque jour on ne la châtie ou on ne la réprime, elle a bientôt étouffé l’œuvre éphémère des hommes. Ses torrens, ses lianes, ses convulsions souterraines, accomplissent en quelques saisons ce que le temps n’achève dans nos contrées qu’à l’aide de sa lime infatigable. Haïti en est un triste exemple. Puisse le ciel préserver à jamais l’île de Java d’un pareil sort ! Je suis sans cesse tenté, je l’avoue, de prendre le parti de la société contre la nature. Livrée à elle-même, la nature ne produit rien de bon. J’ai vu à Buitenzorg un savant intrépide qui venait de traverser Bornéo dans toute sa largeur, vêtu, comme un Dayak, d’une ceinture de feuillage. « Abandonné dans une forêt des tropiques, lui disais-je, quels fruits trouverait-on pour se nourrir ? — On trouverait, me répondit-il, les jeunes pousses de rotin qui enlacent de leurs tiges grimpantes les troncs vermoulus des vieux arbres. » Si c’est là tout ce que nous réserve la végétation tropicale dans sa pompe fastueuse, honneur à la charrue et gloire à l’aiguillon ! Le pire de tous les tyrans, c’est celui qui entrave le travail ; c’est l’anarchie, ce n’est pas le despote.

Nous avions vu dans l’île de Java ce que peuvent voir tous les voyageurs qui se rendent, par la route royale, d’Anjer à Sourabaya. Si nous nous étions dirigés vers l’est, du côté de Chéribon, nous ne fussions pas sortis des sentiers battus. M. Burger aima mieux nous faire visiter complètement la province des Preangers et nous conduire jusqu’à la lisière des forêts vierges qui couvrent encore les derniers districts de la côte méridionale. Pour réaliser ce projet, il fallut mettre tout le pays en mouvement : le régent disposa des relais sur la route de traverse qui unit la régence de Bandong à celles de Limbangan et de Soukapoura. Il prit soin d’aposter des corvées pour nous aider à franchir les pas les plus difficiles, et poussa la prévoyance jusqu’à faire étendre des nattes de bambou sur quelques points où les pluies avaient dégradé la chaussée. Sans cette précaution, il est vrai, notre voiture eût enfoncé dans l’humus javanais jusqu’au moyeu, et je doute fort qu’Hercule en personne eût réussi à nous en tirer. Les petits chevaux de Java ont moins de force que d’ardeur. Ils galopent tant que la voiture les suit. Si la voiture s’arrête, ils sont incapables de faire un pas de plus en avant. Aussi, dès qu’une rampe un peu forte se présentait devant nous, il fallait voir la profonde anxiété de notre cocher malais. Il portait la main à son turban, comme s’il eût voulu invoquer Mahomet, serrait autour de sa taille sa longue robe de soie rouge, et, rassemblant toutes ses forces, assénait à ses six coursiers, en guise d’encouragement, une volée de coups de fouet qui eût fait prendre le mors aux dents à Rossinante. Les pauvres bêtes partaient ventre à terre ; parfois elles franchissaient l’obstacle dans la chaleur de ce premier élan, mais si la montée était longue, la voiture, pour parler en marin, perdait insensiblement son aire, et l’attelage à l’instant s’arrêtait court. Déposant son fouet à ses pieds, notre Malais, dans cette inquiétante conjoncture, jetait sur les champs voisins un regard de détressa et poussait d’une voix plaintive ce mot que nous eûmes bientôt appris à répéter : sorong ! sorong ! à l’aide ! à l’aide ! Alors, s’il se trouvait à un mille à la ronde quelque paysan occupé à tracer un sillon, quelque piéton passant sur le chemin, le secours réclamé ne se faisait pas attendre. Le paysan quittait sa charrue, le piéton déposait son fardeau. À bras d’hommes, on poussait la voiture jusqu’en haut de la montée, et les chevaux recommençaient à courir de plus belle. Ce qu’il fallait éviter, c’était de s’engager dans ces mauvais pas après le coucher du soleil, car à cette heure les champs et les chemins étaient déserts. À moins qu’on n’eût la bonne fortune de rencontrer un Chinois attardé, on s’exposait à passer le reste de la nuit à mi-côte.

Dans les régences de Tjanjor et de Bandong, nous avions voyagé comme des grands seigneurs ; dans celles de Limbangan et de Soukapoura, nous voyagions comme des princes. Les notables de chaque village venaient à notre rencontre. Nous avions des escortes de lanciers et de cavaliers à grands plumets tout autour de notre voiture. Nous faisions notre entrée dans les villes au son du gamelang ou à la lueur des torches. Il y avait des fonctionnaires zélés qui nous faisaient passer sous des arceaux de bambou et qui décoraient les places publiques de guirlandes de verdure. D’autres nous offraient une collation dans un kiosque chinois au toit octogone. Lorsque nous acceptions ce repas officiel, c’était à peine si les gardes qui entouraient notre voiture voulaient souffrir que nos pieds touchassent la terre. Ils déployaient au-dessus de nos têtes le parasol du kappoula campong, et nous conduisaient jusqu’à table, abrités sous ce dais d’honneur.

C’est ainsi que nous gravîmes les pentes du Mandela-Wangi et les croupes du Gountour, fameux par ses éruptions. Vers la fin du jour, nous atteignîmes le village de Garout, chef-lieu de la régence de Limbangan. Il n’y avait point dans ce village, éloigné de la route royale, d’hôtel qui pût nous offrir les ressources que nous avions trouvées à Bandong et à Tjanjor. À défaut d’auberge, nous nous résignâmes à coucher dans un palais. Nous trouvâmes chez le régent de Garout une table servie à l’européenne, des vins fins, un billard, un péristyle aux colonnes de stuc et des lits dont la somptueuse estrade semblait faite pour des têtes couronnées plutôt que pour d’obscurs voyageurs. Le chef-lieu de la régence de Limbangan est complètement entouré d’un cercle de montagnes : le Papandajan, qui s’élève à 7,600 pieds au-dessus du niveau de la mer, le Tjikoraï et le Galoungoung, qui atteignent à peu près la même hauteur. Quand on se promène sur la place publique de Garout, on se croirait descendu au fond d’un cratère. De cette place, dont le centre est occupé par un vaste tapis de gazon, nous prenions plaisir à contempler les monts que nous avions franchis. Nous avions dépassé cette fois la région visitée par les touristes, il nous était donc permis de noter minutieusement nos sensations.

À qui n’est-il point arrivé, en ses beaux jours de naïves et crédules lectures, de se transporter par la pensée au-delà des mers, de voir apparaître, comme en un rêve, des êtres aux formes étranges, entourés de paysages aux teintes inconnues ? Je me souviendrai toujours de l’impression que fit sur moi, bien jeune encore, la vue de deux antiques tapisseries des Gobelins qui décoraient alors le salon du ministère de la marine. Le Nouveau-Monde avec ses caciques coiffés d’un diadème de plumes, ses aras à longue queue qui se balançaient sur une branche de palmier ou battaient des ailes sur l’épaule nue d’un sauvage ; l’Asie avec ses éléphans et ses tigres, avec ses parasols et ses étoffes de soie, avec ses esclaves à genoux et ses colliers de perles, entraînèrent ma vocation, jusqu’alors indécise, et donnèrent un aspirant de plus au roi Charles X. Bien des années se passèrent cependant avant que je pusse aborder ces fabuleux rivages, et, quand la fortune m’y eut conduit, j’y trouvai presque autant de désenchantemens que de surprises ; mais depuis que j’avais franchi les hauteurs embrumées du Megameudong, je commençais à retrouver insensiblement l’Asie de mes rêves, et je ne me plaignais plus d’avoir fait cinq mille lieues en pure perte. La maison du contrôleur hollandais s’élevait humble et chétive en face du palais du régent de Garout. Le contraste de ces deux demeures ne pouvait manquer de fixer notre attention. Il nous disait comment, tout en s’emparant de la réalité du pouvoir, la Hollande avait voulu en laisser aux chefs indigènes l’apparence et l’éclat extérieur. Grâce à cette fiction, un jeune homme presque imberbe encore pouvait, pour ses débuts dans l’administration coloniale, gouverner sans un seul soldat, sans un seul compagnon européen, une province séparée de Batavia par une double chaîne de montagnes et par une distance de 221 kilomètres. Le soleil cependant allait bientôt s’abaisser sous l’horizon. L’iman, du haut de la mosquée, appelait les fidèles à la prière ; les pradjou-ritz[8], le mousquet à l’épaule, montaient la garde devant le palais du régent, et un nuage de chauves-souris gigantesques couvrait le ciel, n’attendant que les premières ombres de la nuit pour s’abattre comme une troupe de harpies sur les vergers. Tout annonçait autour de nous la vigueur d’une nature exceptionnelle. Ces vampires soutenus dans l’air par deux noires membranes, ces arbres dont on eût entendu murmurer la sève, ces gradins volcaniques qui montaient jusqu’aux cieux, ce n’était pas un spectacle usé ni un paysage vulgaire. Ce fut dans l’enthousiasme de cette belle soirée que nous fîmes vœu de ne pas revenir sur nos pas tant qu’il resterait un chemin praticable pour nous conduire vers les côtes que baigne l’Océan Austral.

Le régent poussa l’urbanité jusqu’à vouloir assister au repas qu’il nous fit servir ; mais, zélé musulman, il se défendit sans affectation d’y prendre part. Nous étions au temps du carême islamite, et bien que le pouassah ne compte point, parmi les Javanais, beaucoup d’observateurs rigides, les princes.et les grands seigneurs ne voudraient pas manquer cette occasion de montrer au peuple la sainteté de leurs mœurs et la pureté de leur foi. Le régent de Garout voulut donc attendre, pour rompre le jeûne commandé par la loi de Mahomet, le moment où, sans paraître négliger ses hôtes, il pourrait se retirer dans son dalem. La physionomie intelligente de ce prince javanais semblait exprimer le regret de ne pouvoir répondre à nos questions que par l’intermédiaire d’un interprète. Le nom de la France ne pouvait d’ailleurs lui être demeuré inconnu, car des gravures représentant les principales batailles de l’empire figuraient appendues à tous les murs de son palais. Nous avons, on le voit, semé les pages de notre histoire dans le monde entier et rendu nos victoires populaires jusqu’au fond des forêts de l’extrême Orient. Il faut en féliciter et en remercier notre industrie. Voilà du moins un article d’exportation que l’Angleterre ne lui disputera pas !

Vers sept heures du soir, après avoir longuement admiré le diamant noir de Bornéo que le régent de Garout portait au doigt en guise de talisman, nous lui rendîmes enfin sa liberté. Suivi de ses nombreux serviteurs, il se dirigea vers l’aile gauche du palais, occupée tout entière par les appartenons de ses femmes, et bientôt les sons du gamelang nous apprirent que le régent venait d’entrer dans son dalem.

Le lendemain, dès la pointe du jour, nous étions à cheval. Nous devions nous élever sur les flancs du Galoungoun jusqu’à près de six mille pieds au-dessus du niveau de la mer. Un lac sulfureux, le Telaga-Bodas, remplit à cette hauteur le cratère d’un ancien volcan. Là, plus encore qu’au sommet du Megameudong, il nous sembla retrouver le climat du nord de l’Europe. Le chêne, le laurier, les ronces de nos haies, bordaient seuls le chemin que nous suivions. Quand nous arrivâmes sur les bords du lac, il fallut nous envelopper de nos manteaux. Une barque montée par un Javanais nous transporta sur le rivage opposé du cratère. Cette nappe d’eau d’un blanc laiteux sur laquelle erraient d’éternelles vapeurs, ce sol cristallisé qui criait sous nos pas, ces fissures d’où s’échappait une fumée sulfureuse, ce Garon demi-nu qui, appuyé sur sa rame, nous tendait silencieusement la main pour recevoir notre obole, tout nous rappelait involontairement les bords gémissans du Styx. Nul être humain n’habite les rives de ce lac empesté ; nul bruit n’éveille les échos de cette solitude, si ce n’est parfois le rugissement lointain du tigre au fond des bois ou le craquement des branches que le rhinocéros écarte et brise sur son passage. Après avoir chargé nos guides de longs cristaux de soufre, nous redescendîmes vers Garout. Longtemps avant d’avoir atteint le niveau de la plaine, nous avions retrouvé les plantes amies du soleil, le bambou au port gracieux, le pandanus, le palmier et le manguier au vaste ombrage. Le ciel étendait sa voûte bleue sur d’immenses jardins de café. Nous avions oublié les frimas que nous venions de traverser, et nous ne songions plus au Telaga-Bodas ; mais lorsque la nuit fut venue, lorsque j’eus reposé ma tête sur le double oreiller du régent de Garout, il me sembla revoir le lac infernal et les sites funèbres que nous avions visités le matin. Les vagues, en se brisant sur le rivage, rendaient je ne sais quel sourd gémissement ; je m’éveillai en sursaut : l’aube dorait déjà l’horizon, et les chevaux attelés à notre chaise de poste hennissaient dans la cour. Je me hâtai de m’habiller, et bientôt, avides d’émotions nouvelles, nous roulâmes sur la route de Manon-Djaya.

Dès que nous eûmes dépassé le versant septentrional du Tjikoraï, nous entrâmes dans un vaste bassin, plus étrange encore que celui que nous venions de quitter. La plaine était littéralement semée de monticules de verdure. On eût dit le royaume des taupes, si les taupes pouvaient soulever des mottes de terre presque aussi grosses que le tombeau d’Achille ou que le tumulus de Patrocle ; quelque éruption boueuse avait passé par là. Nous ne pûmes nous arrêter à étudier les causes de ce bizarre phénomène, car nous voulions atteindre, avant la fin du jour, le village de Manon-Djaya. C’est dans cette capitale naissante que réside le régent de Soukapoura, et c’est dans le palais à peine achevé de ce prince que le contrôleur de Manon-Djaya nous fit gracieusement offrir un asile.

Depuis notre départ de Garout, nous étions descendus, par une pente insensible, des hauteurs où règne l’éternel printemps des tropiques pour nous rapprocher de la zone torride. Aussi tout annonçait autour de nous une végétation plus riche et plus hâtive. L’indigofère remplaçait dans les champs le riz et la canne à sucre ; le rhamboutan déjà mûr, la mangue et la pamplemousse se montraient à profusion sur les échoppes du bazar. Des enfans venaient nous offrir pour quelques florins des cages toutes remplies des plus beaux oiseaux que nous eussions encore vus. Nous remarquâmes surtout avec étonnement une espèce de gros merle noir et jaune, le béo, qui pouvait imiter à volonté le hennissement du cheval ou le doux parler du Malais, qui n’entendait point le miaulement d’un chat ou l’aboiement d’un chien, le claquement d’un fouet ou quelque gros juron teutonique, sans essayer de contrefaire le bruit qui avait frappé son oreille. L’âme de quelque mime avait sans doute transmigré dans ce petit corps. Malheureusement ce charmant babillard est condamné à ne pas sortir de son île natale. Il est doué d’une organisation nerveuse à laquelle il doit sans doute ses talens merveilleux, et qui met incessamment son existence en péril. On le voit défaillir à la vue du sang, se pâmer au bruit du canon. Il passe de vie à trépas dans une seule contraction convulsive. Aussi délicat, mais moins intelligent que le béo, se montrait dans de longues cages de bambou le musc pygmée, gracieux diminutif du cerf, qui joue dans la poésie malaise le même rôle que la gazelle dans la poésie arabe ou persane. Ses jambes fines et déliées, qui semblent toujours à demi ployées par la peur, soutiennent un corps à peine aussi gros que celui du lièvre.

Non loin de Manon-Djaya, si nous eussions osé sonder les sombres profondeurs de la forêt, nous eussions rencontré des animaux plus terribles : le tigre royal, le buffle, le rhinocéros, la panthère et le sapi-outang, gigantesque antilope qui tient à la fois du taureau sauvage et de la gazelle. Lorsqu’un Européen veut, Nemrod intrépide, fouiller ces bois épais ou les jungles dans lesquels les bêtes fauves se réfugient pendant les ardeurs du jour, un ou deux Javanais armés de longs couteaux fauchent les herbes et abattent les lianes devant lui. Six autres Indiens, la lance en arrêt, l’environnent. Il s’avance ainsi vers l’ennemi qu’il a découvert, lui présentant de tous côtés une barrière de dards, et aussi sûrement à l’abri de ses griffes ou de ses défenses que s’il faisait feu sur lui à travers les créneaux d’une tour.

Dans les Preangers cependant, les habitans ne sont point, comme dans les provinces orientales de Java, habitués dès l’enfance à recevoir le premier bond du tigre sur la pointe de leur javeline. On y va donc rarement troubler ce monstre redoutable dans son repaire, non pas que la chasse au tigre soit moins populaire parmi les employés des Preangers que parmi ceux de Sourabaya ou de Samarang, mais parce que, suivant la naïve expression d’un chasseur, les paysans sondanais ne sont pas assez braves. Il était convenu néanmoins que nous ne quitterions point l’île de Java sans avoir eu le spectacle d’une de ces grandes chasses pour lesquelles il faut mettre sur pied tout le peuple d’une province. M. de Sérière nous avait promis ce plaisir féodal. Le jour était fixé où nous devions nous rejoindre au sein de la vaste plaine qu’on traverse pour se rendre de la régence de Bandong dans la régence voisine. Nous eussions plutôt voyagé jour et nuit que de nous exposer à manquer un pareil rendez-vous. Aussi résolûmes-nous de franchir d’un seul trait les 90 kilomètres qui séparent Manon-Djaya du chef-lieu de la régence de Soumedang.

Nous avions à gravir, pour réaliser ce projet, les crêtes escarpées dont le versant oriental s’abaisse jusqu’aux provinces de Krawang et de Chéribon. C’est peut-être la partie la plus sauvage et la plus pittoresque des Preangers. Pendant plusieurs lieues, on n’aperçoit que des pics ardus ou des gorges profondes. La route, suspendue et comme accrochée aux lianes de la montagne, surplombe à chaque pas un précipice. Toute trace de culture a disparu. Privé de travail et par conséquent de salaire, le peuple de ces misérables districts n’a plus même de haillons pour couvrir sa nudité. C’est un sol qu’on croirait frappé de la colère du ciel ; en descendant de ces plateaux stériles, il nous sembla retrouver la terre de Chanaan. La nuit étendait déjà ses ténèbres sur la campagne, et ce fut à la clarté des torches que nous fîmes notre entrée dans Soumedang. Le lendemain, nous nous dirigions dès le point du jour vers Bandong. Nous avions à peine dépassé la frontière des deux régences, que nous rencontrâmes les avant-postes de la grande armée de piqueurs qui tenait la campagne. À plusieurs lieues à la ronde, les cerfs avaient été rabattus dans la plaine. Une ligne de Javanais gardait le pied des montagnes, une autre ligne était échelonnée sur la route ; c’était un véritable parc entouré d’une muraille vivante. Au centre de la plaine, on avait élevé pour nous recevoir un pavillon improvisé que supportaient quatre piliers de bambou et auquel on parvenait par une échelle ; de là on pouvait découvrir une immense étendue de terrain et suivre sans fatigue les progrès de la chasse.

Le régent de Bandong est le prince le plus opulent de Java ; il touche annuellement sur la récolte du café une remise évaluée à plus de 300,000 francs ; il a en outre la dîme des rizières et le droit de requérir, quand bon lui semble, les services de ses administrés. Quelques années avant notre arrivée à Java, l’assistant résident avait été poignardé dans un désordre populaire. On soupçonna le régent d’avoir été l’instigateur du crime, ou du moins on l’en rendit responsable. Le gouvernement hollandais le dépouilla de ses dignités ; mais il ne lui chercha point un successeur dans une autre famille. Le fils aîné du régent dépossédé prit à l’instant sa place, pendant que le vieux prince oubliait sa chute officielle dans les doux loisirs d’une tranquille opulence. Le régent disgracié et le régent en titre étaient tous deux à cheval quand nous arrivâmes au lieu du rendez-vous. Sans le turban qui enveloppait leur front bronzé, on les eût pris pour des cavaliers numides, tant ils semblaient faire corps avec les fiers coursiers qui piaffaient sous eux. Assis sur une selle sans étriers, le klewang à la ceinture, ces deux princes javanais me faisaient oublier le régent énervé de Tjanjor. Je retrouvais de l’énergie dans leur pose, du feu dans leur regard. Tous les nobles de la régence les entouraient, prêts à lutter de vitesse et d’ardeur avec eux. Le signal est donné ; nulle meute ne mêle ses aboiemens aux cris des chasseurs ; ce sont les chevaux, race énorme de géans venue du Mecklembourg, qui battent de leurs pieds les hautes herbes et en font sortir le gibier. Dès qu’un cerf paraît, un escadron tout entier se lance à sa poursuite. On voit bondir à travers la rizière et l’animal qui fuit et les chevaux, plus ardens que des limiers, qui le pressent. Sur ce terrain fangeux, le cerf a bientôt épuisé sa vigueur. Le premier cavalier qui peut l’atteindre l’abat d’un seul coup de son klewang. Les buffles, cheminant toujours deux par deux, se mettent alors en marche : le Javanais qui les guide charge sur leur dos le cerf abattu, et d’un pas indolent ils se dirigent vers le pavillon au pied duquel on apporte à chaque instant quelque nouvelle victime. On tua trente-six cerfs ce jour-là : quatre-vingts avaient succombé un mois auparavant. Le vieux régent, quand il revint près de nous, portait l’orgueil d’un vainqueur empreint sur sa figure, non pas cet orgueil communicatif qui semble mendier des éloges, mais cette fierté morose qui s’enivre du sang versé et savoure secrètement son triomphe. Aucun coursier du Mecklembourg n’avait pu devancer son cheval arabe ; aucun klewang n’avait, plus souvent que le sien, brisé d’un seul revers les reins du cerf aux abois ; il était, sans contestation, le roi de la chasse.

Tels sont, avec les voluptés mystérieuses du dalem² les seuls plaisirs de la noblesse javanaise. Contenue par la main puissante de la Hollande, elle a dû renoncer aux luttes intérieures qui flattaient son courage ; elle retrouve dans la chasse l’image de la guerre, et s’y livre avec une ardeur que l’âge même ne suffit pas à éteindre. Un peu de danger vient d’ailleurs ennoblir ces massacres : il n’est pas rare de voir du milieu des roseaux s’élancer, au lieu d’un faon timide, un tigre qui rugit. C’était dans cette plaine même, où nous n’avions rencontré que des troupeaux d’axis, que M. de Sérière avait vu deux chefs javanais, montés sur leurs coursiers, combattre corps à corps un rhinocéros ; l’un d’eux excitait cette lourde masse à le poursuivre ; l’autre la frappait par derrière de son klewang. La lutte se prolongea pendant près d’une heure. Le monstre, à chaque coup, se retournait sur le cavalier qui l’avait frappé ; à l’instant, une nouvelle blessure appelait d’un autre côté sa fureur. Enfin un coup plus hardi l’atteignit au jarret ; il s’affaissa sur lui-même, et les cavaliers, mettant pied à terre, l’achevèrent.

Nous rentrâmes dans Bandong, suivis de trois chariots qui portaient les trophées de la journée. Ce curieux épisode couronnait dignement notre voyage. Un devoir importun nous rappelait maintenant à Batavia. Dès que nous eûmes pris congé de M. de Sérière, nous n’eûmes plus qu’une pensée, celle de franchir sans nous arrêter la distance qui nous séparait encore de la Bayonnaise. M. Burger ne cédait qu’à regret à notre impatience. Il eût voulu parcourir avec nous la résidence de Chéribon ; il eût aimé à nous faire visiter Indramayo et Samarang, à nous conduire jusqu’à Sourabaya ; il eût éprouvé, — il ne le cachait point, — un légitime orgueil à nous montrer, après les Preangers, les provinces dans lesquelles le paysan javanais doit au système de M. Van den Bosch, plus de repos à la fois et plus de bien-être ; nous ne pouvions malheureusement transiger avec les exigences impérieuses du service. Vingt jours après avoir jeté l’ancre sur la rade de Batavia, la Bayonnaise faisait voile vers le détroit de Banca pour gagner, avant la fin de la mousson de sud-est, le mouillage de Singapore.

Depuis cette époque, aucun d’entre nous n’a revu les Indes néerlandaises ; mais nos regards se sont souvent tournés vers les bords hospitaliers où l’on nous avait accueillis comme des compatriotes. Nous avons suivi les héros de Bali sur les plages de Bornéo et dans les forêts de Palembang ; nous avons applaudi à leurs nouveaux triomphes et appelé de tous nos vœux la consolidation de la domination hollandaise dans l’archipel indien. Cette domination, nous en souhaitons sincèrement le progrès, car nous espérons que les peuples de l’archipel, que les habitans de Java surtout, la trouveront constamment bienveillante et sagement progressive. Java est la perle de l’Orient ; qu’on n’oublie point que le peuple javanais est aussi le meilleur et le plus intéressant des peuples de la Malaisie. Les efforts qu’on lui a demandés ont quelquefois dépassé la mesure de ses forces. Les primes établies par M. Van den Bosch pour stimuler l’activité des employés européens et des fonctionnaires indigènes ont poussé le zèle de quelques-uns de ces agens jusqu’à la plus folle convoitise. Il faut sauver l’œuvre de l’illustre général des dangereuses conséquences de pareils excès. Le système de M. Van den Bosch n’était point seulement une machine fiscale : dans sa pensée, il devait être avant tout une école de travail pour le cultivateur indigène. Après avoir longtemps récolté le sucre et l’indigo pour le compte de l’état, le paysan javanais devra donc trouver un jour le loisir de cultiver ces denrées commerciales pour son propre compte. C’est ainsi qu’on pourra l’élever à la dignité de propriétaire et de producteur libre. Le système des cultures a déjà enrichi la métropole : il est temps de le faire servir à la grandeur coloniale de Java et au bien-être de la race malaise.


E. JURIEN DE LA GRAVIERE.

  1. Voyez la livraison du 15 février.
  2. De récens travaux hydrographiques ont signalé cependant sur cette côte des ports demeurés jusqu’ici inconnus, des ports, assure-t-on, qui pourraient recevoir au besoin des vaisseaux de ligne. Si cette découverte se confirme, un magnifique avenir est promis aux provinces méridionales ; l’île de Java en recevra un accroissement notable de prospérité, et la population javanaise, délivrée de transports dispendieux, y trouvera une augmentation sensible de bien-être.
  3. L’œuvre la plus grandiose qu’ait accomplie à Java l’administration hollandaise, c’est assurément la route militaire qui traverse l’île dans toute sa longueur, du détroit de la Sonde au détroit de Bali. Cette route ne suit pas le bord de la mer. Pour éviter les terrains marécageux qu’inonde chaque année pendant six mois la saison pluvieuse, il lui a fallu gravir les pentes escarpées des montagnes. Elle se développe ainsi à travers les cols les plus élevés, au milieu des ravins et des précipices, sur un parcours de 1,300 kilomètres. De nombreux rameaux viennent s’embrancher sur cette voie centrale. Les uns se dirigent de Samarang vers les états des princes indigènes : les autres relient les parties les plus reculées des provinces aux ports de la côte septentrionale. L’Inde anglaise possède d’excellentes routes ; mais Java et la Nouvelle-Galles du Sud sont, si je ne me trompe, les seules colonies où l’on puisse voyager en poste. Sur les routes royales, le gouvernement hollandais entretient des relais de chevaux disposés de six en six milles. Entre Batavia et Buitenzorg, chaque station est pourvue de six attelages, de deux seulement dans le reste de l’île. Des buffles remplacent les chevaux sur les points où la chaise de poste doit rencontrer des pentes trop rapides, et des hommes se tiennent prêts à attacher une corde à la voiture pour en modérer la vitesse dans les descentes. C’est ainsi que les lettres, qui partent de Batavia deux fois par semaine, peuvent être transportées à Banjouwangie, le point le plus oriental de l’île, en sept fois vingt-quatre heures.
  4. Le nom du cocotier en malais.
  5. Espèce de palmier dont la sève fournit le seul sucre que consomment les Javanais.
  6. M. Burger doutait que l’on parvint jamais à obtenir du thé de qualité supérieure sous les tropiques. Il croyait que les Anglais, occupés de semblables essais dans l’Inde, n’y réussiraient pas mieux que les Hollandais n’avaient réussi à Java ; mais une opinion qu’il m’a souvent exprimée et que je crois fondée, c’est que la culture du thé conviendrait merveilleusement au sol et au climat de l’Algérie. Resterait à savoir si les frais de main-d’œuvre permettraient à ce thé exotique de supporter la concurrence du thé de la Chine.
  7. On peut même affirmer déjà que ce sont moins les intérêts de notre industrie que ceux de notre navigation qu’il s’agit de préserver à Java d’une concurrence fâcheuse. Nous avons pu voir plus d’une fois, pendant nom séjour dans les Indes, des cargaisons presque entièrement composées de produits français qui avaient emprunté, pour y arriver à moins de frais, le pavillon des États-Unis ou celui de la Hollande. C’est ainsi qu’un navire de Rotterdam, le Wilhem, appartenant à un armateur hollandais, M. van Hohoken, apporta dans le port franc de Macassar, au mois de juillet 1849, une cargaison presque exclusivement achetés à Bordeaux, — provisions de bouche, vins lins et vins ordinaires. — Ce même navire emporta de Macassar, comme cargaison de retour, plus de 100 tonneaux de nacre et d’écaille de tortue qui auront été, en grande partie, achetés en Hollande par l’industrie française. Avant de souhaiter pour la France des relations plus actives avec l’archipel indien, il faudrait, s’il était possible, lui créer avec ces lointains parages des relations plus directes.
  8. Milice indigène destinée au service des provinces de l’intérieur.