L’Empire chinois/Volume 1 - Chapitre II

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Gaume (Tome Ip. 42-86).
Volume I


CHAPITRE II


Entretien avec le préfet du Jardin de fleurs. — Logement dans le tribunal d’un juge de paix. — Invitation à dîner avec les deux préfets de la ville. — Conversation avec ces deux hauts fonctionnaires. — On nous assigne deux mandarins d’honneur pour charmer nos loisirs. — Jugement solennel par-devant tous les tribunaux réunis. — Divers incidents de ce jugement. — Rapport adressé à l’empereur à notre sujet, et réponse de l’empereur. — Êdits impériaux en faveur des chrétiens obtenus par l’ambassade française en Chine. — Insuffisance de ces édits. — Comparution devant le vice-roi. — Portrait de ce personnage. — Dépêche du vice-roi à l’empereur. — Entretien avec le vice-roi.


La capitale de la province du Sse-tchouen est divisée en trois préfectures chargées de la police et de l’administration de la ville tout entière. Chaque préfet a un palais-tribunal où il juge les affaires de son ressort : c’est là qu’il habite avec sa famille, ses conseillers, ses scribes, ses satellites et son nombreux domestique. Le tribunal préfectoral où nous fûmes introduits se nommait Hoa-yuen, c’est-à-dire Jardin de fleurs. Ce fut donc au préfet du Jardin de fleurs que nous eûmes tout d’abord affaire. Ce mandarin était un homme d’une quarantaine d’années, court, large et tout rond d’embonpoint. Sa figure ressemblait à une grosse boule de chair, où le nez était enseveli et les yeux éclipsés ; on remarquait tout au plus deux petites fentes obliques par où notre Chinois nous regardait. Quand il entra dans la salle où nous faisions antichambre, il nous trouva occupés à lire des sentences mantchoues dont les murs étaient décorés. Il nous demanda, avec beaucoup d’affabilité, si nous comprenions cette langue. — Nous l’avons un peu étudiée, lui répondîmes-nous ; et nous essayâmes en même temps de lui traduire en chinois le distique mantchou que nous avions devant nous ; il signifiait :

« Si vous êtes dans la solitude, ayez soin de méditer sur vos propres défauts.

Si vous conversez avec les hommes, gardez-vous de parler des fautes du prochain. »

Le préfet du Jardin de fleurs était Tartare-Mantchou. Il fut d’abord étonné, puis extrêmement flatté que nous sussions la langue de son pays, langue des conquérants de la Chine, de la famille impériale ; ses longs petits yeux s’écarquillèrent de joie et de bonheur. Il nous fit asseoir sur une espèce de divan de satin rouge, et nous causâmes. La conversation n’eut aucun rapport à nos affaires. Nous parlâmes de littérature et de géographie, du vent et de la neige, des contrées barbares et des pays civilisés. Il nous demanda des détails sur notre manière de voyager depuis Ta-tsien-lou ; s’il était vrai que, jusqu’à Kioung-tcheou, on nous avait fait loger dans les hôtelleries publiques, etc. Après avoir fortement invectivé contre le mandarin musulman qui avait gouverné l’escorte, il nous annonça qu’il allait nous faire conduire à la maison désignée pour notre résidence.

Nous ne trouvâmes plus à la porte de la préfecture du Jardin de fleurs nos palanquins de voyage ; ils avaient été remplacés par d’autres plus commodes et plus élégants. Notre petit état-major avait aussi été changé. Le logement qu’on nous avait assigné étant très-éloigné, il nous fallut parcourir, pour y arriver, les principaux quartiers de la ville. On nous introduisit enfin dans un tribunal de second ordre, où résidait un mandarin dont les attributions sont à peu près analogues à celles d’un juge de paix. Plus tard nous aurons occasion de parler plus au long de ce magistrat et de sa famille. Après avoir échangé quelques paroles de politesse avec le maître du lieu, nous fûmes installés dans nos appartements, qui se composaient, pour chacun, d’une chambre convenablement meublée et d’un salon de réception. Du reste, le tribunal tout entier fut mis à notre disposition, avec ses cours, ses jardins et un charmant belvédère qui dominait la ville, et d’où la vue s’étendait jusque dans la campagne.

La nuit était clause depuis longtemps ; tout le monde se retira, et nous pûmes enfin nous trouver seuls et méditer un peu en paix sur la singularité de notre position. Quel drame que notre existence depuis deux ans ! Notre paisible départ de la vallée des Eaux noires avec Samdadchiemba, nos chameaux et notre tente bleue[1] ; nos campements et notre vie patriarcale à travers les pâturages de la Tartarie ; le fameux monastère Jamaïque de Kounboum et nos longues relations avec les religieux bouddhistes ; la grande caravane thibétaine ; les horreurs et les péripéties de cette épouvantable route dans les déserts de la haute Asie ; notre séjour à Lha-ssa ; nos rapports à la fois pénibles et consolants avec l’ambassadeur chinois et le régent du Thibet, enfin notre expulsion de Lha-ssa et ces trois mois affreux pendant lesquels nous fûmes tous les jours condamnés à escalader des montagnes parmi la neige, les glaces et les précipices…… : tous ces événements, tous ces souvenirs, encombraient notre tête et s’y entassaient pêle-mêle. Il y avait de quoi en devenir fou ! Et cependant tout n’était pas encore fini : actuellement nous étions entre les mains des Chinois, seuls, sans amis, sans protection, sans secours. Nous nous trompons ; nous avions Dieu pour ami et pour protecteur. Il est des positions dans la vie où, lorsque la confiance en Dieu s’en va du cœur de l’homme, il ne peut plus y avoir de place que pour le désespoir ; mais, lorsqu’on prend le Seigneur pour appui, on se trouve doué d’un courage incomparable. Dieu, nous disions-nous, a évidemment fait des miracles pour nous sauver la vie dans la Tartarie et le Thibet ; il est bien probable que ce n’est pas pour qu’un Chinois quelconque puisse en disposer à sa fantaisie…… Et là-dessus nous conclûmes qu’il y avait lieu à nous tenir parfaitement tranquilles et à laisser aller nos petites affaires suivant le bon plaisir de la Providence. La nuit était très-avancée ; nous fîmes notre prière, qui, à la rigueur, pouvait être celle du matin, et nous nous couchâmes en paix.

Le lendemain, on nous remit, de la part du préfet du Jardin de fleurs, une longue et large feuille de papier rouge ; c’était une invitation à dîner pour le jour même. Quand l’heure fut venue, nous montâmes en palanquin et nous partîmes. Les tribunaux des mandarins n’ont ordinairement rien de remarquable au point de vue architectural ; l’édifice est toujours très-bas et ne s’élève jamais au-dessus du rez-de-chaussée ; la toiture, chargée d’ornements et de petits pavillons, indique seule que c’est un monument public. Il est toujours entouré d’un grand mur de clôture, presque aussi élevé que l’édifice principal. A l’intérieur, on ne voit que de vastes cours, de grandes salles, et quelquefois des jardins qui ne sont pas dépourvus d’agrément. La seule chose qui présente un certain caractère de grandeur, c’est la série de quatre ou cinq portails placés dans la même direction, et qui séparent les diverses cours. Ces portails sont ornés de grandes figures historiques ou mythologiques, grossièrement peintes, mais toujours avec des couleurs éclatantes. Quand toutes les portes s’ouvrent successivement, à deux battants et à grand fracas, l’imagination des Chinois doit être vivement frappée ; car à l’extrémité de cette espèce de corridor grandiose se trouve la salle où le magistrat distribue ou plutôt vend la justice au peuple. Sur une estrade un peu élevée est une grande table recouverte d’un tapis rouge ; des deux côtés de la salle, on voit des armes de toute espèce et des instruments de supplice appendus aux murs. Le mandarin a son siège derrière la table ; les scribes, les conseillers et les officiers subalternes du tribunal se tiennent debout autour de lui. Le bas de l’estrade est la place réservée au public, aux accusés et aux satellites chargés de torturer les malheureuses victimes de la justice chinoise. Les appartements particuliers du mandarin et de sa famille se trouvent derrière cette salle d’audience.

Souvent le tribunal sert en même temps de prison ; les loges des condamnés sont ordinairement placées dans la première cour. Quand nous entrâmes au palais du préfet, nous remarquâmes une foule de ces malheureux, à la face livide, et dont les membres décharnés étaient à moitié recouverts de quelques lambeaux de haillons. Ils étaient accroupis au soleil ; les uns avaient sur les épaules une énorme cangue, d’autres étaient chargés de chaînes ou portaient aux pieds et aux mains de lourdes entraves.

Le préfet du Jardin de fleurs ne se fit pas attendre. Aussitôt que nous fûmes arrivés, il se présenta et nous introduisit dans la salle à manger, où nous trouvâmes un quatrième convive. C’était le préfet du troisième district de la ville. Un coup d’œil nous suffit pour reconnaître en lui le type chinois. Il était de taille moyenne et d’un assez joli embonpoint. Sa figure, plus fine, plus distinguée que celle de son confrère tartare-mantchou, avait cependant moins d’intelligence et de pénétration. Ses yeux étaient suspects, ils témoignaient encore plus de méchanceté que de malice. Nous nous assîmes à une table carrée, missionnaire contre missionnaire et préfet contre préfet. Selon la pratique chinoise, le dîner commença par le dessert. Nous nous amusâmes longtemps avec des fruits, des confitures et des sucreries, pendant que nos échansons ne discontinuaient pas de remplir nos petits verres de vin chaud[2]. La conversation avait la prétention d’être insignifiante ; mais nous ne tardâmes pas à nous apercevoir que nos deux magistrats voulaient nous scruter et nous faire subir un interrogatoire, en quelque sorte à notre insu. Ce n’était pas chose aisée ; comme nous avions été invités à un dîner, nous entendions dîner paisiblement et gaiement même, s’il y avait possibilité. Nous eûmes donc la malicieuse obstination de ne jamais nous placer sur le terrain où ils nous poussaient le plus adroitement du monde. Quand ils croyaient nous saisir, nous leur échappions brusquement en leur demandant si la récolte du riz avait été bonne, ou combien de dynasties comptait la monarchie chinoise. Ce qui les rendait surtout malheureux, c’est qu’il nous échappait quelquefois de parler français entre nous. Alors ils nous regardaient et se regardaient eux-mêmes avec anxiété, comme s’ils eussent voulu saisir des yeux ce qu’ils ne comprenaient pas par les oreilles. Nous arrivâmes ainsi d’une manière très-amusante à la fin du dîner, qui se termina, comme de raison, par le potage, puisqu’il avait commencé par le dessert.

Nous nous levâmes de table ; chacun prit sa pipe, et on servit le thé. Le préfet mantchou nous quitta un instant et revint bientôt, portant sous le bras un livre européen et un paquet. Il nous remit le livre en nous demandant si nous connaissions cela. C’était un vieux bréviaire. — Voilà un livre chrétien, lui dîmes-nous, un formulaire de prières ; comment se trouve-t-il ici ? — J’ai beaucoup d’amis parmi les chrétiens, l’un d’eux m’en a fait cadeau. Nous le regardâmes en souriant, car c’était plus poli que de lui dire : Vous mentez. — Voici encore, ajouta-t-il, ce qui m’a été donné, et il découvrit un beau crucifix enveloppé d’un vieux chiffon de soie. Les deux préfets durent s’apercevoir que nous fûmes subitement saisis d’émotion à la vue de ces objets qui étaient pour nous de vénérables reliques. En feuilletant le bréviaire, nous avions lu sur la première page le nom de Monseigneur Dufraisse, évêque de Tabraca, vicaire apostolique de la province du Sse-tchouen. Ce saint et courageux évêque avait été martyrisé en 1815, dans la ville de Tching-tou-fou ; peut-être avait-il était jugé et torturé dans le tribunal même où nous étions. — Ces objets, dîmes-nous aux mandarins, ont appartenu à un chef de la religion chrétienne, à un Français que vous avez mis à mort ici, dans cette ville, il y a trente ans. Cet homme était un saint, et vous l’avez tué comme un malfaiteur. Nos mandarins parurent étonnés et interdits de nous entendre parler de cet événement déjà ancien. Après un moment de silence, l’un d’eux nous demanda qui avait pu nous tromper de la sorte et nous raconter une fable si extraordinaire. — Probablement, ajouta-t-il en riant et sur le ton de l’insouciance, probablement on a voulu plaisanter. — Non, non, il n’y a certes pas lieu à plaisanterie ! Ce grand acte d’iniquité a été commis comme nous te le disons ; ne rions pas de cela ; toutes les nations de l’Occident savent que vous avez torturé et étranglé un grand nombre de missionnaires chrétiens. Il y a quelques années seulement, n’avez-vous pas mis à mort un autre Français, un de nos frères, à Ou-tchang-fou[3] ? — Les deux représentants de la justice chinoise se récrièrent, frappèrent du pied et soutinrent avec une inexprimable impudence que tous nos renseignements étaient creux et vains. Ce n’était pas le moment d’insister ; nous priâmes seulement le préfet du Jardin de fleurs de nous faire cadeau du bréviaire et du crucifix de Monseigneur Dufraisse ; nos instances et nos supplications furent sans succès. Ce singulier personnage essaya de nous faire croire qu’il tenait ces objets d’un chrétien, son ami intime, et qu’il lui serait impossible de s’en dessaisir sans blesser le rituel de l’honneur et de l’amitié. Là-dessus, il se mit à nous parler des nombreux chrétiens de la province et de la capitale du Sse-tchouen, et nous donna à leur sujet d’intéressants détails.

Les mandarins chinois n’ignorent nullement le mouvement et le progrès du christianisme dans leur pays ; ils connaissent très-bien les localités où il y a des néophytes ; la présence même des nombreux missionnaires européens dans les diverses provinces de l’empire n’est pas un mystère pour eux. Nous pensions bien que les chrétiens, malgré leurs précautions à se cacher, ne pouvaient jamais réussir à déjouer complètement la surveillance de la police et des tribunaux. Nous savions qu’ils étaient connus ; qu’on n’ignorait pas les lieux et les heures de leurs réunions ; qu’on pouvait même assez facilement soupçonner parmi eux la présence des Européens ; mais nous étions bien éloignés de croire que la plupart des mandarins étaient au courant de toutes leurs affaires. A Lha-ssa, l’ambassadeur Ki-chan nous avait déjà annoncé que, dans la province du Sse-tchouen, nous rencontrerions beaucoup de chrétiens ; il nous signala même les endroits où ils étaient en plus grand nombre. Pendant qu’il était vice-roi de la province, il était instruit de tout ; il savait que les alentours de son palais étaient presque entièrement habités par des chrétiens, et de chez lui il entendait le chant des prières, quand on se réunissait aux jours de fête. — Je sais même, ajouta-t-il, que le chef de tous les chrétiens de la province est un Français nommé Ma[4] ; je connais la maison où il réside ; tous les ans il envoie des courriers à Canton chercher de l’argent et des marchandises ; à une certaine époque de l’année, il fait la visite de tous les districts où il y a des chrétiens. Je ne l’ai pas tracassé, parce que je me suis assuré que c’est un homme vertueux et charitable… Il est évident que, si on voulait s’emparer, en Chine, de tous les chrétiens et de tous les missionnaires, la chose ne serait peut-être pas très-difficile ; mais les mandarins se garderaient bien d’en venir là, parce qu’ils se trouveraient surchargés d’affaires qui, en définitive, ne leur rapporteraient aucun profit ; ils seraient même grandement exposés à être dégradés et envoyés en exil. Les grands tribunaux de Péking et l’empereur ne manqueraient pas de les accuser de négligence, et de leur demander comment ils ont été jusqu’à ce jour sans savoir ce qui se passait dans leur mandarinat, et sans faire exécuter les lois de l’empire. Ainsi l’intérêt personnel des magistrats est souvent pour les chrétiens une garantie de paix et de tranquillité.

L’heure étant venue pour le préfet du Jardin de fleurs de donner audience à ses administrés, nous prîmes congé de lui. Ce bonhomme de Tartare-Mantchou avait eu l’amabilité de nous régaler d’un excellent dîner. Nous lui en fûmes très-reconnaissants ; mais notre gratitude n’alla pas jusqu’à lui donner les renseignements qu’il espérait obtenir de nous. Après nous être adressé mutuellement un nombre infini de salutations et avoir épuisé toutes les formules de la civilité chinoise, nous retournâmes chez nous.

Pendant notre absence, le juge de paix nous avait organisé notre maison par ordre du vice-roi. On nous avait alloué deux jeunes gens adroits et bien élevés pour valets de chambre, et puis deux mandarins inférieurs, à globule de cuivre doré, chargés de nous tenir compagnie, de dissiper nos ennuis, et surtout de nous rendre la vie douce et agréable par les charmes de leur conversation. L’un d’eux, bredouillant d’une force prodigieuse, était, quoique jeune encore, presque décrépit par un usage immodéré de l’opium. L’autre, naturellement vieux, sans dents et presque aveugle, toussait perpétuellement ou poussait de gros soupirs, sans doute sur sa jeunesse, qu’il avait vue se faner comme une fleur. Le premier n’était occupé du matin au soir que de sa pipe et de sa petite lampe à opium. Le second, accroupi dans sa chambre, passait tout son temps à éplucher des graines de melon d’eau avec ses longs ongles, qui donnaient à ses mains desséchées la tournure de deux pattes de vieux singe. Il absorbait journellement une quantité prodigieuse de ces graines qu’il arrosait sans cesse d’abondantes rasades de thé ; il prétendait qu’une telle alimentation était ce qu’il y avait de mieux pour la délicatesse de son tempérament. On conçoit que les talents de société de nos deux compagnons n’avaient rien de bien attrayant pour nous ; ils ne pouvaient, tout au plus, que nous faire regretter les mœurs un peu bourrues et sauvages des Tartares. Heureusement que nous recevions de temps en temps quelques visiteurs de distinction, dont les fines et élégantes manières nous rappelaient que nous étions dans la capitale de la province la plus civilisée, peut-être, du Céleste Empire.

Quatre jours après notre arrivée à Tching-tou-fou, on nous signifia, de grand matin, que, le dossier de notre procès étant suffisamment étudié, on allait procéder à notre jugement. Cette nouvelle, on peut bien le penser, était pour nous toute palpitante d’intérêt. Un jugement en Chine, et par ordre de l’empereur, ce n’était pas une bagatelle. Plusieurs de nos heureux devanciers n’étaient entrés dans les tribunaux que pour y être torturés, et n’en étaient sortis que pour aller glorieusement à la mort. Cette journée allait donc être décisive et trancher toutes nos incertitudes sur notre avenir, depuis si longtemps enveloppé de ténèbres. Notre position n’était pas tout à fait semblable à celle de la plupart des missionnaires qui ont eu à comparaître devant les mandarins. Nous n’avions pas été arrêtés sur le territoire chinois, aucun chrétien de la province n’avait jamais eu de relations avec nous, personne ne se trouvait impliqué dans nos affaires, et nous étions sûrs qu’à cause de nous personne ne serait compromis. Samdadchiemba était le seul complice de nos fatigues, de nos privations et de notre bonne volonté pour la gloire de Dieu et le salut des hommes. Notre cher néophyte n’était plus avec nous ; il se trouvait dans son pays, à l’abri de tout danger. On n’avait donc à s’occuper que de nous seuls ; le gouvernement chinois n’avait que nos deux têtes sur lesquelles il pût frapper. La question se trouvait ainsi très peu compliquée. En cette situation tout exceptionnelle, nous pouvions, Dieu aidant, nous présenter devant nos juges avec une grande sérénité d’esprit et de cœur.

L’administration générale de chaque province est confiée à deux sse ou commissaires, qui ont leurs tribunaux dans la capitale : ce sont les plus importants après celui du vice-roi. Nous fûmes conduits au prétoire du premier commissaire provincial, qui porte le titre de Pou-tching-sse. Son collègue, Ngan-tcha-sse (scrutateur des délits), espèce de procureur général, devait s’y trouver réuni avec les principaux mandarins de la ville ; car, nous avait-il été dit, le jugement devait être solennel et extraordinaire.

Une foule immense attendait aux environs du tribunal. Parmi cette cohue populaire, avide de voir les deux diables des mers occidentales (Yan-koui-dze), nous remarquâmes quelques figures sympathiques et qui semblaient nous dire : Vous voilà plongés dans une grande détresse, et nous ne pouvons rien faire pour vous… L’abattement de ces pauvres chrétiens nous faisait mal ; nous eussions voulu faire pénétrer dans leur âme un peu de ce calme et de cette paix dont nous étions remplis… Des soldats armés de bambous et de rotins écartèrent la foule, le grand portail s’ouvrit, et nous entrâmes. Nous fûmes placés dans une petite salle d’attente, en la compagnie des deux aimables compagnons qu’on nous avait donnés chez le juge de paix. De là, nous pouvions nous amuser à contempler le mouvement et l’agitation qui régnaient dans le tribunal. Les mandarins qui devaient prendre part à la cérémonie arrivaient successivement en grand costume et suivis de leur état-major, qui avait toutes les allures d’une bande d’assassins et de voleurs. On voyait courir de côté et d’autre les satellites, affublés de longues robes rouges et coiffés de hideux chapeaux pointus, en feutre noir ou en fil de fer, et surmontés de longues plumes de faisan. Ils étaient armés de vieux sabres ébréchés, de chaînes, de tenailles, de crampons et de divers instruments de supplice, dont il nous serait impossible de préciser les formes bizarres et affreuses. Les mandarins se réunissaient par petits groupes et causaient entre eux avec de grands éclats de rire ; les officiers subalternes, les scribes, les satellites, les bourreaux, allaient et venaient en courant pour se donner de l’importance ; tout le monde avait l’air de se promettre une séance très-curieuse et assaisonnée d’émotions inusitées.

Toute cette agitation, tous ces préparatifs interminables avaient quelque chose d’outré et d’extravagant. Évidemment on cherchait à nous faire peur. Enfin, tout le monde disparut, et un grand silence succéda à ce long tumulte. Un instant après, un cri affreux, poussé par un grand nombre de voix, se fit entendre dans la salle d’audience ; il se renouvela trois fois, et nos compagnons nous dirent que les juges faisaient leur entrée solennelle et s’installaient sur leurs sièges. Deux officiers décorés du globule de cristal se présentèrent dans notre petite salle d’attente, et nous firent signe de les suivre. Ils se placèrent entre nous deux ; nos compagnons se mirent derrière nous, et les deux accusés s’en allèrent ainsi au jugement.

Une grande porte s’ouvrit et laissa voir tout d’un coup les nombreux personnages de cette représentation chinoise. Douze marches en pierre conduisaient à la vaste enceinte où étaient les juges. Sur les deux côtés de cet escalier étaient échelonnés les bourreaux en robe rouge ; quand les accusés passèrent tranquillement au milieu de leurs rangs : Tremblez ! tremblez ! crièrent-ils tous ensemble, d’une voix stridente, et en même temps ils agitèrent leurs instruments de supplice, qui firent entendre un horrible cliquetis. On nous fit arrêter au milieu de la salle, et alors huit espèces de greffiers prononcèrent en chantant la formule d’usage : Accusés, à genoux !… Les accusés demeurèrent graves et immobiles… Une seconde sommation fut faite ; mais toujours même attitude de la part des accusés. Les deux officiers à globule de cristal, qui étaient toujours à côté de nous, crurent devoir venir à notre secours et nous tirer par le bras pour nous aider à fléchir le genou. Un regard un peu solennel et quelques paroles bien accentuées suffirent pour leur faire lâcher prise. Ils jugèrent même convenable de s’écarter un peu de nous et de se tenir à une distance respectueuse. Chaque empire, dîmes-nous aux juges, a ses mœurs et ses habitudes. Quand nous avons comparu à Lha-ssa devant l’ambassadeur Ki-chan, nous sommes restés debout, et Ki-chan a trouvé que nous faisions une chose raisonnable en suivant les usages de notre pays. Nous attendions une réponse du président ; mais il demeura impassible. Les autres juges se contentèrent de se regarder et de se parler par grimaces.

Le tribunal avait été organisé et décoré à dessein de nous donner une haute idée de la majesté de l’empire : les murs étaient garnis de belles tentures rouges, sur lesquelles tranchaient des sentences écrites en gros caractères noirs ; des lanternes gigantesques, et aux couleurs éclatantes, étaient suspendues au plafond ; derrière les siéges des juges, on voyait tous les insignes de leur dignité, portés par des officiers vêtus de riches habits de soie. La salle était entourée d’un grand nombre de soldats, en uniforme et sous les armes. Un public d’élite était placé dans les couloirs latéraux ; il est probable que les places avaient été accordées à la faveur et à la protection.

Le Pou-tching-sse, ou premier commissaire provincial, occupait le siège de président. C’était un homme d’une cinquantaine d’années : lèvres épaisses et violettes ; joues pantelantes ; teint blanc sale ; nez carré ; oreilles plates, longues et luisantes ; front profondément sillonné de rides ; yeux probablement petits et un peu rouges, mais cachés derrière de rondes et grandes lunettes, retenues à la sommité des oreilles par un petit cordon noir. Son costume était superbe ; sur sa poitrine brillait un large écusson, où était représenté en broderie d’or et d’argent un dragon impérial ; un globule en corail rouge, décoration des mandarins de première classe, surmontait son bonnet officiel, et un long chapelet parfumé, et orné de médaillons, était suspendu à son cou. Les autres juges étaient à peu près costumés de la même façon. Ils avaient tous également des figures plus ou moins chinoises ; mais aucune n’était comparable à celle du président ; ses lunettes grandioses, surtout, produisaient sur nous un effet étonnant, et bien opposé, sans doute, à celui qu’il se proposait. On voyait que cet homme cherchait à nous frapper par une immense dignité. Il n’avait rien répondu à notre observation quand nous avions refusé de nous mettre à genoux, il n’avait pas même fait un léger mouvement. Depuis que nous étions entrés, toujours même attitude et même silence, on eût dit une statue. Cette position un peu burlesque dura assez longtemps, et nous permit d’étudier, tout à notre aise, la société singulière au milieu de laquelle nous nous trouvions ; cela devenait si plaisant, que nous nous mîmes à causer, entre nous, en français, mais à voix basse. Nous nous communiquions nos petites impressions du moment, qui eussent bientôt fini par nous faire perdre notre gravité pour peu que cela se fût encore prolongé.

Enfin le président se décida à rompre son majestueux silence ; il fit entendre sa voix nasillarde et glapissante et nous demanda de quel pays nous étions. — Nous sommes des hommes de l’empire français. — Pourquoi avez-vous quitté votre noble patrie pour venir dans le royaume du Milieu ? — Pour prêcher aux hommes de votre illustre empire la doctrine du Seigneur du ciel. — J’ai entendu dire que cette doctrine était très-relevée. — C’est vrai ; mais les hommes de votre nation célèbre sont doués d’intelligence, et avec une application soutenue, ils peuvent parvenir à l’acquisition de cette doctrine. — Vous parlez le langage de Péking ; où l’avez-vous appris ? — Dans le nord de l’empire ; c’est là qu’on trouve la meilleure prononciation. — C’est vrai ; mais où, dans le nord ? qui a été votre maître ? — Tout le monde ; nous apprenions tantôt ici et tantôt là, en parlant et en entendant parler.

Après ces quelques interrogations, le président appela un greffier, et se fit apporter une petite caisse soigneusement enveloppée de peau, et scellée, en plusieurs endroits, avec de grands cachets rouges. On l’ouvrit devant nous avec beaucoup de solennité, et on nous montra les objets qu’elle contenait. Nous nous souvînmes alors qu’à Lha-ssa, l’ambassadeur Ki-chan, en faisant la visite de nos malles, avait voulu garder quelques objets comme pièces justificatives. Nous lui avions donné quelques lettres et plusieurs cahiers manuscrits renfermant des traductions de livres tartares et chinois. Le président nous demanda, en étalant ces paperasses sous nos yeux, s’il n’y manquait rien ; et, afin qu’il nous fût plus facile de faire une vérification exacte, il nous donna une liste de tous les objets, faite au tribunal de Lha-ssa, et signée de Ki-chan et de nous. Rien n’ayant été égaré, on nous fit faire et signer une attestation en français et en chinois. Nous ne pûmes qu’admirer l’exactitude et la régularité avec lesquelles tout cela se fit.

Pendant que le président nous interrogeait avec beaucoup de bonhomie, et même avec une certaine affabilité, nous avions remarqué son assesseur de droite, le Ngan-tcha-sse, ou juge d’instruction, vieillard maigre, ridé, et à mine de fouine, qui se trémoussait, marmottait sans cesse entre ses dents, et paraissait dépité de la tournure des débats. Après l’inspection de la petite caisse, le président reprit son attitude immobile et silencieuse, et notre malin scrutateur des délits eut la parole. Il en usa largement ; il se mit à discourir avec volubilité et emportement sur la majesté du Céleste Empire fit l’inviolabilité de son territoire ; il nous reprocha notre audace, notre vagabondage dans les provinces et chez les peuples tributaires, puis il entassa les unes sur les autres une série de questions qui témoignaient de son ardent désir de savoir bien nettement tout ce qui nous concernait. Il nous demanda qui nous avait introduits dans l’empire ; chez qui nous avions logé ; avec qui nous avions eu des relations ; s’il y avait beaucoup de missionnaires européens en Chine, et où était le lieu de leur résidence ; quelles étaient nos ressources pour vivre ; enfin, il nous adressa une foule de questions qui nous semblèrent toutes très-impertinentes. Le ton et les manières du juge d’instruction ne nous parurent pas, non plus, conformes à la politesse et aux rites. Évidemment, il fallait donner une leçon à cet homme-là, et modérer son intempérance. Pendant qu’il pérorait et que son réquisitoire débordait de toute part, nous l’avions écouté avec beaucoup de calme et de patience. Quand il eut fini, nous lui dîmes : Nous autres hommes de l’Occident, nous aimons à traiter les affaires avec méthode et de sang-froid. Votre langage ayant été diffus et violent, il nous a été difficile d’en saisir le sens. Veuillez recommencer et nous exposer vos pensées clairement et paisiblement. Ces paroles, prononcées avec lenteur et gravité, eurent tout le succès désiré ; des chuchotements, accompagnés de malicieux sourires, circulèrent dans l’assemblée, et les juges regardèrent d’un œil goguenard le scrutateur des délits. Celui-ci fut complètement désarçonné ; il voulut reprendre la parole ; mais ses idées étaient tellement embrouillées, qu’il ne savait plus guère ce qu’il disait. — Tenez, dîmes-nous alors au président, nous n’apercevons que désordre et confusion dans les discours du scrutateur des délits, nous ne pouvons lui répondre ; veuillez continuer vous-même l’interrogatoire, cela sera mieux. Nous autres hommes de l’Occident, nous aimons dans le langage la dignité et la précision. Ces paroles chatouillèrent amoureusement la vanité du digne président ; il nous rendit avec usure nos cajoleries, et nous demanda, enfin, qui nous avait introduits dans l’empire, et chez qui nous avions logé. — Nous avons le cœur attristé, répondîmes-nous, de ne pouvoir vous satisfaire sur ce point. Il est des questions sur lesquelles il nous est absolument impossible de répondre ; nous vous parlerons de nous tant que vous voudrez ; mais de ceux qui ont eu des relations avec nous, jamais un mot. Notre résolution est prise à cet égard depuis longtemps, et il n’est pas de puissance humaine capable de nous y faire manquer. — Il faut répondre ! s’écria le scrutateur des délits, en trépignant et en gesticulant, il faut répondre ! comment, sans cela, la vérité se trouverait-elle dans l’enquête ? — Le président nous a interrogés d’une manière pleine d’autorité et de noblesse, et nous lui avons répondu avec ingénuité et franchise. Quant à vous, scrutateur des délits, il a déjà été dit que nous ne savions pas vous comprendre.

L’assesseur de gauche coupa court à cet incident en nous donnant à examiner une large feuille de papier : c’était un alphabet de nos lettres européennes grossièrement dessinées. Probablement on avait eu cela dans le pillage de quelque établissement chrétien où l’on élève les jeunes Chinois pour l’état ecclésiastique. — Connaissez-vous cela ? nous dit l’assesseur de gauche. — Oui, ce sont les vingt-quatre signes radicaux d’où naissent tous les mots de notre langue. — Pouvez-vous les lire et nous en faire connaître les sons ?… L’un de nous eut l’extrême complaisance de réciter solennellement l’A b c. Pendant ce temps, tous les juges s’empressèrent de retirer de leurs bottes, car les bottes, en Chine, servent souvent de poche, un exemplaire de l’alphabet, où chaque lettre européenne avait sa prononciation exprimée, tant bien que mal, avec des caractères chinois. Il paraît que l’incident avait été concerté et préparé à l’avance. Chaque juge avait la figure collée sur son papier, et se promettait bien, sans doute, de faire en ce jour les découvertes les plus curieuses sur les langues de l’Europe. L’assesseur de gauche, tenant les yeux et l’index de la main droite fixés sur la première lettre, s’adressant à l’accusé qui venait de dire l’A b c, le pria de reprendre lentement la récitation et de s’arrêter un peu sur chaque lettre. Celui-ci fit quatre pas en avant, et tendit très-gracieusement au juge philologue son exemplaire de l’alphabet en lui disant : — J’avais pensé que nous étions venus ici pour subir un jugement, et voilà maintenant que nous sommes des maîtres d’école, et que vous êtes devenus nos disciples… Des rires inextinguibles éclatèrent dans l’assemblée ; les juges eux-mêmes y prirent part, sans en excepter, ni le grave et solennel président, ni le rétif scrutateur des délits. Ainsi se termina la leçon des langues étrangères.

Comme on voit, ce terrible jugement prenait insensiblement une tournure on ne peut plus bénigne et amusante. Les pauvres accusés pouvaient du moins espérer que, pour le moment, on n’était pas disposé à leur enfoncer sous les ongles des roseaux pointus, pas même à leur arracher les chairs avec des tenailles rougies au feu. Les bourreaux avaient la figure moins féroce ; et tous ces instruments de supplice, dont on avait fait tout à l’heure une exhibition si menaçante, en ressemblaient plus qu’à une vaine parade.

Le président nous demanda pour quel motif les Français venaient faire des chrétiens en Chine ; quel profit pouvait leur en revenir ?… Profit matériel, aucun. La France n’a besoin, ni de d’or, ni de l’argent, ni des produits des pays étrangers ; elle leur fait, au contraire, des sacrifices énormes par pure générosité ; elle envoie des secours pour fonder des écoles gratuites, pour recueillir vos enfants abandonnés, et souvent pour nourrir vos pauvres dans les temps de famine ; mais, par-dessus tout, elle vous envoie la vérité ! Vous dites que tous les hommes sont frères, et c’est vrai : voilà pourquoi ils doivent tous adorer le même Dieu, celui qui est notre père à tous. Les nations de l’Europe le connaissent, ce Dieu véritable, et elles viennent vous l’annoncer. Le bonheur, qui consiste à faire connaître et aimer la vérité, voilà le profit des missionnaires qui viennent vers vous… Le président et les autres juges, à l’exception toutefois du scrutateur des délits, nous demandèrent, sur la religion chrétienne, des détails que nous leur donnâmes avec empressement. Enfin le président nous dit avec affabilité que nous avions, sans doute, besoin de prendre un peu de repos, et que, pour aujourd’hui, c’était assez. Sur ce, la cour se leva ; nous lui fîmes une inclination profonde, puis elle partit de son côté et nous du nôtre, pendant que les soldats et les satellites poussaient des hurlements à faire chanceler les bases du tribunal. C’est le cérémonial exigé pour l’entrée et la sortie des juges et des accusés.

Ce premier interrogatoire nous fut assez favorable, du moins nous en jugeâmes ainsi d’après les témoignages et les félicitations que nous reçûmes en traversant les cours et les salles du tribunal. Les mandarins de la ville, qui s’étaient rendus au jugement pour rehausser la dignité et la splendeur de la cour, nous saluaient avec affectation, en nous disant que c’était bien, que nos affaires prenaient une excellente tournure. Dans les divers quartiers de la ville que nous parcourûmes pour retourner à la justice de paix, nous rencontrâmes un grand nombre de chrétiens dont la figure était épanouie et rayonnante de joie ; nous les reconnûmes au signe de la croix qu’ils faisaient sur notre passage. Nous étions heureux de voir la confiance et le courage renaître au cœur de ces pauvres gens, qui avaient dû, sans doute, beaucoup souffrir pendant que nous étions aux prises avec la justice de leur déplorable pays.

Nos deux mandarins d’honneur, qui, pendant la longue séance du jugement, avaient été obligés de rester debout derrière nous, prirent aussi leur petite part des émotions de la journée et de la joie commune ; mais ils paraissaient abîmés de fatigue. Aussitôt que nous fûmes arrivés dans notre logis du juge de paix, ils se précipitèrent avec passion, l’un sur la pipe à opium, et l’autre sur les graines de melon d’eau.

Dans la soirée, nous reçûmes un grand nombre de visiteurs de distinction, et nous cherchâmes à savoir par eux ce que nous avions encore à craindre ou à espérer. On s’accordait généralement à dire que nous serions bien traités, mais que notre affaire traînerait en longueur, et que probablement nous serions obligés d’aller à Péking. Les uns disaient que l’empereur voulait lui-même nous interroger ; d’autres pensaient que le Hin-pou, ou grand tribunal des crimes, siégeant à Péking, devait nous juger en dernier ressort. Ce qu’il y avait de bien certain, c’est que l’empereur avait envoyé, à notre sujet, une dépêche au vice-roi. Nous demandâmes à la voir ; mais cela nous fut impossible ; on fut même scandalisé au dernier point de notre audace et de notre prétention à porter les yeux sur ce qui avait été écrit par le Fils du Ciel. Le vice-roi seul l’avait lu et en avait fait quelques légères confidences à ses courtisans. Un an plus tard, quand nous étions à Macao, nous pûmes nous procurer le rapport que le vice-roi de Sse-tchouen avait envoyé à la cour sur notre compte, et nous y trouvâmes une partie de cette fameuse dépêche impériale. Voici le commencement de ce rapport :


rapport adressé à l'empereur le 4e jour de la 4e lune de la 26e année tao-kouang (1846).

« En vertu des pouvoirs conférés par un décret suprême, Ki-chan a annoncé à Votre Majesté qu’il avait pris des étrangers de Fou-lan-si (France), et qu’il avait saisi des livres étrangers et des écrits en caractères étrangers. Il ajoutait qu’il résulte de leur déclaration que, par voie de Canton et autres lieux, ils sont arrivés à la capitale (Péking) ; que, revenant de là par Ching-king (Mokden, capitale de la Mantchourie), ils ont traversé la Mongolie et se sont rendus au Si-thsang (Thibet), dans le but d’y prêcher leur religion ; qu’après avoir interrogé ces étrangers, il a chargé un magistrat de les conduire dans la province du Sse-tchouen, etc.

« Comme les susdits étrangers comprennent la langue chinoise, et qu’ils peuvent lire et parler le mantchou et le mongol, il n’a pas paru bien certain à Votre Majesté qu’ils fussent originaires de Fou-lan-si (France), elle m’a envoyé une dépêche, munie du sceau impérial, renfermant les ordres suivants : Quand ils seront arrivés au Sse-tchouen, recherchez avec soin toutes les circonstances de leur voyage, ainsi que les noms des lieux par où ils ont passé, et tâchez de découvrir la vérité. Dès le moment de leur arrivée, envoyez-moi une copie du rapport primitif et de leur déclaration. Faites examiner les lettres et les livres en langue étrangère, et autres objets que renferme leur caisse de bois, et transmettez-moi en même temps tous les renseignements nécessaires. Je vous adresse cette décision impériale pour que vous en preniez connaissance.

« Respectez ceci, respectez ceci ! »

Ainsi, d’après cette décision impériale, on n’était pas très-bien fixé à Péking sur notre nationalité. Parce que nous savions lire et parler le chinois, le mantchou et le mongol, le Fils du Ciel inclinait à croire que nous n’étions pas Français, et il chargeait le vice-roi du Sse-tchouen de bien éclaircir cette difficulté. Notre sort dépendait donc des nouveaux renseignements qui allaient être envoyés à l’empereur, et l’opinion de ceux qui pensaient que nous serions forcés de faire le voyage de Péking n’était pas tout à fait dénuée de fondement. Pour nous, l’idée de nous acheminer vers la capitale de l’empire chinois n’avait rien qui pût nous donner la moindre répugnance. Nous étions tellement lancés, depuis deux ans, qu’un changement quelconque à notre itinéraire ne pouvait guère nous dérouter. Une circonstance particulière, une nouvelle que nous venions d’apprendre nous faisait même caresser avec un certain plaisir la pensée de voir la cour de Péking et de nous trouver face à face avec cet étonnant monarque, qui gouverne les dix mille royaumes et les quatre mers qui sont sous le ciel.

A notre retour du palais du premier commissaire provincial, pendant que nous traversions une place encombrée de curieux, on nous avait lancé très-adroitement dans le palanquin un petit paquet que nous cachâmes en toute hâte et avec le plus grand soin. Sur le soir, quand, n’ayant plus à craindre l’indiscrétion des visiteurs, nous pûmes nous trouver seuls dans notre chambre, la mystérieuse missive fut examinée avec empressement. C’était une longue lettre d’un prêtre chinois chargé de l’administration des chrétiens de Tching-tou-fou. Il nous donnait des nouvelles claires et précises sur l’ambassade de M. de Lagrenée. Nous reconnûmes tout de suite ce La-ko-nie dont nous avait parlé d’une manière si vague le jeune chrétien que nous avions rencontré dans un couvent de bonzes, avant d’entrer dans la ville. En nous communiquant la requête et les édits en faveur du christianisme, obtenus par M. de Lagrenée, ce missionnaire nous avertissait que, malgré toutes ces concessions importantes, la position des chrétiens ne se trouvait guère meilleure, et que, dans plusieurs localités, la persécution sévissait toujours avec la même rigueur. Comme on s’est fait, en France, de grandes illusions au sujet de la liberté religieuse obtenue par l’ambassade que M. Guizot envoya en Chine, en 1844, nous allons entrer, sur cette affaire, dans quelques détails.

Après avoir conclu un traité de commerce entre la France et la Chine, traité qui était le but principal de l’ambassade, M. de Lagrenée voulut, avant de s’en retourner, essayer d’améliorer le sort des chrétiens et des missionnaires dans ces malheureuses contrées. Il n’avait pour cela reçu de son gouvernement aucune mission officielle, et il faut reconnaître que l’entreprise était délicate et hérissée de difficultés. Le représentant du gouvernement français pouvait bien réclamer contre les exécutions atroces dont plusieurs missionnaires avaient été victimes à différentes époques, et exiger qu’à l’avenir on reconduisît, sans mauvais traitements, dans un des ports libres, les Européens qui seraient arrêtés dans l’intérieur de l’empire. Les Anglais, dans leur traité de Nanking, avaient déjà consacré cette mesure si équitable. Mais réclamer de l’empereur chinois la liberté religieuse pour ses propres sujets était chose plus difficile ; car, enfin, les nations européennes prétendaient elles s’immiscer dans le gouvernement du Céleste Empire et dicter à l’empereur les mesures qu’il devait adopter pour la bonne administration de ses sujets ? Il est évident que, dans tout ceci, les négociations qui eurent lieu entre l’ambassadeur français et le commissaire impérial ne pouvaient être qu’officieuses et nullement officielles. M. de Lagrenée ne pouvait guère exiger, au nom du roi Louis-Philippe, que l’empereur Tao-kouang laissât ses sujets embrasser et professer librement la religion chrétienne. L’occasion pourtant était très-favorable. Les Chinois étaient encore sous l’impression terrible de la mitraille anglaise, et ils étaient parfaitement disposés à tout promettre aux Européens, sauf à ne rien tenir dans la suite. C’est, en effet, ce qui a eu lieu.

Après de longues et vives instances de la part de M. de Lagrenée, qui sont une preuve de sa bonne volonté en faveur des missions de Chine, le commissaire impérial, Ky-yn, adressa à son empereur la requête suivante :

« Ky-yn, grand commissaire impérial et vice-roi des deux provinces de Kouang-tong et de Kouang-si, présente respectueusement ce mémoire.

« Après un examen approfondi, j’ai reconnu que la religion du Maître du ciel[5] est celle que vénèrent et professent toutes les nations de l’Occident. Son but principal est d’exhorter au bien et de réprimer le mal. Anciennement, elle a pénétré, sous la dynastie des Ming, dans le royaume du Milieu[6], et, à cette époque, elle n’a point été prohibée. Dans la suite, comme il se trouva souvent, parmi les Chinois qui suivaient cette religion, des hommes qui en abusèrent pour faire le mal, les magistrats recherchèrent et punirent les coupables. Leurs jugements sont consignés dans les actes judiciaires.

« Sous le règne de Kia-king, on commença à établir un article spécial du code pénal pour punir ces crimes. Au fond, c’était pour empêcher les Chinois chrétiens de faire le mal, mais nullement pour prohiber la religion que vénèrent et professent les nations étrangères de l’Occident.

« Aujourd’hui, comme l’ambassadeur français, La-ko-nie, demande qu’on exempte de châtiments les chrétiens chinois qui pratiquent le bien, cela me paraît juste et convenable.

« J’ose, en conséquence, supplier Votre Majesté de daigner, à l’avenir, exempter de tout châtiment les Chinois comme les étrangers qui professent la religion chrétienne et qui, en même temps, ne se rendent coupables d’aucun désordre ni délit.

« Quant aux Français et autres étrangers qui professent la religion chrétienne, on leur a permis seulement d’élever des églises et des chapelles dans le territoire des cinq ports ouverts au commerce ; ils ne pourront prendre la liberté d’entrer dans l’intérieur de l’empire pour prêcher la religion. Si quelqu’un, au mépris de cette défense, dépasse les limites fixées et fait des excursions téméraires, les autorités locales, aussitôt après l’avoir saisi, le livreront au consul de sa nation, afin qu’il puisse le contenir dans le devoir et le punir. On ne devra pas le châtier précipitamment ou le mettre à mort.

« Par là, Votre Majesté montrera sa bienveillance et son affection pour les hommes vertueux ; l’ivraie ne sera point confondue avec le bon grain, et vos sentiments et la justice des lois éclateront au grand jour.

« Suppliant Votre Majesté d’exempter de tout châtiment les chrétiens qui tiennent une conduite honnête et vertueuse, j’ose lui présenter humblement cette requête, afin que sa bonté auguste daigne approuver ma demande et en ordonner l’exécution.

« (Requête respectueuse.) »


approbation de l’empereur.

« Le dix-neuvième jour de la onzième lune de la vingt-quatrième année Tao-kouang (1844), j’ai reçu ces mots écrits en vermillon :

« J’acquiesce à la requête. — Respectez ceci. »

Conformément à cette approbation, il y eut plus tard un édit impérial, adressé à tous les vice-rois et gouverneurs de provinces, faisant l’éloge de la religion chrétienne et défendant à tous les tribunaux, grands et petits, de poursuivre à l’avenir les Chinois chrétiens pour cause de religion. Quand cet édit fut connu, les missionnaires et les chrétiens furent transportés de joie, on crut voir s’ouvrir, pour les missions de Chine, l’ère tant désirée de la liberté religieuse, et, par conséquent, des progrès rapides du christianisme, et les bénédictions et les actions de grâces de l’Europe et de l’Asie étaient prodiguées à l’ambassade française. Pourtant ceux qui ont une connaissance pratique des Chinois et des mandarins pouvaient prévoir que, en réalité, les résultats seraient loin de répondre à de si magnifiques espérances. L’édit impérial fut promulgué et affiché dans les cinq ports ouverts au commerce européen. M. de Lagrenée demanda qu’il fût également publié dans l’intérieur de l’empire ; on le lui promit, mais on s’est bien gardé d’en rien faire.

Cependant, des copies de la requête du commissaire Ky-yn et de l’édit de l’empereur furent répandues en grand nombre dans toutes les chrétientés des provinces intérieures, et tous les néophytes purent lire les éloges que l’empereur faisait de la religion, et les défenses adressées aux mandarins de poursuivre désormais les chrétiens. Tout cela fut pris au sérieux ; les chrétiens se crurent libres et furent un instant convaincus que, si le gouvernement de Péking ne favorisait pas encore leurs croyances, du moins, il les tolérait franchement. Mais les persécutions locales, qui continuèrent partout, comme s’il n’y eût eu ni ambassade, ni requête, ni édit, les avertirent bientôt qu’ils marchaient toujours sur un terrain mouvant, et que cette liberté, qui leur arrivait, en contrebande, sur des feuilles de papier, n’était qu’une chimère. Ceux qu’on traîna devant les tribunaux, et qui eurent l’ingénuité de revendiquer la protection de l’édit impérial et de l’ambassade française, furent fustigés d’importance par les juges. — Toi, homme du petit peuple, disait le mandarin, te voilà devenu bien audacieux que de vouloir t’ingérer dans les relations de l’empereur avec les nations étrangères !

Les négociations en faveur de la liberté religieuse, qui avaient eu lieu entre l’ambassadeur français et le rusé diplomate chinois, ne pouvaient être, en effet, d’une grande valeur. Tout ce qu’on avait obtenu n’avait aucun caractère officiel. Le gouvernement du roi des Français n’avait rien demandé à l’empereur de la Chine, et celui-ci n’avait fait aucune promesse à la France ; de part ni d’autre, il n’y avait rien eu d’officiel, tout s’était passé entre M. de Lagrenée et Ky-yn. L’un avait énergiquement exprimé ses vives sympathies pour les chrétiens chinois ; et l’autre avait eu la courtoisie de les recommander à la protection de son empereur. L’ambassadeur français une fois parti et Ky-yn révoqué de ses fonctions, il ne devait plus rien rester de tous ces beaux arrangements.

Voici, en résumé, ce qui fut obtenu ; on le trouve énoncé dans la requête du commissaire impérial. Au sujet des chrétiens il supplie l’empereur de daigner, à l’avenir, exempter de tout châtiment les Chinois comme les étrangers qui professent la religion chrétienne et qui en même temps ne se rendront coupables d’aucun désordre ni délit. » Comment pourra-t-on surveiller les mandarins, et savoir s’ils persécutent ou non les chrétiens ? Le gouvernement chinois peut-il permettre à des étrangers d’inspecter ses fonctionnaires ? Quand on fera des réclamations, les Chinois n’opposeront-ils pas toujours le mensonge, ne pourront-ils pas toujours dire que les chrétiens détenus dans les prisons ou envoyés en exil sont punis pour des délits en dehors de leur croyance religieuse ? C’est ainsi, en effet, que les choses se sont passées, et il était facile de le prévoir.

Au sujet des missionnaires, il est dit dans la requête : « Les Français et autres étrangers ne pourront entrer dans l’intérieur de l’empire pour prêcher leur religion. Si quelqu’un, au mépris de cette défense, dépasse les limites fixées et fait des excursions téméraires, les autorités locales, après l’avoir saisi, le livreront au consul de sa nation, afin qu’il puisse le contenir dans le devoir et le punir. » On sait bien que MM. les consuls auront la bonté de ne pas punir les missionnaires qui seront surpris prêchant le christianisme, mais enfin une rédaction semblable laisse croire aux Chinois que nous sommes des hommes insubordonnés, hors du devoir et punissables par les mandarins de notre pays ; évidemment, une pareille recommandation n’est pas propre à donner aux missionnaires une grande influence. Nous convenons qu’on ne les met plus juridiquement à mort lorsqu’ils sont arrêtés ; mais faut-il être étonné si, dans leur pénible voyage de retour, ils sont en butte aux mauvais traitements, au mépris et aux sarcasmes des mandarins et des satellites ? Si on demandait aux missionnaires qui évangélisent la Chine, au milieu des souffrances et des privations, ce qu’ils pensent de la peine de mort d’autrefois et de la triste situation qui leur a été faite aujourd’hui, nous les connaissons assez pour être assurés de leur réponse.

Nous n’avons pas étudié la diplomatie, mais il nous semble que les excellentes dispositions de l’ambassade française, en Chine, eussent pu seconder la propagation de la foi d’une manière différente et peut-être plus efficace. A diverses époques, des missionnaires français ont été martyrisés sur plusieurs points de la Chine ; en 1840, M. Perboyre, un apôtre, un saint, avait été mis à mort par ordre de l’empereur, et en grand appareil, sur la place publique de la capitale du Hou-Pé. Il ne fut pas dit le plus petit mot de ces atroces et iniques exécutions. La France entrant en relation avec la Chine, le commissaire impérial de Canton devait s’attendre à être interrogé sur tous ces assassinats juridiques, et le silence de notre ambassadeur dut le surprendre beaucoup. Et cependant, la France avait bien quelque droit, ce nous semble, de demander compte au gouvernement chinois de tant de Français injustement torturés et immolés. Il lui était bien permis de s’enquérir un peu pour quel crime l’empereur les avait fait étrangler. Quelques questions au sujet du vénérable martyr de 1840 n’eussent pas empêché les Chinois de croire que la France s’intéressait sincèrement à la vie de ses enfants. Il eût fallu, selon nous, presser vivement le gouvernement chinois sur ce point ; le moment était favorable, on eût dû l’acculer, c’était chose facile, dans sa sauvage barbarie, et là, exiger impitoyablement de lui une réhabilitation éclatante de tous nos martyrs, à la face de tout l’empire ; une amende honorable insérée dans la gazette de Péking, enfin un monument expiatoire sur la place publique de Ou-tchang-fou, où M. Perboyre avait été étranglé en 1840. De cette manière, la religion chrétienne eût été glorifiée à jamais dans tout l’empire, les chrétiens relevés dans l’opinion publique, et la vie des missionnaires rendue inviolable. A quoi bon stipuler qu’à l’avenir on ne devra pas les châtier précipitamment et les mettre à mort ? Ils s’en seraient bien gardés, après une semblable manifestation. En arrivant à Canton, c’était une réparation qu’il fallait, tout d’abord, obtenir ; on en avait, certes, bien le droit. Les festins, les parades et les poignées de main ne devaient venir qu’en second lieu.

On se méprendrait beaucoup sur notre intention, si on pensait que nous voulons jeter le blâme sur l’ambassade. Puisque nous avons entrepris de parler de la Chine, on nous permettra d’exprimer librement et franchement ce que nous croyons être la vérité. Nous sommes persuadé que M. de Lagrenée est tout entier dévoué aux intérêts de nos missions, et que, s’il n’eût dépendu que de lui, tous les Chinois seraient chrétiens et professeraient leur religion dans une entière liberté. Nous savons que son entreprise était difficile et délicate, puisqu’il agissait seul et sans instruction officielle de son gouvernement. Cependant nous ne pouvons nous dispenser d’exposer les choses telles qu’elles sont. En 1844 on a été convaincu, en Europe, et cette conviction persévère peut-être encore, que la Chine était ouverte et que la religion chrétienne y était libre. Malheureusement les Anglais n’ont pas plus ouvert la Chine que l’ambassade française n’a donné aux Chinois la liberté religieuse. Les sujets de Sa Majesté Britannique ne se hasarderaient pas à mettre les pieds dans l’intérieur de la ville de Canton, quoique, par les traités, ils soient en possession de ce privilège ; ils ne peuvent s’aventurer que dans les faubourgs. L’intolérance et la haine des populations indigènes s’obstinent à les tenir, en quelque sorte, toujours bloqués dans leurs factoreries. Pour les chrétiens, leur situation ne s’est nullement améliorée ; ils sont comme auparavant, à la merci des tribunaux et des mandarins qui les persécutent, les pillent, les jettent dans les prisons, les torturent et les envoient mourir en exil, tout aussi facilement que s’il n’y avait pas, sur les côtes du Céleste Empire, des représentants et des navires de guerre de la France. Dans les cinq ports libres seulement, on n’ose pas tourmenter les néophytes, grâce à l’énergique et incessante protection de notre légation de Macao et de notre consul de Changhai.

Quoique l’édit impérial en faveur des chrétiens nous parût insuffisant et presque illusoire, à raison surtout de sa non-publication dans l’intérieur de l’empire, nous résolûmes d’en tirer le meilleur parti possible, soit pour nous, soit pour les chrétiens, si quelque bonne occasion se présentait.

Deux jours après notre comparution devant le tribunal du premier commissaire provincial, le préfet mantchou du Jardin de fleurs, qui était devenu un peu notre ami, nous annonça que notre affaire étant suffisamment connue, nous n’aurions pas à subir une nouvelle séance judiciaire, et que, dans la journée, le vice-roi nous ferait appeler pour nous signifier ce qui avait été statué sur notre compte. Nous eûmes une longue et assez vive discussion au sujet du cérémonial que nous aurions à suivre devant le chef de la province, le représentant de l’empereur. On nous donna une foule de motifs pour nous bien persuader que nous étions tenus de nous mettre à genoux devant le vice-roi. D’abord c’était un honneur prodigieux que nous allions recevoir, en étant admis en sa présence, puisqu’il n’était qu’un simple diminutif du Fils du Ciel. Nous tenir debout devant lui, ce serait l’insulter, lui donner très-mauvaise idée de notre éducation, l’irriter peut-être, écarter ses bonnes dispositions à notre égard, et nous attirer les effets de sa colère : d’ailleurs, ajoutait-on, bon gré mal gré, vous vous mettrez à genoux, il vous sera impossible de résister à l’ascendant de sa majesté.

Nous étions bien sûrs du contraire, et nous déclarâmes au préfet qu’il pouvait tenir pour certain que cela ne nous arriverait pas. Cependant nous ne voulions pas faire un esclandre, ni laisser croire au vice-roi que nous n’avions pas les sentiments de respect et de vénération dus à sa personne et à sa haute dignité. Nous priâmes donc le préfet du Jardin de fleurs de le prévenir que nous ne pouvions pas absolument nous tenir devant lui dans une attitude que nos mœurs n’exigeaient pas même en présence de notre souverain, que nous n’entendions nullement lui manquer de respect, et que nous l’honorerions conformément aux rites de l’Occident ; mais que nous consentirions au malheur irrémédiable d’être privés de sa présence plutôt que de céder sur ce point. On comprend que, au fond, peu nous importait de nous mettre à genoux, puisque ce n’est, en Chine, qu’une pure cérémonie de respect et de civilité. Nous tenions à rester debout parce que, après avoir fléchi le genou une fois, nous aurions été obligés de nous prosterner devant le premier caporal venu, ce qui eût été pour nous une source de calamités. Nous pensions, avec raison, que personne, au contraire, ne pourrait se dispenser de traiter avec égard et convenance des hommes qui auraient été dispensés de se mettre à genoux, même dans le premier tribunal de la province. Notre persistance fut pleinement couronnée de succès, et il fut convenu que nous nous présenterions à l’européenne.

Vers midi, on nous envoya chercher avec deux beaux palanquins de parade, et nous nous rendîmes, accompagnés d’une brillante escorte, au palais de l’illustrissime Pao-hing, vice-roi de la province du Sse-tchouen. Le tribunal de ce haut dignitaire de l’empire chinois ne nous parut se distinguer en rien de ceux que nous avions vus précédemment, si ce n’est par son ampleur et une meilleure tenue. C’est toujours même architecture et même combinaison de salles, de cours et de jardins.

Tous les mandarins civils et militaires de la ville, sans exception, avaient été convoqués ; à mesure qu’ils arrivaient, ils venaient se placer, suivant leur grade et leur dignité, dans une vaste salle d’attente, sur de longs divans, où nous avions déjà pris place avec les deux principaux préfets de la ville, qui devaient nous servir d’introducteurs. Dans une pièce voisine, un orchestre de musiciens exécuta des symphonies chinoises d’une grande douceur, mais en même temps extrêmement bizarres : elles ne laissaient pas pourtant d’être assez agréables à entendre. Bientôt on annonça que le vice-roi était entré dans son cabinet. Une grande porte s’ouvrit ; tous les mandarins se levèrent, se mirent en ordre, et défilèrent, dans le plus profond silence, jusqu’à une antichambre, où ils se placèrent en faction. Nos deux introducteurs nous firent passer au milieu des rangs des mandarins, et nous conduisirent devant un cabinet dont la porte était ouverte ; ils s’arrêtèrent sur le seuil, firent une prosternation à leur maître, et nous dirent d’entrer. En même temps, le vice-roi, qui se tenait assis, les jambes croisées sur un divan, nous fit de la main un signe plein d’aménité pour nous engager à nous approcher de lui. Nous lui adressâmes une profonde inclination, et nous avançâmes de quelques pas. Nous étions seuls dans le cabinet du vice-roi ; tous les mandarins civils et militaires montaient la garde dans l’antichambre ; mais ils étaient assez rapprochés pour entendre ce qui se disait.

Nous fûmes d’abord grandement frappés de la simplicité et de l’appartement et du haut personnage qui l’habitait. Une étroite chambre tapissée de papier bleu, un petit divan avec deux coussins rouges, un guéridon et quelques vases à fleurs, voilà tout l’ameublement. L’illustrissime Pao-hing était un vieillard de soixante et dix ans environ, grand, maigre, mais d’une physionomie pleine de douceur et de bienveillance. Ses petits yeux encore assez brillants annonçaient beaucoup de finesse et de pénétration ; une barbe longue, peu fournie et d’un blanc tirant sur le jaune, donnait à sa figure un assez joli petit air de majesté. La modeste robe en soie bleue dont il était revêtu contrastait avec les splendides habits brodés des mandarins qui faisaient antichambre. Pao-hing était Tartare-Mantchou, cousin et ami intime de l’empereur. Dans leur enfance, ils avaient toujours vécu ensemble, et n’avaient jamais cessé de se porter mutuellement une vive et cordiale affection.

Le vice-roi nous demanda d’abord si nous étions convenablement dans la maison qu’il nous avait fait assigner… On a interrogé, ajouta-t-il, les soldats de votre escorte ; il paraît que l’officier militaire qui vous a accompagnés depuis Ta-tsien-lou jusqu’ici ne vous faisait pas loger dans les palais communaux. J’ai destitué cet homme vil qui n’avait aucun souci de la dignité de l’empire. Ce fut en vain que nous essayâmes de plaider pour lui. Pourquoi, nous dit enfin le vice-roi en se croisant les bras, vous a-t-on empêchés de résider dans le Thibet ? Pourquoi vous a-t-on fait revenir ? — Illustre personnage, nous ne le comprenons pas encore, et nous désirerions bien le savoir. Quand, arrivés en France, notre souverain nous demandera pourquoi on nous a expulsés du Thibet, que faudra-t-il répondre ?… Ici, Pao-hing fit une violente sortie contre Ki-chan ; il parla des difficultés qu’il ne cessait de susciter au gouvernement, et finit par l’appeler to-ché, ce qui ne peut guère se traduire que par faiseur d’embarras.

Pao-hing nous invita ensuite à nous approcher tout près de lui ; il se mit alors à nous considérer attentivement l’un après l’autre, tout en s’amusant à tourner dans sa bouche des fragments de noix d’arec que les Mantchoux aiment beaucoup à mâcher. Il prit plusieurs prises de tabac dans une petite fiole, et eut la courtoisie de nous en offrir, sans rien dire et toujours occupé de nos personnes, comme s’il eût voulu en écrire un signalement. Il paraît qu’il nous trouva superbes, car il nous demanda si nous avions quelque médecine ou recette pour conserver le teint frais et coloré. Nous lui répondîmes que le tempérament des Européens différait beaucoup de celui des Chinois ; que cependant une conduite sage et réglée était, dans tous les pays, la recette d’une bonne santé. Entendez-vous, s’écria-t-il, en s’adressant aux nombreux mandarins qui faisaient antichambre, entendez-vous, une conduite sage et réglée est, dans tous les pays, la recette d’une bonne santé !… Tous les globules rouges, bleus, blancs et jaunes s’inclinèrent profondément en signe d’assentiment.

Après avoir aspiré une longue prise de tabac, Paohing nous demanda quelle était notre intention et où nous voulions aller… Une pareille question nous surprit beaucoup, et nous lui répondîmes résolument : — Nous voulons aller au Thibet, à Lha-ssa. — Au Thibet ! à Lha-ssa ! mais vous en venez ! — Qu’importe ? nous y retournerons. — Quelle affaire avez-vous donc à Lha-ssa ? — Vous le savez bien, notre unique affaire est de prêcher la religion. — Oui, je le sais ; cependant, il ne faut pas penser à Lha-ssa, il vaut mieux la prêcher dans votre pays. Le Thibet ne vaut rien. Moi, je ne vous en aurais pas fait revenir ; je vous y aurais laissés, puisque c’était votre désir ; mais, maintenant que vous êtes ici, il faut que je vous fasse conduire à Canton. — Puisque nous ne sommes pas libres, faites-nous conduire où vous voudrez… Le vice-roi nous dit que maintenant que nous étions dans sa province, il répondait de nous sur sa tête, et que son devoir était de nous faire remettre au représentant de notre nation. Vous pouvez, ajouta-t-il, rester encore quelque temps à Tching-tou-fou, pour vous reposer et faire tous les préparatifs nécessaires au voyage. Je vous reverrai avant votre départ ; en attendant, je donnerai des ordres afin que vous puissiez faire votre route le plus commodément possible. Nous le remerciâmes de ses bonnes intentions à notre égard et nous lui fîmes une profonde inclination… Comme nous partions, il nous rappela pour nous parler du bonnet jaune et de la ceinture rouge. — Votre costume, nous dit-il, n’est pas celui de la nation centrale, il ne faudra pas voyager de cette manière. — Voilà, lui répondîmes-nous, que maintenant vous avez le droit, non-seulement de nous empêcher d’aller où nous voulons, mais encore de nous habiller à notre fantaisie. — Pao-hing se mit à rire et nous dit, en nous saluant de la main, que, puisque nous tenions à ce costume, nous pouvions le garder.

Le vice-roi rentra dans ses appartements au son de la musique, et les mandarins nous accompagnèrent jusqu’à la porte du palais, en nous félicitant de la toute bienveillante et cordiale réception que nous avions reçue de l’illustrissime représentant du Fils du Ciel dans la province du Sse-tchouen.

Nous avons déjà parlé du rapport que Pao-hing adressa à l’empereur à notre sujet. Nous plaçons ici la suite, qui est une réponse à la dépêche impériale que nous avons déjà citée[7].

« Moi, votre sujet (ajoute le vice-roi du Sse-tchouen), j’ai recherché avec soin dans quel but lesdits étrangers voyageaient au loin pour prêcher leur religion, d’où ils tiraient, quand ils résident au dehors pendant plusieurs années, les sommes nécessaires à leur subsistance et à leur entretien de tous les jours ; pourquoi ils restaient longtemps sans retourner dans leur pays ; si leur absence avait une durée déterminée ; quel était le nombre des prosélytes qu’ils avaient formés, quel but ils s’étaient proposé en allant ensemble au Si-tsang (Thibet), qui est la résidence des lamas.

« Il résulte des informations que j’ai prises que ces étrangers vont en différents lieux pour prêcher leur religion et que leur mission a une durée indéterminée. Si, lorsqu’ils sont en voyage, ils craignent de manquer des ressources nécessaires, ils écrivent au procureur de leur nation qui réside à Macao, et celui-ci leur envoie immédiatement de l’argent pour subvenir à leurs besoins. Dans toutes les provinces de la Chine, il y a des hommes du même pays qui se sont expatriés pour prêcher la religion, et il n’y en a pas un seul qui n’exhorte les hommes à faire le bien ; ils ne se proposent pas d’autre but. Ils ne se rappellent pas le nombre ni les noms de ceux à qui ils ont enseigné la doctrine. Quant à leur voyage au Thibet, ils voulaient, après y avoir prêché la religion, s’en retourner dans leur pays par la voie du Népal. Or, comme ils n’étaient pas suffisamment versés dans la langue du Thibet, ils n’avaient pas encore pu y former des prosélytes. À cette époque, le haut fonctionnaire (Ki-chan) qui réside dans la capitale du Thibet ordonna une enquête, par suite de laquelle ils furent arrêtés et envoyés sous escorte au Sse-tchouen.

« Après avoir fait ouvrir leur caisse de bois et examiné les lettres et les écrits en langue étrangère qu’elle renfermait, je n’ai trouvé personne qui pût reconnaître ces caractères et les comprendre. Ces étrangers, interrogés à ce sujet, me répondirent que c’étaient des lettres de famille et les certificats authentiques de leur mission religieuse. Je voulus rechercher avec soin si leur déclaration faite devant Ki-chan était ou non l’expression de la vérité ; mais je n’en pus découvrir par moi-même la preuve irréfragable. J’examinai alors leur barbe et leurs sourcils, leurs yeux et leur teint ; je les trouvai tout à fait différents des hommes du royaume du Milieu, et il me fut parfaitement démontré que c’étaient des étrangers venus d’un royaume lointain, et qu’il ne fallait pas les prendre pour des mauvais sujets appartenant au territoire intérieur (la Chine) ; là-dessus il ne me reste pas le plus léger doute.

« Si l’on veut rechercher encore ce que disent leurs lettres et leurs livres en langues étrangères, je pense qu’il faut les envoyer avec eux dans la métropole de la province de Canton, pour que là on cherche un homme versé dans les langues étrangères qui les traduise et en fasse connaître le contenu.

« Si l’on ne découvre pas autre chose, on remettra ces étrangers entre les mains du consul de France, pour qu’il les reconnaisse et les renvoie dans leur royaume. Par là, la vérité de l’enquête sera mise dans tout son jour.

« Quant à Samdadchiemba, comme il résulte de son interrogatoire qu’il n’était attaché à ces étrangers qu’en qualité de serviteur à gages, il paraît convenable qu’on le renvoie dans son pays natal, savoir, dans le district de Nien-pé, de la province de Kan-sou. Là, on le remettra au magistrat local, qui pourra le relâcher sur-le-champ.

« S’il se présente plus tard d’autres circonstances dont l’exposé réponde au but de votre premier décret, j’en écrirai, comme c’est mon devoir, le résumé fidèle, et j’en ferai l’objet d’un nouveau rapport que j’adresserai à Votre Majesté.

« Au moment où vos instructions me parviennent, la température est excessivement chaude, et les vêtements ainsi que les provisions alimentaires des susdits étrangers ne sont pas encore prêts.

« Moi, votre sujet, après avoir écrit et cacheté ce rapport exact et détaillé, j’ai chargé un fonctionnaire public de prendre la route impériale et de les conduire à leur destination, par la province du Hou-pé et autres lieux. »

Ce rapport, que nous pûmes nous procurer seulement un an après, pendant que nous étions à Macao, reflète avec fidélité le caractère franc et loyal du vice-roi du Sse-tchouen. On n’y trouve pas un seul mot qui se ressente de cette antipathie invétérée que nourrissent les Chinois contre les étrangers et les chrétiens. Il ne pouvait se douter que son écrit tomberait un jour entre nos mains, et, en faisant du missionnaire français l’éloge qu’il a cru devoir faire, il cédait à un entraînement de conviction et de sincérité.

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  1. Voir Souvenirs d’un voyage, passim.
  2. La politesse chinoise exige que le verre soit toujours plein. Pour si peu qu’on boive à la fois, ceux qui servent doivent aussitôt remplir le vide.
  3. Le vénérable Perboyre, missionnaire de la congrégation de Saint-Lazare, martyrisé, en 1840, à Ou-tchang-fou, capitale de la province du Hou-pé.
  4. Monseigneur Perocheau, évêque de Maxula.
  5. C’est ainsi qu’on désigne, en Chine, la religion chrétienne.
  6. Vers la fin du seizième siècle. Le christianisme avait déjà pénétré en Chine aux cinquième et sixième siècles, mais surtout pendant le treizième, il y fut très-florissant. À cette époque, il y avait à Péking un archevêque qui comptait quatre suffragants. Le commissaire impérial Ky-yn pouvait ignorer cela ; mais il est fâcheux qu’il ne se soit montré personne pour le lui apprendre.
  7. Voir ci-dessus, p. 65.